« Mémoires dangereuses » Deuxième partie Club Mediapart

Deuxième partie

        Non Messieurs Stora et Jenni, nous,  anciens soldats du contingent n’avons pas tous torturé, violé les femmes algériennes, fait partie d’une armée soi-disant « coloniale » !

            C’est un mensonge de dire que ces histoires ont fait l’objet d’un déni de la part des Français qui ont été tenus largement au courant de ce qui se passait en Algérie ou dans les autres colonies, pour le petit nombre que la chose concernait et intéressait, car il n’y en avait pas beaucoup.

            Dans la vallée de la Soummam, plus en état d’insécurité qu’à Alger, Oran, ou Constantine, dans les années 1959-1960, il m’est arrivé de pouvoir me procurer le journal Le Monde, lequel n’était pas spécialement tendre, et même honnête, à l’égard de notre action en Algérie.

            Ce type de discours est à mes yeux une forme beaucoup plus subtile et plus massive de propagande que ne l’a jamais été la propagande coloniale.

            L’historienne Sophie Dulucq a consacré une étude approfondie de l’écriture de l’histoire ou de l’historiographie à l’époque coloniale, et tout au long de son ouvrage, comme je l’ai signalé dans ma lecture critique sur ce blog, court un des nombreux fils conducteurs, à savoir la question de savoir si ses rédacteurs étaient soumis à une servilité à l’égard du ou des pouvoirs.

            Ma conclusion était on ne peut plus nuancée, en observant qu’il existait plusieurs sortes de servilité, notamment dans la catégorie idéologique, les quatre plus récentes étant le marxisme, le tiers-mondisme, le marché en monnaie sonnante et trébuchante, et la repentance- victimisation- assistance.

            Le discours mémoriel de Monsieur Stora relève d’au moins une des formes de cette servilité.

            Mais puisqu’il s’agit aussi d’histoire au moins autant que de mémoire, pourquoi ne rangerait-on pas les deux romans de Messieurs Jenni et Ferrari, couronnés tous deux par le prix Goncourt, dans la catégorie des romans historiques, avec deux auteurs qui, avec un réel talent d’écriture, réécrivent un pan de l’histoire de France ?

            Etrangement ces deux romanciers troussent leurs intrigues en mettant en scène une partie de notre histoire coloniale, d’abord celle de la guerre d’Algérie, en donnant vie ou parole à certains de leurs personnages qui émaillent leur récit d’exemples qui généralement ne font pas à honneur à notre pays.

            Seul problème, Monsieur Ferrari n’a connu de l’Algérie, sauf erreur, que celle récente des années 2003-2007, au cours de son expérience de professeur en Algérie pendant ces quelques années, et Monsieur Jenni, en effectuant ses propres recherches historiques en France comme il l’indique dans le dialogue :

            « J’ai écrit l’Art français de la guerre en me documentant par moi-même, mais après sa parution, j’avais été très frappé de réaliser l’ignorance extraordinaire des gens sur l’histoire coloniale en général : notre propre histoire nous est totalement méconnue. Je tombais des nues : moi qui ne suis pas historien du tout, je me suis rendu compte que tout ce que j’avais trouvé facilement était ignoré par le public – je n’étais pas chercheur, je n’avais pas fréquenté des bibliothèques universitaires pour trouver ce dont j’avais besoin pour écrire sur l’Algérie coloniale, j’ai seulement ramassé ce qui était accessible au grand public. Je me suis rendu compte de l’ignorance à l’égard de notre histoire, et aussi de l’ignorance à l’égard des autres, qui est encore plus profonde. »

            Est-ce que ces propos n’apporteraient pas la preuve de la thèse que j’essaie de défendre depuis quelques années, à savoir que la France n’a jamais été coloniale, que seule la guerre d’Algérie par son côté de sale guerre comme toutes les guerres subversives,  a fait découvrir à l’opinion publique, mais surtout aux familles des jeunes gens du contingent, un des domaines de cette histoire, où, comme par hasard, existait la seule communauté européenne.

            Ai-je besoin d’ajouter, comme je l’ai déjà écrit aussi, que dans beaucoup de situations algériennes, hormis la côte, tous mes camarades constataient que l’Algérie n’était pas la France ?

            Un mot encore sur le prix Goncourt et sur les pseudo-romans de guerre !

            Par un étrange concours de circonstances, et au début du siècle passé, à l’heure de la colonisation soi-disant triomphante, dans une France qui « baignait dans la culture coloniale », dixit le collectif Blanchard and Co, le même prix Goncourt, en tout cas dans son appellation, fut décerné à deux ouvrages qui dénonçaient à leur façon les dessous ou les à-côtés du « roman » colonial, Claude Farrère dans son livre « Les Civilisés » et plus tard René Maran, dans son livre « Batouala »

            Les deux auteurs mettaient leur talent au service de la France, en ne cachant pas grand-chose des conquêtes coloniales, et beaucoup de témoignages dénonçaient aussi la violence coloniale, mais beaucoup d’autres récits d’explorateurs, d’officiers et d’administrateurs décrivaient dans leurs carnets de route, sans servilité à l’égard du pouvoir, les mondes qu’ils découvraient.

       En est-il de même pour les deux bénéficiaires de ce prix, lesquels, un siècle plus tard, reconstruisent purement et simplement un pan de notre histoire coloniale, qui ne fut jamais véritablement nationale, sans avoir, semble-t-il, aucune expérience de la guerre, et guère plus des terres exotiques décrites ?

            A mes yeux, le prix Goncourt a couronné purement et simplement deux œuvres qui distillent ou diffusent un discours national de repentance ou d’autoflagellation.

            Dans un passé plus ou moins lointain, d’autres écrivains et romanciers ont obtenu le prix Goncourt en proposant des récits des guerres auxquelles ils avaient participé ou dont ils avaient été témoins, sans avoir besoin de faire appel plus de cinquante plus tard à leur imagination inventive et livresque, pour intéresser leurs lecteurs.

            Après la première guerre mondiale, Dorgelès, Genevoix seraient à citer,  ou Jules Roy, après la deuxième guerre mondiale.

        En ce qui concerne les guerres de décolonisation, les récits de Lucien Bodard sur l’Indochine et l’Extrême Orient seraient à citer, et pour l’Algérie, « La grotte » du colonel Buis, très bon exemple de la problématique très compliquée des guerres coloniales que les deux auteurs décrivent dans leur « salon », sinon du haut ou du bas de leurs chaires d’enseignants.

            Non messieurs les romanciers, tous les soldats, tous les sous-officiers, tous les officiers d’une armée française qui ne fut pas coloniale, fusse du contingent ou de l’armée de métier n’ont pas été des tortionnaires ou des salauds !

            Dernières remarques : 1) ce dialogue ne se situe évidemment pas encore au niveau intellectuel du dialogue Camus-Char (Angers, 1951), et encore moins à ceux de Platon.

            2) Ou comme le déclarait en 2009, le Président actuel de l’AFP, Emmanuel Hoog : « Trop de mémoire tue l’histoire »

            3) Pourquoi ne pas recommander à ces romanciers de s’inspirer par exemple de la méthode d’écriture d’un excellent romancier historique, Jean d’Aillon, qui prend soin de conclure souvent ses ouvrages par une rubrique sur « Le vrai, le faux » ?

            Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie -3ème Partie

« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers et géographes »
Années 1905- 1931
La 2ème partie a été publiée le 18 mai 2015
3ème Partie
II – Les scènes coloniales

Les scènes décrites dans les romans choisis s’inscrivent évidemment dans une chronologie de domination coloniale aux caractéristiques différentes, entre la première période de conquête et de mise en place des premières bases de la colonisation, les récits de Conrad, de Farrère, et de Maran, et la deuxième période qui suivit la première guerre mondiale, celle de la consolidation coloniale, avec les récits de Gide, d’Albert Londres, de Weulersse, ou d’Orwell.

Mais la lecture de ces récits de voyages ou de « fiction » romanesque donnera la possibilité aux lecteurs de découvrir à la fois le patchwork qu’était le monde africain des années 30, en allant de l’ouest à l’est, et du centre au sud, mais avant tout le grand écart de « modernité » qui séparait ces morceaux du patchwork colonial, la variété infinie des scènes, avec une très faible pénétration occidentale dans beaucoup de territoires, en contraste avec l’explosion industrielle et urbaine qui saisissait déjà les Afriques centrales et australes.

Une des œuvres choisies, « Une histoire birmane » de George Orwell, a pour objectif de proposer une ouverture sur la colonisation britannique en Asie, la Birmanie, d’après la première guerre mondiale.

Dans son livre « Les civilisés » couronné par le prix Goncourt 1905, Claude Farrère faisait la description romancée de la nouvelle vie de la société coloniale de Saigon au début du vingtième siècle, une société jouisseuse et décadente.

Ancien officier de marine ayant bourlingué sur les mers du globe, il savait de quoi il parlait, même si le roman pouvait quelquefois avoir un caractère satirique un peu trop prononcé.

Le croiseur le Bayard sur lequel naviguait l’officier de marine de Fierce venait d’accoster à Saigon et ce dernier profitait de ses heures de liberté pour découvrir et apprécier la vie mondaine de la bonne société coloniale de Saigon, festins, fêtes, alcool, et débauches….

Le récit du dîner du contre-amiral, commandant la deuxième division de l’escadre de Chine chez le lieutenant- gouverneur Abel, dîner auquel assistait de Fierce vaut son pesant d’opium :

De la bouche du lieutenant-gouverneur Abel :

« – Le Chinois est voleur et le Japonais assassin ; l’Annamite, l’un et l’autre. Cela posé, je reconnais hautement que les trois races ont des vertus que l’Europe ne connait pas, et des civilisations plus avancées que nos civilisations occidentales. Il conviendrait donc à nous, maîtres de ces gens qui devraient être nos maîtres, de l’emporter au moins sur eux par notre moralité sociale. Il conviendrait que nous fussions, nous les colonisateurs, ni assassins, ni voleurs. Mais cela est une utopie…

  • Une utopie. Je ne réédite pas pour vous, mon cher amiral, les sottises humanitaires tant de fois ressassées à propos des conquêtes coloniales. Je n’incrimine point les colonies : j’incrimine les coloniaux, – nos coloniaux français,- qui véritablement sont d’une qualité par trop inférieure.
  • Pourquoi ? interroge quelqu’un.
  • Parce que, aux yeux unanimes de la nation française, les colonies ont la réputation d’être la dernière ressource et le suprême asile des déclassés de toutes les classes et des repris de toutes les justices. En foi de quoi, la métropole garde pour elle soigneusement, toutes ses recrues de valeur, et n’exporte jamais que le rebut de son contingent. Nous hébergeons ici les malfaisants et les inutiles, les pique-assiette et les vide-gousset. – Ceux qui défrichent en Indochine n’ont pas su labourer en France ; ceux qui trafiquent ont fait banqueroute ; ceux qui commandent aux mandarins lettrés sont fruits secs de collège ; et ceux qui jugent et qui condamnent ont été quelquefois jugés et condamnés. Après cela, il ne faut pas s’étonner qu’en ce pays l’Occident soit moralement inférieur à l’Asiatique, comme il l’est intellectuellement en tous pays. (page 97)

La scène coloniale que décrivait Claude Farrère, c’est-à-dire essentiellement la capitale de l’Indochine, Saigon, donnait déjà l’aspect d’une cité moderne dotée de belles villas, d’un réseau électrique, de moyens de locomotion, de cafés, d’un théâtre.

