« Dans le secret des archives britanniques
L’histoire de France vue par les Anglais 1940-1981 »
François Malye
Kathrin Hadley
Chez Calmann-Lévy
&
Lecture critique
Ou la décolonisation française racontée par deux journalistes, l’une de nationalité anglaise, l’autre de nationalité française
Les textes en gras sont de ma responsabilité
Dans l’introduction, les deux auteurs donnent le ton, en écrivant qu’ils ont l’ambition de raconter, à partir de sources britanniques secrètes de nature diplomatique, l’histoire de France, telle que racontée par ces sources, avec deux objectifs principaux, la période de la deuxième guerre mondiale, et la décolonisation.
« Deuxième période privilégiée : la décolonisation. Ce qui s’apparente à une retraite en bon ordre pour les Britanniques tourne à la catastrophe pour la France qui inscrit dans son histoire une page noire que deux chiffres terribles suffisent à résumer : 75 000 soldats sont morts en Indochine et en Algérie, ainsi que 800 000 Vietnamiens et Algériens, terrible bilan qui marque une différence difficilement contestable entre les politiques menées par nos deux pays. Si les Britanniques ont très vite pris conscience du fardeau qu’était l’empire, les Français restent aveuglés par leur ambition messianique et leur vision émancipatrice de la colonisation qui au final, mèneront la IV° République à sa perte… » (page 10)
Une citation intéressante pour au moins deux raisons :
La première a naturellement trait à une formulation un peu trop caricaturale des décolonisations comparées anglaise et française.
Quid des millions de morts de l’indépendance de l’Inde en 1947 ? Des révoltes de Malaisie, du Kenya, de la Rhodésie, des héritages « Colour Bar » de l’Afrique du Sud ?
En ce qui concerne l’Inde, il vaut mieux se reporter au jugement de l’historien indien Sanjay Subrahmanyam qui écrit dans une des pages de son livre intitulé « Leçons indiennes – Itinéraires d’un historien » :
« Le sous-continent indien et la région israélo-palestinienne partagent la même triste histoire : celle du départ expéditif et lâche des Britanniques dans un moment de brutale partition, celle de la guerre qui suivit immédiatement et d’un conflit persistant plus de six décennies plus tard. » (page 321)
« Ambition messianique » de la France sûrement, rêve d’une assimilation impossible, alors que la Grande Bretagne n’avait jamais eu l’ambition de traiter les sujets d’un empire comme des citoyens, et dans un empire qui, à la différence du français, n’était pas un « fardeau ».
Comment les Anglais auraient géré la question de l’Algérie, alors qu’une population d’origine européenne importante y habitait, sans commune mesure par exemple avec celle du Kenya ou de Rhodésie, deux territoires coloniaux au sein desquels des minorités de colons dominaient la population noire ?
La deuxième raison a trait à la méthode de lecture des sources et à la présentation résumée qui est faite de l’ensemble des épisodes exploités.
Il est difficile de ne pas interpréter cette méthode comme la volonté de démontrer successivement tout le bien qu’il faut penser de la décolonisation britannique par rapport à la décolonisation française.
Quelques chiffres pour situer les enjeux d’histoire : les chapitres consacrés à la décolonisation ne sont pas nombreux, et sur les 400 pages de texte, ils représentent une centaine de pages, dont la moitié concerne directement ou indirectement la guerre d’Algérie, comme si la question algérienne avait été l’alpha et l’oméga de la décolonisation.
Massacres en Algérie (page 120)
En ce qui concerne l’Algérie, les auteurs relèvent dans leur résumé de présentation :
« Nos attitudes très différentes vis-à-vis de nos territoires coloniaux pourraient créer des tensions entre nos deux pays, note ainsi un diplomate du Foreign Office, dès la 28 février 1945 (…) car tandis que nous encourageons le développement politique des autochtones dans nos colonies, en vue de leur ultime indépendance, les Français en Afrique du Nord et de l’Ouest ne cachent pas leur hostilité à l’égard du nationalisme des habitants. Le but des Français n’est pas l’émancipation, mais l’assimilation et de faire de leurs territoires coloniaux une partie intégrante da mère patrie. » ( Massacres en Algérie, 1945, page 120)
Il est difficile de ne pas voir dans un tel résumé une vision par trop simpliste du sujet notamment sur le nationalisme existant alors en Afrique de l’Ouest, et sur les intentions de la France visant à « faire de leurs territoires coloniaux une partie intégrante de la mère patrie. »
Il convient de noter que cette source tire en grande partie son origine d’une autre source américaine.
Le nationalisme de l’Afrique de l’Ouest était dans les limbes, et la Deuxième Guerre mondiale avait scellé cette folle ambition d’assimilation coloniale, qui le plus souvent et pour les spécialistes du terrain, avait mué en ambition d’association.
