« Le colonialisme en question »
Fréderick Cooper
« Deuxième partie » (page 81 à 205)
« Trois concepts en question
Identité, Globalisation, Modernité »
Lecture 3
« Identité »
Le discours
Un premier commentaire sur le concept identité, et sur la grande diversité de ses « emplois », que l’auteur analyse « avec Rogers Brubaker ».
L’auteur propose un cadrage préalable de sa réflexion :
« Nous le verrons, identité tend à signifier trop (quand on l’entend au sens fort), trop peu (quand on l’entend au sens faible) ou à ne rien signifier du tout (en raison de son ambigüité même), nous allons dans un premier temps dresser l’inventaire des fonctions conceptuelles et théoriques que identité est censé remplir puis nous suggèrerons que ces fonctions pourraient être assurées par des termes moins ambigus et exempts des connotations réifiantes associées à identité.
Nous affirmons que l’approche constructiviste de l’identité, actuellement dominante – qui tente de donner au terme un sens très général et à l’exonérer de l’accusation d’essentialisme en posant que les identités sont des notions construites, fluides et multiples – rend vaine toute discussion sur les identités et nous laisse mal outillé pour examiner les dynamiques « dures » et les revendications essentialistes des politiques identitaires contemporaines. » (page 81)
In fine, il écrit : « Pour suggestif et indispensable qu’il soit dans certains contextes concrets, identité est trop ambigu, trop écartelé entre son acception « dure » et son acception « molle », entre ses connotations essentialistes et ses qualificatifs constructivistes, pour satisfaire pleinement aux exigences de l’analyse sociale » (page 82)
S’agit-il d’un concept opératoire alors qu’il recèle un grand potentiel de manipulation idéologique, ou pseudo-scientifique ? Car derrière le mot, on trouve effectivement, le racisme, les ethnies, les tribus, et l’auteur de relever que le terme contient effectivement « un dense écheveau de significations »(page 96), et de proposer d’autres termes : « Des termes tels que communalité, connexité, ou groupalité pourraient avantageusement remplacer le terme généraliste identité » (page 103)
Questions
Pourquoi pas ? Mais est-ce qu’il ne s’agit pas d’une façon d’esquiver le problème ? De donner un autre nom de baptême aux mêmes phénomènes ou faits?
Est-ce que chaque concept important ne soulève pas ce type de difficulté ? Et ce n’est pas en remplaçant des mots par d’autres qu’on règle le problème, d’autant moins que, comme le souligne l’auteur, cette analyse théorique parait bien loin des contextes concrets, c’est-à-dire de l’histoire concrète, de l’analyse historique plutôt que sociale.
J’ai envie de rappeler que la saine « logique » qui nous était enseignée dans les lycées proposait d’analyser les mots, et derrière eux et à l’évidence les concepts, en considérant les mots du point de vue de la compréhension, qui désigne l’ensemble des caractères exposés par le mot, et du point de vue de l’extension qui désigne l’ensemble des individus auxquels le mot s’applique.
Un outil de la logique qui ne serait pas opératoire en histoire ou en analyse sociale (page 82) ?
L’auteur note : « Les études africaines ont souffert de leur version de la pensée identitariste, tout particulièrement dans les récits journalistiques qui voient dans l’«identité tribale » des africains la principale cause de la violence et de l’échec de l’Etat-nation. » (page105)
Et l’auteur de passer, en raccourci rapide (le saute-mouton reproché à certains chercheurs) d’une vision journalistique de la question au peuple des Nuers et au travail ethnologique de M. Evans Pritchard, en 1930.
Une référence intéressante, mais est-elle représentative du problème ?
Ne s’agit-il pas d’une référence ethnologique un peu « court vêtue », pour faire un brin de mauvais esprit, étant donné l’état dans lequel les membres de la mission Marchand vers Fachoda, en 1898, dans le Bar El Ghazal, ainsi que les premiers explorateurs anglais des sources du Nil ont trouvé les Nuers ?
Est-ce qu’un Africaniste tel que Delafosse racontait des histoires lorsqu’il décrivait l’état de la Côte d’Ivoire qui venait de naître, avec ses dizaines d’ethnies, de tribus, ou de peuples, comme vous l’entendrez, car il ne sert à rien de jouer avec les mots.
L’auteur écrit encore : « L’Afrique fut loin d’être un paradis de sociabilité, mais la guerre et la paix y impliquèrent toutes deux des schémas flexibles de différenciation comme d’affiliation. » (page 108)
« Schémas flexibles », pourquoi pas ? Mais est-ce que cela fait progresser la connaissance ? Sauf à les définir, à les décrire, et à les trouver dans tel ou tel contexte historique.
La sociologie aurait été identitaire, mais concrètement, et sur le terrain, est-ce que les explorateurs, puis les officiers, les administrateurs, les ethnologues…, n’ont pas été dans l’obligation de mieux connaître les hommes et les femmes qu’ils rencontraient, et donc à les classer dans des définitions de langues, de religion et de mœurs ?
En Côte d’Ivoire, et au début du XXème siècle, quoi de commun entre les Baoulés, les Gouros, ou les Sénoufos ? Et sur le Niger, entre les Malinkés et les Peuls ? etc…
«Nous l’avons dit, le langage identitaire, avec ses connotations de fermeture, de groupalité et de similitude, est manifestement mal adapté à l’analyse de sociétés lignagères segmentaires – ou aux conflits africains actuels » (page109)
Voire ! D’autant plus que l’auteur procède à un rapprochement hardi avec le nationalisme est-européen.
Il est donc difficile d’adhérer à la conclusion de l’historien :
« Il est temps maintenant de dépasser l’identité – non pas au nom d’un universalisme imaginaire, mais au nom de la clarté conceptuelle nécessaire tant à l’analyse sociale qu’à la compréhension politique. (page 122)
Un chapitre donc qui relève beaucoup plus de l’analyse sociale qu’historique, comme le marquent d’ailleurs les multiples références qui sont faites au social et non à l’historique.
Et ultime question ? En quoi cette analyse fait-elle progresser l’analyse historique ?
Le témoin « colonialiste »
« Identité est un mot dans le vent, sans qu’on soit toujours sûr du sens dans lequel il est employé. Il semble recevoir des traits caractéristiques, permanents, définitifs (cf carte d’identité, le livre de Braudel « l’identité de la France »). Au pluriel (identités), il désigne souvent les groupes qui s’attribuent ces traits originaux.
Sans conteste, le colonialisme a été créateur d’identité (et d’identités) territoriales (s). Dans la plupart des cas, les Etats qui ont succédé aux territoires coloniaux ont conservé les frontières dessinées par les colonisateurs. Le cas de l’Afrique, continent dont les Etats ont proclamé le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, est bien connu. C‘est vrai aussi en Asie. L’Indonésie est faite de territoires rassemblés par les Néerlandais, le Cambodge n’aurait pas survécu sans la France, le Laos n’existerait pas…
Au sens de ces frontières « coloniales », se sont développées des identités nationales de moins en moins fragiles, elles résistent et perdurent souvent de façon inattendue : qui aurait pu penser que les ex-enclaves portugaises (Timor oriental) dans les Indes néerlandaises soient si attachées à une existence indépendante ?
C’est souvent la « résistance au colonialisme » qui a été l’élément décisif dans la naissance de l’identité nationale. Y aurait-il une nation algérienne sans les Français ? Selon une remarque de l’historien indien Panikhar (l’Asie et la domination occidentale – 1953), de même que les nationalismes européens ont été suscités par les conquêtes napoléoniennes, les nationalismes asiatiques ont été suscités par les conquêtes occidentales.
Pour mémoire, on rappellera que les colonisations espagnole et portugaise sont à l’origine d’une identité culturelle bien marquée : celle de l’Amérique latine.
Il y a eu, dans le débat médiatique, bien d’autres rapprochements entre le colonialisme et l’identité. Mais ils paraissent douteux.
A titre de curiosité, on signale la thèse selon laquelle le colonialisme aurait créé l’identité ethnique.
Il y aussi le recours au colonialisme pour justifier d’une identité bien artificielle : « les indigènes de la République ».
On prétend aussi que le colonialisme a été un élément de l’identité de la France, de l’identité de la République, le colonialisme allant de pair avec les valeurs universelles de la République (la république impériale). C’est, semble-t-il, dans le cadre d’un débat plus vaste, qui n’est pas limité à la France : celui du procès de l’universalisme européen du XIXème siècle. »
M.A
Les caractères gras sont de ma responsabilité