La description du grand bal du gouverneur général mérite également un détour de lecture:

« Tout Saigon était là. Et c’était un prodigieux pêle-mêle d’honnêtes gens et de gens qui ne l’étaient pas, – ceux-ci plus nombreux : car les colonies françaises sont proprement un champ d’épandage pour tout ce que la métropole crache et expulses d’excréments et de pourriture.- Il y avait là une infinité d’hommes équivoques, que le code pénal, toile d’araignée trop lâche, n’avait pas su retenir dans ses filets : des banqueroutiers, des aventuriers, des maîtres chanteurs, des maris habiles, et de quelques espions ; – il y avait là une foule de femmes mieux que faciles, qui toutes savaient se débaucher copieusement, par cent moyens dont le plus vertueux était l’adultère. – dans ce cloaque, les rares probités faisaient tache. » (p,197)

Il s’agit avant tout d’un roman libertin dont les intrigues entre les sexes tournent autour de trois personnages, un officier de marine, Fierce, en escale, un médecin, Mévil, perclus de drogues et de débauches, et un ingénieur, Torral, tourné vers le sexe « fort », tout trois obsédés de sexe et d’aventures.

Le roman décrit ces romances libertines, mais paradoxalement, Fierce et Mévil en arrivent, au bout de leurs débauches, à espérer gagner la main et le cœur de deux femmes vertueuses, celle d’une jeune femme pupille, Sélysette, en ce qui concerne Fierce, et tout simplement celle de la fille du lieutenant- gouverneur pour Mévil.

Compte tenu de leur petit nombre, les femmes vertueuses avaient en effet fort à faire pour ne pas succomber aux entreprises très hardies des messieurs débauchés.

Le roman expose les nouvelles addictions des « civilisés », maîtresses ou congaïs, whisky, cocaïne, opium, et à l’occasion, les nombreuses « pipées » de Torral,

L’auteur décrit la vie mondaine de Saigon, les jeux au « Cercle » colonial, sorte de répondant des « Club » anglais, les diners, les excursions, mais avant tout une société coloniale avide de plaisirs artificiels ou non.

Le récit se développe sur un fond de rivalité et de guerre avec la Grande Bretagne, c’est à dire une flotte beaucoup plus puissante que la française, et fait à un moment donné un sort à une grande opération de pacification au Cambodge, c’est-à-dire l’écrasement d’une révolte indigène, « l’ordre de Paris était de massacrer les pirates » (p,249).

Ce qui fut fait, les 58 pirates eurent la tête coupée, selon la coutume de ces régions, et l’officier Fierce, saisi par la fureur de cet affrontement, commit un viol sur une jeune fille.

Un fond de rivalité franco-anglaise qui trouve son dénouement à la fin du récit, au large du Cap Saint Jacques avec la défaite de la petite flotte française de sept torpilleurs face à la flotte anglaise de neuf cuirassés de ligne, une défaite qui vit la mort héroïque de l’officier Fierce, chargé en tous points de sauver « l’honneur ».

Le roman de Claude Farrère illustre à sa façon la plupart des situations coloniales françaises qui n’incitaient pas les femmes à l’expatriation, avant la révolution des transports et celle de la santé.

En raison des conditions de vie sanitaire et sociale, les femmes européennes mirent beaucoup de temps à rejoindre la plupart des colonies. Beaucoup de ces femmes avaient alors le profil des aventurières, à l’exemple de beaucoup d’hommes qui n’étaient venus que pour l’aventure coloniale, tel ce gouverneur épousant par exemple, en Indochine, sa femme de chambre…

Lyautey racontait dans l’une de ses lettres « Lettres du Tonkin et de Madagascar » l’inauguration de la nouvelle ligne de chemin de fer Hanoï – Lang-Son et son retour dans le train des officiels en compagnie du demi-monde des gens d’Hanoï. L’anecdote a été citée dans un de mes textes intitulés « Gallieni et Lyautey, ces inconnus »

Et dans une autre de ses lettres (1896), avant son départ d’Hanoï pour Saigon, il relatait quelques-unes des mondanités d’Hanoï qui donnent un éclairage sur la composition et la vie de cette société coloniale :

Le versant français d’Hanoï:

La découverte, janvier 1895 :

« Et les nouveaux venus comme moi, dans cette ville à guinguettes et à lumière électrique, à société philharmonique et à loge maçonnique, ont peine à se figurer que ce soit d’hier cette histoire déjà reculée par la légende aux arrière-plans, 22 ans seulement depuis Garnier, 11 ans depuis Rivière… » (LT/p,218)

Après la première guerre mondiale, les récits décrivaient déjà un autre monde colonial.

Dans « Terre d’Ebène », Albert Londres dépeint un processus de colonisation française qui ressemble, à l’exception du Congo, à une sorte de train-train où l’administration, c’est-à-dire les « Commandants », les administrateurs coloniaux y jouant le premier rôle.

Peut-être conviendrait-il de préciser que cette situation résultait d’un manque de ressources et de la passivité de la métropole, que l’auteur dénonçait à maintes reprises !

Albert Londres commença son voyage au Sénégal, une colonie qui avait la particularité de compter sur son territoire quatre communes de plein exercice, comme en métropole, et des habitants qui avaient la qualité de citoyens, une exception historique, car dans le reste des colonies, la citoyenneté française n’était accordée qu’au compte-gouttes.

Après Dakar, le journaliste emmenait ses lecteurs dans le bassin du Niger, faisait halte à – « Tombouctou ! Brûlant labyrinthe ! » (p,83) – une ville qui fut longtemps aussi mystérieuse qu’inconnue, et dont la conquête causa une grande désillusion, à la mesure de toutes celles qui furent celles des Français les plus avertis sur les richesses de l’Afrique de l’ouest.

Albert Londres se rendit ensuite à Ouagadougou, la capitale de la Haute Volta d’alors (le Burkina-Fasso), qui ne comptait que 300 européens, où y fît la connaissance du Moro Naba, le grand prince indigène des lieux. Il en décrivait les mœurs, les mariages, à la manière d’un ethnologue, mais il s’attardait beaucoup sur la façon dont le réseau routier avait été construit :

« Ah ! Les belles routes ! On ne peut rien imaginer de mieux. Je ne plaisante pas ; demandez plutôt aux indigènes ! Elles sont d’autant plus remarquables qu’elles ne nous ont pas coûté un cauri.

On n’a dépensé que du nègre. Sommes-nous si pauvres en Afrique noire ?

Pas du tout ! Le budget du gouvernement général possède une caisse de réserve de je ne sais combien de centaines de millions… » (p,104)

Il n’est pas dans mes intentions de critiquer ce type d’analyse qui ne rendait compte que d’une partie du problème de financement des équipements de l’Afrique Occidentale Française et des budgets en général.

Comme je l’ai longuement exposé sur ce blog dans mes analyses de la thèse de Mme Huillery, cette dernière s’est efforcée de démontrer, sans succès à mon avis, que, contrairement à ce que le vulgum pecus croit ou ne croit pas, et en AOF précisément, ces territoires avaient été en définitive une bonne affaire pour la France.

A Bobo Dioulasso, le journaliste y décrivait des femmes à plateaux, et son récit était émaillé d’observations sur les mœurs des noirs, leurs croyances, l’importance des féticheurs, des sorciers.

Au Dahomey (le Bénin), le journaliste relevait :

« Royaume des féticheurs, c’est-à-dire du poison, le Dahomey est dans la main des sorciers. » (p,176)

Jusqu’au Gabon, c’est-à-dire au « drame du Congo Océan » (p,186), le lecteur fait la connaissance d’une Afrique traditionnelle qui commençait à être chahutée par la colonisation, les premières initiatives des « commandants » avec les nouveaux impôts qui n’existaient pas jusqu’alors, plus que par les autres blancs, de rares colons, et avant tout par la construction d’un réseau de pistes routières couvrant une Afrique qui en était privée.

Albert Londres se rendait alors à Pointe Noire et au Congo, pour voir le fameux chantier de la construction du nouveau chemin de fer du Congo- Océan dont les abus défrayaient déjà la chronique politique et journalistique depuis des années, une idée coloniale bien française qui s’inscrivait, vu les immenses difficultés de l’entreprise, à travers la forêt et le massif infranchissable du Mayombe, qu’avaient traversé quelques années auparavant Brazza et Marchand, en dehors de tout sens des réalités, dans le catalogue des folies coloniales.

A Pointe Noire, le journaliste découvrait :

« Pointe Noire ! Assez noire !

Un Portugais, un Pétruquet, comme disent les nègres, a construit là un petit kiosque, c’est l’hôtel, le restaurant c’est tout ! C’est la tente des naufragés… C’est la colonie au premier âge. Pointe Noire n’existe qu’en espérance. Pointe Noire aura cent mille habitants… Pour l’heure, Pointe Noire a surtout un phare, un hôpital et une douane… » (p,195)

« Deux jours plus tard, j’eus mes porteurs. De Pointe Noire j’allais gagner Brazzaville et voir comment on construisait le chemin de fer. Cinq cent deux kilomètres en perspective…

Mes vingt-sept Loangos sont là (ses porteurs)…ils présentent le tipoye. C’est la première fois que je monte dans un instrument de cette sorte… Les porteurs posent le brancard sur leur tête…Et les voilà qu’ils trottent. Quant à moi, assis au- dessus d’eux, dans mon bain de siège, mes jambes pendent comme celles d’un pantin et mon torse, de haut en bas, s’anime comme un piston en folie… »

Après avoir fait dans le premier « tacot » de chemin de fer les soixante-dix-sept premiers kilomètres déjà construits, Albert Londres découvrait le fameux chantier :

« J’arrivai au sentier de fer.