1947 : Révolte à Madagascar (page 143)
« Le mardi 1er avril 1947, un télégramme tombe sur les bureaux du Foreign Office à Londres : durant la nuit du samedi au dimanche, Madagascar, le « Grande Île », s’est révoltée. La dépêche, au texte hésitant, est signée de Peter Ivan Lake, consul Britannique à Tananarive, appelée aussi Antananarivo… »
« Le 28 juin, Lake envoie une lettre au Foreign Office… Lake conclut en une formule qui vaudra pour tous les conflits à venir dans l’Empire français. Ici se trouve l’une des principales contradictions de la politique coloniale, en théorie si magnanime, mais en pratique souvent cruellement répressive…Il fallait faire un exemple. Afin que les autres possessions françaises de par le monde ne soient pas tentées de suivre l’exemple des rebelles indochinois ou malgaches. » (page 145)
Notons simplement que Marius Moutet, le ministre de la France d’Outre- Mer, lequel donna le « la » de la répression à Madagascar fut un des grands dignitaires du Parti Socialiste, et qu’à l’époque du Front Populaire, en 1936, il s’illustra par son immobilisme en matière d’attribution de la citoyenneté française aux milliers de Malgaches évolués, qui l’auraient mérité, dont Monsieur Jacques Rabemananjara, si je me souviens bien.
Diên Biên Phu (page 173)
« Avril 1954 : l’issue de huit années de guerre en Indochine se joue ans une cuvette du Haut Tonkin, au nord-ouest du Vietnam. 14 000 soldats du Corps expéditionnaire français en Extrême Orient (CEFEO) qui ont investi le site de Diên Biên Phû afin d’y constituer un verrou imprenable sont pris au piège. Le général Giap a réussi l’impossible : faire hisser, pièce par pièce, son artillerie au sommet des collines qui surplombent la position. « Qui tient les hauts tient les bas », c’est en vertu de l’adage du maréchal Vauban que, depuis le 13 mars, la garnison pilonnée par les obus du Vietminh, mène un combat désespéré et perdu d’avance. Qu’attendent les Alliés, Américains et Britanniques pour intervenir ?
Les Américains y sont largement favorables. Moins pour aider la France que parce qu’ils sont résolus à partir en croisade contre la menace communiste qui risque d’emporter toute l’Asie du Sud-Est s’étendant à la Thaïlande, la Birmanie et la Malaisie…(page 173)
Le 21 avril 1954, Anthony Eden, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, qui subit les assauts incessants de Foster Dulles, son homologue américain, pour intervenir, reçoit le rapport d’un spécialiste de ce conflit, le lieutenant général Sir Charles Loewen, commandant de l’armée en Extrême Orient « qui a récemment fait une visite en Indochine » et arpenté la base de Diên Biên Phû au moment des premiers combats. « C’est maintenant une guerre civile, Vietnam contre Vietminh, nécessitant un commandement de guerre civile et une organisation politico-militaire adaptée au problème, tels qu’ils ont été nécessaires pour faire face à la crise en Malaisie… »
Les Anglais refuseront d’intervenir en Indochine :
« Une position ferme que Churchill confirme deux jours plus tard en recevant l’ambassadeur de France, René Massigli : « Ne comptez pas sur moi (…) J’ai subi Singapour, Hongkong, Tobrouk. Les Français subiront Diên Biên Phû. » (page 176)
L’exemple de Malaisie n’est pas une bonne comparaison avec l’Indochine, car la Malaisie n’avait pas de frontière commune avec la Chine communiste, ce qui n’empêcha pas d’ailleurs les Etats Unis de remplacer les Français dans un long conflit à l’issue tout aussi incertaine.
Il est intéressant de noter qu’en Algérie, la France s’est inspirée des méthodes de contre-insurrection anglaises utilisées avec succès en Malaisie, sans trop de scrupules d’humanité, alors qu’à la différence de l’Algérie, les Anglais avaient plus l’ambition de sauvegarder des atouts économiques (le caoutchouc et l’étain) qu’une population comparable à celle des Français d’Algérie n’existait pas, puisqu’il s’agissait essentiellement de Malais et de Chinois.
« Kamerun », un titre qui rappelle naturellement l’histoire de la colonie allemande placée après la Première Guerre mondiale sous la tutelle de la SDN, puis de ONU, des Anglais et des Français, donc un statut sous contrôle international, comme celui du Togo.
Les deux journalistes résument l’histoire de la révolte de l’UPC (années 1950-1960) contre la puissance coloniale en écrivant « Car c’est dans ce pays d’Afrique, comme en Algérie, que se met en place l’ « école française de la contre-insurrection », comme l’expliquent les auteurs du remarquable ouvrage « Kamerun ».
Je laisse le soin aux spécialistes de nous dire s’il y a eu une filiation effective entre les deux stratégies de contre-insurrection en Algérie et au Cameroun dont les situations coloniales étaient complètement différentes, et à mon avis, non.
Les auteurs écrivent :
« Pourquoi le Cameroun britannique n’a-t-il pas connu la même agitation que les territoires français pourtant si proches ? C’est toute l’histoire de la décolonisation des deux pays qui est posée ici. Les Britanniques ont rapidement compris que les colonies étaient un fardeau économique et ne pouvaient être conservées ou maîtrisées. L’éloignement et la taille du Kenya ou de l’Inde rendaient tout recours à la force impossible. La différence est également idéologique. Les Britanniques n’ont jamais vu dans la colonisation une « mission civilisatrice »comme les Français. Enfin, l’empire, de Brazzaville à Alger, capitale de la France libre, a été au cœur de la reconquête du pays durant le second conflit mondial…
Les relations entre les deux pays au sujet du Cameroun vont se compliquer après l’échec de l’expédition de Suez en décembre 1956 (voir chapitre « Le piège de Suez ») le véritable point de divergence entre les deux façons de gérer les empires. Concernant le Cameroun, elles n’ont de toute façon jamais été faciles en raison de la différence de politique menée sur le terrain : « Le contraste entre le progrès et la liberté politique dans les Cameroons britanniques et français est une source d’irritation permanente », écrit le Britannique M.Ryvie… » (page 188)
Curieuse façon d’écrire l’histoire : fardeau colonial pour les Britanniques ? La Malaisie était par exemple riche en étain et en caoutchouc.
Eloignement et taille du Kenya, deux facteurs qui n’ont pas empêché les Anglais d’y lutter contre les Mau Mau ?
En ce qui concerne le Cameroun britannique, de petite superficie par rapport au Cameroun sous mandat français, il disposait d’une administration calquée sur celle de la Nigéria, sorte de protectorat au nord avec les émirats de l’ancien Bornou (de Rabah), et administration directe au sud.
A la suite de l’indépendance du Cameroun français en 1960, un référendum fut organisé dans le territoire sous mandat anglais, et les territoires du nord refusèrent dans un premier temps de rallier l’ancien Cameroun français.
Pour la petite histoire, les Anglais distribuèrent des bicyclettes pour encourager les électeurs des territoires du nord à refuser la solution de l’unification.
Suez en 1956 : « Le véritable point de divergence entre les deux façons de gérer les empires » ?
Lecture étrange de l’histoire : « Les Britanniques qui considèrent déjà l’empire comme un fardeau économique, choisissent de se replier pour ne pas attiser les feux de l’indépendance qui couvent partout dans le monde. » (page 205)
Vraiment ? Alors que ce sont les Anglais qui poussaient à la roue, entre autres pour sauver le canal de Suez qu’ils avaient anglicisé, au détriment des Français, et que c’est le gouvernement anglais qui s’est dégonflé en cours de route sur la pression du Président Eisenhower ?
Le chapitre consacré à « Le piège de Suez » (page 204 à 213) n’en apporte pas la démonstration.
Je préfère le compte-rendu, historique, celui-là, qu’en a fait Robert Murphy dans son livre « Un diplomate chez les guerriers » (Robert Laffont), chapitre XXVI « La crise de Suez (1956) » (page 395 à 414)
Une des questions majeures qui pourrait être posée est celle du choix de la date de cette opération : l’opération fut lancée le 31 octobre 1956, alors que l’URSS était en face de l’insurrection du peuple hongrois qui avait débuté quelques jours auparavant.
A la vérité, et dans la lecture de ce livre, je préfère les anecdotes sur la vie politique française, quelques-uns des jugements de diplomates anglais sur De Gaulle, Mitterrand, Chaban-Delmas, ou Pineau, ou enfin le tour de France de l’ambassadeur du Royaume Uni Sir Olivier Harvey au printemps 1950 qui jugeait le journal Le Monde « le principal apôtre du défaitisme, le journal Le Monde » (page 167), ou qui s’extasiait sur le souvenir que les habitants du Sud- Ouest avaient conservé de l’histoire anglaise :
« Ici, à ma grande surprise, l’ « occupation » est synonyme de l’occupation anglaise, et on en parle encore aujourd’hui.» (favorablement bien sûr, comme indiqué dans son rapport)
En résumé, il s’agit d’un livre dont l’intérêt est tout à fait limité, en tout cas en ce qui concerne la décolonisation, farci d’erreurs et de jugements partisans à l’emporte- pièce, qui utilise comme appât son titre : « Dans le secret des archives britanniques »
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés