Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local

1850-1900 : au Soudan, avec Samory, Almamy, en Annam, avec Than-Taï, Empereur d’Annam, à Madagascar, avec la Reine Ranavalona III

            A la différence du Royaume Uni, la République Française n’a pas cru bon de respecter les institutions de gouvernance politique ou religieuse de nature très variée qui existaient dans ses colonies, bonnes ou mauvaises à ses yeux, qu’il s’agisse de l’Afrique, de l’Indochine ou de Madagascar.

       Je serais tenté de dire qu’une partie, une partie seulement, des difficultés que connaissent encore aujourd’hui certaines des anciennes colonies françaises procèdent de cette  conception républicaine de gouvernance centralisée à ambition universaliste mise en œuvre par les proconsuls qu’étaient les gouverneurs généraux et les gouverneurs, sur le modèle napoléonien de la métropole.

      Je ne suis pas sûr que la solution de l’administration coloniale directe telle qu’elle fut pratiquée outre-mer ait toujours été une bonne solution, même si concrètement cette administration n’aurait jamais pu y subsister sans s’appuyer sur les réseaux de pouvoir traditionnels, c’est-à-dire grâce au truchement. Dans beaucoup de cas, l’administration directe fut une fiction.

        Le truchement fut la solution administrative concrète qui permit d’agir à l’ombre des structures et superstructures bureaucratiques de  type centralisé des colonies.

       Il est évident qu’au moment de la décolonisation, ce fut évidemment un choc, faute de pouvoir s’appuyer sur des peuples prêts à accueillir la démocratie, compte tenu du patchwork religieux, culturel, et ethnique qui était le leur, et de la disparition de leurs anciens régimes politiques.

        Faute pour eux de pouvoir tirer profit de traditions de pouvoir religieuses et culturelles encore solidement ancrées dans la population, l’histoire postcoloniale a mis en évidence la recherche de nouveaux leaders par ces peuples !

        Une fois indépendants, et en raison du succès mitigé des processus de démocratisation en cours, la plupart de ces pays sont allés de crise en crise, sans doute parce que la démocratie à l’occidentale était soit prématurée, soit inadaptée aux cultures locales de ces pays et aux modes de gouvernance auxquels leurs habitants étaient habitués.

       Ce que ce qu’on a appelé récemment les « printemps arabes » ne relèveraient-ils pas de la même erreur d’analyse des contextes historiques, ce qu’il conviendrait d’appeler nos œillères historiques, et peut-être démocratiques ?

    Nous proposerons donc d’illustrer cette problématique historique dans  trois cas, avec l’Almamy Samory, dans le bassin du Niger, la reine Ranavalona III à Madagascar, et Than-Thaï, l’Empereur et « Fils du Ciel » d’Annam en Indochine.

      Comme nous le verrons, le contexte colonial n’était pas du tout le même en Afrique, en Indochine, ou à Madagascar.

       Il faut avoir lu des témoignages historiques de cette époque pour apprécier les perceptions religieuses et culturelles d’un rôle quasi-divin qu’avaient les Annamites ou les Malgaches à l’égard de leur Empereur, Fils du Ciel, ou de leur Reine, dans un halo de croyances, de superstitions, et de soumission.

      A titre documentaire, nous citerons un échantillon de ce type d’état culturel au Tonkin, avec l’histoire de l’Enfant du Miracle que nous avons contée dans le livre « Confessions d’un officier des troupes coloniales-Marie Etienne Péroz »

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      Jusqu’à la fin du XIXème siècle, l’Afrique était largement inconnue, et  dans sa partie ouest, seules ses côtes étaient un peu fréquentées par des bateaux venus d’Europe, car la barre rendait difficile les accostages.

      Comme l’avait noté le géographe Richard Molard, l’Afrique souffrait de son immense continentalité.

      Lorsque les Français se mirent dans la tête de partir à la conquête de ces territoires, les troupes coloniales découvraient une Afrique très morcelée, constituée d’une myriade de peuples, de cultures, de langues et de croyances.

        Après avoir lu de très nombreux récits d’explorations ou de campagnes militaires, je me suis très souvent demandé pourquoi la France s’était engagée dans de telles aventures, alors que les terres conquises n’avaient pas beaucoup d’intérêt économique, à la différence des territoires africains conquis par les Anglais, tels que la  Nigeria ou le Ghana actuel.

      Au fur et à mesure de leur pénétration, ces troupes affrontèrent successivement des rois, mais surtout des Almamy de religion musulmane qui défendaient ou s’efforçaient d’arrondir leurs territoires, souvent d’ailleurs au prix de guerres intestines.

       Tel fut le cas du sultan Samory que la France affronta au cours de la montée des troupes coloniales vers le bassin du Niger tout au long des années 1885-1900.

    Samory, comme le sultan Ahmadou plus à l’est, menait une guerre permanente avec les royaumes bambaras du même bassin.

            Sur le fleuve Niger, la France fit la guerre aux rois et aux sultans qui s’opposaient à la conquête française, notamment aux sultans Hadj Omar, Ahmadou, et Samory qui avait réussi à fonder un grand empire, unième tentative d’unification territoriale dans cette zone géographique marquée alors par un patchwork de dialectes, de croyances, et de coutumes, un patchwork qui dure encore.

            Aussi bien au Ghana, l’ancienne Côte d’Or, qu’en Nigeria, les Anglais laissèrent en place les pouvoirs traditionnels, le chef des Ashantis au Ghana, et les émirs du Sokoto et de Kanem en Nigéria.        

            En Afrique occidentale, quelques officiers ne partageaient pas la conception de prise en charge politique directe, qui consistait à se substituer aux rois ou sultans qui gouvernaient alors ces territoires.

            Dans les années 1880, le colonel Frey et le lieutenant Péroz faisaient partie de cette petite cohorte, dont le regard était beaucoup plus lucide que celui des nombreux ministres de la Marine et des Colonies qui eurent la responsabilité des conquêtes coloniales, laissant les événements marcher selon le propos de l’un d’entre eux, les décisions étant, soit prises sur le terrain, soit à Paris, par des experts, le plus souvent des officiers de marine..

            A lire les nombreux récits et témoignages de l’époque, rares étaient ceux qui dans le monde politique auraient peu définir ce qu’était un protectorat par rapport à un régime colonial d’administration directe.

            Un seul exemple, celui d’un ministre qui fut un des plus grands colonialistes de cette époque, Hanotaux, lequel s’illustra dans la conquête de Madagascar en 1895, et dans l’affaire de Fachoda, en 1898.

       Sa doctrine fut on ne peut plus fluctuante pour savoir si la France devait établir un protectorat dans la Grande Ile malgache ou mettre en place une administration directe, ce que fit Gallieni, comme nous le verrons.

        Commandant du Soudan français en 1885, le colonel Frey avait tenté d’amadouer indirectement l’Almamy Samory en tentant de « franciser » Karamoko, son fils préféré. Dans ce but, il organisa un voyage dans notre pays, en vue de le convaincre, par l’intermédiaire de son fils, qu’il était possible de nouer une alliance fructueuse avec la France, ce qui ne fut pas le cas.

       Dans le livre « Les confessions d’un officier des troupes coloniales Marie  Etienne Péroz », j’ai consacré le chapitre 8 à cet épisode historique, sous le titre :

« 1886, le voyage extraordinaire en France de Karamoko, fils préféré de Samory, une occasion manquée »

       Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés

« Situations coloniales », avec le regard de voyageurs romanciers et géographes – 4ème Partie

« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers et géographes

Années 1905- 1931

La 3ème Partie a été publiée le 2 juin 2015

4ème Partie

II – Les scènes coloniales

« Noirs et Blancs » A travers l’Afrique nouvelle –De Dakar au Cap de Jacques Weulersse (1931)

A la différence des récits précédents, œuvres romanesques ou reportages de presse, ce dernier reportage était le fruit d’un travail de spécialiste, d’un esprit formé à l’observation, celle d’un géographe.

Avec Jacques Weulersse, nous parcourons les scènes de l’Afrique coloniale des années 30, et nous en découvrons à la fois l’extrême variété, les inégalités phénoménales de richesse et de développement qui existaient déjà entre le Soudan français, la Nigéria du nord avec la grande ville qu’était déjà Kano à plus de mille kilomètres de la côte, et l’explosion minière, industrielle, et urbaine qui affectait l’Afrique centrale belge et sud-africaine, déjà un autre monde.

Jacques Weulersse donnait également la parole aux acteurs de la scène coloniale française, anglaise ou belge, et ces conversations illustraient clairement les conceptions très différentes des colonisateurs.

Au Soudan 17 février, faute d’autres acteurs, le géographe rencontrait inévitablement un « Commandant », à l’exemple d’un de ses prédécesseurs, Albert Londres.

Le géographe décrivait les écoles et les routes et faisait écho au propos du « Commandant » :

« Vous passez ici ; vous avez votre auto, les routes sont bonnes, larges et sûres. Aux Arrêts, vous parlez savamment politique ou économie, droit de vote, écoles, arachides ; coton, voies ferrées, mise en valeur, rendements à l’hectare, amélioration du cheptel et le reste. Mais tout cela n’est qu’un placage d’Europe. Le vrai Soudan, vous venez de le voir. Votre impeccable chauffeur et mon digne interprète, tous deux j’en suis sûr, bien qu’ils ne l’avoueraient pour rien au monde, sont là-bas dans la foule qui délire au son des tambours. Ce n’est pas en vingt ans que l’on change l’âme d’un peuple. Allez, la vieille Afrique Noire demeure, et pour longtemps encore. Terre légendaire des sortilèges meurtriers et des charmes irrésistibles, elle garde bien son peuple. » (p,23)

La forêtà Bouaké, 23 février, en Côte d’Ivoire, le propos d’un industriel, l’un des premiers d’une espèce plutôt rare :

« Trois camps de partenaires : les colons blancs, les chefs noirs, et les pauvres diables de nègres ; un arbitre : l’administration ; et pour théâtre, l’obscure forêt, l’étincelante lagune, ou la brousse, tour à tour marais verdoyant ou savane poudreuse…. »

A titre d’’exemple, la production d’arachide, ou ce qui se passait :

« Vient la récolte : le chef à nouveau sert d’intermédiaire. La tentation est trop forte : il se mue en trafiquant ; c’est lui qui vend la récolte, empoche l’argent. Bien peu en revient au malheureux cultivateur, qui n’ose se plaindre : n’est-ce pas pour la « part du Blanc » qu’il a travaillé ? Et la « part du Blanc » fut- elle jamais payée ? Quant aux chefs, s’ils sont habiles, ils peuvent bientôt « gagner camion ». Comme l’appétit vient en mangeant, les voilà tout prêts à recommencer de plus belle l’année suivante, à exiger de leurs « sujets » de nouveaux et plus lourds travaux, toujours sous le même terrible prétexte : « ordre du Commandant », « part du Blanc ».

La production augmente, les affaires marchent, le « Commandant » reçoit de l’avancement, et nos journaux coloniaux triomphent ; mais, par un singulier retour des choses, c’est bien une sorte de servage économique que nous rétablissons, le servage que nous étions venus abolir…(p,28)

Le géographe passait sur « LA CÔTE DES ESCLAVES », par Porto Novo, pour se rendre en Nigéria, la grande colonie anglaise, une cité côtière anémique comparée à la grande cité de Lagos qu’il décrivait :

« Voici maintenant le large pont qui enjambe la lagune et unit Lagos à ses annexes : Ido terminus de la voie ferrée ; Ebutte- Meta sur la terre ferme, avec ses usines et ses grands ateliers ; Agapa le port en eau profonde. Plus un seul Blanc ici : du maigre mendiant assis dans la poussière et absorbé par le soin de sa vermine, au gros marchand roulant auto, absorbé par ses affaires, tout est nègre 100 p.100. Et pour la première fois, je vois se dessiner l’image d’une cité noire, non plus d’une cité du passé comme Abomey ou Tombouctou, mais d’une métropole de l’avenir, où le Noir maître de ses destinées, aurait adopté notre civilisation à son génie propre, à son climat, à son pays. » (p,57)

Le géographe se rendait alors à Kano la grande capitale d’un des Etats musulmans du nord de la colonie, en passant par Ibadan, où il faisait partager ses conversations sur la colonisation anglaise comparée à la française, dans le chapitre intitulé « Ibadan et la colonisation anglaise »

15 heures, Ibadan. – Mr B…, haut fonctionnaire anglais m’emmène dans sa voiture à travers la ville… la découverte de la ville, la cité anglaise, la cité indigène :

« A l’autre bout de la cité indigène, champ de courses, golf, terrains de cricket et de tennis, sports sacrés de la race que l’Anglais emporte religieusement partout avec lui, comme le Romain ses dieux tutélaires, pour y sacrifier journellement en tous lieux… Tout ce qu’Ibadan compte de hauts fonctionnaires est là, jambes, bras et têtes nues malgré l’ardeur du soleil – mais 5 heures ont sonné !-… »

A la même heure à Porto Novo, Abidjan, Bamako. – Sur la véranda, devant les grands verres d’apéritifs, cancans, médisances et théories vont leur train ; l’on parle, l’on discute, l’on s’échauffe… On parle des voisins, des rivaux, des anglais : « Ce sont de grands enfants… Ils n’ont point de cerveaux, des muscles seulement… « (p,63)

Kano ou les Emirats musulmans, 29 mars

« Kano, capitale de l’émirat du même nom, et terminus du chemin de fer, à plus de 1 100 kilomètres de Lagos, bien que faisant partie de la Nigéria anglaise, possède un « Campement français ». C’est par là que passent les fonctionnaires de notre colonie du Niger : Zinder est à quelques heures d’auto de Kano lui-même, par les trains express, n’est qu’à quarante- deux heures de Lagos. C’est donc un voyage facile, comparé à celui qu’il faudrait faire à l’intérieur du Dahomey. Le gouvernement anglais nous a même permis des transports militaires, et c’est l’autorité militaire française qui dirige le « Camp ». – Entre des murs bas, une vaste cour sans arbres, brûlée de soleil ; tout autour, de pauvres bâtisses en banco » (boue et boue séchée), une série d’alvéoles monacales ; pour tout mobilier, un lit de sangle, une table, une chaise, le tout boiteux ; une porte qui ne ferme pas ; sol de terre battue, couverture de tôle ondulée, qui crisse et ferraille sans fin sous les serres de vautours sans nombre ; et 40 ° de chaleur la nuit comme le jour, car les matériaux et le style choisis réalisent à merveille l’idéal du « four à soleil ».

A quelque distance, de larges avenues, de gais bungalows, des arbres, de l’ombre de la fraicheur : c’est le quartier des officiels anglais. » (p,70)

Kano, dimanche de Pâques…

« Mais Tombouctou, n’est plus que l’ombre d’un grand nom ; Marrakech, Tripoli et Khartoum ont perdu leur mystère : Kano reste elle-même. Grâce à son isolement et de par la politique anglaise ; elle a gardé ses lois, ses rites et sa puissance ; son émir règne sur plus de 2 millions de sujets, et ses fauves murailles en interdisent encore le séjour à tout infidèle.

Kano est une des forteresses de l’Islam… » (p,72)

Le géographe décrivait cette immense cité, son marché, son quartier aristocratique, la ville indigène et rapportait la conversation qu’il avait eue avec le « District Officer », adjoint au Résident :

« Notre politique ici fut simple, extraordinairement simple : ne pas toucher aux organismes indigènes, les laisser faire, disparaître derrière eux, suggérer plutôt qu’ordonner ; faire administrer, mais ne pas administrer nous-même. Economie d’hommes et d’argent : la province de Kano possède plus de 2 300 000 habitants et vous pouvez compter les fonctionnaires anglais presque sur vos doigts… Surtout, nous avons rejeté le mythe dangereux de l’assimilation. Nous nous refusons à apprendre notre langue aux indigènes… Nous nous refusons à en faire des singes d’européens…. Ici, nous avons été des conservateurs, et pourtant regardez, ajouta-t-il en m’entrainant vers la véranda, nous avons créé cela. »

Sous mes yeux, au cœur du Soudan, c’est le calme confortable du quartier officiel, une grande gare de marchandises encombrée de wagons, tout un quartier commerçant avec ses factoreries, ses entrepôts et ses camions. »

Commentaire et parenthèse historique :

Un premier commentaire entre la scène coloniale de la Nigéria du nord et le Soudan ou le Niger français de la même époque : aucune des capitales de ces deux colonies, Bamako ou Niamey, ne soutenait la comparaison avec Kano, aussi bien dans leur rayonnement culturel que dans la modernité qui était à présent celle de la capitale de l’émirat.

Un deuxième commentaire : la gestion de l’émirat de Kano illustrait bien le modèle de gestion indirecte, l’« l’indirect rule » que prônait Lugard, et que nous avons déjà analysé dans d’autres textes.

Une parenthèse historique que nous renvoyons en fin d’analyse sur la situation étrange de ce fameux « Camp » de transit français vers Zinder, le témoin historique, pour ne pas dire l’échec d’une politique coloniale qui avait l’ambition de tracer une ligne continue entre le Niger et le Tchad, qu’un accord franco-anglais de 1890 avait entériné, c’est-à-dire l’impossibilité pour la France de disposer d’une ligne de communication sécurisée et viable entre les deux territoires.

Dans le livre « Confessions d’un officier des troupes coloniales » (chapitres 22 et 23), que nous avons consacré au colonel Péroz, nous avons analysé longuement ce type de sujet, car cet officier fut un des grands acteurs de cet épisode de notre histoire coloniale.

Le géographe en Afrique Centrale

L’Afrique basculait dans un autre monde, celui d’un capitalisme cosmopolite et sauvage, une sorte de répétition du premier âge du capitalisme européen de la fin du dix-neuvième siècle.

C’est sans doute dans la deuxième partie du voyage que se marquait véritablement la coupure, le fossé qui existait entre le stade de développement de l’Afrique de l’ouest et celui de l’Afrique centrale et du sud, car le lecteur entrait alors dans un autre monde, celui d’un capitalisme sauvage, cosmopolite qui faisait surgir de terre cités nouvelles, usines, mais aussi des « camps » de travail.

Le géographe passait tout d’abord par le chantier du Congo Océan, toujours en cours, et ne pouvait que confirmer les observations d’Albert Londres :

Le Directeur du chantier :

« Que voulez-vous ! Nous sommes ici les maîtres. Il faut tirer quelque chose de ce pays ; ou bien l’abandonner, en plaquant sur toute l’A.E.F un grand écriteau avec « Pays à vendre ou à louer ».

Pourquoi travailler ici ? Vous souvenez-vous de Tacite dépeignant les horreurs de la forêt Hercynienne avec ses marais infranchissables, son silence et sa sinistre horreur qui glaçait les légions ? C’est là que s’élèvent Berlin et l’Allée des Tilleuls, « Unter den Linden », dont je vous parlais tout à l’heure…

Cela vaut-il les cadavres que nous accumulons ? Je ne veux point juger. Le portage aussi en a semé pas mal tout le long des pistes africaines. Et ce qu’il y avait avant notre arrivée ne valait pas mieux : guerres, razzias, famine chronique, anthropophagie, et par-dessus tout cela, la terreur sans nom des superstitions et des féticheurs. Il n’y a pas bien longtemps encore, dans un poste voisin, cinq de nos miliciens ont été proprement tués et mangés par ces bons sauvages. » (p,107)

Le géographe plongeait alors dans le nouvel univers de l’industrie minière et de l’explosion urbaine du Kassaï.

A Tchikapa« une vraie ville », au Kassaï, il faisait alors connaissance avec la toute-puissance de la Forminière et ses mines de diamant.

« Une lourde croupe herbeuse vient mourir au confluent. En face, sur la hauteur, les baraques de la « Forminière » – Société internationale forestière et minière du Congo – type achevé de ces puissantes organisations capitalistes qui ont fait le Congo Belge. Tout le long de la grande allée de manguiers s’échelonnent les maisons des agents blancs, vastes, solides, entourées de jardins. Plus bas, massifs, les bureaux puis les ateliers, les magasins, l’atelier de piquage des diamants, et tout en bas, au bord du fleuve, la Centrale électrique. Sur l’autre rive, les campements des travailleurs indigènes, où s’allument déjà les feux du soir. Devant ma porte, c’est un défilé de boys, d’ouvriers, de camions, de voitures.

L’ingénieur qui me pilotera demain sourit de mon étonnement. N’est-ce point là un spectacle un peu imprévu, au cœur de l’Afrique Centrale, en cette province ignorée qui s’appelle le Kassaï ?…Travailler dans de pareilles conditions suppose une masse de capitaux extraordinaire ; et pour les attirer, des conditions extraordinaires elles aussi, des privilèges quasi régaliens. Ici, la Forminière est presque souveraine. Nul ne peut entrer sur son territoire sans une autorisation écrite ; elle a ses frontières, sa flotte, ses routes, son chemin de fer, sa main d’œuvre, j’allais presque dire ses sujets.

Tout lui appartient, depuis le champ d’aviation sur lequel vous avez atterri jusqu’à l’assiette dans laquelle on vous servira tout à l’heure ; jusqu’au bœuf même que vous y mangerez. Car il a fallu créer des fermes pour nourrir tout le personnel : songez que la compagnie emploie plus de 15 000 Noirs, et plus de 200 agents européens. Le vieux Léopold n’a pas craint de faire appel à l’étranger : les capitaux sont américains, et les hommes de toutes les nationalités….

De Tchikapa à la frontière portugaise de l’Angola, sur plus de 100 kilomètres, s’étend le domaine de la Forminière… » (p,116,117)

A Kamina, au Katanga, autre province du Congo Belge, où règne une autre puissance capitaliste, l’Union Minière.

A travers le Katanga, au pays du cuivre

Dilolo, 29 mai

Sur le chantier du « Leokadi », la nouvelle ligne de chemin de fer Elisabethville-Lobito, en Angola portugaise, sur la côte atlantique :

« Vous avez vu la ville de Dilolo-Gare, me dit A…, directeur des travaux, ses résidences, ses bureaux, sa Centrale électrique, sa glacière, son hôpital, ses avenues, ses jardins, son potager. Il y a moins de trois mois, jour pour jour, c’était la forêt et le marécage, sauvages comme aux premiers jours du monde.

« Regardez la gare : il y a vingt- cinq jours seulement que le premier coup de pioche fut donné.

  • Sur le Congo Océan, quelle est la vitesse d’avancement de la ligne ?
  • Au Mayombé, il y a des tunnels à creuser. Mais du Côté Brazzaville – Mindouli, l’on compte bien 25, 30 kilomètres par an.
  • Ici nous faisons déjà du 30 km par mois et nous espérons faire mieux…

-Les méthodes belges, dis-je…

  • Le Katanga entre dans la civilisation en 1900, avec la création du fameux C.S.K. « Comité Spécial du Katanga _ auquel le Roi-Souverain abandonnait pour dix ans tous ses droits avec des pouvoirs illimités sur tout le territoire. C’était une tâche d’Empire confiée audacieusement à des particuliers : ils découvrirent le cuivre.

C’est alors, en 1906, que Léopold conçut et mit sur pied, coup sur coup, les trois grandes sociétés qui ont fait le Congo Belge : la B.C.K (Chemin de fer du Bas-Congo- Katanga), l’U.M.H.R. (Union Minière du Haut Katanga) et la Forminière… « (p,145)

Commentaire les propos rapportés sont un raccourci de deux histoires coloniales comparées, mais un raccourci un peu rapide qui fait l’impasse sur les origines du fameux Congo Belge, sur les ressources et communications naturelles comparées des deux Congo, français et belge, mais la tonalité générale n’est pas dénuée de fondement.

Au Katanga ; à Elisabethville, 4 juin, le propos de son hôte, un compatriote :

« La capitale du Katanga : un vaste damier régulier d’avenues poudreuses s’allongent dans la brousse ; des bungalows bas, au milieu de jardins poussiéreux, sous un ciel d’un bleu sombre, net de toute brumes. Des banques, des magasins de luxe aux somptueuses vitrines, de larges cafés, des autos innombrables, des bâtiments qui sortent de terre, des gens qui se hâtent malgré le soleil, des femmes en toilette claire, et dans l’air sec, l’on ne sait quelle ardeur, quelle fièvre d’action…

C’est du Sud immédiat, de l’Union Sud-Africaine et de la Rhodésie, que vinrent les capitaux et les hommes, l’audace et l’expérience.

Dans toute l’Afrique australe, la colonisation s’est faite « northwards » ; après Kimberley, Joh’burg ; après Joh’burg, la Rhodesia ; après la Rhodesia, le Katanga. Si paradoxal que ce soit, d’ici le plus court chemin vers l’Europe passe encore par Cape Town, à cinq jours de rail et à 22° de latitude de plus vers le pôle…

Pourtant, E’ville reste encore la cité-champignon, création commune de toutes les races, unis seulement par la fièvre de la fortune et l’orgueil du succès. En 1910, il n’y avait ici que la savane, les moustiques et les tsétsés ; en 1910, il n’y avait pas soixante Blancs dans le Katanga ; aujourd’hui, nous sommes plus de 8 000…

La création soudaine d’une gigantesque industrie dans un pays reculé, peuplé de primitifs, pose d’angoissants problèmes. La question de la main d’œuvre prime toutes les autres… il faut à tout prix du travail noir, et chaque jour davantage. Mais le recrutement intense – vous l’avez vu se développer le long de toutes les pistes – dissocie la vie indigène ; les villages se désagrègent, les antiques coutumes périssent…

Et, par une singulière contradiction, au moment où l’on impose aux Noirs l’effrayant fardeau de notre civilisation matérielle, on les prétend incapables de participer jamais à notre civilisation morale… » (p,161)

Commentaire : en parcourant ces extraits de textes, le lecteur aura déjà pu prendre la mesure des écarts de « modernité » qui pouvaient exister dans l’Afrique des années 30, avec la naissance d’un nouveau monde en Afrique centrale, des villes sorties de terre et de la forêt, la création de voies de communication routières ou ferrées, tout en constatant aussi que le choc de cette nouvelle colonisation bouleversait complètement les sociétés traditionnelles, en même temps qu’il s’accompagnait de nouvelles formes d’esclavage.

Et le géographe de prendre le train pour aller d’Elisabethville à Johannesburg :

Johannesburg, 22 juin

« Hier au soir le soleil se couchait sauvage et splendide, sur les solitudes violettes du Kalahari : il se lève aujourd’hui, sombre et comme ennuyé de naître dans une atmosphère de fumées et de poussières, au milieu de monstrueux buildings. Le long des rues, trop étroites déjà, les gratte-ciel en ciment se pressent, s’escaladent les uns les autres. Ecrasés sous leur masse, de vieilles maisons surannées, à un ou deux étages, aux balcons de fer forgé, aux murs de brique, aux toits à pignons, répliques coloniales des cottages anglais, disparaissent presque, vestiges précaires d’un temps révolu, d’un autre monde, d’il y a vingt ans ! Partout, aux portes des buildings, aux fenêtres des « bureaux », sur les panneaux-réclame, flamboient les mots fatidiques : « Mines », « Or », « Diamants ». Pour la première fois, voici donc matérialisés ces noms fameux, symboles de fabuleuses richesses : « De Beers », « Crown-Mines », « Langstate Estate », « East-Rand », « Randfontein », « Jagersfontein » »… Et vivante image de la cité, l’affiche du « Cinquantenaire » dresse sur les murs son accumulation de gratte-ciels géants sur fond rouge, commeson ciel à cette heure, avec l’orgueilleuse devise : « Fifty years ago bare veldt, now world –famous ».

Johannesbourg est la vraie capitale de l’Union….

« Joh’burg, me dit mon hôte, est devenue une ville, mais elle a gardé l’âme qu’elle avait quand je l’ai connue, l’âme d’un camp de chercheurs d’or, avec son égoïsme sacré, et sa loi d’airain envers les faibles. Sous vos yeux trois cités, trois castes. Ici, les riches, les maîtres ; là, les ouvriers blancs ; et enfin, là-bas, les Noirs « (p,177)

En 1922, les ouvriers blancs se sont révoltés contre les riches, mais :

  • Une telle masse de main-d’œuvre à vil prix était une menace constante pour les travailleurs blancs, qui jouissent ici de salaires exorbitants, inconnus même en Amérique. On inventa alors la « Barrière de couleur », la « Colour Bar ». C’est une règle qui réserve aux ouvriers blancs, et aux blancs seuls, tous les travaux qualifiés. » (p,178)

Dans les pages qui suivent, Jacques Weuleursse faisait une description apocalyptique du système de main d’œuvre confié à la W.N.LA, la « Watersrand Native Labour Association » qui avait le monopole du recrutement des Noirs, de leur confinement dans des camps de travail, les « compound-prisons », de leur misère, et des ravages de la « détribalisation ».

Le géographe consacrait alors quelques pages, une sorte de contre-point,à la situation du Lessouto (Bassoutouland) qui avait réussi à conserver ses coutumes, grâce notamment à l’influence de missionnaires, et où, à la différence de l’UnionSud-africaine, les Blancs n’étaient pas les maîtres.

Le reportage se terminait à Durban, capitale du Natal, un des quatre territoires de l’Union, un Etat qui comptait un nombre important d’Indiens (175 000).

Le géographe visitait la ville et notait, comme ailleurs dans l’Union, que la ségrégation imprégnait toute la société,notamment la ségrégation urbaine :

  • Mais derrière la colline, sur le versant qui regarde l’Afrique, c’est l’envers du bonheur. De sinistres baraques en ciment nu alignent leurs étages d’alvéoles… les compounds nègres… » (p,231)

Le récit du reportage s’achevait avec l’évocation de Gandhi :

« Et comment oublier que c’est sur cette terre, en cette ville, que résonna pour la première fois la voix qui devait ébranler l’Inde… » (p, 237)

« Une histoire birmane » de George Orwell (1926)

Il s’agit d’un roman qui n’a rien à voir avec les romans d’aventure de Rudyard Kipling, tels que « Kim » ou« Le livre de la jungle » qui plongent le lecteur dans l’univers féerique de l’Empire des Indes, c’est-à-dire l’Inde elle-même, à la découverte de ce continent, de ses mœurs et religions, et naturellement à la gloire de l’impérialisme britannique.

Le récit d’Orwell se déroule dans une colonie subordonnée des Indes, celle de Birmanie, et plus précisément en Haute Birmanie, et prend pour décor la vie coloniale d’un des postes de cette région, celui de Kyaut-hada, mais plus précisément celle de son « Club » qu’animait un petit cercle d’européens fonctionnaires ou chefs d’entreprise, moins de dix.

L’auteur y décrivait l’envers du décor colonial anglais, dont le Club était l’élément essentiel et qui s’était toujours gardé jusque-là d’accueillir un membre birman.

« Dans chacune des villes de l’Inde, le Club européen est la citadelle spirituelle, le siège de la puissance anglaise, le nirvana où les fonctionnaires et les nababs indigènes rêvent de pénétrer. Le Club de Kyaut-hada était le plus fermé de tous, car il était pratiquement le seul en Birmanie à pouvoir s’enorgueillir de n’avoir jamais admis un Oriental parmi ses membres. » (p,23)

Tout dans un Club respirait l’air de l’Empire britannique, le bâtiment avec son bar, ses salles de réunion, ses journaux anglais, son rythme de vie collective à partir de la fin de l’après-midi, un environnement soigneusement entretenu de terrains de tennis ou de golf, au cœur d’un quartier résidentiel jalousement préservé le long d’un « maiden ».

C’est l’histoire d’un marchand de bois, Flory, qui voudrait faire entrer au Club, « le véritable centre de la ville » (p,231) son ami le docteur birman Veraswami, « ce sale petit nègre de docteur » (p,31), mais qui rencontre toutes sortes de difficultés pour y réussir, un complot ourdi par un rival birman du médecin, U Po Kyin, et l’opposition farouche des autres membres du Club.

Au cours du récit, Flory faisait part à son ami médecin du dégoût qu’il éprouvait à l’endroit de l’Empire britannique : « L’empire des Indes est un despotisme qui a le vol pour finalité » (p,91)

« C’était le monde renversé, car l’Anglais se montrait violemment antianglais et l’Indien, farouchement loyaliste. » (p,53) …« Nous sommes des voleurs » (p,53… « Mais nous ne civilisons pas les Birmans : nous ne faisons que les contaminer. » (p,59)

Flory, entretenait une petite maîtresse birmane qu’il avait achetée à ses parents.

Arrive de façon tout à fait inattendue la nièce d’un couple du Club, Elisabeth, qui devient rapidement un enjeu mortel pour Flory : comment se débarrasser de la petite maîtresse ? Comment ensuite rivaliser avec un bel officier de cavalerie anglais, Verral, venu occuper un poste dans la police militaire du lieu, et fils de pair, excusez du peu, et donc classé immédiatement comme « L’Honorable » Verrall.

Un autre personnage figurait aussi comme un rival potentiel, le Commissaire Adjoint Macgrégor.

Le fonctionnaire birman subordonné U Po Kyin voulait à tout prix écarter le docteur de son chemin et entrer dans ce fameux Club. Il continua à ourdir son complot contre le médecin, et réussit à monter de toutes pièces une révolte indigène au cours de laquelle Flory joua un rôle héroïque qui ne suffit toutefois pas à lui faire gagner le cœur d’Elisabeth.

Il finit par se suicider.

Ce roman est intéressant parce qu’il met en scène des personnages dans une sorte d’alcôve coloniale, pour ne pas dire une serre coloniale où il fait effectivement très chaud, ce « Club » de la Haute Birmanie strictement fermé, raciste, et typiquement anglais.

Une sorte de modèle réduit de la société coloniale britannique !

Jean Pierre Renaud

PS: Les tribulations coloniales de la France entre Niger et Tchad

Avec le colonel Péroz (années 1900-1901), dans « Confessions d’un officier des troupes coloniales » (Chapitre 22,« Le colonel à la tête du 3ème Territoire Niger Tchad (1900-1901) », page 267)

Dans les extraits de texte tirés du voyage du géographe Weulersse, et à l’occasion de son passage dans l’Emirat de Kano, au nord de la Nigéria, et à Kano même, nous avons noté la particularité de l’existence d’un camp de transit le « Camp » qui accueillait les fonctionnaires français en route pour Zinder, dans la colonie française du Niger.

Cette situation illustrait parfaitement la sorte de curiosité coloniale que l’expansion coloniale de la France entre Niger et Tchad avait créée dans ce territoire colonial, mieux desservi par la ligne de chemin de fer Lagos Kano que par les pistes qui reliaient la capitale de la colonie du Niger, Niamey, à la capitale du Tchad, Fort Lamy.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Ghosts of Empire » de Kwasi Kwarteng – lecture critique: première partie

« Ghosts of Empire »

« Britain’s Legacies in the Modern World »

Kwasi Kwarteng

(Editions Bloomsbury)

Lecture critique

                 Un titre qui pourrait être en français “ Histoires d’Empire – Héritage britannique dans le monde moderne », mais j’opterais volontiers pour une autre traduction liée celle-là aux fantômes d’un Empire qui ne dit pas son nom.

          Un gros pavé à lire (447 pages), pour le moment en anglais, mais plein d’enseignements sur l’histoire de l’Empire Britannique et sur son fonctionnement concret, avec le regard d’un Britannique aux racines familiales ghanéennes, anciennement la Gold Coast, dont le passé colonial anglais n’est d’ailleurs pas évoqué dans ce livre.

            L’auteur est député conservateur depuis 2010.

             A partir d’un certain nombre de cas coloniaux, l’objet du livre porte sur l’histoire entrecroisée des évènements et du rôle des grands acteurs de cette « saga » coloniale anglaise, les gouverneurs, les résidents, et les administrateurs des Indes, de Birmanie, d’Irak, du Soudan Egyptien, de Nigeria, et de Hong- Kong, les Cromer, Kitchener, Churchill, le père de Winston Churchill, Lugard, pour ne citer que quelques noms parmi les plus connus.

        La colonie de Hong-Kong représente une sorte de  concentré de la problématique impériale anglaise, mais paradoxal, comme nous le verrons plus loin.

        La période étudiée est en gros celle de la deuxième moitié du dix-neuvième  siècle et  de la première moitié du vingtième siècle.

            Et nécessairement, au-delà du portrait de ces grands acteurs coloniaux, cette analyse retrace la conception anglaise de cet empire, sa doctrine, et la politique choisie.

            Je dois dire que j’ai entrepris la lecture de ce livre pour tenter de comprendre pourquoi le passé de l’Empire britannique ne soulevait pas, semble-t-il, le même type de passion, pour ne pas dire d’opprobre, que le passé de l’Empire français, et je dois avouer que cela reste, en dépit de ce livre, encore une énigme, car la construction de cet empire a suscité au moins autant de violences, sinon plus, que celle de l’Empire français.

            Les deux raisons principales pourraient en être, qu’à la différence de la France :

  – 1°) la Grande Bretagne n’a jamais eu l’ambition « d’assimiler » les peuples colonisés, mais de faire des affaires, c’est-à-dire de gagner de l’argent.

–       2°) que la même puissance coloniale a toujours mis la main sur des territoires riches, facilement accessibles, l’exception étant peut-être celle de l’ancien Soudan Egyptien, mais il ne s’agissait que d’un condominium avec l’Egypte. La Grande Bretagne  avait mis en effet la main sur l’Egypte, le canal de Suez, la voie stratégique de l’Asie, et poursuivi avec une belle continuité le contrôle des voies d’accès à ses riches colonies du Moyen-Orient et d’Asie.

Le livre comprend 6 chapitres :

1-    Iraq Oil and Power

2-    Kashmir : Maharadjas’ Choice

3-     Burma : Lost Kingdom

4-    Sudan : Blacks and Blues

5-    Nigéria : « The Centre Cannot Hold »

6-    Hong Kong: Money et Democracy

       Deux observations liminaires :

     1-    Comme déjà indiqué, le livre fait curieusement l’impasse sur le Ghana, pays d’origine de la famille de l’auteur

      2-    Le livre analyse de façon indirecte l’Empire des Indes, un véritable Empire à lui tout seul.

            Nous proposerons aux lecteurs de commenter ces textes en trois parties et de les publier successivement sur mon blog :

–     la première sera consacrée à l’évocation de ceux qui firent la « grandeur » de l’Empire britannique : qui étaient ces acteurs coloniaux?

–  la deuxième, à l’analyse du comment l’Empire britannique fonctionnait concrètement, quelle politique ces acteurs étaient chargés de mettre en œuvre ?

–      la troisième portera sur une esquisse de comparaison entre les  administrations coloniales des deux empires anglais et français, différences ou similitudes.

     Note de lecture : les citations des textes proprement dits de l’auteur seront suivies de la parenthèse (KK)

1

Les acteurs de l’Empire britannique

 Les modalités du recrutement des administrateurs de l’Empire étaient, dès l’origine, de nature à modeler les caractéristiques de l’administration impériale anglaise.

        D’après ce livre, on recrutait les futurs résidents ou administrateurs, parmi les les candidats issus des grandes écoles militaires, ou des meilleures universités anglaises, telles que celles d’Oxford ou de Cambridge.

          Et ces recrues ne venaient pas de toutes les classes, mais de la classe de la petite aristocratie, ce qu’on appelle souvent la gentry.

      Le recrutement était très sélectif, et les agents recrutés faisaient, pour la plupart d’entre eux, toute leur carrière dans la colonie pour laquelle ils avaient été recrutés.

      La qualité ainsi que la primauté du Civil Service des Indes étaient reconnues, mais le « Sudan Political Service », créé en 1901, eut rapidement l’ambition de devenir le meilleur service civil d’Afrique :

          « The Sudan Political Service was regarded as the elite of the African service end enjoyed a prestige comparable with the Indian Service… Of the fifty-six recruits taken on between 1902 and 1914, twenty-seven had a Blue from Oxford or Cambridge… In an analysis of the 500 or so men who made up the service between 1902 and 1956, it was found that over 70 per cent were from Oxford and Cambridge. » (p, 237,238) (KK)

          Par ailleurs, un tiers de ces recrues du même service venait de familles de clergymen.

       Dans cet immense territoire grand comme cinq fois la France, avec une moitié nord désertique, centrée sur Khartoum qui avait pris place dans l’imaginaire colonial anglais avec la mort de Gordon, celle du Madhi battu en 1898 par l’armée anglaise de Kitchener (1), les administrateurs anglais pouvaient laisser libre cours à leur goût du commandement et de la grandeur de leur mission.

        En face d’une véritable expédition militaire anglaise conduite par Kitchener, la France, avec la petite escorte de Marchand à Fachoda n’avait effectivement pas fait le poids.

      Dans la conception anglaise, et comme la mention en a déjà été faite, les agents effectuaient toute leur carrière dans la colonie pour laquelle ils avaient accepté de servir, et étaient astreints à parler au moins la langue principale du territoire. Kitchener par exemple parlait arabe.

       Ces administrateurs étaient recrutés pour avoir de fortes personnalités, et le livre en donne de multiples exemples, qui se traduisent d’ailleurs dans la conception même de l’Empire, et dans sa mise en œuvre concrète.

    La plupart de ces administrateurs de la base au sommet de leur hiérarchie ont projeté leur modèle aristocratique de vie et du commandement dans les colonies où ils étaient affectés.

    La description des modes de vie et d’exercice du pouvoir qu’en fait l’auteur frise la caricature dans les pages qu’il consacre aux Indes et à Hong Kong.

    Aux Indes:

     » In India, the British official transplanted the status, the petty snobberies and the fine gradations of rank and privilege which prevailed in Britain itself. » (p, 97) (KK)

     « This eccentric, even crazy atmosphere was a feature of the British Empire in India which has often been overlooked.” (p,111)(KK)

   A Hong-Kong:

   “The traditions of British imperial rule were much more akin to Chinese, Confucian concepts of law and order, social hierarchy and deference than to any idea of liberal democracy… the British civil servants were even more “Chinese” in their philosophy of government than the Chinese themselves.”(p,385)(KK)

    En résumé, un modèle de recrutement qui était de nature à doter l’Empire Britannique d’un corps de serviteurs d’élite, et qui allait lui donner ses caractéristiques, sa doctrine et ses contours politiques, c’est-à-dire ceux d’un gouvernement de type aristocratique conservant toujours une certaine distance, pour ne pas dire plus, avec leurs administrés indigènes.

(1) Kitchener (1850-1916)  1896: Gouverneur du Soudan;  1899-1902: Guerre des Boers; 1902-1909 : Consul Général d’Egypte

« Natural hierarchy » (p,391), condescendance, ou discrimination ?

     “Perhaps the key to understanding the British Empire is the idea of natural hierarchy. Class and status were absolutely integral to the empire, and notions of class were important in forming alliances with local elites, the chiefs, the petty kings and maharajas who crowded the colonial empire. The dominance of ideas of class and status made it easy for the British to establish local chiefs as hereditary rulers.” (p,391) (KK)

     Les officers britanniques n’auraient donc fait que projeter en Inde, en Asie, ou en Afrique, leur modèle de classe, les rapports hiérarchiques naturels de classe qui existaient chez eux.

    Il est exact que cette conception tout britannique des rapports sociaux les conduisait, comme nous le verrons, à ne pas bousculer, sauf circonstance majeure,  les hiérarchies « naturelles » qui existaient dans leur empire, en Afrique de l’ouest, au sultanat du Sokoto par exemple, ou dans les nombreux royaumes de l’Inde.

     Il n’empêche que  cette conception d’une gouvernance coloniale imbue de sa supériorité de classe et de modèle social n’a pas manqué d’être interprétée comme une forme manifeste de discrimination, de ségrégation, pour ne pas dire de racisme, dans le sillage de la mission de civilisation des races inférieures, du fardeau de l’homme blanc, cher à Kipling.

    L’auteur note en ce qui concerne la Birmanie :

     « The racial attitudes of the British were not based on any scientific reasoning. British imperialists were not systematic racists like the Nazis. The racism and social ostracism were reflected in crude ways such as by “colour bars” at clubs, where only Europeans could join or be served.” (p,190)(KK)

      A de multiples reprises, l’auteur donne des exemples de cette discrimination britannique, et le cas de la colonie de Hong Kong se situe sans doute à la limite de ce type de relations coloniales:

    « In its first hundred years as a Crown colony, Hong Kong was an incredibly divided society. There were obvious racial divisions between the English and the Chinese, which were not merely a matter of class and money, since, as already noted, some of the richest people on the island were Chinese.  As early as 1881, all but three of the twenty highest taxpayers in Hong Kong were Chinese. Despite their wealth, the rich Chinese businessmen did not socialize with their European counterparts and commercial attainments. On top of racial divisions, there were divisions the British themselves, the most obvious of which was the split between the official class, with their elite culture, their Classical education and their competence in the Chinese language, and the class of wealthy expatriate merchants. “ (p,338)…

    “Perhaps the most sensitive racial issue for the wealthier Chinese residents was the difficult question of where to live. The most fashionable district of Hong Kong, the Peak, was effectively barred to Chinese until after the Second  World War” .(p,340)(KK)

    Après la première guerre mondiale, de retour d’un voyage en Asie, et au Japon, et de passage dans les Indes, le grand reporter Albert Londres notait :

    « Cela se sentait : Samul avait une confidence à me faire. Mais, chaque jour, il hésitait. Il la garda au fond de lui au moins une semaine, puis un soir :

–    Monsieur, je dois vous dire quelque chose : quand je sortirai avec vous, je ne marcherai pas sur le même plan, mais derrière.

–     Eh Samul, vous marcherez comme vous voudrez !

–    Et je ne prendrai pas l’ascenseur avec vous.

–   Qu’est-ce que je vous ai fait, Samul ?

–   C’est moi qui vous fais du tort, monsieur. Je suis cause que les Anglais vous méprisent. Ainsi, tout à l’heure, quand, ensemble, nous avons traversé le hall  de l’hôtel, ils se sont moqués de vous. Je vous fais perdre votre situation.

–    Je n’en ai pas, Samul, je ne puis pas la perdre.

–    Si, monsieur, ainsi, aujourd’hui, on ne vous recevrait pas au Bengal Club…

–      Pourquoi ?

–    Parce que je suis de couleur

–    Samul était un native. Quelqu’un qui n’a pas entendu ce mot, native, de la bouche d’un Anglais n’a pas la moindre idée de l’intonation de mépris. On dirait que pour l’Anglais, d’abord il y a l’Anglais, ensuite le cheval, ensuite le Blanc en général, ensuite les poux, les puces et les moustiques, et enfin le native ou indigène. »

       Dans “Visions orientales”  Edition Motifs, pages 222 et 223

Jean Pierre Renaud

 Deuxième partie dans une quinzaine de jours

La conquête coloniale du Mali (anciennement le Soudan Français (1880-1900)

La conquête coloniale du Mali (anciennement le Soudan Français)

Années 1880-1900

La Conquête du Soudan : années 1880-1900

Avant propos

        En 2006, j’ai publié un livre intitulé « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » consacré aux recherches historiques que j’avais effectuées sur la façon dont fonctionnait concrètement le processus des conquêtes coloniales à travers l’évolution de la communication des mots par télégraphe ou câble, et celle des moyens de communication.

       Il s’agissait en quelque sorte de tenter de déterminer qui donnait véritablement les ordres et qui les exécutait, c’est-à-dire de décrire le fonctionnement du système nerveux et du système sanguin de la conquête militaire.

    Cette analyse montrait le rôle que les technologies nouvelles ont eu sur la conquête, rôle majeur ou négligeable, dans sa dimension artisanale en Afrique, ou nulle à Fachoda, et industrielle au Tonkin, ou à Madagascar.

       L’historien Brunschwig avait noté à juste titre qu’en l’absence du télégraphe, il n’y aurait pas eu de conquête coloniale en Afrique.

     Mon ambition était de vérifier la thèse d’après laquelle les conquêtes coloniales auraient le plus souvent résulté du « fait accompli » des exécutants sur le terrain colonial.

    Cette analyse mettait en évidence l’importance du concept de « liberté de commandement » dans le fonctionnement de l’action militaire, un principe théorique et pratique permanent qu’il était d’autant plus difficile de mettre en œuvre dans un contexte colonial.

     Ces recherches ont montré que le « fait accompli » colonial se « logeait » le plus souvent dans les instances ministérielles.

      Ajoutons que mon analyse ne confirmait pas la thèse défendue par deux historiens, MM Person et Kanya Forstner , d’après laquelle la conquête en question aurait été le « fait accompli » d’une clique d’officiers, qualifiés le plus souvent de « traineurs de sabre ».

    Dans le livre de référence, la deuxième partie était intitulée « La conquête du Soudan : une conquête en cachette » Titre 1 : Les caractéristiques du Soudan (page 79 à 107) – Titre 2 : Cap sur le Niger (page 119 à 161) – Titre 3 : Cap sur Tombouctou (page 183 à 249)

      Nous proposons aux lecteurs le texte de la conclusion qui a été consacrée dans ce livre à la conquête coloniale du Soudan, en gros le Mali d’aujourd’hui.

Conclusion générale du rôle de la communication et des communications dans la conquête du Soudan, au cours des années 1880-1894 (page 305 à 310)

      « Quelles conclusions tirer de notre analyse ?

  Tout au long du XIXème siècle, avec une accélération vers la fin du siècle, le monde connut de grands bouleversements techniques, une révolution dans les transports terrestres et maritimes, avec la vapeur, dans les communications avec l’électricité, le télégraphe et le câble, et dans l’armement avec le fusil à répétition et les canons aux obus de plus en plus performants, mais aussi l’invention de la quinine.

               Une nouvelle puissance formidable était conférée aux pays capables de mettre en œuvre ces différentes technologies, et l’historien Headrick avait raison de souligner que « Technology is power ».

               Les techniques sûrement, mais aussi le management militaire des conquêtes, sorte de technologie que l’on passe trop souvent sous silence, car les officiers européens savaient parfaitement utiliser les nouveaux outils de leur puissance.

               En Afrique de l’ouest, l’armée d’Ahmadou ne fit jamais le poids en raison des insuffisances de son commandement et de son armement, ce qui ne fut pas le cas de Samory et de ses généraux, de Samory lui-même qui fut incontestablement un grand chef de guerre au témoignage de ses adversaires français les plus objectifs.

               La faiblesse des Etats de l’Afrique de l’ouest en faisait des proies faciles pour les nouveaux prédateurs, perpétuant ainsi à leur façon le mouvement du monde de la grandeur et de la décadence des civilisations.

               L’Afrique de l’ouest était mûre pour tomber entre les mains des puissances européennes, parce que l’Europe était devenue avide de terres nouvelles, qu’elle voulait considérer comme vierges, et de richesses supposées.

               Comment interpréter ces conquêtes, décidées ou entérinées le plus souvent par des gouvernements qui n’avaient ni connaissance, ni expérience des pays vers lesquels ils dirigeaient leurs bateaux et leurs troupes ?

               Les initiatives d’un Léopold II qui, par le biais d’une association créée de toutes pièces, lui fit attribuer un territoire gigantesque qu’il fit ensuite reconnaître comme un Etat indépendant, constitue le meilleur exemple de cette folie qui saisit alors les gouvernements d’Europe. Sauf à faire observer que le roi des Belges était alors un des rares chefs d’Etat qui avait une connaissance assez étendue de l’outre-mer !

              Mais revenons au cœur de notre sujet, le rôle qu’ont pu jouer la communication et les communications dans le cas concret de la conquête du Soudan.

        L’analyse a fait ressortir deux grandes périodes, la première période entre 1880-1888  et la deuxième période entre 1888 et 1894.

               Au cours de la première période qui correspond en gros à la construction des lignes de communication de tous ordres (des mots, des hommes, et de leurs approvisionnements) entre Kayes et Bamako, et à la consolidation des positions françaises sur le Niger, période qui s’acheva avec le deuxième commandement supérieur de Gallieni en 1888, la communication gouvernementale a été le plus souvent claire, même si elle connut quelques hésitations à partir de 1885, date à laquelle le commandement supérieur eut d’ailleurs la possibilité, à Bamako, de communiquer directement avec Saint Louis et Paris.

             Mais cette mise en relation directe ne changea pas sensiblement les conditions d’exercice du commandement et le fonctionnement de la chaîne de commandement ministre – gouverneur – commandant supérieur. Les instructions ministérielles étaient, pour l’essentiel, respectées, étant donné qu’on ne peut pas à partir des quelques cas particuliers, quelques opérations hors normes, telles que Goubanko, Kéniera, ou Niagassola, accuser les commandants supérieurs d’avoir outrepassé leurs instructions.

               Elle eut surtout pour effet de permettre au ministre de la Marine et des Colonies, et donc au gouvernement, d’être informé de ce qui se passait sur les rives du Sénégal et du Niger, et donc de pouvoir satisfaire la curiosité éventuelle des députés.

               L’observation est importante, étant donné que câble ou non, et télégraphe ou non, les colonnes du Soudan étaient inévitablement laissées à elles-mêmes, dans une logique décrite comme celle du coup parti, qui ouvrait en grand le champ possible des faits accomplis.

               Succès ou échec reposaient presque entièrement sur les épaules des officiers, chefs de colonnes, sur leur ligne de ravitaillement, leur logistique, l’armement dont ils disposaient, leur état de santé, et leur capacité de management sur des terres inconnues.

              L’ installation de lignes télégraphiques, et au moins autant, l’aménagement parallèle d’une ligne de transport entre Kayes et Bamako ont en revanche modifié les conditions du commandement sur le théâtre d’opérations local lui-même. Les combats de Niagassola, en 1885,  en ont fourni un exemple, une sorte de contre- exemple de l’épisode Rivière au Tonkin.

          Les autres technologies utilisées, celle de l’armement, de la santé, et du management, ont contribué au moins autant, sinon plus, au succès des colonnes françaises vers le Niger.

               La thèse d’après laquelle la conquête du Soudan aurait été le résultat de l’action d’une clique d’officiers, thèse défendue par les historiens Kanya Forstner et Person, nous semble donc excessive, en tout cas pour cette première période.

               La deuxième période allant de 1888 à 1894, date de la prise de Tombouctou, soulève des questions différentes, et elle correspond en gros au proconsulat d’Archinard.

               Alors que la France était à présent solidement installée sur les rives du Niger et qu’elle disposait des lignes de communication nécessaires à ses opérations, le constat a été fait d’un flottement incontestable de la communication gouvernementale et de la décision elle même. Le gouvernement donnait l’assurance au Parlement de sa volonté de mettre un terme à de nouvelles conquêtes territoriales, mais en même temps, il se contentait d’entériner les faits accomplis d’Archinard, après avoir fait mine de les désavouer.

        Signe du pouvoir d’un petit nombre d’hommes politiques qui occupèrent successivement un sous secrétariat d’Etat aux Colonies de plus en plus puissant et autonome, avec la montée en force progressive et parallèle d’un groupe de parlementaires acquis à l’expansion coloniale, et sans doute des affinités maçonnes entre les décideurs politiques.

        Ce flottement des décideurs, dans un contexte institutionnel complexe du commandement sur le terrain, fut à l’origine des initiatives indisciplinées des commandants des canonnières, dont les conditions d’exercice de leur commandement étaient très comparables à celles des chefs de colonnes terrestres, avant que n’existent les lignes télégraphiques, au cours de la période 1880-1885.

               En 1893, le télégraphe s’arrêtait à Ségou, et le commandant de la flottille inscrivait toute initiative dans la même logique du coup parti que ses prédécesseurs des colonnes terrestres, Borgnis Desbordes ou Combes.

               Force est de constater que les officiers de marine ont fait preuve de beaucoup plus d’indiscipline que les officiers de l’infanterie de marine, pour les raisons que nous avons décrites, que l’on pourrait ramener au facteur Archinard, mais sans doute au moins autant par la facilité que leur donnait leur commandement, l’assurance et l’autonomie que leur donnait la flottille dont ils disposaient, son armement, et surtout la tentation du grand fleuve, de la découverte, sinon de la conquête, puisqu’il suffisait de larguer les amarres et de se laisser porter par le courant du fleuve.

               Au cours de cette période de conquête, ce fut beaucoup plus la problématique du commandement et sa déontologie, que celle des communications qui fut en jeu.

               Problématique du commandement : les ministres ayant toujours entériné les faits accomplis d’Archinard, avaient pris la responsabilité d’un processus de décision vicié, et lorsque Delcassé convainquit le gouvernement de ne pas renouveler le mandat d’Archinard et de nommer un gouverneur civil, il ne se donna ni les moyens, ni le temps, de gérer la transition dans de bonnes conditions, d’où les désastres de Tombouctou, et de Toubacao. 

               Déontologie du commandement des Archinard,  Bonnier, Jaime, Hourst, et Boiteux, qui incontestablement interprétaient les instructions, exploitaient une situation floue pour prendre les initiatives qui leur convenaient.

        Dans de telles conditions, est-ce qu’il est possible d’adopter la thèse de l’impérialisme militaire du Soudan défendue par les deux historiens cités plus haut ? Rien n’est moins sûr, parce après tout, il fallait que les ministres disent non, révoquent les officiers insubordonnés, et Archinard lui-même défendait cette thèse dans la fameuse note que nous avons citée.

               A partir du moment où le ministre entérinait un fait accompli, il l’assumait complètement.

               A la séance de la Chambre du 4 mars 1895, le député Le Hérissé stigmatisait la façon de procéder du gouvernement et corroborait l’analyse d’Archinard :

               « Si nos gouvernants avaient eu alors l’intention de ne pas marcher sur Tombouctou, si le sous secrétariat d’Etat avait eu la volonté de dire aux militaires du Soudan : vous n’irez pas plus loin ; il aurait pu télégraphier au colonel Combes : arrêtez vous, n’allez pas au-delà de Djenné et de Ségou.

               Au lieu de cela, au lieu de donner des ordres nets et précis, que fait le Gouvernement ?

               Il envoie au colonel supérieur, le 7 août 1893, une dépêche conçue dans des termes les plus vagues et les plus insignifiants :

               Soyez très prudents, n’écoutez les ouvertures que si elles vous paraissent sérieuses ;

               Dans le langage habituel du ministère des Colonies, cela signifiait : allez faites ce que vous pourrez ; réussissez, nous serons avec vous ; et si vous ne réussissez pas, nous vous blâmerons et vous désavouerons. »

               Il est difficile d’interpréter les initiatives d’Archinard et de ses officiers en considérant qu’elles traduisaient une forme d’impérialisme secondaire,  du type de celui que décrivait Headrick dans le cas des Indes. L’empire anglais des Indes avait la richesse nécessaire pour armer une marine et une armée, ce qui n’était pas du tout le cas du Sénégal. Le groupe de pression des maisons de commerce de Saint Louis avait de tout petits moyens, et il n’avait jamais réussi à peser sur la politique de conquête, alors qu’il préférait aux colonnes la paix des traités avec les grands chefs africains.

               Il existait dans l’exercice du commandement de l’époque une grande inertie, liée aux conditions de transmission des ordres et des comptes rendus, aux conditions de transport des hommes et de leurs approvisionnements. Succès ou échecs dépendaient beaucoup de la clarté et de la pertinence de la communication politique et militaire d’engagement de la campagne. Une fois le coup parti, les ministres n’avaient plus qu’à former le vœu que tout se passe bien. Nous revenons aux propos auxquels nous avons fait allusion dans notre introduction, ceux de lord Swinton : une fois les ordres donnés, Moltke pouvait partir pêcher à la ligne. Pendant la guerre 1914-1918, et la deuxième guerre mondiale,  les commandements continuèrent à être confrontés à ce type de situation.

               Les ministres de la Marine et des Colonies pouvaient d’autant plus aller pêcher à la ligne que la conquête du Soudan s’effectuait en cachette du Parlement et de la presse, ce qui ne fut pas du tout le cas de la conquête du Tonkin et de Madagascar. Les désastres de Tombouctou se produisirent au moment où les journaux, et cette fois l’opinion publique, étaient mobilisés par l’expédition de Madagascar.

               La conquête du Soudan qui allait s’achever, en 1898, par la défaite de Samory, fut également une conquête à petit prix ? Entre 1879 et 1899, la France y dépensera de l’ordre de 433 millions d’euros, alors que la seule expédition du Tonkin, en 1885,  coûtera la bagatelle de 1 600 millions euros.

               Et tout cela, dans quel but ? Pour faire cocorico à Tombouctou ou pour trouver un « Eldorado » qui n’y existait pas. Paul Doumer posa plus tard la bonne question : pourquoi étions – nous allés à Tombouctou ? »

           ( A la Chambre des Députés, le 13 novembre 1894, Gaston Doumergue avait déclaré: « Nous sommes allés à Tombouctou sans que personne ne sût pourquoi »)

               Il n’est pas besoin de présenter Paul Doumer, qui fut un homme politique important de la Troisième République, ministre, Président du Sénat (1927), Président de la République (1931), et Gouverneur Général de l’Indochine entre 1896 et 1902.

Et en qui concerne le titre choisi pour le livre en question :

« Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » (2006)

Le titre un peu énigmatique de ce livre tire sa source dans une anecdote citée par Roland Dorgelès lors de son séjour chez les Moïs d’Indochine :

« le vent des mots », l’installation des lignes télégraphiques par les troupes coloniales les inclinait à penser que c’était le vent qui portait les mots du nouveau télégraphe.

« le vent des maux », étant donné que la colonisation n’a pas été un long fleuve tranquille.

« le vent du large », parce qu’en définitive cet épisode de l’histoire de la France n’a peut être servi qu’à lui donner un peu plus le goût du large.

Jean Pierre Renaud

PS : ce livre a fait l’objet d’un prix de l’Académie des Sciences d’Outre Mer –  editionsjpr.com – prix port compris en métropole : 27 euros

Humeur Tique: Epidémie de « soudanite » à l’UMP!

Humeur Tique : Epidémie de « soudanite » à l’UMP ! La nouvelle Françafrique du PS et de l’UMP !

Libé du 8/02/11, page 12

            Sans doute, pour la minorité de nos concitoyens qui ont quelques lumières sur le sujet, il est possible de se demander si certains de nos élus ne sont pas devenus fous, c’est-à-dire atteints d’une maladie mentale qui s’appelait la « soudanite » parce qu’elle frappait de troubles mentaux des coloniaux qui servaient au Soudan (Mali aujourd’hui) à la fin du XIX°siècle. Cette affection due au soleil, à la solitude, et à l’alcool conduisait souvent au suicide.

 Le 4 février dernier, quatre députés UMP, Mme Dumoulin, MM Mancel, Censi, et Fourgous allaient prendre un avion pour aller rendre une petite visite à l’ami Gbagbo, visite annulée au dernier moment par le gouvernement.

Les trois personnages paraissaient donc ignorer la politique de la France à l’égard de M.Gbagbo, et cet épisode en dit long sur le délabrement mental et politique de certains de nos élus.

Rappelons par ailleurs que les visites qu’ont effectuées en Afrique certains députés, MM Balkany et Mancel, donnent une tonalité curieuse à notre politique étrangère, car en Afrique, comme en France, tout le monde n’a pas la mémoire courte, et qu’on connaît là-bas le passé au parfum légèrement sulfureux de ces très honorables parlementaires.