La glaise était une terre anthropométrique ; on y voyait que des empreintes de pied. Là, trois cents nègres des « Batignolles » frappaient des rochers à coups de marteau… « Allez Saras, allez ! Les contremaîtres blancs étaient des Piémontais, des Toscans, des Calabrais, des Russes, des Polonais, des Portugais. Ce n’était plus le Congo-Océan, mais le Congo-Babel. Les capitas et les miliciens tapaient sur les Saras à tour de bras…

Et j’arrivai à la montagne de savon. Pendant trois heures j’allais me comporter ainsi que la pierre de Sisyphe. Tous les cent mètres je glissais et, après avoir tourné comme toupie ivre, interrompant mon ascension, je piquais du nez ou je m’étalais sur le dos… On atteignit le sommet ? On redescendit… Deux cent nègres, sur le sentier même, étaient accroupis le long d’un gros arbre abattu. C’était une pile de pont. Ni cordes ni courroies, les mains des nègres seulement pour tout matériel. Comme chefs : deux miliciens, trois capitas, pas un blanc…

Un milicien comptait : « Oune ! doe ! tôa ! » et, pris soudain d’un accès d’hystérie, possédé par le démon de la sottise, il courait sur cette pile qu’il voulait qu’on soulevât et cinglait les pauvres dos courbés. Les dos ne bronchaient pas… (p,204)

Cela eut lieu le 22 avril, entre onze heures et midi, sur la route des caravanes, après avoir passé la montagne de Savon, deux kilomètres avant M’Vouti. »

Les malades et les morts :

« Je pensais qu’entre octobre 1926 et décembre 1927, trente mille noirs avaient traversé Brazzaville « pour la machine », et que l’on n’en rencontrait que mille sept cents entre le fleuve et l’Océan !

Je me répétais que de l’autre côté, les Belges venaient de construire 1 200 kilomètres de chemin de fer en trois ans, avec des pertes ne dépassant pas trois mille morts, et que chez nous, pour 140 kilomètres, il avait fallu dix-sept mille cadavres.

Je me répétais que si le Français s’intéressait un peu moins aux élections de son conseiller d’arrondissement, peut-être aurait-il, comme tous les peuples coloniaux, la curiosité des choses de son empire, et qu’alors ses représentants par-delà l’équateur, se sentant sous le regard de leur pays, se réveilleraient, pour de bon, d’un sommeil aussi coupable. » (p,211)

Trois observations : la première, côté belge, la géographie beaucoup plus facile du tracé du chemin de fer n’avait rien à voir avec celle du Mayombe, mais cette caractéristique n’excuse pas un tel désastre ; la deuxième, entre le Congo français et le Congo belge, et nous le verrons plus loin avec le géographe Weuleursse, les potentiels de développement économique étaient très différents, et quelques provinces riches du Congo Belge étaient déjà en plein développement ; et enfin, la troisième à laquelle nous attachons sans doute le plus d’importance : contrairement à certaines thèses qui laissent à croire que la France était coloniale, qu’elle baignait dans une culture coloniale ou impériale, au choix, la France n’a jamais eu véritablement la fibre coloniale, et le jugement d’Albert Londres, l’ensemble de son reportage à la fin des années 1920 en apporte une fois de plus le témoignage.

Dans le livre Batouala, et comme nous l’avons déjà souligné, Maran brossait le tableau impitoyable des excès de la première colonisation des blancs dans les forêts de l’Oubangui Chari, mais plus encore la vie indigène d’une tribu, ses mœurs, ses coutumes, ses croyances, la chasse, la danse, la grande fête de l’excision et de la circoncision, centrée dans ce roman sur l’histoire des relations amoureuses entre le vieux chef Batouala, sa jeune épouse, la belle Yassigui’ndja, (il en avait huit), et un jeune rival, Bissibi’ngui.

Ce roman faisait découvrir avant tout les réactions d’incompréhension, d’hostilité, que ressentaient les Noirs à l’égard des Blancs :

« Aha ! Les hommes blancs de peau, qu’étaient-ils venus donc chercher, si loin de chez eux en pays noir ? Comme ils feraient mieux, tous de regagner leurs terres et de n’en plus bouger. (p,21)

En résumé, le portrait d’une scène coloniale de forêt vierge dont les premiers blancs, quelques-uns seulement, venaient complètement bouleverser les modes de vie, dans les apparences tout du moins, alors que dans une région géographique d’Afrique équatoriale voisine belge ou sud-africaine, l’intrusion des blancs, comme nous le verrons, a, tout autrement, et de façon plus systématique, ouvert la voie d’un autre monde, avec la construction d’usines, de lignes de chemin de fer, de villes nouvelles.

Il convient de noter par ailleurs qu’André Gide, dans son récit de voyage au Congo, comparativement à celle de Maran, proposait une vision aseptisée de la même colonie de l’Oubangui Chari qu’il traversa en « touriste ».

Dans le livre « Voyage au Congo », André Gide livrait ses impressions de voyage le long d’un itinéraire qui le conduisit, avec son compagnon, le photographe Marc Allégret, de Bangui au lac Tchad, et de Fort Lamy à Maroua, puis à Douala, au Cameroun. Il décrivait les paysages, mornes ou magnifiques, les mœurs des tribus rencontrées, sauvages ou pacifiques, et s’attachait à raconter par le menu ses aventures de voyageur « mondain » empruntant successivement tous les moyens de locomotion de l’Afrique de l’époque, baleinières, chaises à porteurs, chevaux, et plus rarement sur les premières routes aménagées, une automobile.

A le lire, on en retire un peu l’impression d’un récit tiré d’un voyage organisé par la célèbre agence Cook qui était déjà connue pour tous les voyages qu’elle organisait dans les pays exotiques : ici, au lieu de cette agence, l’administration coloniale était mise au service du voyage du grand écrivain, ami de quelques gouverneurs des colonies.

André Gide expliquait dans un article paru dans la Revue de Paris du 15 octobre 1927, sous le titre « La détresse de notre Afrique Equatoriale » :

« Lorsque je me décidai à partir pour le Congo, le nouveau Gouverneur général eut soin de m’avertir : – Que n’allez-vous pas plutôt à la Côte d’Ivoire, me dit-il. Là tout va bien. Les résultats obtenus par nous sont admirables. Au Congo, presque tout reste à faire. « L’Afrique Equatoriale Française a toujours été considérée comme la cendrillon » de nos colonies. Le mot n’est pas de moi : il exprime parfaitement la situation d’une colonie susceptible sans doute de devenir une des plus riches et des plus prospères, mais qui jusqu’à présent est restée l’une des plus misérables et des plus dédaignées ; elle mérite de cesser de l’être. En France, on commence à s’occuper d’elle. Il est temps. Au Gabon, par suite de négligences successives, la partie semble à peu près perdue. Au Congo, elle ne l’est pas encore si l’on apporte un remède à certains défauts d’organisation, à certaines méthodes reconnues préjudiciables, supportables tout au plus provisoirement. Autant pour le peuple opprimé qui l’habite, que pour la France même, je voudrais pouvoir y aider…

Je sais qu’il est des maux inévitables ; ceux dus par exemple au climat… il est enfin certains sacrifices cruels, j’entends de ceux qui se chiffrent par vies d’hommes… Aucun progrès, dans certains domaines, ne saurait être réalisé sans sacrifices de vies humaines…

Par quelle lamentable faiblesse, malgré l’opposition des compétences les plus avisées, le régime des Grandes Concessions fut-il consenti en 1899… Mais lorsqu’on vient à reconnaître l’occulte puissance et l’entregent de ces sociétés, l’on cesse de s’étonner, c’est à Paris d’abord qu’est le mal… » (p,532)

Au risque d’avoir mauvais esprit, je serais tenté de dire que le grand écrivain noircit plus de pages consacrées aux lectures qu’il continuait à faire, quelles que soient ses conditions de vie, en baleinière ou au bivouac, aux évocations littéraires où il excellait, aux lettres d’amis, qu’à l’analyse de l’Afrique coloniale, pour ne pas ajouter que les pages consacrées au petit singe Dindiki qu’il avait adopté paraissent un peu disproportionnées par rapport à l’objectif supposé de ce voyage.

Extraits de textes des œuvres citées

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers ou géographes. 2ème Partie

« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers et géographes
Années 1905- 1931
La 1ère Partie a été publiée le 6 mai 2015
2ème Partie
Les acteurs du théâtre colonial

Les premiers témoignages, ceux de Conrad pour le Congo ou de Farrère pour l’Indochine, font respectivement le portrait d’une humanité blanche souvent réduite à sa plus simple expression, confinant à celle des bas-fonds, très souvent celle des grands aventuriers, peu regardante en matière de morale privée ou publique, dissolue, contente d’avoir jeté par- dessus bord les normes de la métropole.

Après la première guerre mondiale, une fois le nouveau système colonial à peu près installé, les voyageurs rencontraient une population blanche très différente, avec en première ligne les administrateurs coloniaux dans les territoires français, quelques colons, en Côte d’Ivoire par exemple (Albert Londres), des administrateurs coloniaux anglais d’une autre espèce, dans des territoires beaucoup plus riches (Jacques Weulersse), des représentants de grandes compagnies forestières en Afrique centrale (André Gide), ou des ingénieurs de la grande industrie minière moderne au Congo Belge (Jacques Weulersse).

Dans la plupart des colonies visitées, mise à part l’Union Sud-africaine, la population blanche avait un effectif tout à fait limité, vivait surtout dans les villes, mais en restant à l’écart de la population indigène : y faisaient exception les Portugais de l’Angola

Au tout premier plan, dans le premier acte colonial, les aventuriers de Joseph Conrad et de René Maran, et les « civilisés » de Claude Farrère !
Les aventuriers de Conrad et de Maran !

