« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie -3ème Partie

« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers et géographes »
Années 1905- 1931
La 2ème partie a été publiée le 18 mai 2015
3ème Partie
II – Les scènes coloniales

Les scènes décrites dans les romans choisis s’inscrivent évidemment dans une chronologie de domination coloniale aux caractéristiques différentes, entre la première période de conquête et de mise en place des premières bases de la colonisation, les récits de Conrad, de Farrère, et de Maran, et la deuxième période qui suivit la première guerre mondiale, celle de la consolidation coloniale, avec les récits de Gide, d’Albert Londres, de Weulersse, ou d’Orwell.

Mais la lecture de ces récits de voyages ou de « fiction » romanesque donnera la possibilité aux lecteurs de découvrir à la fois le patchwork qu’était le monde africain des années 30, en allant de l’ouest à l’est, et du centre au sud, mais avant tout le grand écart de « modernité » qui séparait ces morceaux du patchwork colonial, la variété infinie des scènes, avec une très faible pénétration occidentale dans beaucoup de territoires, en contraste avec l’explosion industrielle et urbaine qui saisissait déjà les Afriques centrales et australes.

Une des œuvres choisies, « Une histoire birmane » de George Orwell, a pour objectif de proposer une ouverture sur la colonisation britannique en Asie, la Birmanie, d’après la première guerre mondiale.

Dans son livre « Les civilisés » couronné par le prix Goncourt 1905, Claude Farrère faisait la description romancée de la nouvelle vie de la société coloniale de Saigon au début du vingtième siècle, une société jouisseuse et décadente.

Ancien officier de marine ayant bourlingué sur les mers du globe, il savait de quoi il parlait, même si le roman pouvait quelquefois avoir un caractère satirique un peu trop prononcé.

Le croiseur le Bayard sur lequel naviguait l’officier de marine de Fierce venait d’accoster à Saigon et ce dernier profitait de ses heures de liberté pour découvrir et apprécier la vie mondaine de la bonne société coloniale de Saigon, festins, fêtes, alcool, et débauches….

Le récit du dîner du contre-amiral, commandant la deuxième division de l’escadre de Chine chez le lieutenant- gouverneur Abel, dîner auquel assistait de Fierce vaut son pesant d’opium :

De la bouche du lieutenant-gouverneur Abel :

« – Le Chinois est voleur et le Japonais assassin ; l’Annamite, l’un et l’autre. Cela posé, je reconnais hautement que les trois races ont des vertus que l’Europe ne connait pas, et des civilisations plus avancées que nos civilisations occidentales. Il conviendrait donc à nous, maîtres de ces gens qui devraient être nos maîtres, de l’emporter au moins sur eux par notre moralité sociale. Il conviendrait que nous fussions, nous les colonisateurs, ni assassins, ni voleurs. Mais cela est une utopie…

  • Une utopie. Je ne réédite pas pour vous, mon cher amiral, les sottises humanitaires tant de fois ressassées à propos des conquêtes coloniales. Je n’incrimine point les colonies : j’incrimine les coloniaux, – nos coloniaux français,- qui véritablement sont d’une qualité par trop inférieure.
  • Pourquoi ? interroge quelqu’un.
  • Parce que, aux yeux unanimes de la nation française, les colonies ont la réputation d’être la dernière ressource et le suprême asile des déclassés de toutes les classes et des repris de toutes les justices. En foi de quoi, la métropole garde pour elle soigneusement, toutes ses recrues de valeur, et n’exporte jamais que le rebut de son contingent. Nous hébergeons ici les malfaisants et les inutiles, les pique-assiette et les vide-gousset. – Ceux qui défrichent en Indochine n’ont pas su labourer en France ; ceux qui trafiquent ont fait banqueroute ; ceux qui commandent aux mandarins lettrés sont fruits secs de collège ; et ceux qui jugent et qui condamnent ont été quelquefois jugés et condamnés. Après cela, il ne faut pas s’étonner qu’en ce pays l’Occident soit moralement inférieur à l’Asiatique, comme il l’est intellectuellement en tous pays. (page 97)

La scène coloniale que décrivait Claude Farrère, c’est-à-dire essentiellement la capitale de l’Indochine, Saigon, donnait déjà l’aspect d’une cité moderne dotée de belles villas, d’un réseau électrique, de moyens de locomotion, de cafés, d’un théâtre.

La description du grand bal du gouverneur général mérite également un détour de lecture:

« Tout Saigon était là. Et c’était un prodigieux pêle-mêle d’honnêtes gens et de gens qui ne l’étaient pas, – ceux-ci plus nombreux : car les colonies françaises sont proprement un champ d’épandage pour tout ce que la métropole crache et expulses d’excréments et de pourriture.- Il y avait là une infinité d’hommes équivoques, que le code pénal, toile d’araignée trop lâche, n’avait pas su retenir dans ses filets : des banqueroutiers, des aventuriers, des maîtres chanteurs, des maris habiles, et de quelques espions ; – il y avait là une foule de femmes mieux que faciles, qui toutes savaient se débaucher copieusement, par cent moyens dont le plus vertueux était l’adultère. – dans ce cloaque, les rares probités faisaient tache. » (p,197)

Il s’agit avant tout d’un roman libertin dont les intrigues entre les sexes tournent autour de trois personnages, un officier de marine, Fierce, en escale, un médecin, Mévil, perclus de drogues et de débauches, et un ingénieur, Torral, tourné vers le sexe « fort », tout trois obsédés de sexe et d’aventures.

Le roman décrit ces romances libertines, mais paradoxalement, Fierce et Mévil en arrivent, au bout de leurs débauches, à espérer gagner la main et le cœur de deux femmes vertueuses, celle d’une jeune femme pupille, Sélysette, en ce qui concerne Fierce, et tout simplement celle de la fille du lieutenant- gouverneur pour Mévil.

Compte tenu de leur petit nombre, les femmes vertueuses avaient en effet fort à faire pour ne pas succomber aux entreprises très hardies des messieurs débauchés.

Le roman expose les nouvelles addictions des « civilisés », maîtresses ou congaïs, whisky, cocaïne, opium, et à l’occasion, les nombreuses « pipées » de Torral,

L’auteur décrit la vie mondaine de Saigon, les jeux au « Cercle » colonial, sorte de répondant des « Club » anglais, les diners, les excursions, mais avant tout une société coloniale avide de plaisirs artificiels ou non.

Le récit se développe sur un fond de rivalité et de guerre avec la Grande Bretagne, c’est à dire une flotte beaucoup plus puissante que la française, et fait à un moment donné un sort à une grande opération de pacification au Cambodge, c’est-à-dire l’écrasement d’une révolte indigène, « l’ordre de Paris était de massacrer les pirates » (p,249).

Ce qui fut fait, les 58 pirates eurent la tête coupée, selon la coutume de ces régions, et l’officier Fierce, saisi par la fureur de cet affrontement, commit un viol sur une jeune fille.

Un fond de rivalité franco-anglaise qui trouve son dénouement à la fin du récit, au large du Cap Saint Jacques avec la défaite de la petite flotte française de sept torpilleurs face à la flotte anglaise de neuf cuirassés de ligne, une défaite qui vit la mort héroïque de l’officier Fierce, chargé en tous points de sauver « l’honneur ».

Le roman de Claude Farrère illustre à sa façon la plupart des situations coloniales françaises qui n’incitaient pas les femmes à l’expatriation, avant la révolution des transports et celle de la santé.

En raison des conditions de vie sanitaire et sociale, les femmes européennes mirent beaucoup de temps à rejoindre la plupart des colonies. Beaucoup de ces femmes avaient alors le profil des aventurières, à l’exemple de beaucoup d’hommes qui n’étaient venus que pour l’aventure coloniale, tel ce gouverneur épousant par exemple, en Indochine, sa femme de chambre…

Lyautey racontait dans l’une de ses lettres « Lettres du Tonkin et de Madagascar » l’inauguration de la nouvelle ligne de chemin de fer Hanoï – Lang-Son et son retour dans le train des officiels en compagnie du demi-monde des gens d’Hanoï. L’anecdote a été citée dans un de mes textes intitulés « Gallieni et Lyautey, ces inconnus »

Et dans une autre de ses lettres (1896), avant son départ d’Hanoï pour Saigon, il relatait quelques-unes des mondanités d’Hanoï qui donnent un éclairage sur la composition et la vie de cette société coloniale :

Le versant français d’Hanoï:

La découverte, janvier 1895 :

« Et les nouveaux venus comme moi, dans cette ville à guinguettes et à lumière électrique, à société philharmonique et à loge maçonnique, ont peine à se figurer que ce soit d’hier cette histoire déjà reculée par la légende aux arrière-plans, 22 ans seulement depuis Garnier, 11 ans depuis Rivière… » (LT/p,218)

Après la première guerre mondiale, les récits décrivaient déjà un autre monde colonial.

Dans « Terre d’Ebène », Albert Londres dépeint un processus de colonisation française qui ressemble, à l’exception du Congo, à une sorte de train-train où l’administration, c’est-à-dire les « Commandants », les administrateurs coloniaux y jouant le premier rôle.

Peut-être conviendrait-il de préciser que cette situation résultait d’un manque de ressources et de la passivité de la métropole, que l’auteur dénonçait à maintes reprises !

Albert Londres commença son voyage au Sénégal, une colonie qui avait la particularité de compter sur son territoire quatre communes de plein exercice, comme en métropole, et des habitants qui avaient la qualité de citoyens, une exception historique, car dans le reste des colonies, la citoyenneté française n’était accordée qu’au compte-gouttes.

Après Dakar, le journaliste emmenait ses lecteurs dans le bassin du Niger, faisait halte à – « Tombouctou ! Brûlant labyrinthe ! » (p,83) – une ville qui fut longtemps aussi mystérieuse qu’inconnue, et dont la conquête causa une grande désillusion, à la mesure de toutes celles qui furent celles des Français les plus avertis sur les richesses de l’Afrique de l’ouest.

Albert Londres se rendit ensuite à Ouagadougou, la capitale de la Haute Volta d’alors (le Burkina-Fasso), qui ne comptait que 300 européens, où y fît la connaissance du Moro Naba, le grand prince indigène des lieux. Il en décrivait les mœurs, les mariages, à la manière d’un ethnologue, mais il s’attardait beaucoup sur la façon dont le réseau routier avait été construit :

« Ah ! Les belles routes ! On ne peut rien imaginer de mieux. Je ne plaisante pas ; demandez plutôt aux indigènes ! Elles sont d’autant plus remarquables qu’elles ne nous ont pas coûté un cauri.

On n’a dépensé que du nègre. Sommes-nous si pauvres en Afrique noire ?

Pas du tout ! Le budget du gouvernement général possède une caisse de réserve de je ne sais combien de centaines de millions… » (p,104)

Il n’est pas dans mes intentions de critiquer ce type d’analyse qui ne rendait compte que d’une partie du problème de financement des équipements de l’Afrique Occidentale Française et des budgets en général.

Comme je l’ai longuement exposé sur ce blog dans mes analyses de la thèse de Mme Huillery, cette dernière s’est efforcée de démontrer, sans succès à mon avis, que, contrairement à ce que le vulgum pecus croit ou ne croit pas, et en AOF précisément, ces territoires avaient été en définitive une bonne affaire pour la France.

A Bobo Dioulasso, le journaliste y décrivait des femmes à plateaux, et son récit était émaillé d’observations sur les mœurs des noirs, leurs croyances, l’importance des féticheurs, des sorciers.

Au Dahomey (le Bénin), le journaliste relevait :

« Royaume des féticheurs, c’est-à-dire du poison, le Dahomey est dans la main des sorciers. » (p,176)

Jusqu’au Gabon, c’est-à-dire au « drame du Congo Océan » (p,186), le lecteur fait la connaissance d’une Afrique traditionnelle qui commençait à être chahutée par la colonisation, les premières initiatives des « commandants » avec les nouveaux impôts qui n’existaient pas jusqu’alors, plus que par les autres blancs, de rares colons, et avant tout par la construction d’un réseau de pistes routières couvrant une Afrique qui en était privée.

Albert Londres se rendait alors à Pointe Noire et au Congo, pour voir le fameux chantier de la construction du nouveau chemin de fer du Congo- Océan dont les abus défrayaient déjà la chronique politique et journalistique depuis des années, une idée coloniale bien française qui s’inscrivait, vu les immenses difficultés de l’entreprise, à travers la forêt et le massif infranchissable du Mayombe, qu’avaient traversé quelques années auparavant Brazza et Marchand, en dehors de tout sens des réalités, dans le catalogue des folies coloniales.

A Pointe Noire, le journaliste découvrait :

« Pointe Noire ! Assez noire !

Un Portugais, un Pétruquet, comme disent les nègres, a construit là un petit kiosque, c’est l’hôtel, le restaurant c’est tout ! C’est la tente des naufragés… C’est la colonie au premier âge. Pointe Noire n’existe qu’en espérance. Pointe Noire aura cent mille habitants… Pour l’heure, Pointe Noire a surtout un phare, un hôpital et une douane… » (p,195)

« Deux jours plus tard, j’eus mes porteurs. De Pointe Noire j’allais gagner Brazzaville et voir comment on construisait le chemin de fer. Cinq cent deux kilomètres en perspective…

Mes vingt-sept Loangos sont là (ses porteurs)…ils présentent le tipoye. C’est la première fois que je monte dans un instrument de cette sorte… Les porteurs posent le brancard sur leur tête…Et les voilà qu’ils trottent. Quant à moi, assis au- dessus d’eux, dans mon bain de siège, mes jambes pendent comme celles d’un pantin et mon torse, de haut en bas, s’anime comme un piston en folie… »

Après avoir fait dans le premier « tacot » de chemin de fer les soixante-dix-sept premiers kilomètres déjà construits, Albert Londres découvrait le fameux chantier :

« J’arrivai au sentier de fer.

La glaise était une terre anthropométrique ; on y voyait que des empreintes de pied. Là, trois cents nègres des « Batignolles » frappaient des rochers à coups de marteau… « Allez Saras, allez ! Les contremaîtres blancs étaient des Piémontais, des Toscans, des Calabrais, des Russes, des Polonais, des Portugais. Ce n’était plus le Congo-Océan, mais le Congo-Babel. Les capitas et les miliciens tapaient sur les Saras à tour de bras…

Et j’arrivai à la montagne de savon. Pendant trois heures j’allais me comporter ainsi que la pierre de Sisyphe. Tous les cent mètres je glissais et, après avoir tourné comme toupie ivre, interrompant mon ascension, je piquais du nez ou je m’étalais sur le dos… On atteignit le sommet ? On redescendit… Deux cent nègres, sur le sentier même, étaient accroupis le long d’un gros arbre abattu. C’était une pile de pont. Ni cordes ni courroies, les mains des nègres seulement pour tout matériel. Comme chefs : deux miliciens, trois capitas, pas un blanc…

Un milicien comptait : « Oune ! doe ! tôa ! » et, pris soudain d’un accès d’hystérie, possédé par le démon de la sottise, il courait sur cette pile qu’il voulait qu’on soulevât et cinglait les pauvres dos courbés. Les dos ne bronchaient pas… (p,204)

Cela eut lieu le 22 avril, entre onze heures et midi, sur la route des caravanes, après avoir passé la montagne de Savon, deux kilomètres avant M’Vouti. »

Les malades et les morts :

« Je pensais qu’entre octobre 1926 et décembre 1927, trente mille noirs avaient traversé Brazzaville « pour la machine », et que l’on n’en rencontrait que mille sept cents entre le fleuve et l’Océan !

Je me répétais que de l’autre côté, les Belges venaient de construire 1 200 kilomètres de chemin de fer en trois ans, avec des pertes ne dépassant pas trois mille morts, et que chez nous, pour 140 kilomètres, il avait fallu dix-sept mille cadavres.

Je me répétais que si le Français s’intéressait un peu moins aux élections de son conseiller d’arrondissement, peut-être aurait-il, comme tous les peuples coloniaux, la curiosité des choses de son empire, et qu’alors ses représentants par-delà l’équateur, se sentant sous le regard de leur pays, se réveilleraient, pour de bon, d’un sommeil aussi coupable. » (p,211)

Trois observations : la première, côté belge, la géographie beaucoup plus facile du tracé du chemin de fer n’avait rien à voir avec celle du Mayombe, mais cette caractéristique n’excuse pas un tel désastre ; la deuxième, entre le Congo français et le Congo belge, et nous le verrons plus loin avec le géographe Weuleursse, les potentiels de développement économique étaient très différents, et quelques provinces riches du Congo Belge étaient déjà en plein développement ; et enfin, la troisième à laquelle nous attachons sans doute le plus d’importance : contrairement à certaines thèses qui laissent à croire que la France était coloniale, qu’elle baignait dans une culture coloniale ou impériale, au choix, la France n’a jamais eu véritablement la fibre coloniale, et le jugement d’Albert Londres, l’ensemble de son reportage à la fin des années 1920 en apporte une fois de plus le témoignage.

Dans le livre Batouala, et comme nous l’avons déjà souligné, Maran brossait le tableau impitoyable des excès de la première colonisation des blancs dans les forêts de l’Oubangui Chari, mais plus encore la vie indigène d’une tribu, ses mœurs, ses coutumes, ses croyances, la chasse, la danse, la grande fête de l’excision et de la circoncision, centrée dans ce roman sur l’histoire des relations amoureuses entre le vieux chef Batouala, sa jeune épouse, la belle Yassigui’ndja, (il en avait huit), et un jeune rival, Bissibi’ngui.

Ce roman faisait découvrir avant tout les réactions d’incompréhension, d’hostilité, que ressentaient les Noirs à l’égard des Blancs :

« Aha ! Les hommes blancs de peau, qu’étaient-ils venus donc chercher, si loin de chez eux en pays noir ? Comme ils feraient mieux, tous de regagner leurs terres et de n’en plus bouger. (p,21)

En résumé, le portrait d’une scène coloniale de forêt vierge dont les premiers blancs, quelques-uns seulement, venaient complètement bouleverser les modes de vie, dans les apparences tout du moins, alors que dans une région géographique d’Afrique équatoriale voisine belge ou sud-africaine, l’intrusion des blancs, comme nous le verrons, a, tout autrement, et de façon plus systématique, ouvert la voie d’un autre monde, avec la construction d’usines, de lignes de chemin de fer, de villes nouvelles.

Il convient de noter par ailleurs qu’André Gide, dans son récit de voyage au Congo, comparativement à celle de Maran, proposait une vision aseptisée de la même colonie de l’Oubangui Chari qu’il traversa en « touriste ».

Dans le livre « Voyage au Congo », André Gide livrait ses impressions de voyage le long d’un itinéraire qui le conduisit, avec son compagnon, le photographe Marc Allégret, de Bangui au lac Tchad, et de Fort Lamy à Maroua, puis à Douala, au Cameroun. Il décrivait les paysages, mornes ou magnifiques, les mœurs des tribus rencontrées, sauvages ou pacifiques, et s’attachait à raconter par le menu ses aventures de voyageur « mondain » empruntant successivement tous les moyens de locomotion de l’Afrique de l’époque, baleinières, chaises à porteurs, chevaux, et plus rarement sur les premières routes aménagées, une automobile.

A le lire, on en retire un peu l’impression d’un récit tiré d’un voyage organisé par la célèbre agence Cook qui était déjà connue pour tous les voyages qu’elle organisait dans les pays exotiques : ici, au lieu de cette agence, l’administration coloniale était mise au service du voyage du grand écrivain, ami de quelques gouverneurs des colonies.

André Gide expliquait dans un article paru dans la Revue de Paris du 15 octobre 1927, sous le titre « La détresse de notre Afrique Equatoriale » :

« Lorsque je me décidai à partir pour le Congo, le nouveau Gouverneur général eut soin de m’avertir : – Que n’allez-vous pas plutôt à la Côte d’Ivoire, me dit-il. Là tout va bien. Les résultats obtenus par nous sont admirables. Au Congo, presque tout reste à faire. « L’Afrique Equatoriale Française a toujours été considérée comme la cendrillon » de nos colonies. Le mot n’est pas de moi : il exprime parfaitement la situation d’une colonie susceptible sans doute de devenir une des plus riches et des plus prospères, mais qui jusqu’à présent est restée l’une des plus misérables et des plus dédaignées ; elle mérite de cesser de l’être. En France, on commence à s’occuper d’elle. Il est temps. Au Gabon, par suite de négligences successives, la partie semble à peu près perdue. Au Congo, elle ne l’est pas encore si l’on apporte un remède à certains défauts d’organisation, à certaines méthodes reconnues préjudiciables, supportables tout au plus provisoirement. Autant pour le peuple opprimé qui l’habite, que pour la France même, je voudrais pouvoir y aider…

Je sais qu’il est des maux inévitables ; ceux dus par exemple au climat… il est enfin certains sacrifices cruels, j’entends de ceux qui se chiffrent par vies d’hommes… Aucun progrès, dans certains domaines, ne saurait être réalisé sans sacrifices de vies humaines…

Par quelle lamentable faiblesse, malgré l’opposition des compétences les plus avisées, le régime des Grandes Concessions fut-il consenti en 1899… Mais lorsqu’on vient à reconnaître l’occulte puissance et l’entregent de ces sociétés, l’on cesse de s’étonner, c’est à Paris d’abord qu’est le mal… » (p,532)

Au risque d’avoir mauvais esprit, je serais tenté de dire que le grand écrivain noircit plus de pages consacrées aux lectures qu’il continuait à faire, quelles que soient ses conditions de vie, en baleinière ou au bivouac, aux évocations littéraires où il excellait, aux lettres d’amis, qu’à l’analyse de l’Afrique coloniale, pour ne pas ajouter que les pages consacrées au petit singe Dindiki qu’il avait adopté paraissent un peu disproportionnées par rapport à l’objectif supposé de ce voyage.

Extraits de textes des œuvres citées

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers ou géographes. 2ème Partie

« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers et géographes
Années 1905- 1931
La 1ère Partie a été publiée le 6 mai 2015
2ème Partie
Les acteurs du théâtre colonial

Les premiers témoignages, ceux de Conrad pour le Congo ou de Farrère pour l’Indochine, font respectivement le portrait d’une humanité blanche souvent réduite à sa plus simple expression, confinant à celle des bas-fonds, très souvent celle des grands aventuriers, peu regardante en matière de morale privée ou publique, dissolue, contente d’avoir jeté par- dessus bord les normes de la métropole.

Après la première guerre mondiale, une fois le nouveau système colonial à peu près installé, les voyageurs rencontraient une population blanche très différente, avec en première ligne les administrateurs coloniaux dans les territoires français, quelques colons, en Côte d’Ivoire par exemple (Albert Londres), des administrateurs coloniaux anglais d’une autre espèce, dans des territoires beaucoup plus riches (Jacques Weulersse), des représentants de grandes compagnies forestières en Afrique centrale (André Gide), ou des ingénieurs de la grande industrie minière moderne au Congo Belge (Jacques Weulersse).

Dans la plupart des colonies visitées, mise à part l’Union Sud-africaine, la population blanche avait un effectif tout à fait limité, vivait surtout dans les villes, mais en restant à l’écart de la population indigène : y faisaient exception les Portugais de l’Angola

Au tout premier plan, dans le premier acte colonial, les aventuriers de Joseph Conrad et de René Maran, et les « civilisés » de Claude Farrère !
Les aventuriers de Conrad et de Maran !

Avec « Au cœur des ténèbres », à la fin du XIXème siècle, Joseph Conrad retraçait la vie de Marlowe et de Kurtz, deux héros perdus dans le nouvel univers colonial du Congo Belge, l’itinéraire de ces capitaines de vieux rafiots sur le fleuve Congo, de Matadi à Kinshasa, la folle végétation tropicale, la sauvagerie coloniale, le culte de la mort.

Kurtz était tout à la fois chasseur d’ivoire, chef de bande, et chasseur de têtes dans un univers diabolique.

Julien Green écrivait : « Kurtz, c’est l’aventurier qui se voue au mal, dans les profondeurs du Congo et qui domine tout un peuple d’esclaves par la seule magie de sa voix. »

Après la première guerre mondiale, dans son livre « Batouala », René Maran dépeignait le monde colonial qu’il avait fréquenté pendant quelques années en Oubangui Chari, et faisait partager la vie des indigènes, des animaux, des forêts, et des rivières.

Il décrivait les ravages des premiers contacts entre les Blancs et les Noirs, de leur exploitation par leurs nouveaux maîtres, qui étaient peu nombreux, de l’ordre de cent cinquante individus pour tout le territoire, mais qui comprenaient dans leurs rangs quelques personnages complètement détraqués par la vie coloniale, l’isolement, l’abus d’alcool et de pouvoir.

Un des grands attraits de ce roman est la sorte de climat d’animalité équatoriale qui suinte de toutes les pores du récit.

A la différence de Conrad, René Maran ne dressait pas le portrait de tel ou tel blanc, c’est-à-dire de tel ou tel « Commandant », mais celui d’un monde des blancs, toujours en arrière-plan, dérangeant continuellement la vie quotidienne des Noirs, la vie qu’animait dans son récit un trio constitué par le vieux chef Batouala, sa jeune épouse, Yassigui’ndja, et un jeune rival, Bissibi’ngui qui la convoite.

Je serais tenté de dire que ce roman nous en apprend plus sur la vie d’une tribu d’Afrique centrale, au début du vingtième siècle, que sur les ravages de la colonisation elle-même, les dégâts causés par une nouvelle « civilisation » dans le climat magnifiquement décrit des mœurs, des chants, des danses, de la chasse, et des croyances de cette tribu.

Claude Farrère mettait en scène des personnages de l’Indochine coloniale qui auraient fait partie de ce que l’on aurait appelé la bonne société de métropole, un officier de marine, un médecin, un ingénieur, des personnages que la société coloniale avait « décivilisé ».

Après le temps des aventuriers, et au deuxième acte, celui des « colonisateurs » !

En Afrique française, les administrateurs coloniaux !

En Afrique de l’ouest, Albert Londres se rendit alors : « CHEZ LE DIEU DE LA BROUSSE » (p,64) :

« Le commandant est le dieu de la brousse. Sans lui, vous coucheriez dehors. Les hyènes viendraient lécher les semelles de vos souliers, et, la langue des hyènes étant râpeuse, vous n’auriez bientôt plus de chaussures.

A Niafounké…La justice en brousse n’a pas de palais. Elle n’a pas de juges non plus. Elle pourrait avoir un chêne ? il n’y a que des fromagers ! La justice, c’est le commandant.

Un commandant est un homme universel… ».

En Côte d’Ivoire, à Bouaké, le journaliste prenait contact avec des coupeurs de bois qui avaient besoin du concours de l’administration coloniale pour recruter leur personnel :

« Ce rôle me crève le cœur, me dit un commandant…

Moi je suis contre. Cette année, malgré les ordres je n’ai donné aucun homme pour la forêt. C’est l’esclavage, ni plus ni moins. Je refuse de faire le négrier…

On pourrait peut-être remplacer les hommes par des tracteurs ? Dis-je.

C’est vous qui donnerez l’argent pour acheter les tracteurs ? (p,137)

A Ibadan, laquelle était déjà une grande ville, en Nigéria, le géographe Weulersse rapportait une conversation avec l’un des représentants des grandes maisons de Bordeaux ou de Marseille qui s’y trouvait :

« Malheureusement, me dit K…, nous vivons trop entre nous ; nous ne nous mêlons pas à la société anglaise… Nous vivons côte à côte, poignée de Blancs perdus dans cette ville immense… Chaque groupe national, et le nôtre surtout, semble se retrancher dans ses plus obstinées incompatibilités d’humeur. Presque seul d’entre les Français d’Ibadan, je fréquente un peu les Anglais, parce que je consens quelquefois à revêtir mon smoking, et que je ne joue pas trop mal au tennis. Pour mes compatriotes, ces deux choses sont également grotesques. Il est absurde, en effet, de revêtir un lourd habit de drap quand on ruisselle déjà sous le plus léger des costumes ; il est presque aussi absurde de jouer presque sous l’Equateur aux mêmes jeux violents que dans la froide Angleterre… La tenue extérieure entraine la tenue morale : croyez-vous que vous traiterez l’indigène de la même façon si vous portez col dur, chemise empesée et escarpins vernis, ou bien salopette et savates ? Le héros de Kipling qui, perdu dans la jungle, seul dans sa case de feuillage, chaque soir revêtait gravement son smoking, incarne bien l’idéal britannique. La colonisation anglaise porte faux-col, la nôtre se ballade souriante, en débraillé… « p,64)

Toujours à Ibadan le 24 mars :

« 10 heures du soir, sur la terrasse dominant la ville endormie. Allongés dans nos vastes chaises longues, le grand verre de whisky à droite, le petit verre de « gin and bitter » à gauche, nous jouissons de l’heure…

A mes côtés, deux Anglais, deux types d’Anglais plutôt. Mon hôte, le gentilhomme dont les armoiries remontent au temps de Saint Louis et qui s’en cache, riche de cette culture intérieure que le bon ton commande de dissimuler. Et son ami X…, fameux dans toute la Nigéria, sans ancêtres, et qui s’est fait tout seul : masque brutal, et dur, mâchoire de John Bull, poil rouquin, taille courte et lourde, bras nus, couverts de tatouages de matelots, la courte pipe aux lèvres sèches qui ne s’ouvrent que pour quelques exclamations d’argot, l’air stupide : mais les forêts de la Nigéria, arbres, bêtes et gens n’ont pour lui plus de secrets… »

Le premier, comparant l’Afrique à l’Orient :

« Ici, nous sommes réellement les maîtres ; mais du maître, nous avons la solitude et la responsabilité.

Double fardeau, lourd parfois à porter, mais voilà tout le secret de la vraie « magie noire ». (p,68)

Autre image d’acteurs :

Au cours de son voyage au Congo, André Gide n’épinglait pas de sa propre plume les abus des Compagnies Forestières, les excès du portage qu’il aurait pu constater lui-même, mais publiait par exemple, en annexe, un rapport de l’année 1902 qui les récapitulait.

André Gide décrivait plus loin le comportement des blancs « voleurs » de la brousse :

« Il est assez naturel que les indigènes, dont on ne paie que cinquante centimes un poulet, voient débarquer les blancs avec terreur et ne fassent rien pour augmenter un commerce si peu rémunérateur. » (p,243)

En Afrique belge, anglaise, cosmopolite, des ingénieurs des mines !

Le géographe Weuleursse voyageait dans la province du Kassaï, au Congo Belge et rapportait une conversation :

« … Ici les constructions de la « Forminière », Société internationale forestière et minière du Congo, – type achevé de ces puissantes organisations capitalistes qui ont fait le Congo Belge. Tout le long de la grande allée de manguiers s’échelonnent les maisons des agents blancs, vastes, solides, entourées de jardins. Plus bas, massifs les bureaux ; puis les ateliers, les magasins, l’atelier de piquage des diamants, et tout en bas, au bord du fleuve, la Centrale électrique. Sur l’autre rive, les campements des travailleurs indigènes, où s’allument les feux du soir. Devant ma porte, c’est un défilé de boys, d’ouvriers, de camions, de voitures…

L’ingénieur qui me pilotera demain sourit de mon étonnement. N’est-ce pas un spectacle un peu imprévu au cœur de l’Afrique Centrale, en cette province ignorée qui s’appelle le Kassaï ? Et encore votre arrivée en avion doit vous donner des idées fausses sur la difficulté et le mérite de l’œuvre accomplie. Vous avez mis une heure et demie, de Luebo ici ; normalement il faut trois jours, et trois transbordements ; en bateau sur le Kassaï, en chemin de fer pour doubler les rapides jusqu’à Charleville, puis l’auto…

Travailler dans de pareilles conditions suppose une masse de capitaux extraordinaire ; et pour les attirer, des conditions extraordinaires elles aussi, des privilèges quasi régaliens. Ici, la Forminière est presque souveraine. Nul ne peut entrer sur son territoire sans une autorisation écrite ; elle a ses frontières, sa flotte, ses routes, son chemin de fer, sa main d’œuvre, j’allais presque dire ses sujets.

Tout lui appartient, depuis le champ d’aviation sur lequel vous avez atterri jusqu’à l’assiette dans laquelle on vous servira tout à l’heure…. Songez que la Compagnie emploie plus de 15 000 noirs, et plus de 200 agents européens. Le vieux Léopold n’a pas craint de faire appel à l’étranger : les capitaux sont américains et les hommes de toutes les nationalités… Création d’un homme d’affaires génial, le Congo garde encore sa griffe : tout pour et par l’argent. » (page 116)

Le développement industriel du Congo que décrivait le géographe était spectaculaire à Kamina, à Elisabethville, au Katanga, où des grandes cités de type européen sortaient de terre.

Les acteurs africains de la mutation industrielle

Sans la « mobilisation » de la main d’œuvre africaine, rien n’aurait été possible, et les méthodes de recrutement utilisées, le travail forcé, la concentration des travailleurs dans des « camps indigènes »

Au cœur du Katanga minier, un ingénieur décrit le système mis en place par l’Union Minière, la sélection médicale, l’encadrement strict :

« Qu’en dites-vous, me demande-t-il ?

C’est de l’élevage humain.

Oui, et vraiment scientifique, vous pouvez le constater. Il nous faut avant tout « faire du Noir », donner à l’industrie le prolétariat de couleur qui lui manque. » (p, 169)

Il ne s’agissait donc que d’une forme nouvelle d’esclavage !

Sans acculturation progressive d’une nouvelle élite, sans leur truchement, aucune modernisation n’aurait été, non plus, rendue possible.

Extraits de textes, par Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Le livre « Les empires coloniaux » Chapitre 9 « Conflits, réformes et décolonisation » de Frederick Cooper

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 6

 Suite et fin

Chapitre 9

« Conflits, réformes et décolonisation »

La situation impériale mise en cause

Frederick Cooper

Avant-propos

            Au risque de la redite, l’objet de ce chapitre est très ambitieux, et pour avoir publié sur ce blog une longue étude du contenu du livre de l’auteur « Le colonialisme en question », ma surprise a été grande de ne pas voir le même auteur  reprendre ses analyses centrées sur les concepts d’identité, de modernité, de globalisation, et de ne pas rappeler sa mise en garde centrale en ce qui concerne la dialectique permanente qu’introduit le couple de la politique et de l’histoire.

            D’après l’auteur, et si j’ai bien compris une analyse complexe, l’histoire du colonialisme s’inscrivait dans celle historiquement, beaucoup plus large et plus longue des empires, et il faisait donc le constat que les empires avaient toujours existé et qu’ils avaient disparu, ce qui est beaucoup moins sûr. (p,273)

            Comme je l’ai indiqué dans ma lecture critique, l’historien appâtait le lecteur en avançant l’existence de concepts d’analyse novateurs, tels que « limitations », « connexions à grande distance », « trajectoires », « niches », « leviers de transformation », sans leur donner un véritable contenu historique.

            Un simple exemple : le Sahara fut un lieu de « connexions  à grande distance », mais il parait difficile d’appeler en témoignage historique cette situation de longue durée, sans évaluer son importance par rapport aux courants d’échanges maritimes qui existaient aux mêmes moments le long des côtes africaines.

            Dernière remarque au sujet de ce livre, est-ce qu’une historiographie abondante, et avant tout anglo-saxonne, illustrée par une étude de cas de la période moderne, le syndicalisme  sénégalais, centré sur celui des chemins de fer,  au cours des années postérieures à l’année 1940, est susceptible de fournir un point d’appui historique suffisant pour proposer une interprétation encyclopédique du phénomène impérial ?

            Dans le même type de perspective analytique et synthétique, le chapitre 9 a donc un objectif ambitieux, au risque de diluer les réalités coloniales ou impériales, c’est-à-dire toujours les situations coloniales et les moments coloniaux, dans des généralisations qui couvrent deux siècles et la planète tout entière.

           Le texte de l’avant-propos situe clairement les enjeux du débat, tout en énonçant des constats que certains considéreront comme des lieux communs :

         « …  S’il est difficile d’analyser la nature contestée du régime colonial, c’est à cause de notre tendance à écrire l’histoire à partir du temps présent, c’est-à-dire depuis le monde d’Etats-nations indépendants apparu dans les années 1960… (p,377)»

               Une formulation qui surprend un peu : l’histoire en général a toujours dû faire face à la tentation de l’anachronisme, très répandu, quelles que soient les époques, et toujours dénoncé.

               Le choix du titre du livre « Le colonialisme en question » s’inscrit d’ailleurs tout à fait dans ce type d’ambiguïté, car le terme même n’a été entendu ou lu dans le sens de l’auteur qu’à l’époque moderne, après la première guerre mondiale, et dans certains milieux socialistes.

            Les Etats-nations ? L’observation relative au monde des Etats-nations demanderait à être explicitée, étant donné que ce sont précisément quelques Etats-nations, dont la nature pourrait d’ailleurs être discutée, la France, le Royaume Uni (un Etat-nation ?), l’Allemagne (enfantée par la Prusse ?), l’Italie (née de l’Unité Italienne), le Japon (impérial), la Russie (impériale, puis révolutionnaire)… qui ont donné naissance à des empires coloniaux.

           Le contenu et la réalité historique des soi-disant Etats-nations mériteraient donc plus d’un commentaire.

           Est-ce que le concept d’Etat-nation est un concept d’analyse historique appropriée dans le cas de l’Afrique noire ?

       Est-ce que, d’une façon générale, beaucoup des colonies devenues des Etats indépendants avaient les caractéristiques d’un Etat-nation ?

            Afin d’éclairer ce type d’affirmation sur les colonies devenues des Etats-Nations, le constat que faisait Robert Cornevin dans son « Histoire du Togo » sur la situation de l’ancien mandat du Togo, devenu indépendant en 1960 :

        « Le gouvernement a encore un travail considérable à accomplir pour donner aux peuples divers vivant sur son sol une véritable conscience nationale. Chacun des peuples Akposso, Bassari, Evhé, Kabré, Moba, Ten, etc…vit encore dans son ethnie d’origine ; seuls les habitants des villes commencent à avoir une conscience nationale togolaise. » (p,399)

Alors que par comparaison aux autres colonies, le Togo avait bénéficié d’un plus grand effort d’acculturation, notamment par le biais des écoles publiques ou privées, et grâce aussi à la supervision de la SDN, puis de l’ONU.

       L’auteur note d’ailleurs que « les politiques suivies dans et contre les empires ne correspondent pas toutes au récit nationaliste. »

        » Or les Etats coloniaux ont eux-mêmes été des cibles mouvantes, où le pouvoir s’est exercé de diverses façons et qui ont été capables de s’adapter à l’évolution des circonstances. Quant aux populations colonisées, elles ont su développer tout un répertoire de résistance, de détournement. »

            Six points y sont successivement traités : 1 – Des contextes changeants ; 2 – La conquête, la résistance et l’arrangement contingent ; 3 – Les empires dans les guerres mondiales ; 4-  L’Asie du Sud et du Sud-Est après la guerre ; 5 – Du développement colonial à l’indépendance6 – La décolonisation dans l’histoire mondiale

&

          Pourquoi ne pas relever un certain nombre de phrases ou de mots qui ne paraissent pas traduire une réalité historique ?

         1-    Des contextes changeants

La phrase : « Mais que pouvaient bien penser de leur situation les populations soumises aux déclarations de ces bâtisseurs d’empires, » (p,384)

          Commentaire : un gros brin d’anachronisme incontestablement et une généralisation qui ne cadre pas avec le degré d’acculturation, en tout cas de l’Afrique noire, dont les colonies ne sont venues à l’acculturation que tardivement et partiellement, en priorité dans les villes et sur les côtes, le Sénégal étant en 1945 largement en pointe sur le sujet, pour tout un ensemble de facteurs historiques et géographiques.

       2-     La conquête, la résistance et l’arrangement contingent

      Ce chapitre a le grand mérite de montrer effectivement les limites du pouvoir colonial en mettant en valeur les arrangements contingents, c’est-à-dire la coopération, la collaboration, le rôle du truchement des autorités indigènes, des acculturés,  des évolués.

      Sur ce blog, et à l’occasion de mes publications sur le thème des sociétés coloniales, les lecteurs savent l’importance que j’ai aussi accordée à cet aspect capital du « colonialisme ».

       Dans le paragraphe ci-après :

       « Des révoltes éclatèrent dans les années 1920 et 1930 (où etlesquelles, en Indochine ?), mais, dans l’ensemble, les gouvernements coloniaux réussirent à faire rentrer le génie de la mobilisation dans la bouteille de l’administration « tribale »….(p,387)

        Une très jolie formule, mais qui rend mal compte de la variété des situations coloniales, et à cet égard, il parait difficile de comparer la situation de l’Inde à celle de l’Afrique noire, de l’Algérie, ou de l’Indochine, pour ne pas citer le cas des autres colonies anglaises.

            « La nation que les africains finiraient un jour par revendiquer, est née le plus souvent de régimes politiques, de communautés ou de réseaux sociaux qui n’existaient pas avant la conquête, mais qui reflétait l’adaptation des structures de pouvoir indigène aux réalités de l’administration et aux frontières que celle-ci avait imposées. » (p,387)

       « Les Indiens développèrent ainsi une  conception « nationale » selon laquelle certains étaient placés au cœur et d’autres en dehors, d’autres encore aux marges d’un régime politique limités dans l’espace. » (p,389)

             Notons qu’au début du vingtième siècle, l’Inde et l’Afrique noire étaient l’une par rapport à l’autre à des années lumières de modernité, et que dans les années 1960, cet écart n’avait été qu’en partie comblé.

         Pourquoi ne pas rappeler que Gandhi commença son action politique à la fin du siècle précédent ?

      « La nation que les africains finiraient par revendiquer un jour » ?

      Il conviendrait de les distinguer, car les revendications de l’Afrique noire, de ses dirigeants élus après 1945, ne portaient pas sur la nation, c’est d’ailleurs et en grande partie, ce qui ressort des analyses du livre « Français et Africains ?  Etre citoyen au temps de la décolonisation »

        Une « Conception « nationale » » aux Indes sans doute, mais pas uniquement, ou dans les colonies libérées à la suite d’une lutte armée, mais pas en Afrique noire, car les nouveaux Etats d’Afrique noire nés de l’Etat colonial ne pouvaient s’appuyer sur des nations qui n’avaient pas encore d’existence, pour autant qu’ils aient pu encore en construire une de nos jours.

      Le Mali est-il enfin une nation ?

        Enfin, un mot sur la phrase : « Du fait de la nature décentralisée du régime colonial en Afrique, il était difficile pour les militants politiques de transcender les idiomes et les réseaux locaux comme cela avait pu être fait en Inde. » (p,390)

       Commentaire : dans ses structures officielles, le régime colonial français n’était pas décentralisé, à la différence du régime colonial anglais, sauf à noter que les administrations de la brousse n’avaient pas les moyens de tout régenter, et donc faisaient appel à des truchements multiples de pouvoir.

      Les difficultés d’une « transcendance» des « idiomes » et des « réseaux locaux » étaient plus liées aux structures religieuses et ethniques multiples et diversifiées de ces peuples qu’à la « nature décentralisée du pouvoir colonial. »

     3     – Les empires dans les guerres mondiales

    La phrase : « La Seconde Guerre mondiale fut un tournant dans l’histoire du colonialisme, ce qui n’avait pas été le cas de la précédente. » (p,397)

      Commentaire : un raccourci historique, à la fois réducteur et inapproprié.

      Un, la première Guerre Mondiale, par les saignées qu’elle fit dans les nations coloniales est sans doute une des raisons du flottement ou du durcissement des politiques coloniales postérieures, outre la conséquence qu’elle eut sur une nouvelle génération de « sujets «  acculturés, les anciens tirailleurs de retour dans leur pays, dont l’influence ne fut pas du tout négligeable. Ces derniers avaient pu assister à la chute du mythe de la supériorité de l’homme blanc.

       Deux, la Seconde Guerre mondiale n’aurait pas été un « tournant » si elle n’avait pas été accompagnée de multiples autres facteurs, tels que la puissance des Etats Unis dont le discours extérieur était libérateur alors qu’à domicile, ils n’avaient toujours pas réussi à offrir l’égalité aux noirs, la nouvelle puissance de l’URSS avec la Guerre Froide (1947), et son rôle de soutien international à tous les mouvements révolutionnaires, marxistes ou non, qui s’opposaient à l’Occident colonial, l’émergence des nouvelles puissances issues de qu’on appelait le Tiers Monde, et qui s’étaient manifestées à la Conférence de Bandoeng, à l’affaiblissement des puissances coloniales appauvries par cette nouvelle guerre, etc.

      4– L’Asie du Sud et du Sud-Est après la guerre

      Une seule question, est-ce que cette analyse s’intègre bien dans l’analyse générale qui est proposée, compte tenu des problématiques comparées ?

      Ceci dit, une synthèse tout à fait intéressante.

      5 – Du développement colonial à l’indépendance

      L’analyse proposée est une fois de plus ambitieuse, car elle propose de faire une synthèse de toutes les situations coloniales rencontrées et des solutions mises en œuvre, tout en faisant un sort particulier à l’AOF, une sorte d’amorce du contenu du livre intitulé « Français et Africains ? », centré sur l’Afrique noire.

      L’auteur écrit : « Toutes ces possibilités étaient débattues en Afrique quand le gouvernement français réalisa qu’il était pris dans un piège, coincé entre la poursuite de la réforme et de l’accès à la « citoyenneté – qui était coûteuse – et un cycle de rébellions et de répressions. » (p,406)

        « Les Possibilités étaient débattues » par qui en Afrique noire ? Par une petite minorité d’évolués.

        « Le gouvernement français réalisa », un gouvernement aussi innocent que cela ? Alors que les trajectoires d’une décolonisation inévitable étaient fixées, quasiment dès l’origine ? Et que la France coloniale n’était jamais entrée dans la voie de l’assimilation, une voie impossible ?

       6 – La décolonisation dans l’histoire mondiale (p,417)

       Je vous avouerai ma perplexité en lisant certains passages de ce qui pourrait être une conclusion.

       Après avoir noté : « En 1850, les empires étaient un fait ordinaire des affaires      internationales. La plupart des peuples de l’histoire ont pratiquement toujours vécu dans des entités politiques qui n’étaient ni égalitaires ni homogènes…L’empire « colonial », en revanche, a peu à peu commencé à dévier de la norme, non parce que la conquête avait pris fin, mais parce que l’idée que  la souveraineté résidait dans le « peuple », et non plus dans un roi un empereur avait fini par prévaloir. Encore fallait-il savoir de quel « peuple » il était question, s’entendre sur sa définition »…. (p,417)

       Le « peuple » dans l’Allemagne du Kaiser, dans la Russie des Tsars, puis de la dictature du prolétariat, dans le Japon impérial… ?

      « Parmi toutes les causes pour lesquelles les peuples des empires coloniaux se sont battus – de meilleures conditions de travail, des prix alimentaires plus justes, le respect de la diversité culturelle, des retraites égales pour les anciens combattants-, la seule qu’ils ont pu obtenir, ce fut la souveraineté. Nous vivons aujourd’hui dans un monde où les empires coloniaux ont disparu, un monde d’Etats-nations juridiquement équivalents. Mais un monde aussi où il subsiste encore des différences extrêmes de richesse, de pouvoir et de respect dans et entre les nations. » (p,419)

        Je vous avouerai que ces observations me laissent très perplexe pour les quelques raisons ci-après :

         Le concept de « peuple » aurait effectivement besoin d’être défini, car l’acception que nous lui donnons ne trouvait pas de véritables correspondances dans la plupart des anciennes colonies, même en gommant artificiellement leur histoire chronologique : le « peuple » de la Côte d’Ivoire avant et après 1914, et même après 1945 ? Le « peuple » du Togo, administré par la France sur mandat de l’ONU à la date de son indépendance ? Plutôt des coalitions de pouvoirs locaux de type traditionnel dans la brousse et de type syndical ou politique, dans les territoires côtiers, ce que l’auteur appellerait des « réseaux »  de pouvoir.

         Le concept de peuple a donc une coloration tout à fait anachronique, et relative en fonction des situations coloniales et des moments coloniaux de chacune des colonies,  et ce sont les pays qui ont lutté par les armes contre leur puissance coloniale, tels que ceux d’Indochine, d’Algérie, ou du Mozambique…dont la lutte armée a forgé et conditionné la naissance d’un peuple, voire d’une nation….

     Les deux concepts de peuples et de nations mériteraient d’être chaque fois définis, dans telle situation, et dans tel moment colonial, mais de toutes les façons, et en tout cas en Afrique noire, il parait difficile de penser que le concept de nation soit un concept historique opérationnel, étant donné qu’en 1960, il ne connaissait  quasiment pas d’application.

     Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

       Demain, une courte suite de réflexion en épilogue