Gallieni et Lyautey, ces inconnus !
Eclats de vie coloniale
Morceaux choisis
Madagascar
Lyautey à Madagascar en 1898
13
Le retour de la reine sakhalave Bibiassy à Maintirano
En 1898, « … à la fin de janvier, le général Gallieni avait été amené à étendre mon commandement à l’Ouest jusqu’à l’Andranomava, puis, en mars, à disloquer le territoire sakhalave et à m’en donner la partie Nord. » (LTM/p,571)
Dans une lettre à Chailley, le secrétaire de l’Union coloniale, du 6 février 1899, Gallieni écrivait au sujet de la résistance sakhalave :
« … J’ai justement sous les yeux le rapport du colonel commandant le deuxième territoire militaire (territoire comprenant les vallées de la Tsirihibina, du Manambolo et du Mangoky) sur les résultats obtenus en 1898 et j’y lis que nous avons eu, durant cette année, 1 officier tué et 3 blessés, 3 sous-officiers et soldats tués et 4 blessés, 37 indigènes ( Sénégalais et Malgaches) tués ou noyés et 77 blessés, et tous, dans des surprises, des embuscades, des attaques de convois, etc… Vous voyez, rien que par ces chiffres, que nos adversaires Sakalaves sont autrement dangereux que les Hovas de 1895. » (G/p,41)
Ce ne fut en effet pas une partie de plaisir, car la pacification fut longue et difficile, avec de nombreux morts et blessés
Dans son livre « De Madagascar à Verdun », le colonel Charbonnel qui fut chef de poste dans cette région côtière, et à la même époque, et qui servit longtemps à l’ombre de Gallieni, écrit :
« Nous n’étions pas à Adembe les plus éprouvés. Le même jour, 10 octobre 1897, à la même heure, l’assaut avait été donné aux dix Postes crées par le commandant Gérard. Quatre avaient été enlevés, dont Mahabe où était restée la pièce de Sangouard. Nos pertes étaient importantes : un quart de notre effectif, dont cinq officiers, tués ; autant de blessés. Le succès de la conquête du pays sakhalave était compromis. Cependant un désastre total avait pu être évité. On annonçait que Mahabe était déjà réoccupé. « (C/p, 69)
Et plus loin, le même officier écrivait : « Pendant cette période de concentration des troupes, j’allais parfois à Monrondava revoir les survivants de la colonne Gérard. Sur les vingt officiers appartenant aux armes combattantes qu’elle comptait à son départ, nous restions neuf vivants. Un seul était mort de maladie. Les dix autres avaient été tués au combat ou étaient morts de leurs blessures. » (C/p,73)
Le nouveau territoire de Lyautey allait donc jusqu’à la mer, puisqu’il comprenait à présent le cercle de Maintarano. Lyautey allait donc, à l’exemple de Gallieni, pouvoir emprunter, comme nouveau moyen de communication, une des canonnières côtières de la Marine, pour effectuer certains de ses déplacements.
Précisons en effet que non seulement le Gouverneur général passa la moitié de son temps en tournées, mais qu’il fit le tour de Madagascar en bateau plusieurs fois pendant son séjour, alors seul moyen efficace d’atteindre les provinces les plus éloignées.
La relation de sa tournée sur la côte ouest est intéressante à un double titre :
– elle montre que l’opinion de Lyautey sur l’avenir de la nouvelle colonie a un peu changé, précisément parce qu’il a pu prendre conscience des atouts quelle pouvait faire valoir sur le plan économique, à la condition de réorienter la politique en direction du canal du Mozambique, et donc de l’Afrique Orientale, et ne plus dépendre de la seule influence de la Réunion.
– elle propose un exemple d’application de la fameuse « politique des races » de Gallieni qui, peut se prêter à toutes les interprétations historiques ou idéologiques.
Un avenir pour Madagascar, vers l’ouest, le canal du Mozambique.
A Max Leclerc, A Ankazobé, le 14 mai 1898,
« Ici, notre majeure raison d’être économique, c’est la côte orientale d’Afrique : il y là un marché à prendre, et il nous attend. J’ai de ce côté avec le Transvaal, avec Mozambique, avec Zanzibar des relations personnelles suivies, et c’est en homme informé que je vous écris : ils attendent que notre élevage leur fournisse des bœufs et des moutons, que notre Emyrne leur envoie du riz, notre côte du maïs ; ils manquent des trois articles et n’attendent que l’offre ; le marché est à prendre, je le répète.