Avec « Au cœur des ténèbres », à la fin du XIXème siècle, Joseph Conrad retraçait la vie de Marlowe et de Kurtz, deux héros perdus dans le nouvel univers colonial du Congo Belge, l’itinéraire de ces capitaines de vieux rafiots sur le fleuve Congo, de Matadi à Kinshasa, la folle végétation tropicale, la sauvagerie coloniale, le culte de la mort.

Kurtz était tout à la fois chasseur d’ivoire, chef de bande, et chasseur de têtes dans un univers diabolique.

Julien Green écrivait : « Kurtz, c’est l’aventurier qui se voue au mal, dans les profondeurs du Congo et qui domine tout un peuple d’esclaves par la seule magie de sa voix. »

Après la première guerre mondiale, dans son livre « Batouala », René Maran dépeignait le monde colonial qu’il avait fréquenté pendant quelques années en Oubangui Chari, et faisait partager la vie des indigènes, des animaux, des forêts, et des rivières.

Il décrivait les ravages des premiers contacts entre les Blancs et les Noirs, de leur exploitation par leurs nouveaux maîtres, qui étaient peu nombreux, de l’ordre de cent cinquante individus pour tout le territoire, mais qui comprenaient dans leurs rangs quelques personnages complètement détraqués par la vie coloniale, l’isolement, l’abus d’alcool et de pouvoir.

Un des grands attraits de ce roman est la sorte de climat d’animalité équatoriale qui suinte de toutes les pores du récit.

A la différence de Conrad, René Maran ne dressait pas le portrait de tel ou tel blanc, c’est-à-dire de tel ou tel « Commandant », mais celui d’un monde des blancs, toujours en arrière-plan, dérangeant continuellement la vie quotidienne des Noirs, la vie qu’animait dans son récit un trio constitué par le vieux chef Batouala, sa jeune épouse, Yassigui’ndja, et un jeune rival, Bissibi’ngui qui la convoite.

Je serais tenté de dire que ce roman nous en apprend plus sur la vie d’une tribu d’Afrique centrale, au début du vingtième siècle, que sur les ravages de la colonisation elle-même, les dégâts causés par une nouvelle « civilisation » dans le climat magnifiquement décrit des mœurs, des chants, des danses, de la chasse, et des croyances de cette tribu.

Claude Farrère mettait en scène des personnages de l’Indochine coloniale qui auraient fait partie de ce que l’on aurait appelé la bonne société de métropole, un officier de marine, un médecin, un ingénieur, des personnages que la société coloniale avait « décivilisé ».

Après le temps des aventuriers, et au deuxième acte, celui des « colonisateurs » !

En Afrique française, les administrateurs coloniaux !

En Afrique de l’ouest, Albert Londres se rendit alors : « CHEZ LE DIEU DE LA BROUSSE » (p,64) :

« Le commandant est le dieu de la brousse. Sans lui, vous coucheriez dehors. Les hyènes viendraient lécher les semelles de vos souliers, et, la langue des hyènes étant râpeuse, vous n’auriez bientôt plus de chaussures.

A Niafounké…La justice en brousse n’a pas de palais. Elle n’a pas de juges non plus. Elle pourrait avoir un chêne ? il n’y a que des fromagers ! La justice, c’est le commandant.

Un commandant est un homme universel… ».

En Côte d’Ivoire, à Bouaké, le journaliste prenait contact avec des coupeurs de bois qui avaient besoin du concours de l’administration coloniale pour recruter leur personnel :

« Ce rôle me crève le cœur, me dit un commandant…

Moi je suis contre. Cette année, malgré les ordres je n’ai donné aucun homme pour la forêt. C’est l’esclavage, ni plus ni moins. Je refuse de faire le négrier…

On pourrait peut-être remplacer les hommes par des tracteurs ? Dis-je.

C’est vous qui donnerez l’argent pour acheter les tracteurs ? (p,137)

A Ibadan, laquelle était déjà une grande ville, en Nigéria, le géographe Weulersse rapportait une conversation avec l’un des représentants des grandes maisons de Bordeaux ou de Marseille qui s’y trouvait :

« Malheureusement, me dit K…, nous vivons trop entre nous ; nous ne nous mêlons pas à la société anglaise… Nous vivons côte à côte, poignée de Blancs perdus dans cette ville immense… Chaque groupe national, et le nôtre surtout, semble se retrancher dans ses plus obstinées incompatibilités d’humeur. Presque seul d’entre les Français d’Ibadan, je fréquente un peu les Anglais, parce que je consens quelquefois à revêtir mon smoking, et que je ne joue pas trop mal au tennis. Pour mes compatriotes, ces deux choses sont également grotesques. Il est absurde, en effet, de revêtir un lourd habit de drap quand on ruisselle déjà sous le plus léger des costumes ; il est presque aussi absurde de jouer presque sous l’Equateur aux mêmes jeux violents que dans la froide Angleterre… La tenue extérieure entraine la tenue morale : croyez-vous que vous traiterez l’indigène de la même façon si vous portez col dur, chemise empesée et escarpins vernis, ou bien salopette et savates ? Le héros de Kipling qui, perdu dans la jungle, seul dans sa case de feuillage, chaque soir revêtait gravement son smoking, incarne bien l’idéal britannique. La colonisation anglaise porte faux-col, la nôtre se ballade souriante, en débraillé… « p,64)

Toujours à Ibadan le 24 mars :

« 10 heures du soir, sur la terrasse dominant la ville endormie. Allongés dans nos vastes chaises longues, le grand verre de whisky à droite, le petit verre de « gin and bitter » à gauche, nous jouissons de l’heure…

A mes côtés, deux Anglais, deux types d’Anglais plutôt. Mon hôte, le gentilhomme dont les armoiries remontent au temps de Saint Louis et qui s’en cache, riche de cette culture intérieure que le bon ton commande de dissimuler. Et son ami X…, fameux dans toute la Nigéria, sans ancêtres, et qui s’est fait tout seul : masque brutal, et dur, mâchoire de John Bull, poil rouquin, taille courte et lourde, bras nus, couverts de tatouages de matelots, la courte pipe aux lèvres sèches qui ne s’ouvrent que pour quelques exclamations d’argot, l’air stupide : mais les forêts de la Nigéria, arbres, bêtes et gens n’ont pour lui plus de secrets… »

Le premier, comparant l’Afrique à l’Orient :

« Ici, nous sommes réellement les maîtres ; mais du maître, nous avons la solitude et la responsabilité.

Double fardeau, lourd parfois à porter, mais voilà tout le secret de la vraie « magie noire ». (p,68)

Autre image d’acteurs :

Au cours de son voyage au Congo, André Gide n’épinglait pas de sa propre plume les abus des Compagnies Forestières, les excès du portage qu’il aurait pu constater lui-même, mais publiait par exemple, en annexe, un rapport de l’année 1902 qui les récapitulait.

André Gide décrivait plus loin le comportement des blancs « voleurs » de la brousse :

« Il est assez naturel que les indigènes, dont on ne paie que cinquante centimes un poulet, voient débarquer les blancs avec terreur et ne fassent rien pour augmenter un commerce si peu rémunérateur. » (p,243)

En Afrique belge, anglaise, cosmopolite, des ingénieurs des mines !

Le géographe Weuleursse voyageait dans la province du Kassaï, au Congo Belge et rapportait une conversation :

« … Ici les constructions de la « Forminière », Société internationale forestière et minière du Congo, – type achevé de ces puissantes organisations capitalistes qui ont fait le Congo Belge. Tout le long de la grande allée de manguiers s’échelonnent les maisons des agents blancs, vastes, solides, entourées de jardins. Plus bas, massifs les bureaux ; puis les ateliers, les magasins, l’atelier de piquage des diamants, et tout en bas, au bord du fleuve, la Centrale électrique. Sur l’autre rive, les campements des travailleurs indigènes, où s’allument les feux du soir. Devant ma porte, c’est un défilé de boys, d’ouvriers, de camions, de voitures…

L’ingénieur qui me pilotera demain sourit de mon étonnement. N’est-ce pas un spectacle un peu imprévu au cœur de l’Afrique Centrale, en cette province ignorée qui s’appelle le Kassaï ? Et encore votre arrivée en avion doit vous donner des idées fausses sur la difficulté et le mérite de l’œuvre accomplie. Vous avez mis une heure et demie, de Luebo ici ; normalement il faut trois jours, et trois transbordements ; en bateau sur le Kassaï, en chemin de fer pour doubler les rapides jusqu’à Charleville, puis l’auto…

Travailler dans de pareilles conditions suppose une masse de capitaux extraordinaire ; et pour les attirer, des conditions extraordinaires elles aussi, des privilèges quasi régaliens. Ici, la Forminière est presque souveraine. Nul ne peut entrer sur son territoire sans une autorisation écrite ; elle a ses frontières, sa flotte, ses routes, son chemin de fer, sa main d’œuvre, j’allais presque dire ses sujets.

Tout lui appartient, depuis le champ d’aviation sur lequel vous avez atterri jusqu’à l’assiette dans laquelle on vous servira tout à l’heure…. Songez que la Compagnie emploie plus de 15 000 noirs, et plus de 200 agents européens. Le vieux Léopold n’a pas craint de faire appel à l’étranger : les capitaux sont américains et les hommes de toutes les nationalités… Création d’un homme d’affaires génial, le Congo garde encore sa griffe : tout pour et par l’argent. » (page 116)

Le développement industriel du Congo que décrivait le géographe était spectaculaire à Kamina, à Elisabethville, au Katanga, où des grandes cités de type européen sortaient de terre.

Les acteurs africains de la mutation industrielle

Sans la « mobilisation » de la main d’œuvre africaine, rien n’aurait été possible, et les méthodes de recrutement utilisées, le travail forcé, la concentration des travailleurs dans des « camps indigènes »

Au cœur du Katanga minier, un ingénieur décrit le système mis en place par l’Union Minière, la sélection médicale, l’encadrement strict :

« Qu’en dites-vous, me demande-t-il ?

C’est de l’élevage humain.

Oui, et vraiment scientifique, vous pouvez le constater. Il nous faut avant tout « faire du Noir », donner à l’industrie le prolétariat de couleur qui lui manque. » (p, 169)

Il ne s’agissait donc que d’une forme nouvelle d’esclavage !

Sans acculturation progressive d’une nouvelle élite, sans leur truchement, aucune modernisation n’aurait été, non plus, rendue possible.

