« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie -3ème Partie

« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers et géographes »
Années 1905- 1931
La 2ème partie a été publiée le 18 mai 2015
3ème Partie
II – Les scènes coloniales

Les scènes décrites dans les romans choisis s’inscrivent évidemment dans une chronologie de domination coloniale aux caractéristiques différentes, entre la première période de conquête et de mise en place des premières bases de la colonisation, les récits de Conrad, de Farrère, et de Maran, et la deuxième période qui suivit la première guerre mondiale, celle de la consolidation coloniale, avec les récits de Gide, d’Albert Londres, de Weulersse, ou d’Orwell.

Mais la lecture de ces récits de voyages ou de « fiction » romanesque donnera la possibilité aux lecteurs de découvrir à la fois le patchwork qu’était le monde africain des années 30, en allant de l’ouest à l’est, et du centre au sud, mais avant tout le grand écart de « modernité » qui séparait ces morceaux du patchwork colonial, la variété infinie des scènes, avec une très faible pénétration occidentale dans beaucoup de territoires, en contraste avec l’explosion industrielle et urbaine qui saisissait déjà les Afriques centrales et australes.

Une des œuvres choisies, « Une histoire birmane » de George Orwell, a pour objectif de proposer une ouverture sur la colonisation britannique en Asie, la Birmanie, d’après la première guerre mondiale.

Dans son livre « Les civilisés » couronné par le prix Goncourt 1905, Claude Farrère faisait la description romancée de la nouvelle vie de la société coloniale de Saigon au début du vingtième siècle, une société jouisseuse et décadente.

Ancien officier de marine ayant bourlingué sur les mers du globe, il savait de quoi il parlait, même si le roman pouvait quelquefois avoir un caractère satirique un peu trop prononcé.

Le croiseur le Bayard sur lequel naviguait l’officier de marine de Fierce venait d’accoster à Saigon et ce dernier profitait de ses heures de liberté pour découvrir et apprécier la vie mondaine de la bonne société coloniale de Saigon, festins, fêtes, alcool, et débauches….

Le récit du dîner du contre-amiral, commandant la deuxième division de l’escadre de Chine chez le lieutenant- gouverneur Abel, dîner auquel assistait de Fierce vaut son pesant d’opium :

De la bouche du lieutenant-gouverneur Abel :

« – Le Chinois est voleur et le Japonais assassin ; l’Annamite, l’un et l’autre. Cela posé, je reconnais hautement que les trois races ont des vertus que l’Europe ne connait pas, et des civilisations plus avancées que nos civilisations occidentales. Il conviendrait donc à nous, maîtres de ces gens qui devraient être nos maîtres, de l’emporter au moins sur eux par notre moralité sociale. Il conviendrait que nous fussions, nous les colonisateurs, ni assassins, ni voleurs. Mais cela est une utopie…

  • Une utopie. Je ne réédite pas pour vous, mon cher amiral, les sottises humanitaires tant de fois ressassées à propos des conquêtes coloniales. Je n’incrimine point les colonies : j’incrimine les coloniaux, – nos coloniaux français,- qui véritablement sont d’une qualité par trop inférieure.
  • Pourquoi ? interroge quelqu’un.
  • Parce que, aux yeux unanimes de la nation française, les colonies ont la réputation d’être la dernière ressource et le suprême asile des déclassés de toutes les classes et des repris de toutes les justices. En foi de quoi, la métropole garde pour elle soigneusement, toutes ses recrues de valeur, et n’exporte jamais que le rebut de son contingent. Nous hébergeons ici les malfaisants et les inutiles, les pique-assiette et les vide-gousset. – Ceux qui défrichent en Indochine n’ont pas su labourer en France ; ceux qui trafiquent ont fait banqueroute ; ceux qui commandent aux mandarins lettrés sont fruits secs de collège ; et ceux qui jugent et qui condamnent ont été quelquefois jugés et condamnés. Après cela, il ne faut pas s’étonner qu’en ce pays l’Occident soit moralement inférieur à l’Asiatique, comme il l’est intellectuellement en tous pays. (page 97)

La scène coloniale que décrivait Claude Farrère, c’est-à-dire essentiellement la capitale de l’Indochine, Saigon, donnait déjà l’aspect d’une cité moderne dotée de belles villas, d’un réseau électrique, de moyens de locomotion, de cafés, d’un théâtre.