Or, nous ne sommes guère ici à nous en préoccuper. Les coulisses électorales ont tout détourné sur la côte Est et la Réunion. Tout pour Tamatave et Saint Denis. Or, franchement, quand on a à choisir entre le marché de l’Afrique australe et celui de la Réunion, c’est trop bête d’hésiter, – et on n’est plus à même d’hésiter. On enfouit des millions dans cette route de Tamatave dont la terminaison est encore si éloignée, tandis qu’un seul million mis sur la route de Majunga, où il ne pleut que quatre mois par an et dont le sol est un macadam naturel, eût permis d’y assurer dès cette année des transports de voitures ininterrompus ; j’en ai fait l’expérience l’an passé en l’aménageant presque sans crédits, de manière à y faire passer un premier convoi de voitures et à démontrer ce qu’un million consacré à faire les quinze ou vingt ponts nécessaires eût permis de faire le définitif…
Malheureusement, le Général a trouvé engagée cette entreprise de Tamatave ; il n’a pas pu, et je le comprends, revenir en arrière quand tant d’intérêts et d’argent y étaient engrenés. Mais cela ne devait pas empêcher d’aller concurremment au plus pressé et de faire ceci d’abord beaucoup plus vite et beaucoup moins cher. Un élément, hélas ! est intervenu contre Majunga et la côte Ouest : les influences politiques et parlementaires de la Réunion. » (LTM/p,579, 580)
Lyautey à Maintirano, où doit le rejoindre le général Gallieni, en tournée sur la côte Ouest.
Le 27 juin, Lyautey embarquait à Majunga sur une des canonnières de la Division navale, pour rejoindre le poste de Maintirano.
« Maintirano, le 23 juillet 1898,
A mon frère, mon bon vieux,
… le 2 au soir, c’était l’arrivée à Maintirano où commande mon excellent, loyal, cordial et vaillant camarade le commandant Ditte ; qui après avoir excellé dans l’Oubangui, au Dahomey, au Tonkin, m’a fait depuis trois mois de l’excellent travail…
De l’îlot de Maintirano, blanc de sable, égayé de quelques cocotiers, où voici un an étaient à peine quelques pauvres cases, Ditte a fait en quelques mois un petit centre coquet qui se développe et draine le commerce de l’intérieur renaissant. Aidé d’officiers prodigieusement actifs, il a fait de belles cases en bois, grandes, propres, confortables, avec de larges vérandas. La mer est en bordure de la mer qui, à la haute marée en baigne la terrasse. Les officiers sont gais et jeunes, ils reçoivent des revues et des journaux multiples, ont un commencement de bibliothèque intelligente ; le docteur joue du violon, et ce soir m’a donné la joie de réentendre, après combien d’années, les morceaux des Noces de Figaro que préférait papa ; une cavatine de Raff, la Marche turque, Plaisir d’amour ne dure qu’un moment et autres vieilleries très vielles, mais qui gardent combien de saveur à cette distance, sous ce ciel, et évoquent combien de passé… » (LTM/p,590)
Lyautey rend évidemment compte, dans les mêmes lettres, des opérations qu’il mène contre les rebelles Sakhalaves, et fait état de la rencontre qu’il fit avec le professeur Gautier, directeur de l’Enseignement à Tananarive :
« Il explore Madagascar depuis sept ans. Interprète émérite, il mène de front la géologie, l’ethnologie et la guerre, se joint aux reconnaissances, en prend le commandement et conquiert ses fossiles à coups de fusil. » (LTM/p,591)
Donc un personnage haut en couleurs que nous avons déjà rencontré sur ce blog en citant son récit de la vie et de la mort de Rainaindrampandry, ministre de l’Intérieur de Gallieni, qu’il avait baptisé « Le prince de la paix » dans son livre « Les trois héros ». (voir blog du 15 avril 2011)
Retour d’opérations, Lyautey rentre à Maintirano, pour y accueillir le général Gallieni.
La surprise de Gallieni ! La reine sakhalave Bibiassy !
« A mon frère,
… Nous y rentrons le 12 juillet, et, le 14, trois coups de canon à 7 heures du matin, signalent un bateau, puis un second. C’est le Lapeyrouse et le Pourvoyeur, le Général et sa suite. Toute la flottille des pirogues-oiseaux de mer se mobilise, et à 10 heures, nous sommes à bord où nous déjeunons tous. A midi débarque le Général ; je ne réédite pas le tableau de notre arrivée. Mais le Général a ménagé un coup de théâtre. Sur nos instances, il nous a ramené de Nossi-Bé la reine sakhalave Bibiassy, exilée maladroitement il y a un an, et que Ditte et moi jugeons devoir être ici un utile moyen d’action. Tous les rois sakhalaves de la côte Ouest de Madagascar, depuis le cap d’Ambre jusqu’au cap Sainte Marie, appartiennent à une même dynastie, descendant d’un ancêtre commun assez récent, presque autant dieu ou fétiche que roi ; ils ont un caractère essentiellement religieux, plus encore que politique, car au fond leurs sujets obéissent assez mal. Les rois ou chefs actuellement encore dans la brousse sont donc tous plus ou moins cousins de Bibiassy, et son enlèvement et sa déportation de l’an dernier sont un des arguments le plus souvent invoqués par eux pour ne pas rentrer. Dès le 15, nous avons été avec le Général réinstaller solennellement Bibiassy chez elle, à Antsamaka, à quatre heures d’ici ; le peu qu’il reste de population, 500 environ, y avait été convoqué. Bibiassy a été installée sous un velum et représentée à son peuple, et rien n’a été curieux comme la véritable cérémonie d’adoration qui a suivi le Kabary (le discours) : prosternation, bras étendus, chants, puis danses ; elle recevait l’hommage en idole impassible et son caractère fétichiforme explique seul son influence, car elle est affreuse, boiteuse, abrutie. Les lobes de ses oreilles découpés pendent en longs et hideux anneaux de chair. Les hommes de son peuple sont assez beaux et fiers avec leurs seules ceintures, leurs armes et leurs gris-gris. Les femmes sont hideuses, au nez percé, aux oreilles surchargées, beaucoup couvertes d’un masque de plâtre qui en fait de vrais monstres à effrayer les enfants. Nous sommes loin des Hovas en redingote et en kinkerbroker. Après avoir montré au peuple ce Saint-Sacrement de reine, nous nous sommes empressés de la ramener à Maintirano, ne voulant pas laisser aux rois de la brousse la tentation de venir enlever ce fétiche…
Le Général est parti le 17. Depuis six jours, je me suis mis en demi-vacances. Cette plage est exquise, une brise délicieuse… (LTM/p,594)
Commentaire
Le premier commentaire a trait à la philosophie « coloniale » de Lyautey : incontestablement, dans le sillage de Gallieni qui avait toujours en tête la place de la France sur les marchés internationaux, Lyautey ne perdait jamais de vue cette question comme le montre l’extrait de texte choisi.
On peut ne pas aimer le portrait que Lyautey campe de la reine Bibiassy, ou tout simplement considérer qu’il correspondait à une époque déterminée de la grande ile.
Toujours est-il que l’épisode caractérise parfaitement la politique des races, telle que le Général Gallieni la concevait et la mettait en application, à l’occasion de son proconsulat.
Dans le cas considéré, hors Emyrne, où il avait mis une « croix » sur la monarchie hova, il n’hésitait pas à jouer la carte des autres pouvoirs religieux ou politiques traditionnels.
A Maintirano, il s’appuyait effectivement sur les structures traditionnelles du commandement local, constitué des rois et des chefs sakhalaves.
Nous avons vu, qu’au Tonkin, Lyautey donnait la préférence à l’administration indirecte, celle du protectorat, et sans refaire l’histoire, il est possible d’émettre l’hypothèse qu’à la place de Gallieni, le colonel aurait sans doute beaucoup hésité à se priver de l’appui de la monarchie hova qui, elle aussi, avait un double caractère politique et religieux.
Comment ne pas ajouter qu’une des clés de la réussite de Lyautey au Maroc fut précisément son respect des pouvoirs établis, ceux d’un sultan, à la fois monarque et commandeur des croyants ?
Jean Pierre Renaud