VI- Regards : « Un américain bien tranquille » de Graham Greene (1955)

VI – Regards

2- « Un américain bien tranquille »

Graham Greene (1955)

L’histoire racontée dans ce roman se passe en Indochine pendant la première guerre d’Indochine (1945-1954), principalement à Saigon, capitale de l’Indochine française, une ville de tous les plaisirs et de tous les vices, exacerbés par tous les trafics, les tours de passe-passe, les double, triple, et quadruple jeu des partenaires ou profiteurs de ce conflit, français, vietnamiens nationalistes ou communistes, chrétiens ou membres des sectes, chinois historiquement en embuscade économique et financière, avec en arrière-plan bien présent, des missions américaines.

            Ce roman a le mérite de mettre le lecteur dans l’ambiance de l’Indochine de l’époque, et sans doute dans une certaine familiarité avec l’état d’esprit des correspondants de guerre, de façon moins tonitruante que celle de Lucien Bodard, à la même époque.

            Il trace le portrait d’une Indochine déjà engluée dans cette guerre, que la France n’a pas les moyens matériels de la faire correctement, et pas encore pris la mesure d’une guerre populaire et révolutionnaire nouvelle qu’elle découvrait.

      Le personnage principal est un correspondant anglais, fumeur d’opium, et bon connaisseur de la vie vietnamienne, lequel vit en ménage avec une belle et gentille vietnamienne du nom de Phuong.

      Il fait la connaissance de Pyle, un Américain bien tranquille qui tombe amoureux de Phuong, et en fait son rival.

      Le portrait qu’en fait l’auteur est intéressant car il révèle un personnage idéaliste, sauveur de l’humanité, tout en étant un acteur des services secrets américains qui ont alors l’ambition de faite naître une « Troisième Force », échappant à la fois aux communistes et aux anciens colonialistes français.

      A l’occasion de la guerre d’Algérie, la France tenta également et vainement, de faire naître une « Troisième Force ».

      Je propose quelques extraits de ce roman :

     « Je commençai, tandis qu’il me regardait attentivement comme un bon élève, en lui expliquant la situation au nord, au Tonkin, où à cette époque les Français se raccrochaient au delta du Fleuve rouge qui contient Hanoi et le seul port du Nord : Haiphong. C’est le pays des rizières et lorsqu’approchait le moment de la moisson, l’annuelle bataille pour la possession du riz qui se déclenchait.

    Voilà pour le Nord, dis-je. Les Français peuvent tenir les pauvres diables, si les Chinois ne viennent pas soutenir les Viet-minhs. C’est une guerre de jungle, de montagnes et de marais, de rizières où l’on patauge avec de l’eau jusqu’aux épaules et où les ennemis disparaissent tout bonnement, enterrent leurs armes et s’habillent en paysans… Mais l’on peut pourrir confortablement dans l’humidité de Hanoi. Ils n’y lancent pas de bombes, Dieu sait pourquoi. On pourrait appeler cela une guerre régulière.

     Et ici dans le Sud ?

     Les Français contrôlent les routes principales jusqu’à sept heures du soir ; après cela ils contrôlent les tours de guet, et les villes, partiellement. Cela ne veut pas dire que l’on soit en sûreté, sans quoi il n’y aurait pas de grilles de fer devant les restaurants. » (p,31,32)

   Son ami Pyle :

     « L’idée me traversa même l’esprit qu’il s’était payé ma tête, et que la conversation avait été un déguisement compliqué et humoristique destiné à cacher son véritable dessein, car les commérages de Saigon prétendaient déjà qu’il appartenait à l’un des services qu’on appelle (si stupidement) secrets. Peut-être fournissait-il des armes américaines à une Troisième Force, la fanfare de l’évêque, tout ce qui restait de ces jeunes recrues apeurées et jamais payées…

    Les gens disent qu’il importe beaucoup de choses

    Quelles choses ?

     Des drogues, des remèdes…

    C’est pour leurs équipes de soins contre la conjonctivite dans le Nord. Peut-être. La douane ne doit pas les ouvrir. Ce sont des colis diplomatiques. Mais un jour, on a commis une erreur, l’homme a perdu sa place. Le premier secrétaire a menacé d’arrêter toutes les importations.

     Qu’y avait-il dans la caisse ?

     Du plastic

    Pourquoi ont-ils besoin de plastic ? Dis-je d’un ton détaché. » (p,95, 96)

     Au chapitre 2, à partir de la page 111, le romancier évoque longuement la secte caodaïste qui fut un des acteurs importants du conflit indochinois dans le Sud.