Extraits de textes, par Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Images des sociétés coloniales des années 1900-1930

« Situations coloniales » d’Afrique ou d’Asie, avec le regard de voyageurs romanciers et géographes
Années 1905- 1931
Avec Joseph Conrad (1899), Claude Farrère (1905), René Maran (1921), André Gide (1926), Albert Londres (1929), Jacques Weulersse (1929), George Orwell (1934)
Cette évocation fera l’objet d’une série successive de publications en mai et juin 2015
Avant- propos méthodologique
Représentativité historique ou non des extraits d’œuvres choisies ?

Au cours de l’année 2013, j’ai publié une série de textes de réflexion et d’analyse sur le thème choisi par le jury de concours en histoire du CAPES et de l’AGREGATION : « Les sociétés coloniales ».

Ces contributions à la réflexion historique ont suscité une réelle curiosité sur ce sujet rébarbatif, puisque sur l’ensemble de l’année ces textes ont fait l’objet de très nombreuses visites, de plus de 2 000, ce qui ne veut pas dire naturellement lectures.

Nous proposons à nos lecteurs et lectrices un autre type de contribution relative au regard, au témoignage écrit que des voyageurs ou des romanciers ont proposé sur tout un ensemble de sociétés coloniales d’Afrique ou d’Asie, dans la première moitié du XXème siècle.

Je n’ai pas la prétention de penser que la liste des œuvres analysées soit un échantillon représentatif des réalités coloniales de l’époque, car ce type d’analyse pose tout le problème de la représentativité des sources historiques, un concept généralement maltraité dans beaucoup d’histoires coloniales, pour ne pas dire aussi dans les histoires postcoloniales.

Les analyses ci-après peuvent donc faire l’objet du même type de critique, car il est nécessaire que les historiens aillent beaucoup plus loin qu’ils ne le font en général dans leurs analyses des vecteurs d’information, pour ne pas dire de culture coloniale : tirage des journaux et des livres, analyses du contenu des journaux et des livres, étant donné qu’avant l’ère des sondages, il n’existait guère d’autre moyen pour mesurer échec ou succès.

A titre d’exemple, dans le livre « Histoire de la littérature coloniale en France », René Lebel a effectué un travail d’inventaire et d’analyse très intéressant sur la littérature coloniale, sans accorder, ou sans pouvoir accorder, l’importance qu’elle aurait mérité à cette évaluation des vecteurs et de leurs effets.

De la même façon, l’historien René Girard a publié un livre qui connut un réel succès « L’idée coloniale » en faisant quasiment l’impasse sur l’analyse statistique de la presse et du succès, mesuré ou non, de la littérature coloniale.

Ces remarques de méthode faites, et pour ce qui concerne la littérature de témoignage colonial, nombreux ont été les commentateurs ou les romanciers qui ont proposé une vision idyllique de l’outre-mer colonial, mais il est tout de même difficile de prétendre que la France lettrée ou curieuse n’avait pas la possibilité, grâce aux œuvres que nous allons évoquer, de se former une opinion mieux documentée sur le monde colonial dans ses ombres comme dans ses lumières.

L’histoire de la littérature coloniale s’est généralement inscrite dans l’histoire des idées, plus que dans celle des chiffres ou des faits, à l’exemple le plus souvent de l’histoire coloniale ou postcoloniale.

Le cadre historique et géographique des scènes coloniales d’Afrique et d’Asie : une Afrique noire encore très enclose dans son univers, à l’opposé d’une Asie ouverte sur le monde !

Une Afrique noire inconnue ! Sauf à verser dans l’anachronisme, maladie intellectuelle assez répandue dans l’histoire postcoloniale, il faut rappeler que jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, une grande partie de l’Afrique était encore inconnue, et que dans beaucoup de régions de l’hinterland, les Noirs n’avaient jamais vu un Blanc.

Une Afrique noire barricadée ! Deuxième remarque : les caractéristiques géographiques de l’Afrique noire de l’ouest, l’absence de voies d’accès fluviales jusqu’au delta du Niger, l’existence d’une barre côtière, étaient des obstacles infranchissables pour toute entreprise de colonisation, avec en plus, dans la zone tropicale, la rudesse du climat et les maladies endémiques.

Une Afrique noire loin des côtes d’Europe : de Bordeaux à saint Louis du Sénégal, 4 000 kilomètres, de Bordeaux à Loango, sur la côte du Congo, 9 000 kilomètres.

Une Afrique noire gigantesque ! plus de 3 000 kilomètres de Loango à la côte de Zanzibar, plus de 5 000 kilomètres du fleuve Congo au Cap, 2 300 kilomètres de Dakar à Tombouctou, plus de 2 000 kilomètres entre Léopoldville ( Kinshasa) et Elisabethville, ou entre cette dernière ville et Johannesburg, au sud, alors qu’il n’existait ni routes, ni voies ferrées jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle.

En comparaison, une Asie déjà ouverte sur le monde, qui bénéficiait de l’existence d’un réseau d’échanges très ancien entre la Chine et le monde occidental, avec le rayonnement du nouvel l’Empire des Indes, la création de la voie impériale britannique vers la Chine, avec Colombo, Singapour, et Hong Kong…

La conquête coloniale de l’Indochine par la France ne soutenait évidemment pas la comparaison avec l’expansion britannique en Asie.

Il est donc nécessaire d’avoir en tête le cadre historique et géographique de l’époque pour suivre la sorte de parcours colonial initiatique que nous proposons à travers les récits que publiaient de grands romanciers, Joseph Conrad, Claude Farrère, René Maran, et George Orwell, le grand journaliste Albert Londres, ou le géographe Jacques Weuleursse !

Ces auteurs décrivaient le monde colonial de l’époque, avec ses ombres et ses lumières que le lecteur curieux de l’avant- première guerre mondiale ou celui de l’entre-deux guerres pouvait découvrir, sans qu’on ne veuille rien lui cacher.

Descriptions fidèles ou descriptions romancées, traits forcés ou traits atténués, il n’était pas toujours facile de faire la différence, encore moins de nos jours !

Ces récits concernent d’abord l’Afrique occidentale et centrale, mais ils proposent également un petit aperçu de l’Asie coloniale avec l’Indochine française et la Birmanie britannique.

A travers le célèbre roman, « Au cœur des ténèbres » (1890), Joseph Conrad, dresse le portrait d’un colonialisme esclavagiste et inhumain au cœur de l’Afrique centrale, dans le bassin du Congo.

A elle seule, la vie de Conrad fut un roman, celui d’un marin, mais tout autant celui de l’aventurier dont le séjour sur les rives du Congo ne dépassa pas les quelques mois, entre Matadi et Kinshasa.

Dans « Les civilisés » (Prix Goncourt 1905), Claude Farrère brossait une description sans concession du premier monde colonial français en Indochine, celui des premières années de la colonisation, animé avant tout par des militaires et des aventuriers. L’attribution du Prix Goncourt portait témoignage de l’absence de censure. Le roman de Claude Farrère ne reçut pas un accueil enthousiaste de la part des milieux favorables à la colonisation, de métropole ou d’Indochine, c’est le moins qu’on puisse dire.

Dans un roman portant sur la même époque, paru en 1922, « Le chef des porte-plumes », Robert Randau proposait un portrait non moins sévère de la société coloniale blanche de Dakar dans les années qui ont précédé la première guerre mondiale.

Dans « Batouala », René Maran (Prix Goncourt 1921) peignait tout à la fois le monde de la forêt tropicale, envoûtant, sauvage, et animal, et les premiers méfaits de la colonisation dans ces sociétés africaines que bousculait sans ménagement la première administration coloniale.

Comment ne pas faire remarquer que la description des dérives et des abus qu’en faisait l’ancien fonctionnaire colonial ne fit non plus l’objet d’aucune censure, bien au contraire, puisque ce roman reçut, en 1921, le prix Goncourt ? C’est tout dire !

René Maran avait en effet acquis une petite expérience coloniale dans le bassin du Congo et de l’Oubangui-Chari, et il n’hésitait pas à écrire dans sa préface : « Tu bâtiras ton royaume sur des cadavres »

Le récit d’André Gide intitulé « Voyage au Congo » (1926) contient un mélange de descriptions touristiques, des paysages et des populations rencontrées, la relation des incidents de son voyage avec son compagnon photographe, Marc Allégret ; en pirogue sur les rivières de l’Oubangui Chari et du Tchad, quelquefois à cheval, ou à pied, ou encore en tipoye, c’est-à-dire en chaise à porteur.

André Gide voyageait le plus souvent avec le concours de l’administration coloniale, c’est-à-dire des administrateurs, gouverneurs, commandants de cercle, ou chefs de subdivision. L’auteur a l’habileté, le plus souvent, de joindre en annexe, les notes décrivant tels ou tels abus de l’administration coloniale, motivés le plus souvent par les méthodes d’exploitation humaine éhontée de grandes compagnies privées forestières.

Le plus étonnant dans son récit de voyage est la place qu’il accorde à ses lectures d’ouvrages littéraires très savants, à ses réflexions et citations, qu’il bivouaque ou navigue en baleinière. Peu de pages de ce carnet de voyage qui ne contienne aucune allusion au Gide, grand homme de lettres, comme en miroir !

En résumé, des « Carnets de route » qui restituent une certaine image touristique d’une partie de l’Afrique centrale, celle qui va du fleuve Congo au lac Tchad, dans la zone de l’Oubangui-Chari, à l’époque de son voyage.

Les deux autres récits, celui d’Albert Londres intitulé « Terre d’ébène » (1929) et celui de Jacques Weulersse intitulé « Noirs et Blancs » (1931) constituent, semble-t-il, une bien meilleure source de documentation et d’information sur l’Afrique des années 30.

Le journaliste Albert Londres nous fait partager ses impressions et appréciations du monde colonial africain français qu’il parcourut de l’Afrique de l’ouest à l’Afrique centrale.

Mais incontestablement, c’est le récit du géographe Weulersse qui nous en apprend le plus sur l’Afrique de l’époque, la française de l’ouest qui est déjà nettement distancée dans la voie de la modernisation par l’anglaise du même ouest, et la française centrale dont le développement économique se situait déjà à des années-lumière de l’Afrique centrale belge ou sud-africaine.

Avec le regard du géographe, il est possible de prendre la mesure des écarts gigantesques de développement qui existaient d’ores et déjà entre les colonies françaises et les anglaises, belges ou sud-africaines.

Le géographe décrit quasi-scientifiquement le système de recrutement et de sélection de la main d’œuvre qui est affectée à l’industrie minière d’Afrique centrale et d’Afrique du sud, les méthodes de discrimination et de contrôle qui sont pratiquées, en soulignant le racisme dans lesquelles elles baignent.

Le dernier roman, celui de George Orwell, intitulé « Une histoire birmane » (1934), inscrit son récit dans le même type de discours raciste, cette fois en Birmanie, une dépendance coloniale anglaise de l’Empire des Indes.

Il s’agit d’un roman intimiste qui met en scène dans un petit poste de la Haute Birmanie coloniale, quelques acteurs anglais, un médecin d’origine birmane que l’un de ses amis anglais veut faire entrer dans la fameuse institution coloniale anglaise qu’était le club, contre l’opposition violente et raciste des autres membres blancs du club.

Plus que le roman de René Maran, ce récit place le lecteur au cœur de la vie coloniale anglaise, alors que dans le cas de Batouala, c’est au cœur d’une tribu de l’Oubangui-Chari.

Extrait de textes par Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Culture et impérialisme d’Edward W.Said: chapitre 2 « Pensée unique », lecture critique

« Culture et impérialisme

d’Edward W.Said »

Ou « Comment peut-on être un impérialiste ? »

2

(chapitre 1 sur le blog du 7/10/11)

Chapitre 2 (p,11 à  273)

« Pensée unique »

I – Lecture

 Le deuxième chapitre, intitulé « Pensée unique », introduit le propos en constatant : « Si les allusions aux réalités de l’empire sont presque omniprésentes dans les cultures britannique et française du XIX° et du début du XX° siècle, elles ne sont nulle part plus fréquentes et plus régulières que dans le roman Anglais. » (p113)

Et l’auteur de relever à la fois « la centralité de la pensée impérialiste dans la culture occidentale moderne, et le fait que les grands noms de la critique littéraire ignorent purement et simplement l’impérialisme. (p,116)

L’auteur note que roman et impérialisme sont « impensables l’un sans l’autre », alors que « vers les années 1840, le roman anglais s’était imposé dans la société britannique ». Une sorte de « pensée officielle collective » diffuse et « L’idée d’une structure d’attitudes et de références lentement et régulièrement mise en place par le roman a, pour la critique littéraire, diverses conséquences pratiques. » (p,129)

La démonstration écrite de cette thèse nous est proposée à travers le contenu de Mansfield Park de Jane Austen : le lecteur nous pardonnera volontiers la longueur des citations, car nous nous trouvons, à cette occasion, au cœur de cette démonstration.

Le livre s’attache en effet à mettre en valeur le rôle de la romancière Jane Austen dans la diffusion de ce type de culture, notamment grâce à l’articulation des thèmes de ses romans avec le monde des Caraïbes. Un long commentaire lui est consacré. (p,137 à 148)

J’avouerai que je n’avais jamais lu Mansfield Park, et aucune des œuvres de Jane Austen. Je me suis donc astreint à la lecture de ce livre, dans la même édition que celle qui sert de référence au professeur pour ses citations.

Afin d’éclairer brièvement le lecteur, indiquons que l’intrigue se passe dans un manoir de la gentry anglaise rurale, au tout début du dix-neuvième siècle, avec une description très fine et très riche des caractères des cinq filles du propriétaire, sir Thomas Bertram, et d’une nièce, Fanny, dans un beau décor bourgeois, et dans un contexte permanent d’amitiés et de jalousies, familiales et mondaines, avec la très grande importance que ce petit monde bourgeois attachait aux relations mondaines, aux conversations, aux mariages, et aux rentes de terre anglaise convoitées.

On sait simplement que Sir Thomas possède une plantation à Antigua, qu’il y est en voyage, lorsque l’intrigue se développe longuement, jusqu’à son retour.

L’auteur écrit : «  Tout au long de Mansfield Park, le roman qui définit les valeurs sociales et morales autour desquelles s’ordonne l’œuvre de Jane Austen court un fil d’allusions aux domaines exotiques de sir Thomas Bertram. Ils lui donnent sa richesse, expliquent ses absences, déterminent son statut social en Grande-Bretagne et outre-mer, et rendent possible ses valeurs, auxquelles finissent par souscrire Fanny Price – et Jane Austen. » (p,113) 

Une nouvelle vie pour Fanny : « Ce qui soutient matériellement cette vie, c’est le domaine de Bertram à Antigua, qui a des difficultés. Jane Austen tient à nous montrer deux processus apparemment sans rapport mais en vérité convergents : l’importance croissante de Fanny pour l’économie des Bertram, Antigua comprise, et sa fermeté morale face à de multiples défis, menaces et surprises. » (p,143)

Et de retour de son île, sir Thomas Bertram intervient et remet de l’ordre dans la préparation d’une pièce de théâtre at home :

« Mais rien dans Mansfield Park ne nous contredirait si nous supposions que sir Thomas agit exactement de la même façon, à plus vaste échelle, dans ses plantations d’Antigua. »

Et de Jane Austen : «  Elle voit parfaitement que posséder et gouverner Mansfield Park, c’est posséder et gouverner un domaine impérial en relation étroite, pour ne pas dire inévitable avec lui. » (p,145)

Et plus loin : «  Jane Austen, je pense, voit que Fanny accomplit dans l’espace un déplacement domestique à petite échelle, qui correspond aux déplacements bien plus amples et ouvertement coloniaux de sir Thomas, son mentor, l’homme dont elle sera l’héritière. Les deux mouvements sont interdépendants. (p,147)

La seconde idée suggérée par Austen (indirectement, certes) est plus complexe, et pose un intéressant problème théorique. Sa conscience de l’empire est manifestement très différente, beaucoup plus allusive et occasionnelle que celle de Conrad ou Kipling. De son temps, les Britanniques étaient très actifs dans les Caraïbes… Jane Austen ne semble que vaguement informée des détails de leurs entreprises, mais l’importance des grandes plantations des Indes Occidentales était très largement connue en Angleterre. Antigua et le voyage qu’y fait sir Thomas ont une fonction bien précise dans Mansfield Park : ils sont, je l’ai dit à la fois très accessoires, évoqués seulement en passant, et absolument cruciaux pour l’action. Comment évaluer les rares références d’Austen à Antigua, et qu’en faire dans notre interprétation ?

Selon moi, par cette étrange association d’allusif et d’insistant. Jane Austen postule et assume (exactement comme Fanny) l’importance d’un empire pour la situation at home. J’irai plus loin. Puisqu’elle renvoie à Antigua et l’utilise comme elle le fait dans Mansfield Park, il doit y avoir de la part de ses lecteurs un effort correspondant pour comprendre concrètement les valences historiques de cette référenceNous devons essayer de savoir à quoi elle renvoyait, pourquoi elle donnait à l’île cette importance et pourquoi, au fond, elle avait fait ce choix, puisqu’elle aurait pu fonder sur tout autre chose la richesse de sir Thomas » (p,148)

Au risque de lasser le lecteur, il nous faut citer encore quelques-unes des analyses de l’auteur qui tendent à démontrer la pertinence de la thèse qui est la sienne :

« Revenons-y : les allusions fugitives à Antigua ; l’aisance avec laquelle les besoins de sir Thomas en Angleterre sont comblés par un séjour aux Caraïbes ; les mentions neutres et spontanées d’Antigua (ou de la Méditerranée, ou de l’Inde, où lady Bertram, dans un accès d’impatience irrépressible, veut que William se rende (aux Indes orientales) « pour que je puisse avoir mon châle. Je crois que je prendrai deux châles. Il signifie un « là-bas qui structure l’action vraiment importante ici, mais sans avoir grand poids lui-même. Or, ces signes du « dehors » portent, tout en la refoulant, une histoire riche et complexe, qui s’est depuis assuré un statut que les Bertram, les Price et Jane Austen elle-même ne voudraient pas, ne pourraient pas admettre. Appeler cela le « tiers monde » commence à traiter des réalités mais n’épuise nullement l’histoire politique et culturelle. » (p,153)

« Et, puisque Mansfield Park  lie  les réalités de la puissance britannique outre-mer à l’imbroglio privé de la famille Bertram, il n’existe aucun moyen de faire une lecture comme la mienne, aucun moyen de comprendre la « structure d’attitudes et de références » sans étude approfondie du roman. Sans le lire en entier nous ne parviendrons pas à comprendre la force de cette structure et la façon dont elle a été activée et maintenue dans la littérature ; en le lisant soigneusement, nous sentons à quel point les idées sur les races et les territoires dépendants étaient admises non seulement par les dirigeants du Foreign Office, bureaucrates coloniaux et stratèges militaires, mais aussi par d’intelligents lecteurs de romans qui s’intéressaient aux finesses de l’évaluation morale, de l’équilibre littéraire et de l’élégance stylistique. (p,156)

.Et l’auteur de souligner que le livre fait à peine mention de l’esclavage, lorsqu’à une seule occasion Fanny a posé des questions sur la traite, et qu’après il y a eu « un silence de mort ». (p,156)

Et pour conclure ces citations, nous retiendrons celle, tirée exceptionnellement du troisième chapitre « Résistance et opposition » :

«  Dans Mansfield Park, Jane Austen parle de l’Angleterre et d’Antigua et fait explicitement le lien entre les deux. Ce roman porte donc sur l’ordre en Grande Bretagne et l’esclavage outre-mer, et on peut, on doit le lire ainsi, avec Eric Williams et CLR James à proximité. De même Camus et Gide écrivent sur la même Algérie que Fanon et Kateb Yacine. (p,363)

Dans un autre registre qui nous est plus familier, l’auteur souligne par ailleurs la cohésion culturelle de l’empire et le rôle des discours de Carlyle et de Ruskin, lesquels célébraient la supériorité de la race blanche, anglaise d’abord.

L’auteur propose une longue citation d’un des chantres de l’impérialisme anglais, Ruskin :

«  Il est pour nous un destin possible aujourd’hui : le plus haut qu’une nation ait jamais eu le choix d’accepter ou de refuser. Nous sommes une race qui n’a pas encore dégénéré, une race où se mêle le meilleur sang nordique. Notre caractère ne s’est pas encore corrompu, nous savons commander fermement et obéir de bonne grâce. Nous    avons une religion de pure miséricorde, que nous devons à présent soit trahir, soit apprendre à défendre en l’appliquant. Et nous avons le riche héritage de l’honneur que nous ont légué mille ans de noble histoire… » (p,165)

La Grande Bretagne avait donc une mission quasi-divine

Dans la démonstration analytique et critique que l’auteur propose, l’opéra de Verdi, Aïda, vient à son appui, l’exaltation de l’Egypte, mais une « Egypte orientalisée »,  dans le cortège de cette source majeure d’inspiration que fut l’Egypte des pharaons, et de toutes les évocations occidentales qui ont suivi l’expédition de Bonaparte en Egypte, et la publication de « La description de l’Egypte ».

