Pourquoi critiquer sur le fond, et sur la méthode, le discours de ce collectif de chercheurs ?
Ce n’est pas leur choix des supports d’une culture coloniale ou impériale supposée, que nous contestons, mais leur analyse fondamentale.
Il n’est pas possible, sur le plan de l’honnêteté intellectuelle, de tirer des conclusions à partir du moment où l’on se refuse à tenter de mesurer le poids de chaque support, par exemple, le tirage des journaux aux différentes époques, la place qu’ils réservaient aux colonies, l’écho que les journaux parisiens ou provinciaux donnaient à tel fait colonial. Or rien de cela n’a été fait par ce collectif, et la thèse Blanchard n’apporte d’informations à ce sujet , que tout à fait relatives, avec un choix restrictif des titres, pour une période de temps limitée et un champ géographique également limité.
Absence d’analyse quantitative (colonnes, superficie, année par année…) et qualitative : est-ce que les journaux disaient du bien ou du mal des colonies, ou étaient-ils simplement indifférents, comme l’ont déclaré un certain nombre de spécialistes.
Donc analyse, sans doute après échantillonnage statistique, garanti, du poids du support d’information et de culture, analyse du poids relatif de l’article ou des articles, de l’image ou des images consacrés à la chose coloniale, et analyse qualitative des contenus positifs, négatifs ou neutres.
Peut-être aurait-il été nécessaire de mesurer les effets positifs, négatifs, ou neutres, d’un événement colonial sur l’opinion publique, en choisissant ceux qui ont pu l’agiter et ceux qui auraient du l’agiter, par exemple la guerre du Rif au Maroc, dans les années 1925-1926, ou la révolte de Yen Bay, en 1930, en Indochine, si tel a été le cas.
Nous avons donné plusieurs exemples concrets de ce type de méthode statistique de lecture et d’interprétation dans le chapitre Presse, dont celui du journal Ouest Eclair, dans les années qui ont précédé la deuxième guerre mondiale.
Le lecteur aura pu prendre la mesure de ces insuffisances et imprécisions dans presque tous les cas de figure, et notamment dans le domaine des livres scolaires, domaine dans lequel les travaux connus contredisent le discours mémoriel. D’autant plus que les pages consacrées aux colonies figuraient en fin de livre, c’est-à-dire à la fin du programme scolaire: qui peut assurer qu’elles ont été effectivement lues ou commentées par les enseignants, juste avant les grandes vacances?
Mais les mêmes insuffisances et approximations existent pour les cartes postales, les affiches, le cinéma, ou la propagande elle-même.
Chiffres changeants, incertains, dont il conviendrait de démontrer la consistance et l’origine, alors que les contributions elles-mêmes du Colloque ou du livre Images et Colonies portent sur des séries généralement réduites ou flottantes, ce qui n’empêche pas nos chercheurs d’en tirer des conclusions mirobolantes.
Le colloque a examiné environ six cents images (C/141), mais l’introduction du livre Images et Colonies fait état d’un recensement du groupe de recherche de l’Achac qui porterait sur plus d’un million d’images qui auraient été analysées au sein de son séminaire, et présentées au cours d’un colloque international organisé par l’Achac à la Bibliothèque nationale en janvier 1993, suivi de la publication des actes. (IC/8) Il s’agit du même colloque et le chiffre du million parait surprenant, compte tenu des propos qui ont été précisément tenus à ce colloque.
L’analyse que nous avons effectuée sur les différents supports a démontré qu’il manquait une évaluation quantitative et qualitative des supports d’information et de culture et de la place qu’ils accordaient à la chose coloniale, ainsi que de leurs effets sur l’opinion, pour pouvoir prétendre énoncer telle ou telle conclusion sur leur rôle respectif dans la formation d’une culture coloniale, posée comme postulat.
La démonstration historique reste donc à faire pour savoir si la presse a été ou non coloniale, si l’école, les cartes postales, le cinéma, les affiches, les expositions, ont joué le rôle que lui prête ce collectif de chercheurs. Textes ou images, les enjeux ne sont pas du tout les mêmes, et il est difficile d’admettre que l’interprétation des images, en tant que telles, et dans leur champ spécifique des signes, soit laissée à la seule initiative des historiens.
L’effet de loupe- Le discours de la méthode du Colloque de 1993 mettait en garde ses participants sur les dangers de l’effet de loupe, et nous avons vu, avec l’exemple du grain de riz de l’Indochine présenté comme le symbole d’une propagande coloniale tonitruante, à quelles conclusions erronées pouvait conduire ce type de déformation visuelle, mais d’abord intellectuelle.
Encore conviendrait-il de remarquer que le mot propagande pour le bon socialiste qu’était Marius Moutet n’avait pas du tout le même sens que pour les fascistes, les communistes ou les nazis. Et d’ajouter qu’elle n’avait rien à voir avec celle de Tchakhotine et de son Viol des Foules.
Effet de loupe sur l’objet même de l’étude à partir du moment où jamais n’est mis en comparaison l’imaginaire colonial, pour autant qu’il ait existé et qu’il existe encore, avec d’autres imaginaires puissants qui ont pu exister dans les différentes étapes de la chronologie historique : la saignée de la première guerre mondiale, la crise des années 30, la montée de la menace nazie et fasciste, la lutte fratricide franco-française pendant l’occupation allemande, puis le rêve américain et la guerre froide.
Même effet de loupe pour le Petit Lavisse, les zoos humains, les indigènes nues, Mauresques de préférence, Banania, ou Tintin au Congo ! Bled, Pépé le Moko, ou l’Atlantide ? Oublierait-on que Banania fut avant tout une publicité pour le petit déjeuner des enfants.
Effet de loupe qui occupe plusieurs étages, les sous-sols de l’inconscient qui disputent la place des étages supérieurs, où se situent des imaginaires dominants ou dominés, en conflit, imaginaires qu’il conviendrait de définir et de délimiter aux différentes époques historiques. Le collectif de chercheurs n’a proposé à ce sujet aucune méthodologie, et naturellement aucun résultat.
Donc, un puissant effet de loupe, ce qui veut dire sophisme du raisonnement historique, puisque l’effet de loupe procède d’un raisonnement sophistique.
Nous avons vu en effet, au fil des chapitres, que nos chercheurs n’hésitaient pas à généraliser une observation, un fait, une image, sans se préoccuper de la question de leur représentativité dans un corpus déterminé. Selon le bon exemple du Français qui débarque sur les quais de la Tamise, voit une anglaise rousse, et en conclut que toutes les anglaises sont rousses.
Car il nous faut revenir à présent sur les Actes du Colloque et sur le livre Images et Colonies pour apprécier leur discours par rapport au découpage chronologique de ces deux sources.
Le Colloque n’avait pas, d’après les actes, d’ambition chronologique et historique, et n’avait pas encadré sa réflexion dans un calendrier historique précis. Il s’agissait plus de la part de ses participants d’un premier défrichage intellectuel du sujet, que d’un travail d’approfondissement de travaux déjà largement engagés.
Il est d’ailleurs important de noter que l’objet du colloque était le suivant : Quelles représentations de l’Afrique ont aujourd’hui, les Français et les Européens ?
Il ne s’agissait donc pas d’un travail historique collectif proprement dit.
Le livre Images et Colonies proposait lui un ensemble de contributions très variées, souvent de bonne qualité, qui s’inscrivaient dans une chronologie acceptable, 1880-1913, 1914-1918, 1919-1939, 1940-1944, 1945-1962. La prise en compte séparée des deux périodes de guerre était tout à fait justifiée, car on ne peut pas mettre sur le même plan la situation de l’opinion publique, en temps de paix et en temps de guerre. C’est à peu de choses près, le découpage chronologique qu’avait proposé M.Gervereau au Colloque de 1993. (C/56)
A chacune des périodes examinées, la facture de ces contributions était quelquefois historique, quelquefois artistique, ou simplement intellectuelle, et leurs auteurs n’avaient pas toujours l’ambition ou l’intention d’en faire un aliment pour une guerre des mémoires à venir.
Alors que l’objet même du Colloque de 1993, l’évaluation des représentations que les Français et les Européens d’aujourd’hui ont de l’Afrique, le Colloque n’a pas suggéré de procéder à un sondage en vraie grandeur, à l’initiative de la puissance publique, qui aurait pu mettre au clair cette question, question à laquelle le sondage de Toulouse n’a pas apporté de réponse.
Les Actes de ce Colloque n’ont malheureusement pas débouché, en tout cas, à notre connaissance sur la mise au point de méthodes d’évaluation historique des textes et images de notre histoire coloniale moderne.
Et, comme nous l’avons souligné plus haut, faute de preuves, des historiens distingués ont ouvert à cette occasion la porte du ça colonial, de l’inconscient collectif, indéfini et indéfinissable, qui appelle à des interventions historiques ou mémorielles, liées à la psychanalyse, et qui sait à la sorcellerie.