    « Au moins une fois l’an, les caodaïstes donnent une grande fête à Tanyin, leur Saint Siège, qui se trouve à quatre-vingt kilomètres au nord-ouest de Saigon…

    « Le caodaïsme, invention d’un fonctionnaire indochinois, est une synthèse des trois religions. Le Saint Siège est à Tanyin. Un pape et des femmes cardinaux. Prophéties par l’intermédiaire de la corbeille à bec. Saint Victor Hugo. Le Christ et Bouddha contemplant au plafond de la cathédrale une fantasia orientale de Walt Disney, dragons et serpents en technicolor… »

     « Le long de la route de Tanyin s’écoulait un flot rapide d’automobiles d’état-major et de CD, et sur les tronçons les plus exposés la Légion étrangère avait déployé des troupes de couverture dans la rizière. C’était toujours une journée d’inquiétude pour le haut commandement français et peut-être d’espoir pour les caodaistes, car pourrait-il y avoir une meilleure preuve incolore de leur loyalisme qu’une attaque où quelques visiteurs importants seraient tués aux confins de leur territoire.

     Tous les kilomètres, une petite tour de guet en pisé se dressait comme un point d’exclamation au-dessus des champs plats, et tous les dix kilomètres, il y avait un fort plus important, occupé par une section de légionnaires, de  marocains ou de Sénégalais….

    Fowler y retrouve Pyle, et ils rentrent tous les deux à Saigon, sauf qu’ils tombent en panne et qu’ils se réfugient dans une tour de guet :

   « Pas un officier français, dis-je n’aimerait passer la nuit seul dans une de ces tours avec deux factionnaires affolés par la peur…

    Dans ce décor « champêtre », les deux hommes dissertent longuement sur le colonialisme, la mission anticoloniale des Etats Unis, de ce qu’attendent les Vietnamiens des uns et des autres, Fowler ramenant son ami Pyle sur terre en évoquant le « plastic ».

     « Je ne sais pas pourquoi je parle politique. Ça ne m’intéresse pas. Je suis reporter. Je ne suis pas engagé.

     Vraiment pas ? Demande Pyle.

    Rien que pour entretenir la conversation, pour faire passer cette saloperie de nuit, c’est tout. Je ne prends pas parti. Je continuerai à faire des reportages quel que soit le vainqueur.

   Je laisse le soin aux lecteurs de ce roman la suite de cette aventure qui tourne mal pour les deux amis.

     Retour à Saigon, Fowler reçoit un pli :

   « Prière envoyer 400 mots arrière-plan effet départ de Lattre sur situation politique et militaire… »

     Plus tard :

     « Je laissai les affaires en cours entre les mains de Dominguez et je partis pour la Nord. A Haiphong, j’avais des amis dans l’escadrille Gascogne, et je passais des heures au bar de l’aérodrome, ou à jouer aux boules sur l’allée de gravier, juste devant. Officiellement, j’étais sur le front…

      Un matin, en ville, je buvais des cognacs-sodas au mess avec un jeune officier (le capitaine Trouin) qui brûlait du désir de voir la jetée de Southend, quand un ordre de mission arriva :

    Vous aimeriez venir ?

     Je répondis oui. Même « horizontal », un raid serait une façon de tuer le temps et de tuer mes pensées. Dans la voiture qui nous transportait au terrain d’aviation il me dit, cette fois, c’est un raid vertical.

     Je croyais qu’il m’était interdit…

   Tant que vous n’écrirez rien… Je vais vous montrer, près de la frontière chinoise, un bout de pays que vous n’avez sûrement pas encore vu. Près de Lai Chau.

  Je croyais que tout était paisible par-là, aux mains des Français ?

  Ca l’était. Ils l’ont pris voilà deux jours. Nos parachutistes n’en sont qu’à quelques heures. Nous voulons forcer les viets à tenir la tête cachée dans leurs trous jusqu’à ce que nous ayons repris le poste. Cela signifie qu’il faut piquer et mitrailler. Nous ne disposons que de deux appareils, dont l’un travaille en ce moment. Avez-vous jamais fait des bombardements en piqué ?

    Jamais

     C’est assez désagréable quand on n’y est pas habitué.