La description du grand bal du gouverneur général mérite également un détour de lecture:

« Tout Saigon était là. Et c’était un prodigieux pêle-mêle d’honnêtes gens et de gens qui ne l’étaient pas, – ceux-ci plus nombreux : car les colonies françaises sont proprement un champ d’épandage pour tout ce que la métropole crache et expulses d’excréments et de pourriture.- Il y avait là une infinité d’hommes équivoques, que le code pénal, toile d’araignée trop lâche, n’avait pas su retenir dans ses filets : des banqueroutiers, des aventuriers, des maîtres chanteurs, des maris habiles, et de quelques espions ; – il y avait là une foule de femmes mieux que faciles, qui toutes savaient se débaucher copieusement, par cent moyens dont le plus vertueux était l’adultère. – dans ce cloaque, les rares probités faisaient tache. » (p,197)

Il s’agit avant tout d’un roman libertin dont les intrigues entre les sexes tournent autour de trois personnages, un officier de marine, Fierce, en escale, un médecin, Mévil, perclus de drogues et de débauches, et un ingénieur, Torral, tourné vers le sexe « fort », tout trois obsédés de sexe et d’aventures.

Le roman décrit ces romances libertines, mais paradoxalement, Fierce et Mévil en arrivent, au bout de leurs débauches, à espérer gagner la main et le cœur de deux femmes vertueuses, celle d’une jeune femme pupille, Sélysette, en ce qui concerne Fierce, et tout simplement celle de la fille du lieutenant- gouverneur pour Mévil.

Compte tenu de leur petit nombre, les femmes vertueuses avaient en effet fort à faire pour ne pas succomber aux entreprises très hardies des messieurs débauchés.

Le roman expose les nouvelles addictions des « civilisés », maîtresses ou congaïs, whisky, cocaïne, opium, et à l’occasion, les nombreuses « pipées » de Torral,

L’auteur décrit la vie mondaine de Saigon, les jeux au « Cercle » colonial, sorte de répondant des « Club » anglais, les diners, les excursions, mais avant tout une société coloniale avide de plaisirs artificiels ou non.

Le récit se développe sur un fond de rivalité et de guerre avec la Grande Bretagne, c’est à dire une flotte beaucoup plus puissante que la française, et fait à un moment donné un sort à une grande opération de pacification au Cambodge, c’est-à-dire l’écrasement d’une révolte indigène, « l’ordre de Paris était de massacrer les pirates » (p,249).

Ce qui fut fait, les 58 pirates eurent la tête coupée, selon la coutume de ces régions, et l’officier Fierce, saisi par la fureur de cet affrontement, commit un viol sur une jeune fille.

Un fond de rivalité franco-anglaise qui trouve son dénouement à la fin du récit, au large du Cap Saint Jacques avec la défaite de la petite flotte française de sept torpilleurs face à la flotte anglaise de neuf cuirassés de ligne, une défaite qui vit la mort héroïque de l’officier Fierce, chargé en tous points de sauver « l’honneur ».

Le roman de Claude Farrère illustre à sa façon la plupart des situations coloniales françaises qui n’incitaient pas les femmes à l’expatriation, avant la révolution des transports et celle de la santé.

En raison des conditions de vie sanitaire et sociale, les femmes européennes mirent beaucoup de temps à rejoindre la plupart des colonies. Beaucoup de ces femmes avaient alors le profil des aventurières, à l’exemple de beaucoup d’hommes qui n’étaient venus que pour l’aventure coloniale, tel ce gouverneur épousant par exemple, en Indochine, sa femme de chambre…

Lyautey racontait dans l’une de ses lettres « Lettres du Tonkin et de Madagascar » l’inauguration de la nouvelle ligne de chemin de fer Hanoï – Lang-Son et son retour dans le train des officiels en compagnie du demi-monde des gens d’Hanoï. L’anecdote a été citée dans un de mes textes intitulés « Gallieni et Lyautey, ces inconnus »

Et dans une autre de ses lettres (1896), avant son départ d’Hanoï pour Saigon, il relatait quelques-unes des mondanités d’Hanoï qui donnent un éclairage sur la composition et la vie de cette société coloniale :

Le versant français d’Hanoï:

La découverte, janvier 1895 :

« Et les nouveaux venus comme moi, dans cette ville à guinguettes et à lumière électrique, à société philharmonique et à loge maçonnique, ont peine à se figurer que ce soit d’hier cette histoire déjà reculée par la légende aux arrière-plans, 22 ans seulement depuis Garnier, 11 ans depuis Rivière… » (LT/p,218)

Après la première guerre mondiale, les récits décrivaient déjà un autre monde colonial.

Dans « Terre d’Ebène », Albert Londres dépeint un processus de colonisation française qui ressemble, à l’exception du Congo, à une sorte de train-train où l’administration, c’est-à-dire les « Commandants », les administrateurs coloniaux y jouant le premier rôle.

Peut-être conviendrait-il de préciser que cette situation résultait d’un manque de ressources et de la passivité de la métropole, que l’auteur dénonçait à maintes reprises !

Albert Londres commença son voyage au Sénégal, une colonie qui avait la particularité de compter sur son territoire quatre communes de plein exercice, comme en métropole, et des habitants qui avaient la qualité de citoyens, une exception historique, car dans le reste des colonies, la citoyenneté française n’était accordée qu’au compte-gouttes.

Après Dakar, le journaliste emmenait ses lecteurs dans le bassin du Niger, faisait halte à – « Tombouctou ! Brûlant labyrinthe ! » (p,83) – une ville qui fut longtemps aussi mystérieuse qu’inconnue, et dont la conquête causa une grande désillusion, à la mesure de toutes celles qui furent celles des Français les plus avertis sur les richesses de l’Afrique de l’ouest.

Albert Londres se rendit ensuite à Ouagadougou, la capitale de la Haute Volta d’alors (le Burkina-Fasso), qui ne comptait que 300 européens, où y fît la connaissance du Moro Naba, le grand prince indigène des lieux. Il en décrivait les mœurs, les mariages, à la manière d’un ethnologue, mais il s’attardait beaucoup sur la façon dont le réseau routier avait été construit :

« Ah ! Les belles routes ! On ne peut rien imaginer de mieux. Je ne plaisante pas ; demandez plutôt aux indigènes ! Elles sont d’autant plus remarquables qu’elles ne nous ont pas coûté un cauri.

On n’a dépensé que du nègre. Sommes-nous si pauvres en Afrique noire ?

Pas du tout ! Le budget du gouvernement général possède une caisse de réserve de je ne sais combien de centaines de millions… » (p,104)

Il n’est pas dans mes intentions de critiquer ce type d’analyse qui ne rendait compte que d’une partie du problème de financement des équipements de l’Afrique Occidentale Française et des budgets en général.

Comme je l’ai longuement exposé sur ce blog dans mes analyses de la thèse de Mme Huillery, cette dernière s’est efforcée de démontrer, sans succès à mon avis, que, contrairement à ce que le vulgum pecus croit ou ne croit pas, et en AOF précisément, ces territoires avaient été en définitive une bonne affaire pour la France.

A Bobo Dioulasso, le journaliste y décrivait des femmes à plateaux, et son récit était émaillé d’observations sur les mœurs des noirs, leurs croyances, l’importance des féticheurs, des sorciers.

Au Dahomey (le Bénin), le journaliste relevait :

« Royaume des féticheurs, c’est-à-dire du poison, le Dahomey est dans la main des sorciers. » (p,176)

Jusqu’au Gabon, c’est-à-dire au « drame du Congo Océan » (p,186), le lecteur fait la connaissance d’une Afrique traditionnelle qui commençait à être chahutée par la colonisation, les premières initiatives des « commandants » avec les nouveaux impôts qui n’existaient pas jusqu’alors, plus que par les autres blancs, de rares colons, et avant tout par la construction d’un réseau de pistes routières couvrant une Afrique qui en était privée.

Albert Londres se rendait alors à Pointe Noire et au Congo, pour voir le fameux chantier de la construction du nouveau chemin de fer du Congo- Océan dont les abus défrayaient déjà la chronique politique et journalistique depuis des années, une idée coloniale bien française qui s’inscrivait, vu les immenses difficultés de l’entreprise, à travers la forêt et le massif infranchissable du Mayombe, qu’avaient traversé quelques années auparavant Brazza et Marchand, en dehors de tout sens des réalités, dans le catalogue des folies coloniales.

A Pointe Noire, le journaliste découvrait :

« Pointe Noire ! Assez noire !

Un Portugais, un Pétruquet, comme disent les nègres, a construit là un petit kiosque, c’est l’hôtel, le restaurant c’est tout ! C’est la tente des naufragés… C’est la colonie au premier âge. Pointe Noire n’existe qu’en espérance. Pointe Noire aura cent mille habitants… Pour l’heure, Pointe Noire a surtout un phare, un hôpital et une douane… » (p,195)

« Deux jours plus tard, j’eus mes porteurs. De Pointe Noire j’allais gagner Brazzaville et voir comment on construisait le chemin de fer. Cinq cent deux kilomètres en perspective…

Mes vingt-sept Loangos sont là (ses porteurs)…ils présentent le tipoye. C’est la première fois que je monte dans un instrument de cette sorte… Les porteurs posent le brancard sur leur tête…Et les voilà qu’ils trottent. Quant à moi, assis au- dessus d’eux, dans mon bain de siège, mes jambes pendent comme celles d’un pantin et mon torse, de haut en bas, s’anime comme un piston en folie… »

Après avoir fait dans le premier « tacot » de chemin de fer les soixante-dix-sept premiers kilomètres déjà construits, Albert Londres découvrait le fameux chantier :

« J’arrivai au sentier de fer.

La glaise était une terre anthropométrique ; on y voyait que des empreintes de pied. Là, trois cents nègres des « Batignolles » frappaient des rochers à coups de marteau… « Allez Saras, allez ! Les contremaîtres blancs étaient des Piémontais, des Toscans, des Calabrais, des Russes, des Polonais, des Portugais. Ce n’était plus le Congo-Océan, mais le Congo-Babel. Les capitas et les miliciens tapaient sur les Saras à tour de bras…

Et j’arrivai à la montagne de savon. Pendant trois heures j’allais me comporter ainsi que la pierre de Sisyphe. Tous les cent mètres je glissais et, après avoir tourné comme toupie ivre, interrompant mon ascension, je piquais du nez ou je m’étalais sur le dos… On atteignit le sommet ? On redescendit… Deux cent nègres, sur le sentier même, étaient accroupis le long d’un gros arbre abattu. C’était une pile de pont. Ni cordes ni courroies, les mains des nègres seulement pour tout matériel. Comme chefs : deux miliciens, trois capitas, pas un blanc…

Un milicien comptait : « Oune ! doe ! tôa ! » et, pris soudain d’un accès d’hystérie, possédé par le démon de la sottise, il courait sur cette pile qu’il voulait qu’on soulevât et cinglait les pauvres dos courbés. Les dos ne bronchaient pas… (p,204)

Cela eut lieu le 22 avril, entre onze heures et midi, sur la route des caravanes, après avoir passé la montagne de Savon, deux kilomètres avant M’Vouti. »

Les malades et les morts :

« Je pensais qu’entre octobre 1926 et décembre 1927, trente mille noirs avaient traversé Brazzaville « pour la machine », et que l’on n’en rencontrait que mille sept cents entre le fleuve et l’Océan !

Je me répétais que de l’autre côté, les Belges venaient de construire 1 200 kilomètres de chemin de fer en trois ans, avec des pertes ne dépassant pas trois mille morts, et que chez nous, pour 140 kilomètres, il avait fallu dix-sept mille cadavres.

Je me répétais que si le Français s’intéressait un peu moins aux élections de son conseiller d’arrondissement, peut-être aurait-il, comme tous les peuples coloniaux, la curiosité des choses de son empire, et qu’alors ses représentants par-delà l’équateur, se sentant sous le regard de leur pays, se réveilleraient, pour de bon, d’un sommeil aussi coupable. » (p,211)

Trois observations : la première, côté belge, la géographie beaucoup plus facile du tracé du chemin de fer n’avait rien à voir avec celle du Mayombe, mais cette caractéristique n’excuse pas un tel désastre ; la deuxième, entre le Congo français et le Congo belge, et nous le verrons plus loin avec le géographe Weuleursse, les potentiels de développement économique étaient très différents, et quelques provinces riches du Congo Belge étaient déjà en plein développement ; et enfin, la troisième à laquelle nous attachons sans doute le plus d’importance : contrairement à certaines thèses qui laissent à croire que la France était coloniale, qu’elle baignait dans une culture coloniale ou impériale, au choix, la France n’a jamais eu véritablement la fibre coloniale, et le jugement d’Albert Londres, l’ensemble de son reportage à la fin des années 1920 en apporte une fois de plus le témoignage.

Dans le livre Batouala, et comme nous l’avons déjà souligné, Maran brossait le tableau impitoyable des excès de la première colonisation des blancs dans les forêts de l’Oubangui Chari, mais plus encore la vie indigène d’une tribu, ses mœurs, ses coutumes, ses croyances, la chasse, la danse, la grande fête de l’excision et de la circoncision, centrée dans ce roman sur l’histoire des relations amoureuses entre le vieux chef Batouala, sa jeune épouse, la belle Yassigui’ndja, (il en avait huit), et un jeune rival, Bissibi’ngui.

Ce roman faisait découvrir avant tout les réactions d’incompréhension, d’hostilité, que ressentaient les Noirs à l’égard des Blancs :

« Aha ! Les hommes blancs de peau, qu’étaient-ils venus donc chercher, si loin de chez eux en pays noir ? Comme ils feraient mieux, tous de regagner leurs terres et de n’en plus bouger. (p,21)

En résumé, le portrait d’une scène coloniale de forêt vierge dont les premiers blancs, quelques-uns seulement, venaient complètement bouleverser les modes de vie, dans les apparences tout du moins, alors que dans une région géographique d’Afrique équatoriale voisine belge ou sud-africaine, l’intrusion des blancs, comme nous le verrons, a, tout autrement, et de façon plus systématique, ouvert la voie d’un autre monde, avec la construction d’usines, de lignes de chemin de fer, de villes nouvelles.

Il convient de noter par ailleurs qu’André Gide, dans son récit de voyage au Congo, comparativement à celle de Maran, proposait une vision aseptisée de la même colonie de l’Oubangui Chari qu’il traversa en « touriste ».

Dans le livre « Voyage au Congo », André Gide livrait ses impressions de voyage le long d’un itinéraire qui le conduisit, avec son compagnon, le photographe Marc Allégret, de Bangui au lac Tchad, et de Fort Lamy à Maroua, puis à Douala, au Cameroun. Il décrivait les paysages, mornes ou magnifiques, les mœurs des tribus rencontrées, sauvages ou pacifiques, et s’attachait à raconter par le menu ses aventures de voyageur « mondain » empruntant successivement tous les moyens de locomotion de l’Afrique de l’époque, baleinières, chaises à porteurs, chevaux, et plus rarement sur les premières routes aménagées, une automobile.

A le lire, on en retire un peu l’impression d’un récit tiré d’un voyage organisé par la célèbre agence Cook qui était déjà connue pour tous les voyages qu’elle organisait dans les pays exotiques : ici, au lieu de cette agence, l’administration coloniale était mise au service du voyage du grand écrivain, ami de quelques gouverneurs des colonies.

André Gide expliquait dans un article paru dans la Revue de Paris du 15 octobre 1927, sous le titre « La détresse de notre Afrique Equatoriale » :

« Lorsque je me décidai à partir pour le Congo, le nouveau Gouverneur général eut soin de m’avertir : – Que n’allez-vous pas plutôt à la Côte d’Ivoire, me dit-il. Là tout va bien. Les résultats obtenus par nous sont admirables. Au Congo, presque tout reste à faire. « L’Afrique Equatoriale Française a toujours été considérée comme la cendrillon » de nos colonies. Le mot n’est pas de moi : il exprime parfaitement la situation d’une colonie susceptible sans doute de devenir une des plus riches et des plus prospères, mais qui jusqu’à présent est restée l’une des plus misérables et des plus dédaignées ; elle mérite de cesser de l’être. En France, on commence à s’occuper d’elle. Il est temps. Au Gabon, par suite de négligences successives, la partie semble à peu près perdue. Au Congo, elle ne l’est pas encore si l’on apporte un remède à certains défauts d’organisation, à certaines méthodes reconnues préjudiciables, supportables tout au plus provisoirement. Autant pour le peuple opprimé qui l’habite, que pour la France même, je voudrais pouvoir y aider…

Je sais qu’il est des maux inévitables ; ceux dus par exemple au climat… il est enfin certains sacrifices cruels, j’entends de ceux qui se chiffrent par vies d’hommes… Aucun progrès, dans certains domaines, ne saurait être réalisé sans sacrifices de vies humaines…

Par quelle lamentable faiblesse, malgré l’opposition des compétences les plus avisées, le régime des Grandes Concessions fut-il consenti en 1899… Mais lorsqu’on vient à reconnaître l’occulte puissance et l’entregent de ces sociétés, l’on cesse de s’étonner, c’est à Paris d’abord qu’est le mal… » (p,532)

Au risque d’avoir mauvais esprit, je serais tenté de dire que le grand écrivain noircit plus de pages consacrées aux lectures qu’il continuait à faire, quelles que soient ses conditions de vie, en baleinière ou au bivouac, aux évocations littéraires où il excellait, aux lettres d’amis, qu’à l’analyse de l’Afrique coloniale, pour ne pas ajouter que les pages consacrées au petit singe Dindiki qu’il avait adopté paraissent un peu disproportionnées par rapport à l’objectif supposé de ce voyage.

Extraits de textes des œuvres citées

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Images des sociétés coloniales des années 1900-1930

« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers et géographes
Années 1905- 1931
Avec Joseph Conrad (1899), Claude Farrère (1905), René Maran (1921), André Gide (1926), Albert Londres (1929), Jacques Weulersse (1929), George Orwell (1934)
Cette évocation fera l’objet d’une série successive de publications en mai et juin 2015
Avant- propos méthodologique
Représentativité historique ou non des extraits d’œuvres choisies ?

Au cours de l’année 2013, j’ai publié une série de textes de réflexion et d’analyse sur le thème choisi par le jury de concours en histoire du CAPES et de l’AGREGATION : « Les sociétés coloniales ».

Ces contributions à la réflexion historique ont suscité une réelle curiosité sur ce sujet rébarbatif, puisque sur l’ensemble de l’année ces textes ont fait l’objet de très nombreuses visites, de plus de 2 000, ce qui ne veut pas dire naturellement lectures.

Nous proposons à nos lecteurs et lectrices un autre type de contribution relative au regard, au témoignage écrit que des voyageurs ou des romanciers ont proposé sur tout un ensemble de sociétés coloniales d’Afrique ou d’Asie, dans la première moitié du XXème siècle.

Je n’ai pas la prétention de penser que la liste des œuvres analysées soit un échantillon représentatif des réalités coloniales de l’époque, car ce type d’analyse pose tout le problème de la représentativité des sources historiques, un concept généralement maltraité dans beaucoup d’histoires coloniales, pour ne pas dire aussi dans les histoires postcoloniales.

Les analyses ci-après peuvent donc faire l’objet du même type de critique, car il est nécessaire que les historiens aillent beaucoup plus loin qu’ils ne le font en général dans leurs analyses des vecteurs d’information, pour ne pas dire de culture coloniale : tirage des journaux et des livres, analyses du contenu des journaux et des livres, étant donné qu’avant l’ère des sondages, il n’existait guère d’autre moyen pour mesurer échec ou succès.

A titre d’exemple, dans le livre « Histoire de la littérature coloniale en France », René Lebel a effectué un travail d’inventaire et d’analyse très intéressant sur la littérature coloniale, sans accorder, ou sans pouvoir accorder, l’importance qu’elle aurait mérité à cette évaluation des vecteurs et de leurs effets.

De la même façon, l’historien René Girard a publié un livre qui connut un réel succès « L’idée coloniale » en faisant quasiment l’impasse sur l’analyse statistique de la presse et du succès, mesuré ou non, de la littérature coloniale.

Ces remarques de méthode faites, et pour ce qui concerne la littérature de témoignage colonial, nombreux ont été les commentateurs ou les romanciers qui ont proposé une vision idyllique de l’outre-mer colonial, mais il est tout de même difficile de prétendre que la France lettrée ou curieuse n’avait pas la possibilité, grâce aux œuvres que nous allons évoquer, de se former une opinion mieux documentée sur le monde colonial dans ses ombres comme dans ses lumières.

L’histoire de la littérature coloniale s’est généralement inscrite dans l’histoire des idées, plus que dans celle des chiffres ou des faits, à l’exemple le plus souvent de l’histoire coloniale ou postcoloniale.

Le cadre historique et géographique des scènes coloniales d’Afrique et d’Asie : une Afrique noire encore très enclose dans son univers, à l’opposé d’une Asie ouverte sur le monde !

Une Afrique noire inconnue ! Sauf à verser dans l’anachronisme, maladie intellectuelle assez répandue dans l’histoire postcoloniale, il faut rappeler que jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, une grande partie de l’Afrique était encore inconnue, et que dans beaucoup de régions de l’hinterland, les Noirs n’avaient jamais vu un Blanc.

Une Afrique noire barricadée ! Deuxième remarque : les caractéristiques géographiques de l’Afrique noire de l’ouest, l’absence de voies d’accès fluviales jusqu’au delta du Niger, l’existence d’une barre côtière, étaient des obstacles infranchissables pour toute entreprise de colonisation, avec en plus, dans la zone tropicale, la rudesse du climat et les maladies endémiques.

Une Afrique noire loin des côtes d’Europe : de Bordeaux à saint Louis du Sénégal, 4 000 kilomètres, de Bordeaux à Loango, sur la côte du Congo, 9 000 kilomètres.

Une Afrique noire gigantesque ! plus de 3 000 kilomètres de Loango à la côte de Zanzibar, plus de 5 000 kilomètres du fleuve Congo au Cap, 2 300 kilomètres de Dakar à Tombouctou, plus de 2 000 kilomètres entre Léopoldville ( Kinshasa) et Elisabethville, ou entre cette dernière ville et Johannesburg, au sud, alors qu’il n’existait ni routes, ni voies ferrées jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle.

En comparaison, une Asie déjà ouverte sur le monde, qui bénéficiait de l’existence d’un réseau d’échanges très ancien entre la Chine et le monde occidental, avec le rayonnement du nouvel l’Empire des Indes, la création de la voie impériale britannique vers la Chine, avec Colombo, Singapour, et Hong Kong…

La conquête coloniale de l’Indochine par la France ne soutenait évidemment pas la comparaison avec l’expansion britannique en Asie.

Il est donc nécessaire d’avoir en tête le cadre historique et géographique de l’époque pour suivre la sorte de parcours colonial initiatique que nous proposons à travers les récits que publiaient de grands romanciers, Joseph Conrad, Claude Farrère, René Maran, et George Orwell, le grand journaliste Albert Londres, ou le géographe Jacques Weuleursse !

Ces auteurs décrivaient le monde colonial de l’époque, avec ses ombres et ses lumières que le lecteur curieux de l’avant- première guerre mondiale ou celui de l’entre-deux guerres pouvait découvrir, sans qu’on ne veuille rien lui cacher.

Descriptions fidèles ou descriptions romancées, traits forcés ou traits atténués, il n’était pas toujours facile de faire la différence, encore moins de nos jours !

Ces récits concernent d’abord l’Afrique occidentale et centrale, mais ils proposent également un petit aperçu de l’Asie coloniale avec l’Indochine française et la Birmanie britannique.

A travers le célèbre roman, « Au cœur des ténèbres » (1890), Joseph Conrad, dresse le portrait d’un colonialisme esclavagiste et inhumain au cœur de l’Afrique centrale, dans le bassin du Congo.

A elle seule, la vie de Conrad fut un roman, celui d’un marin, mais tout autant celui de l’aventurier dont le séjour sur les rives du Congo ne dépassa pas les quelques mois, entre Matadi et Kinshasa.

Dans « Les civilisés » (Prix Goncourt 1905), Claude Farrère brossait une description sans concession du premier monde colonial français en Indochine, celui des premières années de la colonisation, animé avant tout par des militaires et des aventuriers. L’attribution du Prix Goncourt portait témoignage de l’absence de censure. Le roman de Claude Farrère ne reçut pas un accueil enthousiaste de la part des milieux favorables à la colonisation, de métropole ou d’Indochine, c’est le moins qu’on puisse dire.

Dans un roman portant sur la même époque, paru en 1922, « Le chef des porte-plumes », Robert Randau proposait un portrait non moins sévère de la société coloniale blanche de Dakar dans les années qui ont précédé la première guerre mondiale.

Dans « Batouala », René Maran (Prix Goncourt 1921) peignait tout à la fois le monde de la forêt tropicale, envoûtant, sauvage, et animal, et les premiers méfaits de la colonisation dans ces sociétés africaines que bousculait sans ménagement la première administration coloniale.

Comment ne pas faire remarquer que la description des dérives et des abus qu’en faisait l’ancien fonctionnaire colonial ne fit non plus l’objet d’aucune censure, bien au contraire, puisque ce roman reçut, en 1921, le prix Goncourt ? C’est tout dire !

René Maran avait en effet acquis une petite expérience coloniale dans le bassin du Congo et de l’Oubangui-Chari, et il n’hésitait pas à écrire dans sa préface : « Tu bâtiras ton royaume sur des cadavres »

Le récit d’André Gide intitulé « Voyage au Congo » (1926) contient un mélange de descriptions touristiques, des paysages et des populations rencontrées, la relation des incidents de son voyage avec son compagnon photographe, Marc Allégret ; en pirogue sur les rivières de l’Oubangui Chari et du Tchad, quelquefois à cheval, ou à pied, ou encore en tipoye, c’est-à-dire en chaise à porteur.

André Gide voyageait le plus souvent avec le concours de l’administration coloniale, c’est-à-dire des administrateurs, gouverneurs, commandants de cercle, ou chefs de subdivision. L’auteur a l’habileté, le plus souvent, de joindre en annexe, les notes décrivant tels ou tels abus de l’administration coloniale, motivés le plus souvent par les méthodes d’exploitation humaine éhontée de grandes compagnies privées forestières.

Le plus étonnant dans son récit de voyage est la place qu’il accorde à ses lectures d’ouvrages littéraires très savants, à ses réflexions et citations, qu’il bivouaque ou navigue en baleinière. Peu de pages de ce carnet de voyage qui ne contienne aucune allusion au Gide, grand homme de lettres, comme en miroir !

En résumé, des « Carnets de route » qui restituent une certaine image touristique d’une partie de l’Afrique centrale, celle qui va du fleuve Congo au lac Tchad, dans la zone de l’Oubangui-Chari, à l’époque de son voyage.

Les deux autres récits, celui d’Albert Londres intitulé « Terre d’ébène » (1929) et celui de Jacques Weulersse intitulé « Noirs et Blancs » (1931) constituent, semble-t-il, une bien meilleure source de documentation et d’information sur l’Afrique des années 30.

Le journaliste Albert Londres nous fait partager ses impressions et appréciations du monde colonial africain français qu’il parcourut de l’Afrique de l’ouest à l’Afrique centrale.

Mais incontestablement, c’est le récit du géographe Weulersse qui nous en apprend le plus sur l’Afrique de l’époque, la française de l’ouest qui est déjà nettement distancée dans la voie de la modernisation par l’anglaise du même ouest, et la française centrale dont le développement économique se situait déjà à des années-lumière de l’Afrique centrale belge ou sud-africaine.

Avec le regard du géographe, il est possible de prendre la mesure des écarts gigantesques de développement qui existaient d’ores et déjà entre les colonies françaises et les anglaises, belges ou sud-africaines.

Le géographe décrit quasi-scientifiquement le système de recrutement et de sélection de la main d’œuvre qui est affectée à l’industrie minière d’Afrique centrale et d’Afrique du sud, les méthodes de discrimination et de contrôle qui sont pratiquées, en soulignant le racisme dans lesquelles elles baignent.

Le dernier roman, celui de George Orwell, intitulé « Une histoire birmane » (1934), inscrit son récit dans le même type de discours raciste, cette fois en Birmanie, une dépendance coloniale anglaise de l’Empire des Indes.

Il s’agit d’un roman intimiste qui met en scène dans un petit poste de la Haute Birmanie coloniale, quelques acteurs anglais, un médecin d’origine birmane que l’un de ses amis anglais veut faire entrer dans la fameuse institution coloniale anglaise qu’était le club, contre l’opposition violente et raciste des autres membres blancs du club.

Plus que le roman de René Maran, ce récit place le lecteur au cœur de la vie coloniale anglaise, alors que dans le cas de Batouala, c’est au cœur d’une tribu de l’Oubangui-Chari.

Extrait de textes par Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés