« Anthropologues, nous voilà ! A nous les tribus parisiennes ! »

« Anthropologues, nous voilà ! »

A nous les tribus parisiennes ! Pourquoi aller chercher votre bonheur en Amazonie ?

          Pourquoi ne pas rappeler tout d’abord, l’écho que j’ai donné à une tribune d’un ethnologue-anthropologue, Monsieur Amselle, parue dans Le Monde du 22/02/16, sous le titre « Laissons tomber le principe de nationalité », avec « En marge » : « la conception raciale de la nation continue à dominer le champ intellectuel et politique ».

       Son signataire pensait devoir apporter sa contribution au débat inaudible que le gouvernement Hollande avait engagé sur la déchéance de nationalité

       Sur le blog du 24/02/16, je proposais donc en écho : « Anthropologues, nous voilà ! » en rappelant le titre de l’excellent livre de Nigel Barley : « Un anthropologue en déroute chez les Dowayos » (Payot) : l’auteur nous expliquait qu’à l’occasion de son séjour dans le Nord-Cameroun, « il finira par comprendre que l’objet d’observation en fait, c’est lui. » 

         Au fil de mes lectures écrites ou visuelles, à travers le filtre de ma culture, il m’arrive assez souvent de procéder à des rapprochements historiques dérangeants, compte tenu de certaines théories ou thèses postcoloniales encore à la mode.

          Ainsi en est-il du film très intéressant que je viens de voir avec mon épouse, Tanna, un film australien de Martin Butler et Bentley Dean, film qui nous donne à voir une histoire d’amour encore interdite en 1987 dans une des îles du Vanuatu, entre une fille du village de la tribu de Yahel,  et le petit fils du chef de son clan, un amour interdit par les coutumes et traditions du clan, sur  fond de guerre entre tribus, qui d’après le film continua jusqu’à une réconciliation solennelle en 1987 : belle histoire et belles images !

          Rappellerai-je que l’épisode postcolonial récent de restitution solennelle de la tête du grand chef canaque Ataï célébrait un épisode de la guerre de pacification dans l’Océan Pacifique, il y a plus d’un siècle, en 1878, au cours duquel la France se mit en tête de coloniser la nouvelle Calédonie, alors colonie pénitentiaire.

            Elle fit donc la guerre à une partie des tribus canaques, avec le soutien de certaines d’entre elles, et il convient de rappeler que dans les guerres tribales de l’époque, dans beaucoup de régions du monde, les têtes des ennemis étaient brandies comme des trophées de guerre.

           A l’époque, on coupait donc des têtes chez les Canaques.   

           Pour l’anecdote funèbre, Rivière, homme de lettres et alors commandant  des opérations de pacification de la Nouvelle Calédonie (1), eut à son tour la tête tranchée, au Tonkin, le 19 mai 1883, à l’occasion d’une opération militaire imprudente dont il prit l’initiative, à Hanoï, contre des bandes d’annamites et de pirates chinois. La France eut beaucoup de peine à récupérer sa tête !

         L’épisode historique Rivière est tout à fait intéressant, car à l’exemple de beaucoup d’autres du même genre, il illustre bien la façon dont la plupart des conquêtes coloniales furent assez souvent effectuées.

         L’historien Henri Brunschwig a bien décrit cet épisode dans le livre « La colonisation française », (pages 160, 161, et 162) les initiatives du commandant Rivière, le rôle très ambigu d’un chef pirate, Luu-Vinh-Phuoc entre affiliation à la Cour de Hué, à la Cour de Pékin, en même temps que chef d’une bande de Pavillons noirs, composées à la fois d’annamites et de rebelles Taiping, venus de Chine.

          L’historien rapporte dans ce livre le mot du Commandant et homme de lettres : « J’ai pris Hanoï et la dysenterie, écrivit-il à Alexandre Dumas fils. Je ne sais duquel des deux le ministère me tiendra le plus de compte. »

          Il s’agissait alors du ministère de la Marine et des Colonies.

          Et puisque mon sujet est la tribu, pourquoi ne pas faire une petite comparaison avec ces tribus parisiennes qui n’ont pas l’air jusqu’à présent d’attirer l’attention de nos chercheurs modernes, à la différence de ce que font Ariane Chemin et de Raphaëlle Bacqué, grâce à leurs enquêtes, dont la dernière en date, celle du Monde du 15 novembre 2016, intitulée «  Drôle de guerre contre Macron » :

       « Derrière les sourires crispés adressés à « Emmanuel », les rivaux de l’ancien ministre de l’économie, Manuel Valls en tête, ne pensent qu’à sortir le leader d’En marche ! de la compétition présidentielle. », et la chronique de décrire la « tribu » réunie au rez-de-chaussée de l’hôtel Matignon, venue  célébrer le 25 octobre dernier la remise de la Légion d’Honneur à son « ami de trente ans ». ?

       Est-il besoin de préciser que Monsieur Bauer, l’homme de la réception, est un des animateurs d’une des grandes tribus de l’establishment parisien, car personne n’a oublié son influence dans la franc-maçonnerie ?

       Tribu de Yakel contre tribu de Matignon, pourquoi pas ?

         D’autres chroniques du même journal avec les mêmes auteurs, ont mis en lumière d’autres tribus parisiennes : « Les bergeries de la Sarkozie » Loups et bergeries. », ( blog du 31/08/13), ou la tribu des « bleus rosés et des rosés bleus », les dîners Jouyet, (blog du16/10/14).

        Ce type d’enquête éclaire fort bien le fonctionnement des nombreuses tribus de notre bel « établissement », car les initiés savent que c’est l’ensemble des tribus de cet établissement, qui gouverne la France, sans s’embarrasser outre mesure des frontières politiques pouvant exister entre gauche ou droite.

         La dernière pétition parue dans le dernier JDD signée par soixante personnalités et intitulée « Stop au Hollande Bashing ! » devrait tout autant attirer l’attention des anthropologues ethnologues ou sociologues de France sur cette nouvelle tribu qui manifeste curieusement son soutien dans une langue qui n’est plus celle de Voltaire.

        Pourquoi donc ne pas leur proposer de quitter les terres qu’ils affectionnent, d’Afrique, de l’Amazonie – une terre d’élection -, du Pacifique et de se pencher sur le monde des tribus parisiennes, celles qui gouvernent la France ?

            A lire les journaux, à écouter les médias, à lire articles de revues ou livres publiés, la France compte un nombre incalculable d’experts, de politologues, sociologues, ethnologues, anthropologues, mais il ne semble pas que l’un d’entre eux se soit intéressé à la composition de cette petite élite de plusieurs centaines de membres qui fréquentent les mêmes réceptions, les mêmes conférences ou colloques.

            Pourquoi ne pas rappeler que de nombreux anthropologues ou ethnologues distingués sont partis dans le bassin de l’Amazonie pour étudier les mœurs de tribus indiennes ?

         Clastres, par exemple, parti dans  la petite tribu des Guayaki, aux effectifs plutôt réduits, a mis cette tribu sur un socle intellectuel pour énoncer une théorie générale des sociétés contre l’Etat !

            Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

  1. « Souvenirs de la Nouvelle Calédonie » Henri Rivière- Calmann Lévy 1884

Quatrième partie: Legs de l’Empire britannique en Asie, aux Indes avec M.Panikkar et de l’Empire français au Viêt-Nam avec M.Brocheux

Quatrième partie

Legs de l’Empire britannique en Asie

Le regard d’un historien indien : M.Panikkar

« L’Asie et la domination occidentale »

(Le Seuil 1953)

Le regard d’un historien français sur le legs français au Viêt-Nam, Pierre Brocheux

La troisième partie a été publiée le 3 mars 2014

1 – Le regard indien

                        Le livre de M.Panikkar date sans doute un peu, mais il a le mérite d’avoir été écrit par un historien indien, quelques années seulement après l’indépendance de l’Inde en 1947, c’est-à-dire dans une période encore profondément marquée à la fois par le colonialisme, les violences de cette indépendance, la guerre froide entre l’Est et l’Ouest, et enfin par la montée en puissance dans le Tiers Monde de l’esprit de Bandoeng.

           C’est dire que son analyse historique, son réquisitoire anticolonialiste, son regard sans complaisance, ont d’autant plus d’intérêt que le bilan qu’il fait de l’Empire anglais des Indes n’est pas complètement négatif pour la longue présence anglaise en Inde.

           La préface d’Albert Béguin qui ne passait pas, à la même époque, pour un intellectuel colonialiste est intéressante en ce qu’elle marque à la fois les points forts du réquisitoire Panikkar, de son « procès de la colonisation », mais tout autant ses fragilités, en relevant notamment « sa partialité d’historien passionné ».(p,24)

           La lecture de cet ouvrage en convaincra plus d’un, si besoin était, qu’il est difficile, sinon impossible de faire rentrer dans un travail de comparaison entre les deux empires anglais et français, tout autant l’Inde que les colonies de peuplement anglaises devenues des dominions.

       Le champ de comparaison le moins contestable concerne les différences d’approche institutionnelle et humaine entre les deux systèmes de domination coloniale, tant il existait un écart gigantesque, de toute nature, entre les deux empires. Dans l’Empire des Indes, les Anglais étaient dans un autre monde, et cet Empire des Indes cohabitait avec l’Empire britannique dans son ensemble, l’irriguant de ses richesses et dominant à son tour les terres les plus proches de l’Asie.

      Dans le livre « The tools of Empire », l’historien anglais Headrick a bien décrit les caractéristiques de cet empire britannique secondaire, un empire secondaire dont la France n’a jamais disposé, en tout cas à la même échelle.

       Le livre ne consacre que quelques lignes à quelques colonies « secondaires » de la domination occidentale en Asie  par rapport à l’Inde, c’est-à-dire la Birmanie, l’Indonésie, et l’Indochine, alors qu’il consacre beaucoup de pages à la Chine et au Japon.

Notre lecture critique portera successivement sur :

         –       la démarche historique de M.Panikkar

      –      la description qu’il fait des effets du choc colonialiste anglais en Asie et   aux      Indes.

1 – La démarche historique :

           L’historien décrit la constitution de ce nouvel empire et son fonctionnement, mais son propos sur l’écriture de l’histoire indienne, rendue possible, grâce au colonialisme, est tout à fait intéressant.

             Sa constitution

             L’historien rappelle le lointain passé de la domination anglaise aux Indes, la période de conquête qui se situa entre les années 1750 et 1858« L’âge de la conquête » avec le règne absolu de la Compagnie anglaise des Indes, et la captation du commerce asiatique aux dépens des  concurrents portugais ou hollandais, tout au long du siècle.

        L’auteur relève qu’après la défaite de Napoléon, en 1815, l’Angleterre fut « comme le colosse du monde », régnant sur l’industrie et le commerce maritime de la planète.

        1858 a marqué une date capitale, étant donné qu’à la suite de la violente révolte dite des Cipayes, le gouvernement anglais reprit la main des affaires indiennes, nationalisa la Compagnie, et nomma un Secrétaire d’Etat spécialisé.

        L’historien notait, qu’à cette époque, il existait déjà une puissante classe indienne de marchands dans l’Inde du nord. (p,100)

        Après « l’âge de la conquête »,  « l’âge de l’Empire » (1858-1914)

     « L’histoire de l’Inde au cours de cette période est dominée par la transformation graduelle de l’administration anglaise sous l’influence de facteurs économiques et géographiques. « Possession » et colonie au début, l’Inde anglaise se transforma par lentes étapes, en un « empire » qui continuait certes à dépendre de Londres, mais qui revendiquait hautement ses droits propres et qui forçait souvent le gouvernement de la métropole à suivre une politique qui n’était pas entièrement de son goût… » (p, 137)

          Le nouvel Empire des Indes, du fait de sa puissance humaine et économique,  – une Inde « vache à lait de l’Angleterre » – ,  de sa marine, de son armée, avait naturellement une influence sur la politique étrangère britannique, en Perse, en Chine, et en Afghanistan.

        L’historien décrit le fonctionnement de l’administration anglaise, son recrutement élitiste :

     « De cette administration pratiquement « toute blanche » dépendait une bureaucratie indigène, recrutée à l’échelle régionale et étroitement surveillée… Ainsi l’Anglais n’avait jamais de rapports directs avec la population elle-même » (p,139)

        Cette administration développait son autorité différemment sur tout le territoire du véritable continent qu’était l’Inde, car l’Inde des princes représentait les 2/5èmes du territoire, mais :

      « L’Inde anglaise et l’Inde des princes ne formaient plus ainsi qu’une seule réalité politique immensément puissante et contrôlée par Londres. » (p,140)

       « A partir de 1875, l’Inde devint un véritable Etat impérial, clé de tout le système politique de l’Asie du Sud. «  (p, 150)

          « L’Empire indien de l’époque était un Etat à l’échelle d’un continent » (p,154)

         Avec la naissance aussi d’une « Inde d’Outre-Mer » entrainée par« l’émigration massive des Indiens vers la Malaisie, l’île Maurice, et même vers les Fidjis… » (p,155)

        Une autre forme de colonisation dont le legs existe encore aujourd’hui dans ces terres d’émigration.

        Rappelons que Gandhi commença sa croisade pour l’indépendance de l’Inde au Natal, où il se trouvait.

       L’auteur notait que cette puissance avait toutefois une contrepartie :

    « L’’Inde de son côté, apprit qu’une politique impériale coûtait cher, car toutes les guerres de l’Orient étaient, jusqu’au dernier centime, financées par elle. » (p, 151)

          Son fonctionnement

        L’auteur décrit avec précision le type de relations coloniales, placées sous le timbre du prestige de la race anglaise, qui existait alors entre une petite minorité d’Anglais et la masse indienne des dizaines de millions d’habitants.

        « Le racisme anglais est une réalité aussi indiscutable et peut-être aussi importante que cette exploitation économique. » (p,142)… Ce racisme lucide et délibéré se retrouvait dans tous les domaines. » (p,143

        La haute administration anglaise, le Civil Service, de grande réputation, « une sorte de confrérie gouvernementale » dont les membres « Juchés sur leur piédestal »  y faisaient toute leur carrière, et mettaient en pratique « une étiquette compliquée ».

    « Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que les Européens de l’Inde soient restés totalement étrangers à la vie du pays. Un fossé infranchissable les sépara de la population jusqu’à leur départ. » (p,146)

      Les Anglais bâtirent une solide bureaucratie indienne, étant donné qu’ils ne pouvaient assurer leur domination qu’en s’appuyant sur cette participation indienne, la masse de ces nouveaux lettrés qui servirent de truchement à la domination anglaise, et qui nourrirent rapidement le recrutement des mouvements nationalistes indiens de la fin du siècle.

L’historien formule une remarque tout à fait intéressante sur le fonctionnement de la haute administration anglaise, le Civil Service gardant à l’égard des gens du business la même distance qu’avec les « petits » bureaucrates indiens.

      « Le Civil Service se refusait en effet à subir l’influence des intérêts commerciaux et industriels et son refus était hautement proclamé par toute la classe sociale qui formait son terrain de recrutement…

       ll n’y avait ainsi aucune alliance entre le Civil Service et le big business ; la bureaucratie britannique n’avait aucun intérêt dans l’exploitation de l’Inde. » (p,149)

      Cette remarque est à première vue paradoxale, mais n’illustre- t-elle pas, quasiment à la perfection, l’analyse que nous faisions dans la deuxième partie de notre exercice de comparaison entre les deux empires, quant à l’intervention de la fameuse main invisible, celle d’un libéralisme qui n’avait besoin que d’un bon cadre juridique de paix et de liberté pour pouvoir prospérer, à partir du moment, et ce fut le cas en Inde, où les initiatives des entrepreneurs trouvaient un terrain favorable à la création de richesses et à leur enrichissement.

      Il est évident que les « situations coloniales » sous l’angle de leurs atouts et de leurs communications favorables induisaient des solutions de domination coloniale tout à fait différentes : quoi de commun par exemple entre une Afrique de l’ouest encore coupée du monde et une Inde depuis longtemps connectée au même monde, à la fin du dix-neuvième siècle ?

     La première guerre mondiale de 1914-1918 a marqué une rupture  dans l’histoire des Indes, comme dans celle de toutes les colonies : plus rien ne fut comme avant.

     L’historien dénomme cette période « L’Europe en recul » et examine dans le chapitre premier « La guerre civile européenne et ses répercussions » », une guerre qui a donné à des milliers de soldats indiens à faire connaissance avec le monde occidental et ses « sahib ».

     L’historien cite à ce sujet les propos d’un ancien gouverneur général socialiste de l’Indochine, Varenne, dans un livre paru en 1926 :

      « Tout a changé depuis quelques années, les idées et les hommes… l’Asie elle-même s’est transformée… »

    Et il ajoute :

    « Varenne avait incontestablement raison. Le soldat indien qui avait combattu sur la Marne revenait chez lui avec de tout autres idées sur le sahib que celles inculquées par des années de propagande. Les travailleurs indochinois du Sud de la France rapportèrent en Annam des idées démocratiques et républicaines qu’ils auraient été bien en peine d’avoir auparavant. Il est curieux de noter que, parmi les Chinois qui vinrent également en France à la même époque, se trouvait un jeune homme du nom de Chou En- lai qui s’apprêtait à devenir communiste et qui fut, d’ailleurs expulsé pour l’activité manifestement subversive qu’il déployait dans les groupes  de travailleurs chinois. » (p,240)

      La deuxième guerre mondiale, avec l’effondrement des puissances  coloniales, le rayonnement de la nouvelle puissance américaine, la doctrine de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, puis la guerre froide, concurremment avec le développement des ressources du sous-continent indien et des mouvements nationalistes ne pouvaient que déboucher sur l’indépendance du pays, ce qui se produisit en 1947.

       « La création d’une nouvelle histoire », la démarche historique de M.Panikkar est d’autant plus intéressante qu’elle débouche sur la reconnaissance d’un des legs positifs de la domination coloniale, lié à la naissance d’un nationalisme indien,  l’éclosion d’une histoire de l’Inde :

         « Ce culte de la nation exigeait dans la plupart des cas la création d’une nouvelle histoire, puisqu’une nation ne peut exister sans une histoire qui donne un sens à son unité… ce sont les savants européens qui fournirent les premiers matériaux d’une histoire indienne… L’exemple de l’Indonésie est encore plus frappant…iI est indéniable en ce sens que les savants et penseurs européens, par des travaux tout désintéressés, permirent à l’Inde, à Ceylan et à l’Indonésie de penser en termes de continuité historique. » (p,431,432)  

       Point n’est besoin de faire remarquer que le constat fait par M. Panikkar pourrait valoir pour beaucoup d’autres territoires qui accédèrent à leur indépendance.

       En ce qui concerne l’Afrique, à la différence d’une Afrique morcelée, sorte de mosaïque humaine et politique, le même constat était difficile à faire, d’autant plus que le découpage colonial, au travers d’anciennes communautés ethniques ou religieuses, a généralement créé des « nations » souvent artificielles.

2 – Les effets du choc colonialiste :

       L’historien se livre à un examen discursif des relations nouées entre l’Orient et l’Occident au cours des siècles dont il est résulté un enrichissement mutuel de la pensée et de l’art, tout en notant que ces relations ont changé de nature avec la domination occidentale :

       «  C’est que la rencontre inégale de l’Europe et de l’Asie avait fait naître un racisme blanc. De nombreux observateurs ont remarqué qu’au XVIII° siècle, il n’y avait aucun préjugé de couleur parmi les Européens de Chine et de l’Inde ; on peut même dire qu’à cette époque les Chinois étaient encore respectés, et que les Indiens n’avaient pas encore à souffrir de l’orgueil et du racisme européens. La naissance du racisme a eu des causes multiples, mais la principale est sans aucun doute la domination politique que les Européens exercèrent au milieu du XIX° siècle et qu’ils  regardèrent bientôt comme leur droit le plus naturel. Le simple fait que ce racisme ait été assez peu marqué dans les pays restés indépendants, comme le Japon ou même le Siam, prouve à l’évidence son origine politique. » (p,420)

     L’auteur conclut que la domination occidentale sur l’Asie a complètement bouleversé l’histoire de ces pays, créé un véritable choc pour le meilleur et pour le pire, car le bilan que M.Panikkar effectue de la domination coloniale anglaise est en définitive assez nuancé.

     Au bilan, la création d’infrastructures, l’investissement de capitaux dans l’économie indienne, la formation de personnel, la naissance de mouvements humanitaires et libéraux qui sont venus contrecarrer l’exploitation capitaliste :

      « Ils pensaient que l’on pouvait se livrer sans danger à l’humanitarisme et propager parmi les peuples asiatiques les techniques qui libéreraient l’homme blanc d’une partie de son lourd fardeau » (p,427)…

        Les peuples asiatiques acquirent ainsi une expérience administrative et pénétrèrent le mécanisme du gouvernement moderne…. (p,427)

Un Etat moderne

        Au contraire des anciens Etats asiatiques :

     « Au contraire, le système que la Couronne institua dans l’Inde et que toutes les autres administrations coloniales furent bien obligées d’imiter, n’apportait pas seulement l’idée de l’Etat moderne, mais mettait en place tous les éléments nécessaires pour le réaliser. (p,428)

       « Bien que les Indiens, les Chinois et les Japonais aient aimé proclamer la supériorité de leurs propres cultures, ils ne pouvaient se dissimuler l’incomparable valeur du savoir occidental, non plus que l’immense force – sinon la stabilité – de l’organisation économique et sociale de l’Europe. » (p,435)

La prééminence d’un nouveau droit

       Dans la même conclusion générale de l’ouvrage, et en choisissant les legs colonialistes qu’il estimait les plus importants figure la mise en place du système juridique anglais britannique, c’est-à-dire un système national fondé sur le principe de l’égalité des citoyens devant la justice :

      « C’est le droit qui qui gardera sans doute de façon la plus durable l’empreinte occidentale … Il est donc à peu près certain que les nouvelles relations instituées par les systèmes juridiques de type occidental ne seront pas bouleversées avant longtemps. «  (,p,436)

         L’auteur estimait alors que :

      «  Il est donc à peu près certain que les nouvelles relations de type occidental ne seront pas bouleversées avant longtemps » (p,437)

       L’historien n’est pas du tout du même avis quant à la pérennité des structures politiques mises en place par l’empire, et sur l’avenir d’un régime démocratique qui s’est substitué à l’ancien despotisme oriental

Une nouvelle civilisation urbaine

           Une autre observation historique tout à fait intéressante à mes yeux, parce qu’il s’agit d’un facteur de changement, pour ne pas dire de modernité, trop souvent ignoré, ou minimisé, un facteur qui est au cœur du processus de la domination occidentale et de l’acculturation nouvelle des populations colonisées, c’est-à-dire le facteur urbain, la création ou le développement des villes.

        M.Panikkar relève tout d’abord qu’ :

      « Il existait une grande civilisation urbaine dans l’Inde, la Chine et le Japon avant l’arrivée des Européens ». (p,439)

      Il compare les processus d’urbanisation européenne des premiers âges de l’Europe à l’initiative de la  Rome antique à ceux que la domination occidentale a provoqués en Asie :

       « L’Asie fut le théâtre d’un processus identique, et la création des grandes villes restera sans doute le principal monument de l’Europe en Orient. 

       C’est la civilisation urbaine qui a créé les puissantes classes moyennes de l’Inde, de la Chine et des autres pays asiatiques ». (p,439)

        Ainsi qu’elle l’a fait à une moindre échelle et dans un calendrier différé en Afrique noire !

Enfin dernière innovation « impériale », la création d’Etats :

      « Une autre conséquence de la domination européenne a été aussi l’intégration de vastes territoires dans de grands Etats nationaux d’un genre nouveau jusque-là dans l’histoire asiatique… pour la première fois de son histoire, l’Inde formait un seul Etat qui vivait sous la même Constitution et les mêmes lois. » (p,440)

      Et pour terminer cette petite lecture critique de ce livre fort instructif, une notation qui en surprendra sans doute plus d’un, parmi ceux qui ont une certaine connaissance de l’histoire coloniale, quant aux effets et legs liés à « l’occidentalisation » ou non des territoires coloniaux :

       « Il faut cependant se rappeler qu’au cours de toute l’histoire des relations entre l’Europe et l’Asie, on ne tenta jamais d’imposer une idéologie aux peuples asiatiques. Si donc l’Asie a été marquée par l’Europe, c’est parce qu’elle lui a résisté, et parce qu’il était nécessaire, pour la combattre, de se pénétrer de ses techniques et de son savoir. Et c’est justement parce que l’Europe n’a pas tenté « d’occidentaliser » l’Asie que l’assimilation des techniques et des idéologies européennes est sans doute définitive, et portera ses fruits même dans plusieurs siècles. » (p,446)

        En lisant cette analyse incomplète et nécessairement imparfaite, le lecteur aura pu prendre la mesure de l’écart qui pouvait exister entre les deux empires, mais tout autant dans les appréciations, pour ne pas dire jugements, qu’il était possible de porter sur les legs laissés par le colonialisme en Afrique et en Asie.

        Pour conclure, je ne résiste pas au plaisir de publier un  extrait d’une encyclopédie d’Elisée Reclus qui eut son heure de succès, intitulée « Nouvelle géographie universelle – La terre et les hommes » tome VIII L’inde et l’Indochine 1883 Librairie Hachette », un texte que m’a communiqué mon vieil et fidèle ami Auchère :

           « L’Angleterre s’est donné pour mission, disent ses hommes d’Etat, de civiliser les Hindous et de les élever graduellement à la dignité d’hommes libres ; mais, en attendant que cette œuvre s’accomplisse, la riche Grande Bretagne vit aux dépens du pauvre Hindoustan : les cadets de l’aristocratie anglaise sont les parasites de leurs sujets les malheureux rayot. Sans parler des millions qui sont employés chaque année à subvenir dans les Indes mêmes aux dépenses des gouvernants anglais, à l’entretien de l’armée et de quelques vaisseaux, une somme variant de 360 à 450 millions de francs est envoyée chaque année en Angleterre comme part contributive aux charges du gouvernement britannique. De 1857 à 1882, neuf milliards de francs ont été ainsi prélevés sur la production des Indes au profit de ses conquérants. » (p,707, 708)

           Rien de comparable pour la France, même si les frais d’administration des colonies étaient à la charge des colonies elles-mêmes.

         Par ailleurs, cette somme de 9 milliards est à mettre en regard avec le budget de la République française qui était de l’ordre de 3 milliards de francs en 1883.

2 – Legs de la France au Viêt-Nam :

 Le regard de l’historien Pierre Brocheux

     Deux sources de documentation utilisées :

       –       un article paru dans la revue « Jaune et Or » de l’Ecole Polytechnique (1997), intitulé « Le legs français à l’Indochine »

       –       le livre « Histoire du Viêt- Nam contemporain « (2011)

        Il est évident que dès le départ, toute comparaison éventuelle doit tenir compte d’une différence gigantesque d’échelle géographique et humaine entre les deux territoires, à l’époque coloniale, entre une Indochine française dont la population comptait de l’ordre de l’ordre de 20 millions d’habitants par comparaison aux 400 millions d’habitants de l’Inde.

       Cette remarque préalable faite, trois différences capitales distinguent les deux colonies :

       Première différence : Les Indes anglaises ont constitué un empire à elles-seules, compte tenu de leur puissance et de leur richesse, un empire britannique « secondaire ». Certains auteurs ont d’ailleurs qualifié l’Inde de « poule aux œufs d’or » ou encore de « vache à lait ».

   Deuxième différence : avant l’intrusion française, et la colonisation, la presqu’ile d’Indochine constituait déjà un Etat relativement bien organisé, le royaume d’Annam, et disposait d’une administration royale ramifiée de lettrés.

L’Annam  continuait à verser un tribut annuel à l’Empereur de Chine, mais il s’agissait d’un lien assez symbolique.

     Troisième différence : A la différence des Indes, à l’arrivée des Français, le royaume d’Annam disposait déjà d’une histoire ancienne et commune à la Cochinchine, à l’Annam et au Tonkin, au cours de laquelle de grands personnages s’étaient illustrés au cours des siècles, dont les deux sœurs Trung et Triêu Thi Trinh, célébrées encore de nos jours, qui luttèrent pour l’indépendance de leur pays, contre la Chine au début du premier millénaire.

       Dans son article « Le legs français à l’Indochine », Pierre Brocheux introduit la réflexion en écrivant :

       « Les Français tendirent deux cordes à leur arc : celle de l’exploitation des ressources économiques et celle de la civilisation des hommes. »

Les ressources –

      L’historien décrit les résultats obtenus sur le plan économique, la  création d’un réseau ramifié de voies de communication par route (32 000 kilomètres macadamisées en 1943) et par rail (3 019 kilomètres en 1938), le développement des rizières, des plantations d’hévéa, des mines de charbon, et d’industries de transformation textiles ou alimentaires, sous la houlette de l’administration coloniale et de la Banque d’Indochine, très puissante, la seule banque coloniale à avoir été autorisée à battre monnaie.

      Dans son livre, Pierre Brocheux relève que la France a alors installé un système de production capitaliste, mais sans détruire le tissu artisanal dynamique qui existait alors.

          A noter par ailleurs, le rôle trop souvent passé sous silence de la communauté chinoise dans l’économie indochinoise, compte tenu de son poids, Pierre Brocheux utilise le terme de condominium franco-chinois :

      « En dépit des obstacles posés par le condominium économique franco-chinois, une classe d’entrepreneurs vietnamiens tenta de se faire une place au soleil. » (p,71)

La civilisation – 

       La deuxième corde de l’arc citée par l’historien, un effort important en matière de santé publique, avec la formation de personnel (367 médecins et 3 623 infirmières en 1939), la création d’hôpitaux (10 000 lits), et d’établissements, un institut Pasteur en 1891, une école de médecine en 1902, et enfin  des campagnes de vaccination massives.

      En parallèle, un effort non négligeable de scolarisation et la création d’une université, avec pour résultat la création d’une nouvelle élite de lettrés et de fonctionnaires.

     Seul problème, mais majeur le choc de civilisation que la France a imposé à une aussi vieille civilisation, sans que la France n’offre de véritable perspective politique à son élite !

Ce que relève à juste titre l’historien !

     « Quel bilan ?

     L’histoire de l’Indochine française fut celle d’une modernisation  à l’européenne imposée aux peuples indochinois, les Français ne surent ou ne voulurent pas prendre la mesure des changements qu’ils avaient eux-mêmes introduit ni en tirer des conséquences évolutives. Ainsi, faute d’avoir dirigé l’évolution ou de l’avoir devancée, ils furent entrainés et écrasés par elle » (p,5)

    Dans son livre, l’historien Brocheux utilise une expression plus forte, et à notre avis, pertinente, en choisissant pour titre de son chapitre 4 :

« De l’agression culturelle et de son bon usage. »

     Car il s’est bien agi d’une agression coloniale multiforme, comme le furent toutes celles, d’origine anglaise, américaine, russe, portugaise, italienne, ou allemande, qui jalonnèrent la fin du dix-neuvième siècle en Afrique ou en Asie.

     Il s’agit du vieux débat qu’avaient engagé les premiers gouverneurs sur la question de savoir s’il fallait instaurer en Indochine un véritable protectorat ou laisser l’administration coloniale imposer de plus en plus sa marque sur la colonie.

     Nous avons déjà évoqué cette question sur ce blog, notamment dans les chroniques intitulées «  Gallieni et Lyautey ces inconnus ! »

      Dans les années 1930, le gouverneur général Varenne, défendit à nouveau une évolution de notre gouvernance coloniale, mais sans succès.

      Dans l’« Epilogue » de son livre, Pierre Brocheux fait une lecture nuancée du legs colonial de la France :

     « L’histoire contemporaine du Viêt Nam illustre la résilience d’un fait national séculaire. Le moment colonial fut un intermède relativement court mais fécond en transformations de l’économie, de la société et de la culture. Dans ce dernier registre, les changements ont été déterminants parce qu’ils ont donné naissance à la modernité vietnamienne, une mutation largement inspirée par la civilisation occidentale mais qui n’a pas fait « sortir le Viêt Nam de l’Asie pour le faire entrer dans l’Occident ». Choisir préside à la transculturation et à l’enculturation : que prendre à la culture dominante pour faire évoluer sa propre culture ? Dans le registre matériel, il n’y a pas de dilemme technologique : sciences modernes, techniques industrielles s’imposent (c’est la « potion magique ») et leurs applications engendrent des transformations économiques pouvant être rapides. En revanche, dans la sphère spirituelle, particulièrement dans le registre philosophique et politique, le choix est plus délicat, plus problématique et les changements beaucoup plus lents.

        Qui peut mieux qu’un Vietnamien ayant participé au combat pour la libération nationale de son pays, évaluer l’effet déterminant de la domination française sur son pays :

       « Revenons vers le passé avec une vue large, objective, tolérante et passons en revue ce que la colonisation française a légué à notre peuple. Il nous faut avant tout reconnaître que les colonisateurs français avaient débarqué dans notre pays en pleine domination du régime féodal absolutiste. Il aurait fallu un authentique Meiji pour sortir notre pays des ténèbres millénaires des us et coutumes et croyances arriérées. Il nous suffit de comparer les cent ans du protectorat français avec les mille ans de domination chinoise pour mieux voir, pour comprendre plus à fond l’influence des deux civilisations comme les supports positifs pour notre peuple de ces deux régimes colonialistes. En cent ans, les apports des Français ne le cédèrent en rien à ceux des mille ans de domination chinoise. »

(Dâng Van Viêt -Mémoires d’un colonel Viêt Minh 1945-2005, p,217-218)

Pierre Brocheux Histoire du Vietnam contemporain, pages 251, 252

Post Scriptum

        Il y a quelques années, je me suis rendu au Vietnam en compagnie de mon épouse avec plusieurs objectifs : faire la connaissance d’un pays pour lequel j’avais toujours nourri à la fois de la curiosité et de l’attirance, confronter certains lieux de la conquête militaire et de la colonisation avec le résultat de mes recherches historiques, notamment sur la fameuse « retraite » de Langson en 1883, ou sur la révolte du Dé Tham dans le delta du Tonkin (1890-1908), et pourquoi ne pas le dire ?

        Répondre à la question : que reste-t-il de la colonisation française au Tonkin, à Hanoï, ou en Annam, à Hué, l’ancienne capitale impériale.

      De ce voyage sans doute trop rapide, ma conclusion était celle de la disparition quasi-complète de la colonisation française, mis à part, à Hanoï ou à Hué, quelques beaux bâtiments officiels de l’ancienne colonie, et surtout les célèbres villas coloniales, et naturellement le fameux pont Paul Doumer, datant du proconsulat de l’intéressé, toujours vivant !

     La citation qui a été faite plus haut propose évidemment une autre mesure du legs colonial que la France a pu laisser au Vietnam, dans un pays qui a été complètement dévasté par les deux guerres qui s’y sont succédé.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

France 2 Envoyé spécial du 7 mars 2013: « Les Branches esseulées: trafic de femmes vietnamiennes en Chine »

France 2 Envoyé spécial du 7 mars 2013 : le reportage intitulé «  Les Branches esseulées : trafic de femmes vietnamiennes en Chine »

Entre Chine et Vietnam, entre 1894 et 2013, la condition des femmes a-t-elle vraiment changé ? Dans le contexte historique de deux Etats Communistes ?

Avec le témoignage du colonel Gallieni, à l’occasion de son deuxième voyage en Chine à Long Tchéou (15-22 juin 1894)

            Après avoir évoqué  le souvenir que Gallieni avait conservé de la condition des femmes d’Indochine lors de son séjour au Tonkin, nous ferons quelques commentaires sur le reportage tout  à fait intéressant de l’émission « Envoyé Spécial » dont le titre a été rappelé plus haut.

            Le colonel Gallieni exerçait alors le commandement des Hautes Régions du Tonkin, à la frontière de l’Empire de Chine, où il s’efforçait tout à la fois d’éliminer les bandes de pirates annamites ou chinois qui troublaient gravement la paix publique de ces régions, et d’obtenir à cette fin la coopération des autorités impériales chinoises, gouverneur militaire, préfet et maire, notamment celle du gouverneur militaire du Quang-Si, le maréchal Sou.

            Il se rendait alors à Long Tchéou pour y rencontrer le maréchal Sou et clore le dossier du tracé des frontières sino-annamites.

            Dans son livre « Gallieni au Tonkin », le colonel racontait son expérience politique et militaire, et en ce qui concerne le voyage évoqué, il décrivait dans le détail le voyage en question.

            Retenons de ce récit uniquement les observations qui avaient trait à la situation des femmes vietnamiennes dans cette province frontalière de la Chine.

Gallieni voulait vérifier par lui- même tout ce qui lui avait été rapporté sur les relations des bandes pirates avec la Chine :

            « Les chefs des bandes les plus importantes… se trouvaient à la tête d’une vaste association, en quelque sorte commerciale, qui avait ses profits et ses pertes. De leurs repaires…. Ils dirigeaient leurs incursions dans toute la haute région, ramassant surtout des buffles, indispensables aux indigènes pour leurs cultures, et des femmes.

Les femmes sont rares dans le Quang-Si… de plus les femmes annamites étant particulièrement recherchées pour leurs qualités d’activité, de travail, d’économie et leurs aptitudes au négoce, les marchands chinois étaient très désireux d’en acquérir pour se faire aider dans leur commerce. Notre consul me fit remarquer plusieurs fois, dans mes visites aux boutiques de Long-Tchéou, la présence de femmes qui, malgré leur costume chinois et leur chignon caractéristique, étaient annamites et avaient été ainsi importées du Tonkin. Beaucoup me disait-il, en général bien traitées, suivant les habitudes chinoises et  se rendant par ailleurs très utiles à leurs maîtres, s’étaient adaptées à leur nouveau genre de vie et ne cherchaient pas à retourner au Tonkin. Mais d’autres regrettaient leur pays et s’adressaient quelquefois à lui pour demander leur rapatriement. C’est ainsi que, en ce moment même, deux femmes annamites s’étaient réfugiées au Consulat, et que, en dépit des réclamations du maire et du Tao-Taï (le préfet), M.Bonis d’Anty avait refusé de les rendre et devait les ramener avec lui, à son prochain voyage à Hanoï.

En échange des buffles et des femmes, les pirates rapportaient au Tonkin de l’opium, avidement recherché par les habitants de la haute Région, et même par les annamites….sous l’œil bienveillant des mandarins chinois. » (page 134)

Commentaire :

Le documentaire diffusé par France 2 sur le trafic de femmes vietnamiennes entre les deux Etats Communistes que sont actuellement le Vietnam et la Chine montre que ce type de dérive éthique persiste, même s’il prend les formes économiques les plus sophistiquées, au prix de 5 000 euros la « tête ».

L’existence même de ce trafic parait tolérée, puisqu’il a lieu dans des régimes politiques très encadrés, pour ne pas dire plus.

Un tel sujet est à replacer dans l’évolution de la condition féminine à travers les âges et les continents,  étant donné que dans la plupart des civilisations et des cultures, la femme n’a presque jamais été traitée comme l’égale de l’homme, et le  plus souvent comme une marchandise.

Dans notre histoire la plus récente, un certain nombre de mariages étaient des mariages de convenance d’intérêt, avec une marchandisation qui ne disait pas son nom.

Les femmes d’Afrique noire ont longtemps été sous le joug d’un régime dotal qui apparentait les mariages à un troc entre une femme et une dot en argent ou en nature.

Il semble que de nos jours, et pour des raisons d’émigration légale, certaines unions entre un citoyen français ou une citoyenne française et un ou une partenaire étrangère, soient aussi des échanges monétaires déguisés.

Les femmes du monde entier auront encore fort à faire pour se voir reconnaître leur dignité pleine et entière, et c’est sans doute l’intérêt de ce documentaire, avec deux clins d’œil ambigus, le titre même du reportage, « les Branches esseulées », et l’aveu fait par des candidats chinois à l’achat d’épouses vietnamiennes, quant à une corrélation qui existerait entre la chaleur de leur pays et la poussée précoce de leurs seins…

Jean Pierre Renaud

Galula, maître à penser de la guerre contre-révolutionnaire? Lecture critique: 2ème partie

Gregor MATHIAS

« David GALULA »

« Combattant, espion, maître à penser de la guerre contre-révolutionnaire »

Lecture critique

Volet 2

Le volet 1 a été publié sur le blog du 21 septembre 2012

3

Critique comparative

a)

La théorie des autres officiers français, en particulier celle du commandant Hogard :

A lire les textes et analyses proposées pour comprendre ce qu’était la fameuse théorie de la « contre-insurrection » de M.Galula, il est possible de croire qu’il existait dans les années 1954-1962 une véritable table rase de la pensée militaire à la fois stratégique et tactique, sur ce type de conflit, et notamment sur la guerre d’Algérie.

Ce n’était absolument pas le cas, et les officiers en formation à Saint Maixent, en tout cas en 1958 et 1959, avaient à leur disposition tout un ensemble d’articles solides et « publics » qui décrivaient la guerre révolutionnaire, tirée entre autres, des écrits de Trotsky ou de Mao, et des enseignements de la guerre d’Indochine.

Citons les articles du commandant Hogard parus dans la Revue de la Défense Nationale de décembre 1956, janvier et février 1957.

Ces articles portaient les titres suivants :

1 Guerre révolutionnaire ou révolution dans l’art de la guerre

2 L’Armée française devant la guerre révolutionnaire

3 Les soldats dans la guerre révolutionnaire

Le commandant Hogard y décrivait en détail et de façon parfaitement claire, à la fois les fondements théoriques de ce type de guerre, les instruments utilisés, notamment le contrôle totalitaire des masses, la terreur, l’idéologie en vigueur, les processus révolutionnaires utilisés, et les types de réponses politico-militaires qu’il convenait d’opposer à l’adversaire, la destruction des bandes et des bases, ainsi que celle de l’organisation politique et révolutionnaire secrète.

Le commandant soulevait la question sensible des « arrières », dans le cas de l’Algérie, la métropole.

Cette doctrine était fondée sur le contexte de l’époque, c’est-à-dire la guerre froide, avec toutes les initiatives que prenait l’URSS pour affaiblir le camp « capitaliste », notamment dans le Tiers Monde, et dans les réponses proposées à partir de l’expérience de la guerre d’Indochine, mais il est évident que toute une partie de cette analyse était applicable à la pacification de l’Algérie.

Le commandant Hogard avait pris soin de souligner l’importance du facteur « arrières », et c’est en grande partie sur ce terrain, celui de la métropole, que cette guerre « révolutionnaire », le qualificatif que lui donnait le général Ely dans un article de la Revue Militaire d’Information de juin 1957, intitulé « Le Chef et l’évolution de la guerre », a été un échec

L’échec de la stratégie française a procédé également, et très largement, de l’incapacité de nos gouvernements à opposer à la revendication de l’indépendance une réponse convaincante de l’intégration, à mes yeux d’ailleurs impossible, tant il y avait d’écart entre les niveaux de vie et les cultures des deux communautés, et avec une population française qui n’était pas prête à faire le saut en Algérie même.

Et la grande erreur stratégique de nos gouvernements et du haut commandement militaire fut, à la fois de croire qu’en Algérie on faisait la guerre à un adversaire communiste, et en même temps de faire croire aux Algériens qu’une intégration était possible.

Dans un autre article de juin 1958 (Revue Militaire d’Information), intitulé « Tactique et Stratégie dans la guerre révolutionnaire », le même commandant Hogard décrivait avec la plus grande précision et rigueur tous les éléments de cette doctrine et notait en particulier :

« La conduite de la guerre contre la révolution ne peut se concevoir que comme l’application d’une tactique vraiment « générale » (au sens « civilo-militaire » et non plus « interarmes »), combinant à tous les échelons les moyens de toutes natures, politiques, psychologiques, administratifs, judiciaires et policiers, économiques, sociaux, culturels, militaires, en vue de conserver (ou de reconquérir) le soutien populaire au gouvernement légal et simultanément de détruire l’appareil et les Forces armées révolutionnaires. » (page 11)

Incontestablement donc une doctrine de guerre de type totalitaire que la France n’a jamais eu l’idée ou l’ambition de mener, pour autant qu’elle ait pu ou voulu la faire.

A lire l’ensemble de ces seuls articles, et sans avoir la mesure de toutes les autres réflexions qui ont pu être produites sur le même sujet dans les états-majors ou dans les écoles militaires, à l’époque de la guerre d’Algérie, les idées du nouveau Clausewitz ne semblent pas marquées du sceau de l’originalité, sans citer le livre du colonel Trinquier, intitulé « La guerre moderne », dont une grande partie des idées et propositions techniques était applicable à la guerre d’Algérie.

Pour nous résumer, la pacification telle que décrite par le commandant Hogard était celle qui était susceptible de fonctionner en Algérie, avec l’accent mis sur la population, le contrôle des masses, parfaitement décrit dans les œuvres de Mao Tsé-Tung, mais à plusieurs conditions :

La guerre « révolutionnaire » n’était pas celle des communistes, mais des nationalistes.

 La France n’a jamais cru au mythe de l’intégration, et encore moins les soldats du contingent ; de ce fait, l’armée se trouvait privée du soutien de ses « arrières » de métropole.

L’armée faisait donc une guerre de type « révolutionnaire » sans qu’une telle doctrine soit fondamentalement applicable, et sans qu’elle en ait accepté les impératifs de guerre totale, sauf peut-être dans le cas de la bataille d’Alger.

Enfin, la France n’a jamais été en mesure de contrer efficacement la guerre de type indirect que ses adversaires ont mené dans l’opinion publique internationale, avec l’appui de la Tunisie et du Maroc, de l’URSS et des Etats Unis, ainsi que du monde arabe.

Les analyses d’un Liddell Hart sur la stratégie indirecte, ses modes d’action, ses résultats, n’ont pas assez irrigué la pensée stratégique française en Algérie, ou en tout cas, et si des efforts ont été effectués dans ce but, ils n’ont pas été concluants.

b)

Un cadre de réflexion conceptuelle,  tactique et stratégique, fragile

         Il est possible que les ouvrages de M.Galula contiennent un rappel des axiomes qui ont été analysés et proposés par les grands penseurs de la guerre que furent Sun Tzu, Clausewitz, Mao, Liddell Hart, pour ne pas citer des officiers français qui se sont illustrés dans ce type de réflexion sur la guerre, tels que Beaufre ou Gambiez, mais dans le livre analysé et commenté, on ne voit pas la trace de référence à ces sources.

Sans vouloir allonger notre commentaire, simplement quelques rappels !

Dans ses « Œuvres choisies », Mao Tsé-toung cite son lointain prédécesseur, Sun Tzu :

« Connais l’adversaire et connais-toi toi-même, et tu seras invincible » (page 225)

La mise en application de cette seule maxime de guerre aurait évité bien des déconvenues à la France en Algérie.

Et le même Mao décrivait avec précision les processus politiques et militaires qu’il convenait d’utiliser pour gagner une guerre révolutionnaire, ceux qu’il mit en œuvre en Chine, pour y imposer le communisme.

« L’art de la guerre » de Sun Tzu fournissait par ailleurs un très beau catalogue des axiomes qu’il convenait de mettre en œuvre afin de prendre intact ce qui se trouvait « sous le ciel » de l’adversaire.

La somme de Clausewitz, « De la guerre » contient un ensemble d’analyses, de propositions, d’axiomes, en comparaison desquels les textes de M.Galula font assez pâle figure, sur la guerre, conflit de deux volontés, sur la guerre en tant que  continuation de la politique par d’autres moyens, sur la guerre comme acte politique, la guerre totale, avec « l’armement du peuple » (Chapitre XXVI).

Clausewitz donnait incontestablement la préférence à l’affrontement direct, mais dans le contexte stratégique de l’époque de Napoléon, alors que la guerre était encore, et avant tout, un affrontement entre deux armées, mais déjà le facteur politique prenait de plus en plus de force.

La révolte du peuple espagnol causa la perte des armées napoléoniennes en 1808.

&

Conclusion générale

David Galula, un officier intelligent et astucieux que ses fonctions dans le renseignement ont accoutumé à un travail de « communication » des armées avant la lettre,

C’est un peu l’impression que l’on retire à la lecture de ce livre

Ma conclusion générale est qu’il d’agit beaucoup plus d’un canevas de pacification, je dirais presque d’un exercice militaire, que d’un modèle de pacification, et  encore moins d’une nouvelle théorie de la guerre !

Une goutte d’eau dans l’océan du brain-storming politico-militaire américain ?

L’intérêt que les généraux américains ont manifesté pour ce type de réflexion militaire laisse évidemment perplexe, quant à la valeur ajoutée que M.Galula a pu apporter dans le brain-storming permanent, pour ne pas dire le méli-mélo tactique et stratégique qui a agité les états-majors politiques et militaires américains pendant toute la durée du conflit vietnamien, et pour des résultats politiques et militaires proches de zéro.

A lire l’analyse historique qu’en a proposé le journaliste américain, Stanley Karnow, dans son livre « Vietnam »,  les « sommes » de matière grise américaine en tout genre consacrées par le gouvernement américain au diagnostic et à la stratégie efficace qu’il fallait mettre en œuvre, l’apport du capitaine Galula ne pouvait être que très modeste. En annexe, figurent quelques lignes de l’éclairage historique de Stanley Karnow.

L’analyse de M.Mathias a relevé toutes les imperfections d’un tel canevas proposé comme un nouveau modèle de guerre, et d’anciens officiers, acteurs de cette « guerre » pourraient également témoigner du fait que ce canevas de pacification, avec ses huit étapes, ne fonctionnait pas sur le terrain, et donc concrètement, comme le voulait la description Galula.

En revanche, le commandant Hogar a proposé un véritable « modèle » de guerre, tel qu’il l’a décrit. Ce « modèle » aurait pu fonctionner si les « axiomes » décrits et proposés avaient pu être respectés, ce qui ne fut pas le cas, pour un certain nombre de raisons qui seraient à mes yeux :

Quelle situation ?

Une analyse de la situation insuffisante : algérienne (son histoire, la présence d’une importante minorité française avec à ses côtés une majorité d’algériens privés de la citoyenneté française, le problème religieux…), française (une métropole indifférente à l’outre-mer, avec des groupes de pression favorables au dégagement,…), internationale (la guerre froide, la décolonisation avec la conférence de Bandoeng, le rôle des Etats Unis, les ingérences de la Tunisie et du Maroc, etc..).

Avec quel outil militaire ? Le contingent n’était pas fait pour mener ce type de guerre dont il ne comprenait pas les objectifs, et alors qu’il constatait de ses propres yeux, et chaque jour, que l’Algérie n’était pas la France.

Entre la plage de Tipaza, près d’Alger, Tipaza chantée par Camus, et les massifs de Petite Kabylie, il n’y avait pas photo !

Une métropole, base arrière, indifférente, et gagnée progressivement par l’idée qu’il fallait mettre un terme à cette guerre, incomprise, alors que le FLN disposait de plus en plus de soutiens extérieurs.

Une absence d’idéologie à proposer aux Algériens, susceptible de mobiliser la « population », le facteur numéro 1, comme décrit, en notre faveur,  et c’était sans doute la clé de ce conflit.

&

Et en Annexe :

Dans son livre « Vietnam », le journaliste américain Stanley Karnow, très bon connaisseur du Vietnam, a décortiqué les tenants et aboutissants des guerres successives de ce pays, française, mais avant tout américaine.

Un éclairage sur les effets d’une transfusion stratégique supposée de la théorie Galula, dans le cadre de ses relations avec les Etats Unis d’Amérique, engagés  dans la guerre du Vietnam ?

M.Mathias évoque dans sa conclusion les relations que M.Galula a entretenues avec l’état-major des forces armées américaines à Norfolk de janvier à juillet 1960, et le contact qu’il avait eu dans le passé, à Hong Kong avec le général Westmoreland :

« Ce serait ainsi à l’initiative du général Westmoreland que D.Galula aurait été invité à participer à un séminaire de la Rand sur la contre-insurrection. Ce séminaire sur la contre-insurrection est organisé par deux membres de la Rand, S.T.Hosmer et S.O.Crane, à Washington… La Rand est chargée de faire une expertise sur les différents aspects du conflit au Vietnam pour orienter les actions du gouvernement américain. La Rand fera ainsi plus tard des expertises sur l’impact des hameaux stratégiques ou l’état d’esprit des prisonniers du Vietcong pour le Pentagone. Ce séminaire de la Rand est donc une expertise sur les méthodes de contre-insurrection qui concernent neuf théâtres d’opération différents (Algérie, Chine, Grèce, Kenya, Laos, Malaisie, Oman, Sud Vietnam et Philippines… Le lieutenant-colonel Galula est ainsi le seul Français présent, ce qui peut sembler surprenant, alors même que la France a une expertise incontestable de la contre-insurrection avec les guerres d’Algérie, et dispose de nombreux théoriciens de la guerre contre-révolutionnaire. » (pages 173 et 174)

M.Mathias poursuit en citant la participation du général Lansdale, à ce séminaire, spécialiste de la guerre contre la guérilla communiste aux Philippines, et en évoquant le rôle de la fameuse Rand dans ce type de réflexion stratégique.

Et c’est à propos de l’intervention de la Rand et de celle du général Lansdale pendant la guerre du Vietnam que le témoignage de Stanley Karnow est intéressant, en ce qui concerne le personnage Lansdale, et les résultats obtenus par l’armée américaine en mettant en application les théories soutenues par la Rand en matière de contre-insurrection.

En ce qui concerne Landsdale, nous sommes en 1954, Diem est au pouvoir :

« Il y avait à l’époque un Américain ayant de l’influence sur Diem, quoique son rôle ait été exagéré tant par ses admirateurs que par ses critiques. Le colonel Edward G.Lansdale avait fait partie de l’Office of Stratégic Services pendant la Deuxième Guerre mondiale et avait ensuite aidé Ramon Magsaysay, le dirigeant philippin, à écraser la rébellion Huk, menée par les communistes. D’une douceur trompeuse, cet ancien publicitaire effacé croyait aux techniques de « guerre psychologique » Rappelant les méthodes de la publicité. Il était aussi empreint d’une sorte de bonne volonté sans artifice ignorant la dynamique profonde des mouvements révolutionnaires et semblait ne tenir aucun compte de la complexité sociale et culturelle de l’Asie. William J.Lederer et Eugène Burdickn, auteurs du Vilain Américain, le peignirent sous les traits du colonel Edwin Hillendale, qui gagnait « les cœurs et esprits » avec son harmonica. Dans Un Américain bien tranquille, Graham Greene en fit un personnage naïf, convaincu que si l’on inculquait les principes de la démocratie occidentale aux paysans vietnamiens, ils résisteraient au communisme. Landsale avait une façon de présenter les choses qui rendait tout parfaitement simple, comme dans les stages « anti-insurrectionnels » qu’il organisa des années plus tard pour les Américains. « Souvenez-vous simplement de ceci, disait-il. Les guérilleros communistes se cachent parmi le peuple. Si vous gagnez le peuple à votre cause, ils n’auront plus d’endroits où se cacher. Vous pourrez donc les trouver… et les liquider (page 126)

 .En ce qui concerne l’efficacité des études de la Rand et des initiatives de Mc Namara :

« McNamara avait été un brillant cadre supérieur d’entreprises, capable d’examiner un bilan avec une rapidité et une sûreté infaillibles. En mai 1962, quand il se rendit pour la première fois au Vietnam, il considéra les chiffres et conclut avec optimisme, quarante- huit heures seulement après son arrivée : « toutes les données quantitatives… indiquent que nous sommes en train de gagner la guerre. »

Aucun conflit dans l’histoire ne fut étudié aussi minutieusement pendant son déroulement même. Presque tous les organismes gouvernementaux de Washington fournirent tôt ou tard une étude sur le Vietnam, de même que des dizaines d’instituts de recherche privés comme la Rand Corporation ou la Stanford Research. Les auteurs de ces études comprenaient experts en armement, économistes, sociologues, spécialistes des sciences politiques, anthropologues, agronomes, biologistes, chimistes et experts en sondages. Ils étudièrent les effets des défoliants, l’impact des bombes, l’efficacité des canons ; ils parcoururent les villages, interrogèrent les paysans, les déserteurs et les prisonniers ennemis ; ils étudièrent longuement les documents communistes saisis et passèrent au crible les déclarations d’Hanoï ; enfin, ils produisirent quantité de courbes, graphiques, brochures et livres. Mais pour une raison ou pour une autre, les chiffres ne parvinrent pas à exposer correctement le problème, encore moins à fournir des solutions.

Car il manquait dans les « données quantitatives » guidant McNamara et autres gouvernants américains une dimension qualitative qu’on ne pouvait aisément traduire : il n’existait aucun moyen de mesurer la détermination des guérilleros Viêt-Cong ni de mettre sur ordinateur les craintes et les espoirs des paysans vietnamiens. » (pages 146,147)

L’analyse historique de Stanley Karnow décrit les échecs successifs de la lutte contre-insurrectionnelle des Etats Unis au Vietnam, avec leur engagement militaire de plus en plus important, et entre autres, celui des « Hameaux stratégiques » qui devaient, en isolant la population de la menace Viêt-Cong, assurer le succès de la pacification américaine.

Ces quelques citations laissent à penser que l’apport des réflexions Galula dans cet océan d’études et de propositions pour vaincre le Viêt-Cong est bien difficile à déterminer.

Jean Pierre Renaud

Viet-Nam, Indochine, Empereur d’Annam, année 1904

Viêt-Nam, Indochine, Empereur d’Annam

Le Petit Journal Militaire, Maritime et Colonial

Supplément du Petit Journal

Année 1904

3°chronique

Sur le blog du 25 octobre 2010, nous avons décrit les caractéristiques de ce supplément, en indiquant que le contenu des numéros de l’année 1904 n’était pas typiquement un contenu de propagande coloniale.

Sur le blog du 24  janvier 2011, nous avons proposé un condensé de lecture du numéro 138 dont trois articles avaient un contenu intéressant, le rapport de Brazza sur les scandales du Congo, « nos sujets musulmans sont-ils assimilables ? », et « Ce qu’il faut faire en Cochinchine ».

Le chronique ci-après concernera deux numéros, le 149 avec l’évocation d’une affaire de corruption coloniale allemande, et le 151, avec la « folie » de l’Empereur d’Annam.

Il n’y avait donc pas que les colonies françaises qui connaissaient des scandales de toutes sortes, à l’exemple de celui des concessions du Congo, sur lequel enquêta Brazza.

Le supplément numéro 149 évoque une curieuse affaire de corruption dans la colonie allemande du Cameroun. Le député allemand Erzberger interpella son gouvernement  sur les abus de l’administration coloniale, et notamment sur le comportement inqualifiable du gouverneur Jesko von Puttkamer qui s’illustra par ses exactions, ses débauches, et ses cruautés. Il évoqua également des cas de prévarication à Berlin.

Le numéro 151 intéresse peut-être plus les Français et les Vietnamiens, étant donné qu’il s’agit de la vie « impériale » de la belle colonie de l’Indochine.

Le sujet n’est peut-être pas d’en savoir plus – mais la question se pose aussi – sur la politique coloniale qui était celle de la France dans cette grande colonie, pour autant que les gouvernements en aient défini une, ce qui ne paraît pas encore démontré, mais sur le destin de l’Empereur d’Annam Thang Taï.

La France avait laissé une apparence de pouvoir  aux Empereurs d’Annam, fils du Ciel, comme ceux de Chine.

Dans le cas de Thang Taï, cette apparence de pouvoir fit problème :

Extrait du supplément

« Les journaux d’Indochine sont en effet remplis de détails sur les actes de cruauté commis par le souverain. Tantôt il tue sa concubine, la fait cuire, et force ses compagnes à manger cette horrible nourriture ; tantôt, il fait tenailler ses femmes, les fait plonger dans une huile bouillante ou rôtir à petit feu »

La France déposa donc l’Empereur « fou » et le remplaça.

« Indocile » à l’autorité coloniale ou « fou » ? Telle est la question posée par certains !

Dans le commentaire du livre « La vie militaire aux colonies », publié par Gallimard et ECPAD, nous avons relevé la présence étrange de la photo, en double page, de ce personnage à l’ouverture du chapitre 5 « La grande vie » des militaires aux colonies, en endossant le qualificatif de « fou ».

Fou ou pas, le choix qui a été fait par les éditeurs d’ouvrir le chapitre 5 par la photo du personnage demeure contestable pour illustrer « la grande vie » des militaires aux colonies : « grande vie » de l’Empereur d’Annam ou des Marsouins ( l’infanterie de marine)?

Mais l’état de santé de l’Empereur d’Annam  d’alors semble demeurer une énigme, même si certaines sources contestent la déposition su souverain, en 1907, pour cause de démence.

Le supplément du Petit Journal fait écho à ce qui alimente la presse d’Indochine de l’époque, dès 1904, trois ans avant la déposition.

Manipulation de l’opinion ou non, la manipulation était d’autant plus facile que la presse d’Indochine n’avait rien à voir avec celle de métropole. Elle était entre les mains des gros colons, et ses tirages étaient très modestes.

A l’époque des faits le Gouverneur Général Doumer (1896-1902) notait d’ailleurs dans ses Souvenirs, qu’il ne lisait jamais cette presse. C’était dire effectivement son intérêt.

Dans l’hypothèse d’une manipulation coloniale, ces journaux étaient évidemment disponibles pour la désinformation.

Citons simplement le texte de deux autres sources consultées :

« Accusé d’avoir dépassé les bornes de la bienséance dans la vie privée, puis de démence, il fut déposé par ordre du gouvernement français en septembre 1907, puis exilé à La Réunion. Retourne au Viêt Nam en 1947 pour y mourir en 1954 » L’Empire d’Annam (1802-1945) – La dynastie des Nguyen Phuôc

«  Vrai Empereur, faux fou » Magazine Good Morning (02/12/ 07) G.Nguyen Caô Dûc.

Alors énigme ou non pour les spécialistes de cette période de l’histoire coloniale ?

Jean Pierre Renaud

Vietnam, Indochine, « L’Empire du Milieu du Sud » Jacques Perrin

Un nouveau film de Jacques Perrin

 «  L’Empire du Milieu du Sud »

Ombres chinoises, françaises, ou américaines?

       Nous nous faisions une joie, ma « première concubine préférée » et moi, d’aller voir la nouvelle œuvre cinématographique de Jacques Perrin, une grande joie, car au moins deux de ses films avaient réjoui à la fois notre regard et notre « intellect », « Le peuple migrateur » et « Océans », et d’autant plus, que nous semblions partager, avant spectacle, la même attirance pour ce peuple  de la péninsule indochinoise, son histoire tourmentée, sa grande culture, et ses paysages.

            Nous avions beaucoup regretté l’absence de mots, de désignation des superbes volatiles du « peuple migrateur » si superbement filmés, mais à l’occasion de son nouveau film, le réalisateur a pris sa revanche, sans avoir peur des mots, une avalanche de mots.

Il n’est pas sûr du tout que sa nouvelle cinématographie y ait vraiment gagné.

            Gare aux mots exprimés, et au moins autant, gare aux mots cachés !

            Un flux incessant de mots, et d’images, c’est vrai, souvent d’images très belles, mais noyées dans un déluge verbal qui submerge tout, une vague de mots digne d’un cyclone des mers de Chine.

            Est-ce une fiction, un documentaire géographique, un film à ambition historique ? Difficile à dire, car la seule image intellectuelle qui domine dans ce film est celle de la grandeur de l’ancienne civilisation de l’Empire d’Annam, aux prises séculaires avec des envahisseurs, chinois ou « barbares », les Français puis les Américains. Alors, me direz-vous ? Ce n’est déjà pas si mal !

            Sur ce constat, aucune objection, mais l’histoire des relations entre les « barbares » et les vietnamiens est plutôt caricaturale, avec une grande pauvreté de repères historiques rigoureux, une sorte de magma ou de méli-mélo historique, avec la guerre, toujours la guerre, et l’émergence du véritable héros de la tragédie indochinoise, le grand Hô Chi Minh, pourquoi pas ? Mais il aurait fallu peut être dire aussi qu’à partir de la guerre froide, c’est-à-dire 1949, la donne avait complètement changé.

            Des Blancs montrés en figuration ! Des ombres ! Aucun n’a été dénommé à ma connaissance, à l’exception de l’amiral Thierry d’Argenlieu, et sauf erreur, je n’ai entendu, ni les noms de de Gaulle, ni ceux de Leclerc, ou de de Lattre, lesquels initièrent la dernière phase des combats entre les « barbares » et les sujets de l’Empire du Milieu du Sud.

            Dans le flot des images et des mots, les ombres chinoises m’ont particulièrement séduit, peut-être parce qu’elles exprimaient cette fois le silence et la beauté des gens, peut-être aussi, parce qu’à mes yeux, ce film ressemble à un théâtre d’ombres chinoises, pour ne pas revenir sur l’ombre des mots.

            Et pourquoi vous cacher que cette fois, j’aurais préféré plus de silence et moins d’ombres historiques !

            Jean Pierre Renaud

Avec un premier petit codicille de ma « première concubine préférée » :

            « Un film aux commentaires pédants où la grandiloquence le dispute à la misère des mots.

            Un film qui déroule le drame de la population vietnamienne meurtrie par la colonisation française, la guerre, la scission du nord et du sud, les violences des combats contre les américains avec un enrobage d’images dignes d’un show hollywodien.

Un film à ne pas voir si l’on aime le Vietnam et ses habitants et si on a un minimum de pudeur à l’égard de ce peuple. »

Précisons que pour avoir aimé ce pays au cours d’un voyage de découverte touristique, ma « première concubine préférée » ne s’est jamais plongée dans l’histoire de ce pays.

            Et un deuxième petit codicille qui éclaire incontestablement le premier, étant donné qu’il est tiré du Canard Enchaîné (un extrait), dans la rubrique :

 Les films qu’on peut voir cette semaine (journal du 29 novembre):

            « Etrange film que cette lente méditation… Mais ce documentaire d’allure poétique peut vous perdre dans ses méandres, dignes du Mékong, car le commentaire tisse des textes littéraires, vietnamiens et occidentaux, sans citer ses sources. On ne sait pas qui parle, ni exactement ce qu’on voit, ni de quand ça date. C’est solennel et assez frustrant. »

            Donc effectivement, d’autres ombres, celles des voix !