Mais Edward W. Said note toutefois : « Tout cela est évidemment très éloigné du statut d’Aïda dans le répertoire culturel d’aujourd’hui… (p,198)

L’auteur porte à présent son regard sur « les plaisirs de l’impérialisme », et pour illustrer ce titre, nous propose une longue analyse critique de « Kim », le livre célèbre de Rudyard Kipling.

Incontestablement, le sujet l’a vivement intéressé, et comment ne pas reconnaître avec lui que ?  « L’Inde a exercé une influence massive sur la vie de la Grande Bretagne, dans le commerce et les échanges, l’industrie et la politique, l’idéologie et la guerre, la culture et l’imaginaire. » (p,202)

Kipling est « resté une institution dans la littérature anglaise, toujours un peu en retrait de la grande scène toutefois. » (p,204)

L’auteur a naturellement l’ambition de démonter l’écriture et l’intrigue de Kipling pour démontrer que les aventures de Kim sont non seulement imprégnées de la culture impériale anglaise, mais qu’elles magnifient l’empire.

« Ne nous y trompons pas ! Ces plaisirs d’enfant ne contredisent pas l’objectif global : la mainmise britannique sur l’inde et les autres possessions coloniales de la Grande Bretagne. Bien au contraire, le plaisir, composante indéniable de Kim, est un trait régulièrement attesté mais rarement analysé des multiples formes littérales, musicales et figuratives de la culture impérialiste et coloniale. » (p,208)

« Il est sûr que Kim, Creighton, Mahbub, le Babu, et même le lama voient l’Inde comme Kipling la voyait, une composante de l’Empire. Et il est certain que Kipling préserve minutieusement les traces de cette vision quand il amène Kim, humble enfant irlandais, hiérarchiquement inférieur aux Anglais de souche, à réaffirmer ses priorités britanniques bien avant que le lama leur donne sa bénédiction. » (p,218)

« Kim est une éminente contribution à cette Inde orientalisée de l’imaginaire, et à l’« invention de la tradition », comme diraient plus tard les historiens. » (p,223)

« Rien de tout cela n’est propre à Kipling. La lecture la plus superficielle de la culture occidentale de la fin du XIX°siècle révèle un réservoir inépuisable de « savoirs populaires » de ce genre, dont une bonne partie, hélas, restent bien vivants aujourd’hui » (p,224)

L’auteur compare alors Kipling à des auteurs français, tels que Flaubert et Zola, et évoque un nouveau concept, celui de : « L’appropriation coloniale, c’est-à-dire géographique … » qu’auraient utilisé de nombreux autres auteurs tels que Conrad et Camus.


            Pour illustrer son analyse, Edward W.Said consacre quelques pages au thème de « L’indigène dominé »

« Le paradoxe, bien sûr, c’est que la culture européenne n’est pas moins complexe, riche et intéressante pour avoir soutenu l’impérialisme à presque tous les points de vue.

Prenons Conrad et Flaubert, écrivains qui ont travaillé dans la seconde moitié du XIX° siècle, le premier explicitement préoccupé par l’impérialisme, le second implicitement concerné. » (p,240)

« Même des penseurs d’opposition comme Marx et Engels pouvaient parler comme les porte-parole des gouvernements français et britannique. Sur les colonies, les deux camps politiques puisaient aux mêmes sources : le discours bien codé de l’orientalisme, par exemple, ou la vision hégélienne qui faisait de l’Orient et de l’Afrique des régions statiques, despotiques et sans importance pour l’histoire du monde…

A l’apogée du grand impérialisme, au début du XX°siècle, nous avons donc fusion conjoncturelle entre, d’une part, les codes historiographiques du discours savant de l’Europe, qui postulent un monde universellement offert à l’examen transnational et impersonnel, et d’autre part, un monde réel massivement colonisé. L’objet de cette « vision unique » est toujours soit une victime, soit un personnage dominé, sous la menace permanente de châtiments sévères sans égard aux multiples vertus, services rendus ou hauts faits dont il ou elle peut se prévaloir – exclu ontologiquement, car très loin de partager les mérites de l’étranger qui conquiert, enquête et civilise. Du colonisateur, l’appareil englobant exige, pour être maintenu, un effort sans relâche. A la victime, l’impérialisme offre l’alternative : sers ou sois anéanti »  (p,247)

L’auteur passe alors à l’examen de l’œuvre de Camus :

VII – Camus et l’expérience impériale française

Après avoir cité dans la galerie de portraits des « Constructeurs de la France d’outre-mer », plusieurs personnalités tels que Brazza, Gallieni, ou Lyautey, l’auteur fait un sort, parmi les hommes qui ont chanté ou incarné l’empire, à Camus, « le seul auteur de l’Algérie française qui peut, avec quelque justification, être considéré comme d’envergure mondiale », en notant toutefois que :

« On ne sent guère l’équivalent de la « pensée officielle «  britannique mais, très nettement, un style personnel : être français dans une grandiose entreprise d’assimilation. » (p,248).

L’auteur avait relevé auparavant que Girardet (l’auteur du livre « L’idée coloniale ») « ne voit nulle part en évidence une « pensée officielle » française. » (p,159)

Pour caractériser les œuvres de Camus, l’auteur fait beaucoup appel à l’analyse de M. Conor Cruise O’Brien, et affirme :

« J’irai jusqu’à dire que, si les plus célèbres romans de Camus intègrent, récapitulent sans compromis et à bien des égards supposent un discours français massif sur l’Algérie qui appartient au langage des attitudes et références géographiques impériales de la France, cela rend son œuvre plus intéressante, et non le contraire. La sobriété de son style, les angoissants dilemmes moraux qu’il met à nu, les destins personnels poignants de ses personnages, qu’il traite avec tant de finesse et d’ironie contrôlée – tout cela se nourrit de l’histoire de la domination française en Algérie et la ressuscite, avec une précision soigneuse et une absence remarquable de remords ou de compassion. » (p,261)

En vue d’accréditer son discours, l’auteur cite « l’étude remarquable de Manuela Semidei sur les livres scolaires français, de la Première Guerre mondiale à la Seconde », sur laquelle nous reviendrons dans nos questions, et cite également, à l’appui de sa démonstration, le Tartarin de Tarascon de Daudet que beaucoup de petits français de l’époque connaissaient.

« Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, stratégies et langages discursifs de l’appropriation française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à « cette structure de sentiments » massive. Mais pour discerner celle-ci, il nous faut considérer l’œuvre de Camus comme la transfiguration métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département français du sud ; dans un tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible. » (p,266)

II – Questions

Une longue liste de questions, une très longue liste, dans une matière très abondante, avec les œuvres de Jane Austen, Kipling, Gide, Camus, et j’en passe, ou avec Aïda ! Il nous faut donc trier et classer.

Dans l’esprit de M.Edward W.Said, l’impérialisme aurait été nourri par une « pensée unique », une « pensée collective », telle qu’il la décrit à propos du roman anglais, tout d’abord.

Beaucoup de questions concernent tout d’abord le roman de Jane Austen Mansfield Park, et l’interprétation qu’en donne le professeur de littérature comparée.

Juger comme capitale, et démonstrative, la relation qui a existé entre Antigua et l’intrigue du roman lui-même, la plantation, ses esclaves, et le manoir de Mansfield, parait tout de même exagéré pour plusieurs raisons, indiquées le plus souvent par l’auteur lui-même, le petit nombre d’allusions, quelques lignes sur des milliers de lignes de l’œuvre, l’absence complète de description de cette vie coloniale, de sa richesse, qui seraient au cœur de l’intrigue, et fournirait les éléments constitutifs d’une « structure de références d’attitudes et de références. », une histoire tout entière tournée vers ce qu’on pourrait appeler la vie domestique, sociale, bourgeoise de la famille Bertram, au début du dix-neuvième siècle, dans une Angleterre rurale.

Est-ce que la seule question posée par la nièce Fanny à son oncle sur la traite des esclaves suffirait à apporter la preuve de cette thèse, car tel est bien l’enjeu de la critique ?

Je cite, Fanny parle de son oncle : « Mais je lui parle plus souvent que je ne le faisais. J’en suis certaine. Ne m’avez-vous pas entendu hier soir lui poser des questions sur le commerce des esclaves ? »

« Oui, et j’entretenais l’espoir que cette question serait suivie d’autres questions. Mon père eut été heureux de voir quelqu’un s’enquérir plus longuement. »

« Je brûlais d’envie de le faire. Mais il y avait un silence de mort »

Quelques lignes donc pour emporter notre conviction ? Sur plus de deux mille pages ? 

La démonstration de l’auteur est fondée sur un raisonnement de l’implicite, de l’incidente, de l’accessoire par rapport au principal, du secondaire, qui par construction mentale de l’auteur reviendrait à accréditer la relation qui aurait existé en Angleterre, à l’époque considérée, entre la culture de cette petite bourgeoisie et l’impérialisme.

D’autant moins que les tirages des livres de l’époque sont peu connus, et encore moins le nombre des lecteurs qu’ils touchaient.

Pour résumer ma pensée, je serais tenté de la formuler de deux façons :

L’impression de voir expliquer, dans le cas du livre en question, la prégnance de l’impérialisme dans la culture par la grâce d’une sorte de présence de Dieu (ou de Satan dans le cas d’espèce) cachée, du type de celle que connaissent bien les catholiques pratiquants de leur religion.

Une sorte d’ethnocentrisme « inverse », et pour reprendre le titre d’un petit livre récent (MM.Amselle et M’Bokolo), l’auteur se plaçant « Au cœur de l’ethnie », une ethnie de la gentry anglaise de la première moitié du dix-neuvième siècle, la description du mode de vie et des croyances de cette dernière suffisant à éclairer le pourquoi et le comment de l’impérialisme.