    L’escadrille Gascogne ne possédait que de petits bombardiers Maraudeurs B 26. Les Français les appelaient des « prostituées » parce qu’ à cause de leurs ailes très exiguës, ils n’avaient aucun moyen visible de sustentation. J’étais recroquevillé sur un petit siège de métal pas plus grand qu’une selle de bicyclette, les genoux appuyés contre le dos du navigateur. Nous remontâmes le fleuve Rouge, en prenant lentement de la hauteur et, à cette heure-là, le fleuve était vraiment rouge. C’était comme si nous avions reculé loin dans le temps… Puis nous fîmes un coude, à trois mille mètres, pour nous diriger vers la rivière Noire, vraiment noire, pleine d’ombres, hors de l’angle des rayons lumineux, et l’énorme et majestueux paysage de gorges, de rochers à pic et de jungles bascula brusquement et vint se dresser au-dessous de nous. On aurait pu lancer une escadrille sur ces étendues vertes et grises sans laisser plus de traces que quelques pièces de monnaies éparpillées dans un champ de blé. Au loin, devant nous, un petit avion se déplaçait comme un moucheron. Nous allions  prendre sa suite…

   Piqués, mitraillages, tirs au canon… « Les quarante minutes de patrouille m’avaient paru interminables…Je mis mes écouteurs pour entendre ce que me disait la capitaine Trouin.

      Nous allons faire un petit détour. Le coucher de soleil est merveilleux sur les « calcaires » Il ne faut pas que vous manquiez cela, ajouta-t-il aimablement comme un hôte signale  les beautés de son domaine.

     Et pendant une centaine de kilomètres nous volâmes dans le sillage du soleil au-dessus de la baie d’Along…

   Ce soir-là, Trouin insista pour que je fusse son invité à la fumerie, bien qu’il refusa de fumer lui-même…

   Le capitaine entre alors dans les confidences :

   « Je fumai ma première pipe…

     Le raid d’aujourd’hui, continua Trouin, ce n’est pas un des pires pour quelqu’un comme moi. Au-dessus du village, ils auraient pu nous descendre. Nous courions autant de risques qu’eux. Ce dont j’ai horreur, c’est du bombardement au napalm…

   Il ajouta, plein de colère contre un monde entier qui ne comprenait pas :

    Ce n’est pas une guerre coloniale que je fais. Pensez-vous que je me battrais de cette manière pour les planteurs de Terre Rouge ? J’aimerais mieux passer en conseil de guerre. Nous livrons toutes vos guerres, mais vous nous laissez la culpabilité…

    On a ses mauvaises heures. Les miennes ne viennent qu’avec le napalm. Le reste du temps je pense que je défends l’Europe. Et vous savez, les autres, ils font aussi des choses monstrueuses. Quand nous les avons chassés de Hanoi en 1946, ils ont laissé d’abominables vestiges, parmi leurs propres compatriotes, ceux de leurs compatriotes qui nous avaient aidés…

   L’absurdité de ce conflit :

     Vous êtes journaliste. Vous savez mieux que moi que notre victoire est impossible. Vous savez que la route de Hanoi est coupée et minée toutes les nuits. Vous savez que nous perdons une promotion de saint-cyriens par an. Nous avons failli être vaincus en 50. De Lattre nous a obtenu deux ans de grâce. Mais nous sommes des militaires de carrière et nous devons continuer à nous battre jusqu’à ce que les politiciens nous disent de nous arrêter. Alors, il est probable qu’ils se réuniront pour décider de conditions de paix exactement semblables à celles que nous aurions obtenues dès le début, et qui réduiront toutes ces années à l’état de pure absurdité. »; (p, 204 à 209)

    De retour à Saigon, notre reporter bavarde avec Vigot, le chef de la police à Saigon, lequel aperçoit un livre de York Harding sur une étagère de son appartement :

     « Qui est ce York Harding ?

      C’est l’homme que vous cherchez, Vigot. Il a tué Pyle… de loin.

     Je ne comprends pas.

    C’est une sorte de journaliste d’une espèce supérieure… on les appelle les correspondants diplomatiques. Il s’empare d’une idée, ensuite il déforme toutes les situations pour les adapter à son idée. Pyle nous est arrivé imprégné de l’idée conçue par York Harding. Harding a séjourné ici une semaine, une seule fois en allant de Bangkok à Tokyo. Pyle a commis l’erreur de mettre cette idée en pratique. Dans son livre, Harding parle d’une Troisième Force. Pyle en a formé une … avec un petit bandit de pacotille, suivi de deux mille hommes et de deux tigres apprivoisés. Il s’y est trouvé engagé. » (p,226)