« Français et Africains ? » Frederick Cooper – Conclusions générales- 2ème Partie

« Français et Africains ? »

Frederick Cooper

Conclusions générales

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II

Les acteurs de la décolonisation
Qui furent les acteurs de ce processus ? Les vrais acteurs ?

          Dans la première partie consacrée à la description, à grands traits, du contexte international et français, puis de la situation coloniale qui était celle de l’AOF en 1945, nous avons pu en mesurer la très grande complexité.

         Comment situer exactement les interlocuteurs, puis les négociateurs de la décolonisation ?

            D’entrée de jeu, je serais tenté de faire le constat du même désintérêt des peuples concernés par le sujet, aussi bien en métropole qu’en AOF pour des raisons évidemment très différentes.

       En France, l’opinion publique était plutôt indifférente, et en AOF, il n’existait pas encore d’opinion publique, sauf dans les villes.

      La négociation était donc laissée entre les mains de quelques experts, politiciens ou techniciens, évidemment plus nombreux en métropole.

    En métropole

     Les dirigeants africains avaient en face d’eux la machinerie politique et étatique puissante d’une métropole capable d’étudier et de mesurer au jour le jour le contenu et les effets éventuels de telle ou telle disposition institutionnelle, dans une négociation complexe dont l’ambition était de fonder les nouvelles relations entre la France et l’outre-mer, mais il ne s’agissait pas uniquement de l’AOF, ou même de l’AEF, c’est-à-dire de l’Afrique noire, car cette mise à jour supposait de résoudre de nombreux casse-têtes liés aux composantes très diverses de ce qu’on appelait encore l’empire, transformé rapidement en une Union Française dont la nature institutionnelle était loin  d’être claire, et dont la vie fut celle d’une comète.

       Dans ce type d’analyse, il ne faut jamais oublier trois des facteurs qui comptaient pour la métropole, les relations humaines et souvent personnelles qui liaient certains des acteurs,  l’importance de l’outre-mer pour le prestige du pays, avec toujours ce reviens-y de grande puissance, et la question des gros sous.

       Deux ministères  étaient compétents, celui des Affaires Etrangères et celui de la France d’Outre-Mer, pour l’Afrique noire, mais avec une instabilité ministérielle importante.

       Furent en fonction les ministres de la France d’Outre- Mer suivants, issus de la SFIO ou du MRP, Moutet (46-47), Coste-Floret (47-49), Teitgen, Colin, et Buron.

       Les hommes politiques compétents sur ces sujets n’avaient jamais été nombreux, et ils ne l’étaient pas plus après 1945.

      Il convient de rappeler que Mitterrand, membre d’une petite formation du centre, l’UDSR, fut ministre de la France d’Outre-Mer de décembre 1950 à novembre 1951, et que son passage à la rue Oudinot, fut marqué par un changement de politique à l’égard du RDA d’Houphouët-Boigny, un dirigeant africain avec lequel il avait noué des relations personnelles de confiance.

       Un exemple des relations personnelles qui eurent souvent beaucoup plus d’importance que les négociations officielles, et une fois revenu au pouvoir, de Gaulle confia à Foccart la responsabilité de nouer et de maintenir un solide réseau de relations personnelles avec tous les dirigeants de la nouvelle Afrique indépendante, devenu ce qu’on a appelé la Françafrique.

       Une fois de Gaulle revenu au pouvoir en 1958, ce fut quasiment toujours son Premier Ministre qui mena le bal, mais sur les directives de de Gaulle qui avait des idées assez claires sur la décolonisation, et pour lequel les colonies ne constituaient pas une nouvelle « ligne bleue des Vosges ».

        Il convient de noter enfin que, quasiment tout au long de la période de la décolonisation, les dirigeants politiques africains étaient affiliés aux partis de la Quatrième République, le MRP, la SFIO, ou le Parti Communiste.

       En Afrique Occidentale Française

       Les dirigeants africains, ceux d’AOF, nouvellement élus au Parlement, à l’Assemblée Nationale et au Conseil de la République, négocièrent pied à pied au sein des différentes commissions qui se succédèrent pour doter la France d’une première Constitution, celle de la Quatrième République, puis celle de la Cinquième République, celle du général.

       Il est évident que leur passage dans les grandes institutions parlementaires, puis ministérielles, donnèrent à quelques-uns de ces dirigeants africains une grande expérience politique en même temps qu’une précieuse connaissance du système politique français qui n’avait pas grand-chose à voir avec l’ancien système colonial qu’ils retrouvaient souvent inchangé, chaque fois qu’ils revenaient dans leur pays.

       En même temps, pourquoi ne pas noter que leurs nouvelles responsabilités .ou fonctions ministérielles les éloignaient des aspirations de la grande majorité de leur corps électoral qui découvrait au fur et à mesure des années, de 1946 à 1960, les attraits d’un suffrage universel qui ne s’inscrivait pas dans la plupart des traditions de sociétés africaines majoritaires de la brousse ?

      Une sorte de jour politique à Paris et de nuit en Afrique !

      Nous avons brièvement décrit plus haut quelques contours de la minorité africaine des évolués, des lettrés, des acculturés, qui animait la scène africaine, composée de fonctionnaires et de salariés, habitant dans les villes côtières, et prioritairement au Sénégal.

         Les nouveaux dirigeants africains étaient issus de cette sorte de nouvelle caste africaine dont le grand lettré Hampâté Bâ avait fort bien décrit les strates de la nouvelle société africaine, grand témoin de l’histoire d’en-bas, pour emprunter un terme bien malheureux en vogue dans un des  courants de chercheurs postcoloniaux.

       Citons un passage du livre  « OUI MON COMMANDANT » d’Amadou Hampâté Bâ :

    « Sous l’effet de la colonisation, la population de l’Afrique occidentale française s‘était        divisée automatiquement en deux grands groupes, eux-mêmes subdivisés en six classes qui vinrent se superposer aux classes ethniques  naturelles. Le premier était celui des citoyens de la République Française, le second, celui des simples sujets.

       Le premier groupe était divisé en trois classes : les citoyens français pur-sang, nés en France ou Européens naturalisés français ; les citoyens des « quatre communes de plein exercice » du Sénégal (Gorée, Saint louis, Dakar et Rufisque) ; enfin les Africains naturalisés citoyens français. Tous jouissaient des mêmes droits (en principe) et relevaient des tribunaux français.

       Le second groupe, celui des sujetscomprenait à son tour trois classes : au sommet de la hiérarchie venait les sujets français du Sénégal, qui jouissaient d’une situation privilégiées par rapport à ceux des autres pays et auxquels on évitait de se frotter, par peur des répercussions judiciaires ou politiques ; puis venaient, dans les autres territoires, les sujets français « lettrés » (c’est-à-dire scolarisés ou connaissant le français) et les sujets français « illettrés » uniquement du point de vue français, cela va de soi.) » (p,187)

        Trois dirigeants africains s’illustrèrent dans le processus de cette décolonisation, les trois auxquels l’auteur donne d’ailleurs largement la parole, Senghor, Houphouët-Boigny, et Modibo Keita.

       Le premier, Senghor,  s’était illustré par un parcours universitaire exceptionnel. Fait citoyen français en 1933, élève de l’Ecole Normale Supérieure, dans la même promotion que Georges Pompidou, il fut le premier Africain agrégé de grammaire. Membre de la SFIO, élu député en 1945, ministre d’Edgard Faure en 1955, puis de de Gaulle entre le 23/07/1959 et le 19/05/1961.

        Senghor avait la particularité d’être de confession catholique dans un Sénégal très majoritairement musulman, au sein duquel la congrégation des Mourides de Touba jouait un grand rôle religieux et politique.

       Les deux autres dirigeants étaient issus de l’Ecole William Ponty, une école normale créée en 1903, d’abord pour former des instituteurs et des interprètes, la pépinière de la plus grande partie des cadres qui ont servi leur pays avant et après l’indépendance.

       Houphouët- Boigny était un médecin auxiliaire formé à William Ponty, issu d’une des grandes ethnies de l’ouest africain, les Baoulés. En 1938, il prit la tête de le chefferie des Akoué. En 1944, il fonda le syndicat des planteurs ivoiriens, un syndicat qui devint le fer de lance de son action politique en Côte d’Ivoire.

      Elu député en octobre 1945, il fonda le RDA (Rassemblement Démocratique Africain), affilié jusqu’en octobre 1950, au Parti Communiste Français. A cette date, il rejoignit les rangs de l’UDSR de Pleven et Mitterrand, un  des partis charnières de la Quatrième République.

       De 1956 à 1958, il fut ministre dans trois des derniers gouvernements de la Quatrième République, puis ministre du général de Gaulle, dans les gouvernements Debré, de 1958 à 1961.

        Modibo Keita, instituteur formé à l’Ecole William Ponty (1935), devint un des premiers dirigeants à la fois de son syndicat d’enseignants au Soudan, le Mali, et du nouveau parti politique RDA.

        Il fut Secrétaire d’Etat en 1957-1958 dans deux des derniers gouvernements de la Quatrième République.

        Quels acteurs pour Frederick Cooper ?

      Après avoir brossé rapidement les traits des acteurs du processus de décolonisation qu’a l’ambition de décrire Frederick Cooper, revenons à quelques-unes de ses propres citations qui concernent ces mêmes acteurs, afin d’en questionner la pertinence.

       «  Nous pouvons facilement ne pas comprendre les démarches suivies par les acteurs politiques. Nous savons que certaines conduisaient à des impasses ; les personnes concernées l’ignoraient. Ce livre explique pourquoi, en 1960, la France et l’Afrique Occidentale française se sont retrouvées avec une forme d’organisation politique dont ni l’une ni l’autre n’avaient voulu durant la majeure partie des quinze années précédentes. » (p15)…

       « La meilleure façon selon moi de dépasser cette situation est de se concentrer non pas sur les arguments de 2014, mais sur ceux de la période 1945-1960 ; non pas à ce que nous pensons aujourd’hui que les peuples auraient dû dire dans la situation coloniale, mais à ce qu’ils dirent, écrivirent et firent réellement ; non pas à la logique supposée immanente de types de régimes politiques pré-identifiés, mais aux concessions faites par les acteurs politiques en ces temps de profondes incertitudes, aux mots et aux actes de gens qui tentaient de déterminer ce qu’ils voulaient et ce qu’ils pourraient éventuellement obtenir. » (p,15

      Nous avons surligné en gras les mots et concepts qui à nos yeux laissent planer une grande incertitude sur ce type d’histoire racontée.

      Que signifiait alors le mot de peuple en France et en Afrique de l’ouest ?

       Plus loin, l’auteur écrit :

     « D’importants activistes politiques  africains affirmaient que chaque unité territoriale au sein de la France devait être en mesure d’exprimer sa « personnalité ». (p,21)

      Qui donc précisément ? « Activistes » ou acteurs ?

       L’auteur reprend la même expression à la page 37 :

      « Les pages qui suivent retracent les efforts déployés par les activistes politiques et sociaux d’AOF pour obtenir l’équivalence sociale et économique – mais aussi politique – de tous les citoyens et pour rechercher dans le même temps la reconnaissance de la distinctivité culturelle et le droit à l’autonomie politique au sein d’une communauté française élargie. »

       S’il s’agit des interlocuteurs cités le plus souvent par l’auteur, très bien, mais il est dommage qu’il ne les ait pas situé dans leur parcours de vie et dans le contexte des pays dont ils étaient les représentants « éclairés ».

        « Leurs arguments se voyaient opposer des objections d’ordres pratiques et subjectifs de la part d’élites métropolitaines qui considéraient comme une évidence leur propre supériorité en matière de gouvernance. «  (p,21)

      Question : les « élites métropolitaines » vraiment ?

       S’agit-il d’histoire ? Avec quelle justification statistique ? Histoire ou littérature ? A mon humble avis, pure littérature !

       A lire le texte de l’auteur, il est assez difficile de bien situer le contexte économique, politique, culturel, et social dans lequel les dirigeants africains négociaient pour le compte d’un petit nombre de personnes qui découvraient ce que pouvait être la citoyenneté.

     Pourquoi ne pas rappeler que la presque totalité de ces « activistes » faisaient partie d’une Afrique satellite du monde politique et syndical français, la SFIO, le PC, la CGT ?

   Les connexions, un concept cher à l’auteur, et qui auraient mérité d’être analysées, se situaient d’abord à ce niveau, d’autant plus que les connexions de type capitalistique entre la France et l’AOF manquaient de ressort, tout en étant tout à fait marginales ?

     Ces dirigeants africains étaient élus, c’est vrai, mais il est honnête de rappeler qu’ils étaient élus par une toute petite minorité d’électeurs, de la faute ou non de la puissance coloniale. Nous avons proposé plus haut quelques chiffres d’électeurs ;

       Dans les années 1945-1946, et même jusqu’en 1960, quelle était la signification d’une élection en Afrique Occidentale ?

        Dans des cultures encore fortement imprégnées de traditions d’obéissance aux chefs religieux ou traditionnels, chez des peuples dont l’immense majorité était encore illettrée et dont l’information, quand elle existait, était avant tout orale.

      La côte n’était pas représentative du monde africain.

     Même au Sénégal, terrain d’études privilégié par l’auteur qui décidait ? Qui élisait ? La confrérie musulmane des Mourides, comme l’indique d’ailleurs l’auteur à la page 417 ? Dont la puissance coloniale avait recherché le soutien ? Qu’elle avait d’ailleurs obtenu.

            Ou ailleurs, au Dahomey ou au Togo, les missions chrétiennes, autre connexion agissante, que l’auteur n’évoque pas ? Ou encore les notables ; chefs ou non ?

            Ou encore, et effectivement, l’administration coloniale qui n’avait pas obligatoirement mauvaise presse, comme le laissent entendre de nos jours, une certaine presse et édition postcoloniales ?

       L’auteur cite à juste titre le cas du Niger à l’occasion du référendum de 1958 (p,338), mais cet exemple est un des rares exemples de l’ancienne AOF, où la puissance de la France pouvait être mise en cause avec les mines d’uranium, étant donné que de Gaulle avait l’ambition de disposer de l’arme atomique, le nouveau critère des grandes puissances.

       En résumé, l’immense majorité des nouveaux électeurs d’Afrique noire ne savaient sans doute pas ce que signifiaient les nouveaux concepts savants de citoyenneté ou d’indépendance, dans le sens que nous leur donnions en Europe.

III

Les scénarios de la décolonisation en AOF
Ou les dirigeants français et africains avaient-il le choix ? Une stratégie ?

            L’auteur a déclaré tout au début de son livre «  Ceci est un livre sur la politique » (p,9), mais après avoir lu et relu cet ouvrage, la première question qu’il est possible de se poser est celle de savoir s’il ne s’agit pas tout autant d’un livre « politique ».

        Tout au long d’une analyse très détaillée, peut-être trop, l’auteur tente de nous persuader que la décolonisation de l’Afrique Occidentale Française aurait pu se dérouler sur un tout autre scénario que celui de l’histoire réelle.

       Dans son introduction (p,38), l’auteur  écrit :

         «  C’est uniquement en rejetant nos hypothèses sur ce que doit être un récit de libération nationale que nous comprendrons les ouvertures, les fermetures et les nouvelles possibilités telles que les perçurent les gens et en fonction desquelles ils cherchèrent à agir. »

       Dans sa conclusion, l’auteur revient à maintes reprises sur le fait que d’après lui, rien n’était joué au départ dans le processus concret de la décolonisation :

       « Le spectre d’idées utilisées par les acteurs politiques de la France africaine et de la France européenne dans leur approche de la politique entre 1945 et le début des années 1960 était bien plus large que la dichotomie entre empire colonial et Etat-nation indépendant » (p,443)

      « Si l’on croit dès le départ au grand récit de la transition globale à long terme, de l’empire vers l’Etat-nation, on peut aussi bien passer à côté de la question qui ouvre ce paragraphe. » (p446)

      « Pourtant, en 1958, d’autres possibilités restaient ouvertes » (p,447)

     Est-ce que le terme même de « spectre », c’est-à-dire de choix, n’était pas effectivement un  fantôme ?

     Est-ce que l’histoire politique telle que la raconte Frederick Cooper pouvait fonctionner, concrètement, autrement ?

      Comme je l’ai déjà indiqué, le lecteur pourra être surpris de voir la réflexion et l’analyse d’un tel ouvrage non reliée au contenu du livre « Le colonialisme en question » avec sa trilogie conceptuelle, identité, modernité, globalité.

        C’est peut-être dommage car le passage au crible du processus décrit par l’auteur avec les trois filtres identité, modernité, globalité auraient peut être conduit à une autre analyse étroitement raccordée aux situations historiques et à leur chronologie.

      La trajectoire historique?

      La première critique de fond qui peut être portée à l’encontre de ce postulat est le fait que toutes les discussions, controverses, hypothèses proposées par l’auteur auraient eu pour point de départ l’année 1945, sans tenir aucun compte de la « trajectoire » historique qui était celle de l’Afrique occidentale, pour ne pas parler des autres territoires, depuis le début de la colonisation, en gros une cinquantaine d’années auparavant.

       Une analyse qui ferait  table rase de l’histoire de ces territoires ?

       Avant d’articuler nos propres conclusions à partir des concepts d’analyse séduisants que propose l’auteur, les trajectoires, les connexions et interconnexions, les limitations, pourquoi ne pas résumer brièvement la description des caractéristiques des théâtres de la métropole et de l’AOF, et de leurs acteurs ?

        Moment et situation – Que de quadratures du cercle à résoudre !

        Une métropole ruinée par la guerre, aux prises avec beaucoup de dossiers économiques, financiers, politiques et sociaux insolubles, aux prises avec d’autres dossiers coloniaux dont l’importance dépassait très largement celle de l’AOF, un territoire marginal pour un pays qui vivait aux crochets des Etats Unis….

      Alors que la France se débattait avec des dossiers autrement importants pour ses destinées internationales et nationales, la guerre d’Indochine, le devenir d’une Algérie, dite encore française, et le nouvel horizon européen !

      Dans un contexte de guerre froide, mondial et colonial, instable, dominé par les deux puissances antagonistes des Etats Unis et de l’URSS.

     Une AOF enfin ouverte, mais seulement en partie, vers le monde extérieur de l’Atlantique (modernité et globalité)), mais d’une superficie immense, faiblement peuplée, composée d’un patchwork de religions, de peuples et de cultures (identité).

       Faute de moyens financiers et d’atouts naturels, la colonisation n’avait réussi à faire accéder à une modernité relative  qu’une petite partie de la population, essentiellement celle des villes côtières, avec le rôle de monopole qu’exerçait la capitale de Dakar.

        Enfin, il parait difficile dans ce type d’exercice historique de faire l’impasse sur le volet économique et financier des relations existant entre la métropole et l’AOF, qui ne furent pas exactement celles qu’a décrites Mme Huillery dans sa thèse. (voir mes analyses de cette thèse sur ce blog).

      Les acteurs – Comme nous l’avons vu, les acteurs de métropole disposaient d’une grande supériorité d’expertise, mais les politiques n’étaient pas majoritairement concernés par les problèmes coloniaux, sauf en cas de guerre, comme ce fut le cas en Indochine, puis en Algérie.

       Le dossier AOF venait de toute façon très largement derrière les autres dossiers coloniaux, et pourquoi ne pas dire déjà, qu’avec le début de la guerre d’Algérie, succédant à celle d’Indochine, les gouvernements avaient pour souci principal de ne pas voir de nouveaux fronts s’ouvrir en Afrique noire.

        En AOF, nous avons relevé que les acteurs du processus de la décolonisation ne représentaient qu’une petite minorité d’évolués, et que les grands concepts auxquels l’auteur attache de l’importance, la citoyenneté, le suffrage universel, les Etats-nations, les fédérations, confédérations, ou communautés ; n’avaient pas beaucoup de sens dans la plus grande partie de l’hinterland africain.

       Dans une chronique annexe que nous publions, un bon connaisseur de cette AOF de l’époque, M. Roger de Benoist, a intitulé la conclusion de son livre « L’Afrique occidentale française » : « L’indépendance des notables ».

       Ce bref résumé marque déjà quelques-unes des limitations capitales auxquelles il avait été difficile d’échapper dans un processus qui n’avait pas débuté en 1945.

       Trajectoire avant 1945, et trajectoires après 1945 ?

       L’auteur s’attache à décrire le processus constitutionnel et politique de la décolonisation qui a débouché sur l’indépendance des anciennes colonies de l’AOF, en tentant de nous convaincre que la trajectoire formelle, celle qu’il décrit, aurait pu être différente de la trajectoire réelle, l’historique.

        Une sorte d’histoire hors du sol et hors du temps, avec un éclairage qui donne tout son éclat à la magie du verbe, celle qui rendit célèbre le poète Senghor, un des héros de cette joute oratoire dont les concepts passaient très largement au-dessus de la tête des peuples concernés, quoiqu’en pense l’auteur lorsqu’il écrit par exemple :

     «  Les mots « Etat », « souveraineté », et indépendance » s’entendaient sans cesse en Afrique, et la fédération restait une question ouverte. » (p,312)

     Est-ce que la trajectoire réelle n’a pas au contraire fait converger tout un ensemble de trajectoires concrètes telles qu’une relation économique marginale, une pénétration difficile d’un continent jusque- là fermé au monde atlantique, avec une trajectoire de modernité suivant le cours des nouvelles voies de communication de la mer vers l’hinterland, le cloisonnement persistant du bassin du Niger, des trajectoires politiques  qui accordaient le nouveau pouvoir aux populations de la côte, mais d’abord à leurs petites élites ?

       « Position », « disposition », « cours des choses » ? Ou choix politique entre plusieurs stratégies ?

       Pour éclairer ce type de critique, sans doute faut-il tout d’abord se poser la question de savoir si les interlocuteurs du processus de la décolonisation agissaient en fonction d’une politique pour ne pas dire d’une stratégie, mais rien n’est moins sûr, car la France n’a jamais eu véritablement de politique coloniale.

        Peut-être faut-il faire appel à certains concepts stratégiques, tels que « position », « disposition » « point culminant de l’offensive, mis en valeur aussi bien par Sun Tzu que par Clausewitz, et celui de « cours des choses », un cours qui suit, qu’on le veuille ou non le fil de l’eau.

       En Afrique Occidentale, comme dans les autres territoires coloniaux, il y avait bien longtemps que la colonisation française avait atteint ses « limitations », c’est-à-dire son « point culminant ».

      Le sinologue François Jullien a écrit des choses fort intéressantes sur ce type d’analyse stratégique.

      Connexions, interconnexions, réseaux, autonomes ou satellites, trois concepts qui auraient sans doute mérité d’être analysés dans leur contenu historique, parce qu’ils auraient contribué à faire apparaître la réalité des luttes d’influences, de pouvoirs, entre les partis ou les syndicats affiliés à leurs correspondants métropolitains, SFIO, MRP, PCF, CGT ou FO, dont ils furent longtemps des satellites.

       Il est difficile d’analyser le processus de la décolonisation sans tenir compte des connexions politiques, syndicales, en y ajoutant les religieuses, musulmanes fortes dans toute la zone du Sahel et de la savane du bassin du Niger, ou chrétiennes, fortes dans les zones forestières de la côte.

       Réseaux personnels aussi, qui eurent beaucoup d’importance dans le processus lui-même, puis après la décolonisation « officielle » elle-même avec notamment les réseaux Foccart, ceux communément appelés de la Françafrique.

      Senghor n’aurait jamais eu l’audience politique qui fut la sienne, en France, sans le réseau de Normal ’Sup, et l’amitié de Georges Pompidou, et au Sénégal, sans le soutien un peu paradoxal de la confrérie des Mourides, alors qu’il était de confession catholique.

      Autre exemple, celui d’Houphouët- Boigny, médecin, planteur de cacao, grand notable Baoulé, tout d’abord membre du Parti communiste, puis allié de Mitterrand, membre influent de la petite formation politique charnière qu’était l’UDSR, alors que ce dernier était ministre de la France d’Outre-Mer.

      Ce nouveau compagnonnage politique changea la face du processus de la décolonisation en AOF, en réorientant l’ancien RDA vers la recherche de nouvelles formes de coopération avec la France qui n’étaient pas celles de Léopold Senghor ou de Modibo Keita.

       Il parait donc évident que pour l’ensemble de ces raisons, et elles sont très nombreuses, les dirigeants français et africains naviguaient dans un décor mouvant, à la recherche de solutions politiques incertaines et mouvantes, mais dans un cadre international, européen, français, colonial, et africain, qui leur laissaient peu de liberté de manœuvre.

        Pourquoi ne pas dire aussi que tout au long de ce débat, le verbe fut roi, comme sur une scène de théâtre, la seule où il était possible de débattre de scénarios aussi divers, qu’absconds, ou coupés des réalités ?

      Il faut avoir un peu fréquenté l’Afrique pour connaitre l’importance du verbe, et les Français d’aujourd’hui commencent à en faire l’expérience avec une partie des immigrés.

      Car en définitive, il s’agissait de savoir si les Français étaient disposés à devenir des citoyens de seconde zone en Europe ou non, compte tenu des charges financières très lourdes que toute solution d’égalité politique et sociale leur aurait imposées.

       Le vrai scénario n’était-il pas en réalité pour la métropole le suivant ? Comment conserver  un certain prestige international, faire durer une certaine image de grande puissance de la France, en contrepartie des « sous » qu’elle était disposée à sortir de son portefeuille, et dans le cas de l’Afrique noire, faire en sorte que son évolution politique ne vienne pas compliquer encore plus la solution du problème algérien ?

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

            Comme je l’ai annoncé le 8 septembre 2015,  je publierai dans les semaines qui viennent les témoignages et analyses d’acteurs ou de témoins anciens ou contemporains de la période évoquée : Maurice Delafosse, Roger de Benoist, Sœur Maris-André du Sacré Cœur, Gaston Bouthoul, Herbert Lüthy, Michel Auchère, des contributions à la compréhension du contexte historique du débat relaté.

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« Français et Africains ? » Frederick Cooper – Lecture 3

« Français et Africains ? »

Frederick Cooper

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Chapitre V – Reconstruire ou réformer la France ? (page 229 à 293)

« La loi-cadre et le fédéralisme africain 1956-1957 »

                               « Reconstruire ou réformer la France », rien de moins ? Sommes-nous encore dans l’histoire de notre pays ?

              Après les hors d’œuvre jusqu’à la page 229, le plat principal !

               Un très long chapitre  qui ne manque pas d’ambition ! Démontrer que les nouveaux députés africains auraient pu « reconstruire ou réformer la France ? » ?

              Notons dès le départ que le gouvernement de l’époque fit appel à la voie réglementaire plutôt que constitutionnelle pour réformer.

            L’introduction de ce chapitre est à citer in extenso parce qu’elle marque bien l’esprit dans lequel cette analyse a été effectuée :

           « La loi-cadre est généralement considérée comme un tournant dans l’histoire de l’Afrique française. Pour certains intellectuels africains d’aujourd’hui, elle marque le moment qui scella le sort de l’Afrique. L’Afrique fut balkanisée, dit à l’époque Senghor. Le système de gouvernement territorialement délimité inscrit dans le droit allait devenir le point de départ des Etats indépendants de l’ancienne Afrique française. Au cours des cinquante dernières années, ces Etats ont accumulé un palmarès profondément inquiétant au niveau des problèmes qui préoccupaient les acteurs politiques africains en 1956 : les élections démocratiques, l’égalité, les droits, le développement économique, l’éducation. Mais pour les Africains de cette époque, la loi-cadre constituait une victoire. Elle satisfaisait leurs plus importantes revendications politiques de la décennie écoulée : le suffrage universel, le collège unique et des assemblées territoriales dotées d’un réel pouvoir. Elle rendait les assemblées élues dans chaque territoire responsables du budget et de la fonction publique, rompant ainsi avec les tendances centralisatrices du gouvernement français.

             La loi-cadre n’était pas destinée à créer des Etats-nations… » (p,229)

             « Possibilités, dangers et coûts d’une Union réformée » (p,231)

            Nous remarquerons simplement que l’Afrique précoloniale était encore plus « balkanisée » et que le constat du « Au cours des cinquante dernières années, ces Etats ont accumulé un palmarès profondément inquiétant » mériterait d’être nuancé.

              Le débat politique et juridique relaté par l’auteur entre Etat-Nation ou Etat multiculturel parait se situer à des années-lumière de la réalité des sociétés coloniales des années 1945-1955, sauf à admettre qu’il valait par hypothèse pour les zones côtières d’Afrique, et en particulier pour celles du Sénégal, de Guinée, de Côte d’Ivoire, et du Dahomey.

           A des années-lumière aussi des réalités des relations financières existant alors entre la métropole et les colonies, c’est-à-dire tout simplement une question de gros sous pour le contribuable français, mais cette question n’avait absolument rien de nouveau.

            « Des arguments inconciliables visant à sortir de l’impasse la réforme de l’Union française furent avancés au début de 1956. La France pouvait poursuivre la logique intégrative de la citoyenneté, mais il faudrait alors en affronter les coûts… Quels pouvoirs pouvait-on déléguer aux territoires africains pour amener leurs dirigeants à revoir à la baisse leurs demandes d’équivalence sociale avec la population métropolitaine, et à quels pouvoirs la France était-elle prête à renoncer pour se mettre à l’abri de telles demandes ? «  (p,235)

           En ce qui concerne les coûts, lire la phrase : « L’une des charges les plus élevées était le coût de la fonction publique. » (p239)

        « Territorialiser l’empire »

             L’auteur formule ainsi sa pensée :

           « Les diverses formes de politique – reposant sur les idiomes locaux, sur les liens religieux ou sur un internationalisme radical (où) qui émergeaient dans les villes et les campagnes de l’AOF (comme dans les villes et campagnes françaises ? ) méritent des recherches plus approfondies (effectivement), mais les fonctionnaires de Dakar et de Paris accordaient le plus souvent leur attention aux gens qu’ils comprenaient le mieux : les représentants élus à Dakar ou à Paris (affiliés à des partis français, dont la SFIO)), les dirigeants de partis, les syndicalistes (organisations affiliées aux métropolitaines dont la CGT, affiliée elle-même au parti communiste), les écrivains. » (p235,236)

          J’ai mis entre parenthèses quelques-unes des multiples questions posées.

            Les débats faisaient ressortir toutes les contradictions liées aux effets politiques et financiers de la citoyenneté, selon la définition arrêtée, à la nature des liens qui continueraient à exister entre la France et les nouveaux Etats, à l’inégalité de ressources existant entre ces nouveaux Etats, plus le contexte international, plus l’existence d’autres territoires à statuts différents, plus la guerre d’Algérie que l’auteur évoque, comme il le fera pour l’Europe en voie de constitution…

        Mars 1956, le socialiste Guy Mollet est au pouvoir, et il se fait donner les pleins pouvoirs par l’Assemblée Nationale, une autorisation législative qui va lui permettre de légiférer pour l’outre-mer, sans passer par un processus constitutionnel.

           Le projet de loi cadre, celui de la loi dite Defferre, fut voté en Commission de la France d’Outre-Mer par 28 oui, 10 non, et 4 abstentions. L’Assemblée de l’Union Française le vota par 124 voix contre 1, et l’Assemblée Nationale elle-même par 477 voix contre 99.

            Au cours de la discussion à l’Assemblée Nationale, Pierre-Henry Teitgen, ancien ministre et membre influent du MRP, exprima avec beaucoup de clarté les enjeux du scrutin :

         « Le problème, fondamentalement, était que la métropole n’était pas prête à accepter toutes les conséquences de l’assimilation. Pourquoi ne pas avoir le courage de le dire ? Autrefois, l’assimilation signifiait ; « Soyez comme nous tous, des citoyens de la République une et indivisible, avec les mêmes droits que nous-mêmes : vous aurez de ce fait immédiatement satisfaction, vous obtiendrez par ce moyen dignité, liberté, indépendance et autonomie. » Félix Kir l’interrompit : « L’assimilation n’est pas demandée par les territoires d’outre-mer. Ils préfèrent la fédération. »

          Mais désormais, poursuivit Teitgen, l’assimilation avait pris un autre sens :                 

       « Quand vous parlez assimilation à nos compatriotes des territoires d’outre-mer, ils entendent d’abord et principalement l’assimilation économique, sociale, et des niveaux de vie. Et si vous leur dites que la France veut réaliser dans l’outre-mer l’assimilation, ils vous répondent : alors accordez nous immédiatement l’égalité des salaires, l’égalité dans la législation du travail, dans le bénéfice de la sécurité sociale, l’égalité dans les allocations familiales, en bref, l’égalité des niveaux de vie… Quelles en seraient les conséquences ? Il faudrait pour atteindre ce but, que la totalité des Français consente à un abaissement de 25% à 30% de leur niveau de vie au profit de nos compatriotes des territoires d’outre-mer ? » Cela,  les citoyens de la France métropolitaine ne l’accepteraient  pas. Il fallait « tourner la page. » (p,248,249)

            Il importait donc de se concentrer sur les autres revendications venant de l’outre-mer.

« La mise en œuvre de la loi-cadre et le débat sur le fédéralisme. » (p,253)  

            Le débat revint donc sur la question de savoir s’il était possible de mettre sur pied une fédération, qu’il s’agisse des relations nouvelles entre la France et les territoires d’outre-mer, ou de celles encore existant en AOF, celle dont traite avant tout l’auteur.

            Je ne suis pas sûr que le propos de l’auteur « Le débat sur le fédéralisme avait gagné le public africain alors que la loi-cadre était en discussion à Paris. » ait été vérifié et évalué, ou qu’il puisse l’avoir été.

            Senghor avait été partisan d’une solution fédérale entre la France et l’Afrique noire, et parallèlement entre les anciennes colonies d’Afrique noire ? Il l’avait exprimé dans la jolie formule de « solidarité verticale » et de « solidarité horizontale ».

          Houphouët-Boigny (ministre de Guy Mollet) appelait de ses vœux :

            « Un système fédéral assez souple. Donnons au monde cet exemple d’un rassemblement de races et de peuples et de religions diverses bâtissant dans la fraternité une maison commune » (p,254)

       L’auteur note à juste titre : «  Le malaise apparaissait au grand jour ; il devait s’avérer être autant un conflit entre politiciens africains qu’un conflit entre Dakar et Paris . » (p,255)

            Effectivement, car Houphouët-Boigny était partisan d’une relation directe avec la France et regardait tout autant ce qui se passait en Gold-Coast, l’actuel Ghana, sur la voie de l’indépendance.

            Derrière les grands mots et les belles déclarations, la préoccupation des gros sous réapparaissait dans tous les camps, comme le note d’ailleurs l’auteur : « En coulisses, le ministre (Teitgen) continuait à parler de l’importance des coûts de personnel – 66% du budget au Dahomey, 43 % en Côte d’Ivoire-… «  (p256)

        A Sékou Touré, Defferre répondait qu’il fallait « laisser les contribuables africains payer les factures…(p,259)

            « Finalement, le gouvernement fut autorisé à procéder par décrets assez proches de ce qu’il voulait. Il avait concédé le pouvoir réel aux territoires et s’était délesté de certaines de ses charges associées à un empire de citoyens, en particulier d’un fonctionnariat revendiquant le droit à l’égalité des salaires et des prestations. «  (p,261)

            « Réseau français ou unité africaine : les controverses syndicales » (p,262)

            L’auteur connait bien le contexte syndical du Sénégal et de l’AOF, de cette partie évoluée de la population qui fut le fer de lance de toutes les revendications citées plus haut, des organisations syndicales qui furent affiliées à leurs parrains métropolitains jusqu’en 1955, principalement avec la CGT « sœur jumelle » du Parti Communiste français.

            Comment analyser cette phase historique en biffant l’arrière-plan de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest ?

Les syndicats d’AOF, seulement autorisés en 1945, constituaient les seules organisations disposant d’une assiette territoriale comparable à celle de l’administration coloniale, l’Etat colonial d’alors, et c’est la raison pour laquelle les premiers dirigeants africains eurent pour première préoccupation d’en faire des alliés, pour ne pas dire de les contrôler. Le syndicaliste Sékou Touré en fut le prototype.

             Syndicalisme africain ou nationalisme en  gestation ?

«  L’Afrique occidentale française : « balkanisation ou fédéralisme ? » (p,267)

La façon dont l’auteur formule sa question est tout à fait étrange sur le plan historique :

       « Je vais examiner ici une question d’imagination politique : comment, dans ce nouveau paysage politique, les élites politiques imaginaient-elles les relations entre le territoire, l’Afrique Occidentale française et l’Union française ? » (p,268)

       « Imagination politique » de l’auteur ? Trop d’imagination peut-être !

         La situation évoluait en permanence avec des vrais enjeux qui n’étaient pas toujours clairs ou affichés :

          « Face au risque d’une fragmentation territoriale, Senghor disait maintenant qu’il devait y avoir deux niveaux de fédération : l’un situé en Afrique de l’Ouest, l’autre constitué par la République française. Ensuite viendrait l’Union française, reconfigurée en confédération. » (p,268)

        Senghor, au titre du Sénégal ?

           « Ces luttes ne furent pas simplement celles de partis manœuvrant pour s’approprier le pouvoir ou de juristes tentant de définir des institutions. Elles posaient la question de la localisation de l’appartenance collective, du sentiment de communalité : où, en Afrique, trouvait-on une nation, ou le potentiel de construire une nation ? Et comment traduire de telles visions en programmes politiques ? » (p,269)

« appartenance collective » ? «  sentiment de communalité » ? Je serais tenté de dire que les préoccupations des partenaires étaient beaucoup plus terre à terre.

            Comment en effet trouver et proposer des dénominateurs communs dans une Afrique profondément marquée par ses traditions religieuses et culturelles multiples, ce patchwork que j’ai déjà évoqué, lequel continue à animer la vie de l’Afrique noire actuelle, pour ne pas dire ses tensions ?

       J’écrirais volontiers que les observateurs de l’époque auraient sans doute été bien en peine de trouver beaucoup de traces indiscutables de nations susceptibles de servir d’assise à ces nouveaux Etats, en ajoutant que la mention que fait l’auteur des « journaux africains » qui «  ne cessaient de réclamer une révision constitutionnelle. » (p,269), avaient de petits tirages et une audience souvent limitée au public des évolués des côtes.

         Il était nécessaire de ramener les discussions ésotériques ou faussement angéliques aux réalités du terrain, comme le rappelait le haut-commissaire de l’AOF:

       « Le haut-commissaire de l’AOF, Gaston Cusin tint à s’assurer que les politiciens africains mesuraient bien la responsabilité associée à leur nouveau pouvoir. Rappelant au Grand Conseil que plus de 50% des budgets correspondaient à des coûts de personnel, il  qualifia ces dépenses de « fardeau insupportable pour nos budgets » L’AOF devait freiner l’accroissement des dépenses de personnel. Ainsi est offerte aux territoires la latitude d’organiser leur fonction publique selon leurs conceptions et suivant leurs moyens » Cet effort reposait sur « l’africanisation de la fonction publique. » (p,270)

        Le lecteur pourra peut-être trouver qu’à la longue ce débat devient lancinant, puisqu’en définitive, et quoiqu’on dise ou écrive, la question principale était celle de savoir : qui paierait ?

        Le mot « indépendance » commença à faire surface tardivement, notamment avec la création, en 1957, du Parti Africain de l’Indépendance.

      « Comment maintenir l’attrait de l’unité africaine en l’absence d’accord fondamental sur la manière ou la nécessité d’unir les territoires de l’AOF, sauf à travers leur participation commune aux institutions de l’Union  française?

        Une telle pensée avait sa cohérence, sa spécificité, et sa stratégie. C’est seulement rétrospectivement, après que les imaginations politiques se sont rétrécies et engagées sur la voie des Etats territoriaux, nationaux, qu’elle apparait irréaliste. Les dirigeants africains avaient à gouverner des sociétés pauvres et socialement fragmentées, dotées de minuscules élites incertaines de leur soutien au sein d’un électorat nouvellement créé.» (p,276)

         La lecture du texte ci-dessus suffit à éclairer le supposé rétrécissement des imaginations politiques.

        Les belles phrases de Senghor ne suffisaient pas à faire avancer les solutions concrètes :

       « La combinaison de l’économiquement inégal et du culturellement différent, martelait Senghor, en 1956, était l’avenir de l’Afrique : « Toutes les grandes civilisations furent de métissage culturel et biologique. » Les Africains ne parlaient de leur négritude « que pour ne pas venir les mains vides au rendez-vous de l’Union. » Mais pas n’importe quelle Union… » (p,277)

       Pourquoi ne pas noter que, dix ans après sa création, cette Union n’existait pas vraiment ? Est-ce que l’Afrique de l’Ouest comptait dans l’opinion publique française ? Comment pouvait-elle peser comme enjeu économique, compte tenu de son poids marginal dans l’économie française ?

        « Les avantages de l’Europe et le coût de l’empire : l’Eurafrique, 1956-1957 »

       Comme le note d’ailleurs l’auteur, la donne avait également changé sur le plan européen :

« l’époque de la loi-cadre, la question eurafricaine entrait dans une phase nouvelle. La France était profondément impliquée dans des négociations qui allaient aboutir au traité de Rome en 1957 et au Marché Commun européen. » (p,279)

Les idées technocratiques de Pierre Moussa sur l’Eurafrique constituaient une nouvelle tentative d’esquiver les véritables enjeux des intérêts mutuels de la France et des territoires africains, dont une des ambitions était d’associer nos partenaires européens au financement du FIDES, c’est-à-dire le partage du « fardeau » de l’Afrique noire.

        Les discussions sur tel ou tel type de relation institutionnelle entre la métropole et les territoires africains se poursuivaient en palabres du genre africain, alors que les jeux étaient faits depuis longtemps, j’ai envie de dire dès le début de la colonisation de l’Afrique noire ou d’autres territoires, imagination à l’œuvre ou non.

       «  Evaluant les possibilités et les inconvénients d’une intégration plus étroite avec leurs voisins européens et les anciennes colonies africaines, les dirigeants français tentaient d’atteindre ces deux objectifs. Ils ne réussirent pas à convaincre leurs partenaires européens des avantages qu’offrait l’intégration de l’Afrique dans les institutions européennes. Et si la plupart des dirigeants africains estimaient encore qu’ils avaient quelque chose à gagner de la France – voire de l’Europe -, jamais la question de savoir si la France avait quelque chose à gagner de l’Afrique ne s’était posée avec autant de clarté. » (p,286)

        Il n’est pas démontré qu’il ait fallu attendre 1957 pour faire un tel constat, et que les véritables objectifs  des dirigeants français aient été ceux-ci-dessus énoncés, mais dans le paragraphe ci-dessus le mot qui compte est celui de « gagner ».

        Comment ne pas constater que plus de 60 ans après, les pays de l’Union Européenne manifestent la même réticence à s’engager dans des opérations militaires que la France se croit obligée d’engager en Afrique ?

      « Statut personnel et territorialisation » (p,286)

      L’auteur fait le constat,  qu’en 1956, la question des statuts personnels et de l’existence d’un état civil restait entière :

          «  Si l’intégration des collectivités était complexe et incertaine, celle des individus dans l’espace de l’Union française était une autre affaire »

Encore plus incertaine !

« Seule « une petite minorité d’évolués » utilisaient l’état civil. » (p,286)

      « Conclusion » (p,291)

            Après son très  long parcours d’analyse, l’auteur résume sa pensée :

         «  Les enjeux du débat constitutionnel étaient profonds, comme ils l’avaient été lorsqu’il débuta, plus d’une décennie auparavant. A chaque phase de ce débat, il y eut consensus sur la nécessité de préserver une forme ou une autre de communauté franco-africaine. Mais la doter d’institutions, voire d’un nom, restait constamment hors de portée des politiciens. Le problème n’était pas – contrairement à ce que dit souvent la littérature sur la politique coloniale française – celui d’une confrontation entre un colonialisme français obstiné et un nationalisme africain véhément. Le débat se situait entre les deux. Si l’on poussait le principe de l’équivalence des citoyens à sa conclusion logique, alors le cauchemar d’Herriot se réaliserait : la politique française serait dominée par les électeurs d’outre-mer, tandis que la charge liée à l’égalisation, dans un espace caractérisé par une extrême inégalité économique, les salaires des fonctionnaires, les niveaux d’éducation et des services de santé, et les possibilités d’emplois productifs serait supérieure à ce que les contribuables métropolitains pourraient supporter. A l’autre extrême, l’indépendance présentait de multiples risques – persistance de la pauvreté et de la faiblesse politique, voire recolonisation par les Etats Unis, l’Union soviétique ou la Communauté économique européenne. » ( p,292)

           Pour avoir suivi comme témoin et comme acteur modeste le déroulement de ce cycle historique des négociations, je ne suis pas sûr que de part et d’autre on se soit fait beaucoup d’illusion sur la suite des événements, c’est-à-dire la décolonisation des indépendances, encore moins, compte tenu du déroulement de la guerre d’Algérie, et du mouvement généralisé des indépendances des mondes coloniaux.

          Pour me résumer, j’écrirais volontiers que les débats très sophistiqués que décrit l’auteur intéressaient peu de monde aussi bien en France qu’en Afrique de l’Ouest.

        Au moins, la Grande Bretagne, compte tenu de son système colonial du chacun chez soi et du chacun pour soi, n’eut pas les mêmes états d’âme que la France, empêtrée dans ses discours d’assimilation toute théorique et d’égalité.

        Houphouët-Boigny, voisin de la Gold Coast, devenue le Ghana indépendant en mars 1957, avait une vision plus réaliste des évolutions possibles, lorsqu’il déclarait :      « Nous avons besoin de la France pour notre émancipation humaine et sociale, la France a besoin de nous pour assurer la permanence de sa grandeur, de son génie dans le Monde. » (p,293)

        Effectivement la « grandeur » mais à quel prix ?

        Car dans l’ombre de toutes ces savantes discussions, et sans le dire clairement, la France poursuivait ses rêves de grandeur, comme aujourd’hui encore, avec ses interventions militaires en Afrique.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Français et Africains? » Un livre de Frederick Cooper, avec Catherine Simon, dans Le Monde, sous le titre  » Citoyens de deuxième zone: le cas africain »

A propos du livre de M.Frederick Cooper intitulé « Français et Africains ?
Etre citoyen au temps de la décolonisation »
et de la critique élogieuse de la journaliste du Monde Catherine Simon,dans le journal Le Monde des 25 et 26 décembre 2014, page 23.
Titre de l’article : « Citoyens de deuxième zone : le cas africain »
« Entre 1945 et 1960, le concept de « citoyenneté » a été au cœur des questions qui agitaient les élites de l’Afrique coloniale française. Un passionnant essai de Frederick Cooper les met en lumière »

En marge : « La plupart des représentants africains n’étaient pas des nationalistes et moins encore, des indépendantistes (ou des révolutionnaires). Les débats n’en furent pas moins vifs et douloureux »

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Avec en ombre chinoise et contraire, la thèse de Mme Huillery sur le même territoire, d’après laquelle, l’homme blanc aurait été le fardeau de l’homme noir en Afrique Occidentale Française.

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La journaliste conclut sa lecture ainsi :

« Récit magistral, Français et africains ? met en lumière, comme rarement, les acteurs africains de notre histoire française. »

&

Après avoir lu cet ouvrage, je serais tenté d’écrire :
« Citoyens de deuxième zone : le cas africain »
Ou Français, nouveaux citoyens de deuxième zone en Europe ?

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Comme je l’ai fait longuement sur ce blog pour l’analyse critique d’un ouvrage du même auteur intitulé « Le colonialisme en question », je me propose d’annoter ce livre et de publier ma propre lecture critique d’ici quelques mois, mais le contenu du texte même de l’éloge Simon suscite d’ores et déjà quelques réflexions de cadrage de cet objet d’histoire.

Première remarque : la question de citoyenneté fit débat, bien avant 1945, peut-être plus d’ailleurs dans les colonies, et plus particulièrement chez leurs « évolués », alors qu’en métropole, le même débat n’intéressait qu’un petit nombre de spécialistes du monde politique ou économique.

Comment dissocier en effet ce concept de citoyenneté avec celui d’assimilation, une ambition coloniale ambiguë que la France n’a jamais été capable de mettre en œuvre dans ses colonies, tellement cette ambition était éloignée de toute réalité coloniale et métropolitaine ?

Il s’agissait donc d’un vieux débat, d’un très vieux débat !

Deuxième remarque : les élites africaines, mais il serait plus juste d’écrire les minorités d’ « évolués » d’Afrique noire, n’ont été, sauf exception, ni nationalistes, ni indépendantistes, ni révolutionnaires.

Pourquoi cette absence de revendication ? Très sommairement, on pourrait répondre, par absence de sentiment national dans des colonies caractérisées encore par un patchwork religieux et culturel que la colonisation n’avait pas encore réussi à unifier en profondeur.

Avant même que le Mali ne devienne indépendant, est-ce que Modibo Keita n’avait pas déjà compris que seule la solution du parti unique apportait la garantie de survie d’un Etat qui n’était pas national, en tout cas pas encore.

Quelle conception de la citoyenneté avait donc M.Modibo Keita, et quelques-uns de ses collègues qui se sont empressés de gouverner avec des partis uniques : une citoyenneté de quelle zone, première ou seconde zone ?

Troisième remarque : à l’arrière- plan ou au premier plan de la discussion constitutionnelle et juridique qui a occupé des parlementaires ou conseillers de la métropole, avec en face d’eux, les parlementaires africains les plus « évolués » qu’étaient Senghor ou Houphouët- Boigny, il y avait au moins deux revendications qui faisaient problème, une représentation au sein des institutions de la République Française qui ne fasse pas de la France « la colonie de ses colonies », l’expression qu’avait utilisée le Président Herriot, d’une part, et d’autre part le coût financier pour la métropole d’une égalité sociale, c’est-à-dire des avantages sociaux, accordée aux nouveaux citoyens de l’Union Française.

Rappelons que le général de Gaulle avait utilisé le même type d’argument en ce qui concerne l’intégration de l’Algérie dans les institutions françaises.

Le problème du coût – Une deuxième revendication portait tout autant, sinon plus, sur les droits sociaux, avec l’incidence très lourde que la satisfaction d’une telle revendication avait sur les finances de la France, donc une solution impossible à mettre en œuvre.

Le groupe des « évolués », partisan de cette égalité sociale, exerçait une pression d’autant plus forte qu’il était constitué majoritairement de fonctionnaires et de salariés qui bénéficiaient déjà d’avantages sociaux, une minorité au sein des populations locales, notamment au Sénégal, terrain d’analyse privilégié par M.Cooper.

Quatrième remarque : la phrase « quand les premières fissures apparurent dans l’édifice impérial de la France », ne correspond pas plus aux réalités historiques de l’époque coloniale.

J’ai par exemple souvenir d’un texte de l’africaniste Delafosse où ce dernier, dans les années 1900-1920, évoquant un attentat qui venait de se produire en Indochine, ne cachait pas qu’il pourrait y en avoir un jour dans d’autres colonies.

Pour ne citer qu’un autre exemple, mais ils seraient nombreux, le gouverneur général d’Indochine Varenne évoquait déjà, et bien avant 1945, les perspectives d’évolution de l’Empire qui n’étaient pas obligatoirement celles de l’assimilation et de la citoyenneté.

Cinquième remarque : qu’entendait-on par « citoyenneté » ?

Est-ce que l’appellation de « citoyen de seconde zone » est appropriée pour caractériser l’analyse juridique et historique que propose l’historien ?

Rien n’est moins sûr, car sa démonstration vise à faire apparaître la complexité du débat constitutionnel engagé en 1945, avec une superposition et une juxtaposition de statuts politiques ou personnels qui rendaient quasiment toute solution standard et cohérente impossible.

Sixième remarque : cette analyse de type historique fait quasiment l’impasse sur l’histoire de la France, avant et après 1945, et sur l’histoire des sociétés coloniales de l’Afrique de l’ouest, une fois la conquête à peu près achevée.

Septième et dernière remarque : l’ouvrage de M.Cooper fait une impasse complète sur le volet des relations économiques et financières entre l’Afrique noire et la France, ce qui est bien dommage.

Pourquoi ne pas penser en effet, et c’est tout le sens de la critique que j’ai faite de la thèse Huillery sur ce blog, que la balance financière entre l’Afrique noire et la France n’était pas si mauvaise ou détestable pour les Africains, puisque les nouveaux dirigeants de ces pays auraient bien voulu continuer, comme avant, avec cette fois tous les droits et avantages de la citoyenneté politique et sociale.

Pour en terminer provisoirement avec cette première lecture, il conviendra de répondre à quatre questions :

La première : Africains de seconde zone ou Français de seconde zone en Europe ? Compte tenu du gouffre qui séparait les niveaux de vie de la métropole et de l’AOF, puisqu’il s’agissait d’abord de cela, même après le désastre que fut la Deuxième Guerre mondiale pour le pays.

La deuxième : la thèse de Frederick Cooper d’après laquelle les deux partenaires de cette négociation, Africains et Français, auraient eu le choix des solutions constitutionnelles et institutionnelles, est-elle pertinente sur le plan historique ?

La troisième : dans quel registre d’histoire s’inscrit ce type d’analyse, histoire centrée ou décentrée, histoire globale ou sectorielle, connectée ou déconnectée …, pour user de termes aujourd’hui à la mode ?

La quatrième : est-ce qu’en 1945, la situation d’une France détruite et ruinée par la guerre n’attestait pas du fait que ce type de débat passait largement au- dessus des préoccupations des Français ?

Nous poserons en définitive la question de savoir s’il ne s’agit pas d’une histoire hors sol, hors temps historique, c’est-à-dire d’une histoire insuffisamment « connectée ».

Jean Pierre Renaud