Et en ce qui concerne la France, des auteurs, comme Chateaubriand ou Lamartine, auraient plus volontiers exalté dans leurs œuvres l’exotisme de leurs voyages aux Amériques ou en Orient, plus peut-être que l’impérialisme français. La « gentry » française de la même époque était encore plus casanière que l’anglaise.

Et la France n’a jamais connu de chantres de l’impérialisme aussi talentueux que Carlyle et Ruskin. Harmand ou Leroy-Beaulieu font bien pâle figure de ce côté-ci du chanel.

Quant au rôle impérialiste d’Aïda et de Verdi, et sans être un spécialiste de l’histoire de l’opéra, l’opéra fut, hier comme aujourd’hui, le divertissement d’une petite élite, d’abord en Italie, une Italie qui n’avait d’ailleurs, pas encore, fait son unité politique, et qui n’était pas encore, et à nouveau, impériale.

L’« Egypte orientalisée » de cet opéra a peut-être fait partie de la « pensée unique » d’une élite sociale, mais comme le note l’auteur : « Tout cela est évidemment éloigné du statut d’Aïda dans le répertoire culturel d’aujourd’hui » (p,198).

Et dans cette évocation insistante, et tout affective de l’Egypte, n’y aurait-il pas lieu d’y déceler, chez l’auteur, un soupçon d’ethnocentrisme ?

L’exemple de « Kim », le roman célèbre de Kipling est sans doute plus convaincant, en tout cas pour la Grande Bretagne.

.Est-ce que ce livre a été un des éléments d’une « structure d’attitudes et références » impérialistes dans la construction du dernier empire britannique et dans son rayonnement ?

Sans doute, bien qu’aucune évaluation de son audience n’ait été proposée, mais est-ce que le mythe de l’Inde, ses richesses fabuleuses, son patrimoine d’innombrables témoins de ses civilisations anciennes, n’ont-ils pas été suffisants, en tant que tels, et sans besoin de culture, pour convaincre les Anglais du bien-fondé de leur « appropriation géographique » coloniale ?

Lorsqu’on a entretenu une certaine familiarité avec l’histoire coloniale, il est impossible de ne pas avoir conscience de l’écart gigantesque qui existait entre les richesses déjà prouvées du continent indien, déjà très développé dans la deuxième moitié du 19ème siècle, et les richesses supposées et très inégales d’une Afrique noire française encore largement inconnue à la même époque.

L’Inde était un des joyaux de l’Empire britannique et il portait tous les espoirs d’un impérialisme de type secondaire, car cette colonie de la Couronne  n’avait plus besoin de sa métropole pour exister, et pour armer elle-même sa propre flotte de vapeurs.

Je serais tenté de dire par ailleurs, que point n’était sans doute besoin de beaucoup exalter le goût de la puissance britannique, alors que depuis plusieurs siècles, cette nation insulaire avait manifesté une propension inégalée pour la marine et le commerce, et pour dominer les mers du globe !

Ce qui n’était pas du tout le cas d’une France encore largement paysanne et peu encline au voyage !

L’impérialisme britannique n’avait sans doute nul besoin de ce roman d’aventures remarquable pour croire en son avenir, et pour constituer un des éléments de la structure d’attitudes et de références chère à l’auteur.

Ceci dit, pourquoi ne pas noter que, de façon tout à fait paradoxale peut-être, le héros du roman, le jeune Kim était un enfant d’une Irlande alors soumise au joug impérial des anglais ? Tocqueville a écrit des choses intéressantes à ce sujet, meilleures que celles racontées à la suite de ses voyages en Algérie.

L’auteur accorde une place importante au contenu de ce roman dans son analyse « structurelle », mais il est possible de se poser deux questions à ce sujet : quel a été l’écho de sa publication en France, d’une part, et d’autre part, est-ce que beaucoup de lecteurs français n’y ont-ils pas vu, plus qu’un roman à la gloire de l’impérialisme anglais, tout à la fois un beau roman d’aventures et une belle histoire de sagesse indienne entre le vieux « lama » indien et son jeune « chela » anglais, et avec une pincée de piment, celui des services secrets de Sa Majesté ?

L’auteur cite plus loin le livre de Loti « L’Inde (sans les Anglais) » en écrivant : « nous avons le récit d’un voyage en Inde au cours duquel, par choix délibéré, voire par mépris, les occupants anglais ne sont pas mentionnés une seule fois, comme pour suggérer qu’il n’y à voir que les indigènes, alors que l’Inde était, évidemment, une possession exclusivement britannique (et sûrement pas française. » (p,272)

L’interprétation de l’auteur est sans doute réductrice, car si Loti partageait assez largement l’antipathie que la « Royale » avait traditionnellement à l’égard de la marine anglaise et des Anglais en général, son livre constitue incontestablement une plongée dans tout autre chose que l’impérialisme occidental.

L’auteur compare les deux écrivains que furent Conrad et Flaubert, le premier qui aurait été « explicitement préoccupé par l’impérialisme », et « le second implicitement concerné », mais cette comparaison  est-elle vraiment pertinente ?

Et c’est un des problèmes posés par la thèse Saïd, à savoir si sa démonstration, éventuellement « superfétatoire » dans le cas de l’empire britannique, est bien appropriée au cas de l’empire français ?

Il ne semble pas que les exemples cités par l’auteur constituent les éléments d’une structure d’attitudes et de références qui aurait imprégné la culture française de la même époque. En tout cas, il conviendrait d’aller plus loin dans la démonstration, et d’abord dans l’évaluation des contenus des vecteurs de culture et dans leurs effets sur la culture des français.

Pour appuyer sa démonstration, l’auteur cite les travaux de Manuela Semidei sur le discours impérial contenu par les manuels scolaires entre 1919 et 1945, mais cette analyse tout à fait intéressante souffre d’une absence complète d’évaluation dont avait d’ailleurs parfaitement conscience la chercheuse, en écrivant :

« Certes, on ne saurait oublier que leur utilisation en tant que documents d’histoire ne va pas sans poser de redoutables problèmes de méthode. Pour chacun d’entre eux les chiffres de diffusion, les modifications apportées au cours des éditions successives, l’importance relative par rapport aux autres ouvrages du même genre, le mode d’utilisation dans l’enseignement magistral constituent notamment des éléments d’interprétation qu’il ne saurait être question de négliger. Il faudrait d’autre part tenir compte de la présentation de l’iconographie, du « style » pédagogique, de la nature même du contact qui s’établit entre le manuel et son jeune lecteur, de sa durée, de son intensité… » (RFSP, février 1966, p,85 et suivantes)

Et du calendrier scolaire, souvent en fin de programme, conviendrait-il d’ajouter, car comme je l’ai précisé dans le chapitre du livre « Supercherie coloniale », que j’ai consacré au même sujet, la démonstration du rôle des manuels scolaires sur la culture coloniale supposée des Français est encore à faire.

A l’appui de sa démonstration, Edward W.Said cite aussi le livre bien connu de Daudet, Tartarin de Tarascon, et j’ai relu ce livre qui avait enchanté ma jeunesse : un livre à la gloire de la culture coloniale ou tout simplement une belle farce ? Un jaillissement de galéjades à la méridionale avec une chasse aux lions qui n’existent plus dans une Algérie exotique ?

Et pour les lecteurs les plus sérieux, quelques pages décrivant une Algérie coloniale dont la France n’avait pas lieu de se réjouir !

Terminons enfin le tour de nos questions par Camus, qui fut un de mes maîtres à penser au cours de ma jeunesse.

Le professeur de littérature comparée appelle en garantie de sa thèse  Camus, un Camus dont l’œuvre est postérieure à la deuxième guerre mondiale, à l’heure du déclin des deux empires, alors qu’un monde nouveau apparaissait.

Première remarque à ce sujet : à l’exemple de beaucoup de chercheurs, l’auteur semble laisser entendre que l’impérialisme français, et donc son histoire, s’est résumée à celle de l’Algérie française.

Deuxième remarque : pour avoir beaucoup fréquenté les livres de Camus, je ne partage absolument pas une analyse qui voit d’abord dans ces œuvres la marque de l’appropriation géographique coloniale de l’Algérie, en écrivant :

« Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, stratégies et langages discursifs de l’’appropriation française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à cette « structure de sentiments »massive. Mais pour discerner celle-ci, il nous faut considérer l’œuvre de Camus comme une transformation métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département du Sud ; dans tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible. » (p,266)

Je dirais tout simplement qu’à mes yeux, comme sans doute à ceux de beaucoup de lecteurs de ma génération, l’Algérie était un décor, celui de Tipaza par exemple, mais que les véritables enjeux étaient moins ceux de l’Algérie française que d’un auteur qui proposait à son lecteur une réflexion sur sa vie, sa destinée, son rapport au monde, pas nécessairement colonial.

Le même type de remarque vaudrait également pour un des livres que l’auteur appelle, plus loin, en garantie de sa démonstration, « la Voie Royale » de Malraux.

Malraux était beaucoup plus intéressé par son ego que par le cadre historique et colonial de son récit, entre Thaïlande et Cambodge, l’occasion d’y déployer tous les ressorts de l’âme humaine, la sienne, dans une forêt vierge qu’il décrivait comme un formidable décor de cinéma, avec ses obsessions de la mort.

Conrad, dans son livre « Au cœur des ténèbres «  avait largement ouvert cette voie, et le célèbre roman colonial français « Batouala » de René Maran également, dont l’intrigue se déroulait également sur les rives du fleuve Congo, dans le même décor d’une forêt vierge sombre, envoûtante, et impénétrable.

Plus que le discours anti-impérialiste de ce dernier livre qui a beaucoup attiré l’attention de certaines critiques, ne s’agissait-il pas avant tout d’une évocation formidable et vivante, dansante,  de la forêt tropicale et de la population qui l’habitait ?

En résumé, et à titre de conclusion provisoire, les analyses et hypothèses de travail de l’auteur sont toujours intéressantes, mais il parait difficile dans l’état actuel de ce type de démonstration, de penser, moins encore dans le cas français, que dans le cas anglais, qu’une « structure d’attitudes et de références », et « une structure d’affinités », aient véritablement donné leur colonne vertébrale culturelle aux impérialismes, d’autant plus difficilement que leurs formes ont beaucoup évolué tout au long de la période examinée.

En bref, en dépit d’une analyse littéraire pointue, quelquefois fulgurante, cette « pensée unique » est difficile à définir, à démontrer, encore moins en France qu’en Grande Bretagne, et ses effets sont, de toute façon, mal mesurables !

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Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés