« La Parole de la France ? » Regards sur l’Indochine de l’étranger et de France

« La Parole de la France ? »

VI

Regards sur l’Indochine : 1945-1954

De l’étranger et  de France

  Afin de connaître et comprendre la situation coloniale de l’Indochine entre 1945 et 1954, donnons la parole à des témoins, des mémorialistes, ou à des historiens, en distinguant la situation coloniale indochinoise vue par des étrangers (Kissinger, Graham Green, Nguyen Khac Vièn,  de celle vue par un Français, Pierre Brocheux .

A – Regards de l’étranger

A l’Ouest

     1- Le regard d’Henri Kissinger, ancien Secrétaire d’Etat des Etats-Unis : tout au long de la Seconde Guerre mondiale, le Président Roosevelt  marqua son hostilité, et fit en sorte que les anciennes puissances coloniales ne retrouvent pas leurs anciennes possessions, animé par l’ambition de laisser ces territoires prendre leur destin en mains.

       C’est la Guerre Froide, en 1947, et avec l’arrivée de Truman en 1945, qui vit les Etats-Unis  prendre un virage en Indochine, en s’engageant de plus en plus dans le soutien matériel et financier de la France dans sa guerre avec le Vietminh.

     Les témoignages recueillis montrent que, sur place, la politique américaine, avec ses représentants locaux, militaires ou diplomates, n’était pas toujours d’une grande clarté, pour ne pas dire loyale.

      Le roman de Graham Green, « Un américain bien tranquille » en décrit bien le contexte, avec les initiatives d’un agent américain de renseignements qui tente de favoriser la naissance d’une Troisième Force, un rêve que caressa aussi l’armée française en Algérie, et qui n’a pas eu plus de succès.

       A lire ce roman, dont nous publions quelques extraits, on comprend rapidement qu’il y  avait un tel entrecroisement d’intérêts, d’ambitions, de double, triple, ou quadruple jeu des partenaires et adversaires, entre Colons français, vietnamiens ou viets de Cochinchine

Tout d’abord, des extraits des mémoires d’Henri Kissinger qui éclairent la position des Etats-Unis sur la guerre d’Indochine :

Viet Nam, France et Etats-Unis

« Diplomatie » Henry Kissinger

Le gros livre d’Henry Kissinger, qui occupa pendant des années des postes très importants auprès des Présidents des Etats Unis, fournit tout un ensemble de clés historiques qui permettent  de mieux comprendre la position des Etats-Unis à l’égard du conflit indochinois : Chapitre 25, « Le Viêt-Nam : l’entrée dans le bourbier Truman et Eisenhower » (page 559)

            Nous vous proposons de citer les quelques passages qui illustrent clairement les enjeux de la position américaine.

            A l’arrière- plan diplomatique et politique de ce dossier sont apparus rapidement plusieurs facteurs déterminants de l’évolution de ces relations :

            A partir de 1947, la guerre froide, en 1949, la victoire de Mao Tsé Tung en Chine, en 195O, la guerre de Corée et le refus américain  ultérieur de s’engager dans une nouvelle guerre de Corée, alors qu’elle fut une sorte de répétition de la guerre du Vietnam à partir des années 1950, la théorie des dominos : d’après laquelle il ne fallait pas laisser tomber le premier domino du Vietnam, … les menaces et les interventions de l’URSS et de la Chine… et l’hypothèque coloniale ou néocoloniale de la France, toujours présente en Indochine…

            « Tout commença avec les meilleures intentions du monde. Pendant les vingt années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique avait pris la tête de la construction d’un nouvel ordre international à partir des fragments d’un monde en ruine. Elle avait relevé l’Europe et remis sur pied le Japon, fait barrage à l’expansionnisme du communisme en Grèce, en Turquie, à Berlin et en Corée, adhéré à ses premières alliances de temps de paix et lancé un programme d’assistance technique au monde en développement. Sous la parapluie américain, les pays connaissaient la paix, la prospérité, et la stabilité.

            En Indochine, cependant, tous les modèles antérieurs d’engagement américain à l’étranger volèrent en éclat. Pour la première fois au XX° siècle, le souci que l’Amérique avait toujours eu de mettre en correspondance ses valeurs et actes fut mis en doute. Et l’application trop universelle de leurs valeurs oblige les américains à remettre peu à peu celles-ci en question, et à se demander d’abord pourquoi elles les avaient conduites au Vietnam. Un abîme se creusa entre leurs croyances en la nature exceptionnelle de leur nation et les ambiguïtés et les compromis propres à la géopolitique de l’endiguement du communisme. Dans le creuset du Vietnam, l’exception américaine  se retourna contre elle-même. La société américaine ne débattit pas, comme d’autres l’auraient fait, des défauts concrets de sa politique : elle s’interrogea sur le bien-fondé, pour l’Amérique, d’endosser n’importe quel ordre international. C’est cette dimension du débat vietnamien qui causa des blessures si douloureuses et si difficiles à guérir. » (p,560)

            En 1950, le Conseil national de sécurité :

      « …En  février 1950, quatre mois avant le début du conflit coréen, le document 64 du Conseil national de sécurité était parvenu à la conclusion que l’Indochine représentait « une région décisive de l’Asie du Sud-Est et directement menacée. » Le mémorandum donnait une première version de la « théorie des dominos », selon laquelle, si l’Indochine tombait, la Birmanie et la Thaïlande suivraient sous peu et « l’équilibre de l’Asie du Sud-Est se trouverait alors gravement compromis. » (p,562)

      « La menace, en fait, n’était pas partout la même. En Europe elle émanait principalement de la superpuissance soviétique. En Asie, les intérêts américains se voyaient menacés par des puissances secondaires qui étaient, au mieux, des substituts de l’Union  soviétique, et sur lesquelles Moscou exerçait une autorité douteuse – ou qui apparaissait comme telle. En réalité, à mesure que la guerre du Vietnam évoluait, l’Amérique finit par combattre le substitut d’un substitut, chacun se méfiant profondément de celui qui le coiffait. Aux termes de l’analyse américaine, l’équilibre mondial était attaqué par le Viet-Nam du Nord, qu’on estimait inféodé à Pékin, lui-même jugé contrôlé par Moscou. En Europe, l’Amérique défendait des Etats historiques ; en Indochine, elle traitait avec des populations qui s’efforçaient pour la première fois de construire des Etats. Les nations européennes étaient riches de traditions séculaires qui déterminaient leur coopération à la défense de l’équilibre des forces. En Asie du Sud-Est, les pays commençaient tout juste à s’organiser, l’équilibre des forces était un concept étranger, et on ne relevait aucun précédent de coopération parmi les Etats existants. » (p,563)

      « L’entrée de l’Amérique en Indochine introduisit une problématique morale entièrement nouvelle. L’OTAN défendait les démocraties ; l’occupation américaine au Japon avait importé des institutions démocratiques dans ce pays ; on avait fait la guerre de Corée pour riposter à une attaque contre l’indépendance de petites nations. En Indochine, cependant, le dossier de l’endiguement commença par être présenté en des termes presqu’entièrement géopolitiques, d’où la difficulté de justifier le point de vue de l’idéologie américaine de l’époque, ne serait-ce que parce que la défense de l’Indochine se heurtait de front à la tradition américaine d’anticolonialisme. Colonies françaises, les Etats d’Indochine n’étaient pas  des démocraties, ni même indépendants. Bien que la France ait transformé, en 1950, ses trois colonies du Viêt-Nam, du Laos, et du Cambodge, en « Etats associés de l’Union Française », cette nouvelle étiquette restait très éloignée de l’indépendance ; la France craignait en effet, en leur accordant la pleine souveraineté, d’avoir à en faire autant pour ses trois possessions d’Afrique du Nord : la Tunisie, l’Algérie et le Maroc… » (p,564)

     « La politique de Washington en 1950 préfigurait en fait les formes que prendrait son engagement futur dans la région : suffisamment important pour l’impliquer, pas assez pour se révéler décisif. Dans les années 1950, son attitude s’expliquait surtout par son ignorance de la situation, par la quasi-impossibilité dans laquelle se trouvait l’Amérique de mener des opérations à travers deux hiérarchies coloniales françaises, du fait aussi de la liberté d’action dont jouissaient les autorités locales des « Etats associés du Viêt- nam, du Laos et du Cambodge… » (p,564)

   La maison Blanche était en présence d’un dilemme insoluble, la volonté de donner l’indépendance à l’Indochine en même temps que le refus de s’y substituer à la France.

     « Au moment où Truman s’apprêtait à entrer à la Maison Blanche, cette dérobade constituait le cœur de la politique officielle. En 1952, un document du conseil national de sécurité homologuait la « théorie des dominos » et la généralisait. Voyant dans une attaque militaire contre l’Indochine un danger « inhérent à l’existence d’une Chine communiste hostile et belliqueuse », il posait que la perte d’un seul pays de l’Asie du Sud-Est entraînerait « la soumission des autres au communisme ou leur alignement à relativement brève échéance…» p,565)

    « Après cette analyse de la catastrophe en puissance qu’on estimait couver en Indochine, on proposait une médication sans proportion avec la gravité du problème – et qui dans le cas présent, ne résolvait rien du tout. Car l’impasse coréenne avait annihilé – au moins pour un temps – toute volonté de la part de l’Amérique de mener une autre guerre terrestre en Asie… » (p,565)

      « Truman légua à son successeur, Dwight D. Eisenhower, un programme d’assistance militaire annuel à l’Indochine d’environ deux cents millions de dollars (soit un peu plus d’un milliard de dollars 1993) et une stratégie en quête de politique… » (p,567)

     « En juillet (1953), Eisenhower se plaignit au sénateur Ralph Flanders que l’engagement du gouvernement français à l’égard de l’indépendance s’exprimait de façon « obscure et détournée et non hardie, directe et répétée ».

      Pour la France, le problème était tout autre. Ses forces s’enlisaient dans une guérilla exaspérante, dont elles n’avaient pas la moindre expérience. Dans une guerre conventionnelle comptant des lignes de front précises, une puissance de feu supérieure a généralement le dernier mot. En revanche, une guérilla ne se fait pas habituellement depuis des positions fixes, et les partisans se cachent au sein de la population…

  Ni l’armée française, ni l’armée américaine qui lui succéda dix ans plus tard ne surent s’adapter à la guerre des partisans. L’une comme l’autre firent le seul type de guerre qu’elles comprenaient et pour lequel on les avait formées et équipées, une  guerre conventionnelle classique, reposant sur des lignes de front clairement tracées… » (p,568)

     « Les Français avaient grandement sous-estimé l’endurance et l’ingéniosité de leurs adversaires – comme le feraient les Américains dix ans plus tard. Le 13 mars 1954, les Nord-Vietnamiens lancèrent une attaque générale sur Dien Bien Phu et s’emparèrent dès le premier assaut, de deux forts périphériques censés tenir les collines. Ils utilisèrent pour ce faire un matériel d’artillerie dont on ne les savait même pas possesseurs, et qui avait été fourni par la Chine au lendemain de la guerre de Corée. Désormais, l’anéantissement du reste de la force française n’était plus qu’une question de temps… » (p,568)

      « La sage décision d’Eisenhower de pas se laisser entrainer au Viêt-nam en 1954 ne relevait pas de la stratégie mais de la tactique. Après Genève, Dulles et lui restèrent convaincus de l’importance stratégique décisive de l’Indochine. Tandis que celle-ci réglait ses problèmes, Dulles mettait une dernière main au cadre de la sécurité collective, qui avait paru faiblir au début de l’année. L’Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est (OTASE), qui vit le jour en septembre 1954, regroupait en plus des Etats-Unis, le Pakistan, les Philippines, la Thaïlande, l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Royaume Uni et la France. Il lui manquait toutefois un objectif politique commun ou un moyen d’assistance mutuelle… » (p,574)

     Après Eisenhower, Kennedy :

     « La théorie des dominos était devenue la philosophie du temps et elle fut bien peu contestée…

     En choisissant d’arrêter au Viêt-Nam l’expansionnisme soviétique, l’Amérique se condamnait à affronter un jour ou l’autre de graves questions. Si la victoire sur les guérilleros passait par une réforme politique, leur puissance grandissante signifiait que l’on n’appliquait pas correctement les recommandations américaines, ou que ces recommandations étaient tout bonnement périmées à ce stade de la lutte ?… (p,579)

     L’ensemble des citations choisies dans l’ouvrage d’Henri Kissinger (1994) éclairent bien le contexte stratégique et politique des relations entre les Etats-Unis et la France à l’époque de la guerre d’Indochine.

       Les Etats-Unis en Indochine avec Graham Green et son roman « Un Américain bien tranquille » 

VI- Regards : « Un américain bien tranquille » de Graham Greene (1955)

VI – Regards

2- « Un américain bien tranquille »

Graham Greene (1955)

L’histoire racontée dans ce roman se passe en Indochine pendant la première guerre d’Indochine (1945-1954), principalement à Saigon, capitale de l’Indochine française, une ville de tous les plaisirs et de tous les vices, exacerbés par tous les trafics, les tours de passe-passe, les double, triple, et quadruple jeu des partenaires ou profiteurs de ce conflit, français, vietnamiens nationalistes ou communistes, chrétiens ou membres des sectes, chinois historiquement en embuscade économique et financière, avec en arrière-plan bien présent, des missions américaines.

            Ce roman a le mérite de mettre le lecteur dans l’ambiance de l’Indochine de l’époque, et sans doute dans une certaine familiarité avec l’état d’esprit des correspondants de guerre, de façon moins tonitruante que celle de Lucien Bodard, à la même époque.

            Il trace le portrait d’une Indochine déjà engluée dans cette guerre, que la France n’a pas les moyens matériels de la faire correctement, et pas encore pris la mesure d’une guerre populaire et révolutionnaire nouvelle qu’elle découvrait.

      Le personnage principal est un correspondant anglais, fumeur d’opium, et bon connaisseur de la vie vietnamienne, lequel vit en ménage avec une belle et gentille vietnamienne du nom de Phuong.

      Il fait la connaissance de Pyle, un Américain bien tranquille qui tombe amoureux de Phuong, et en fait son rival.

      Le portrait qu’en fait l’auteur est intéressant car il révèle un personnage idéaliste, sauveur de l’humanité, tout en étant un acteur des services secrets américains qui ont alors l’ambition de faite naître une « Troisième Force », échappant à la fois aux communistes et aux anciens colonialistes français.

      A l’occasion de la guerre d’Algérie, la France tenta également et vainement, de faire naître une « Troisième Force ».

      Je propose quelques extraits de ce roman :

     « Je commençai, tandis qu’il me regardait attentivement comme un bon élève, en lui expliquant la situation au nord, au Tonkin, où à cette époque les Français se raccrochaient au delta du Fleuve rouge qui contient Hanoi et le seul port du Nord : Haiphong. C’est le pays des rizières et lorsqu’approchait le moment de la moisson, l’annuelle bataille pour la possession du riz qui se déclenchait.

    Voilà pour le Nord, dis-je. Les Français peuvent tenir les pauvres diables, si les Chinois ne viennent pas soutenir les Viet-minhs. C’est une guerre de jungle, de montagnes et de marais, de rizières où l’on patauge avec de l’eau jusqu’aux épaules et où les ennemis disparaissent tout bonnement, enterrent leurs armes et s’habillent en paysans… Mais l’on peut pourrir confortablement dans l’humidité de Hanoi. Ils n’y lancent pas de bombes, Dieu sait pourquoi. On pourrait appeler cela une guerre régulière.

     Et ici dans le Sud ?

     Les Français contrôlent les routes principales jusqu’à sept heures du soir ; après cela ils contrôlent les tours de guet, et les villes, partiellement. Cela ne veut pas dire que l’on soit en sûreté, sans quoi il n’y aurait pas de grilles de fer devant les restaurants. » (p,31,32)

   Son ami Pyle :

     « L’idée me traversa même l’esprit qu’il s’était payé ma tête, et que la conversation avait été un déguisement compliqué et humoristique destiné à cacher son véritable dessein, car les commérages de Saigon prétendaient déjà qu’il appartenait à l’un des services qu’on appelle (si stupidement) secrets. Peut-être fournissait-il des armes américaines à une Troisième Force, la fanfare de l’évêque, tout ce qui restait de ces jeunes recrues apeurées et jamais payées…

    Les gens disent qu’il importe beaucoup de choses

    Quelles choses ?

     Des drogues, des remèdes…

    C’est pour leurs équipes de soins contre la conjonctivite dans le Nord. Peut-être. La douane ne doit pas les ouvrir. Ce sont des colis diplomatiques. Mais un jour, on a commis une erreur, l’homme a perdu sa place. Le premier secrétaire a menacé d’arrêter toutes les importations.

     Qu’y avait-il dans la caisse ?

     Du plastic

    Pourquoi ont-ils besoin de plastic ? Dis-je d’un ton détaché. » (p,95, 96)

     Au chapitre 2, à partir de la page 111, le romancier évoque longuement la secte caodaïste qui fut un des acteurs importants du conflit indochinois dans le Sud.

    « Au moins une fois l’an, les caodaïstes donnent une grande fête à Tanyin, leur Saint Siège, qui se trouve à quatre-vingt kilomètres au nord-ouest de Saigon…

    « Le caodaïsme, invention d’un fonctionnaire indochinois, est une synthèse des trois religions. Le Saint Siège est à Tanyin. Un pape et des femmes cardinaux. Prophéties par l’intermédiaire de la corbeille à bec. Saint Victor Hugo. Le Christ et Bouddha contemplant au plafond de la cathédrale une fantasia orientale de Walt Disney, dragons et serpents en technicolor… »

     « Le long de la route de Tanyin s’écoulait un flot rapide d’automobiles d’état-major et de CD, et sur les tronçons les plus exposés la Légion étrangère avait déployé des troupes de couverture dans la rizière. C’était toujours une journée d’inquiétude pour le haut commandement français et peut-être d’espoir pour les caodaistes, car pourrait-il y avoir une meilleure preuve incolore de leur loyalisme qu’une attaque où quelques visiteurs importants seraient tués aux confins de leur territoire.

     Tous les kilomètres, une petite tour de guet en pisé se dressait comme un point d’exclamation au-dessus des champs plats, et tous les dix kilomètres, il y avait un fort plus important, occupé par une section de légionnaires, de  marocains ou de Sénégalais….

    Fowler y retrouve Pyle, et ils rentrent tous les deux à Saigon, sauf qu’ils tombent en panne et qu’ils se réfugient dans une tour de guet :

   « Pas un officier français, dis-je n’aimerait passer la nuit seul dans une de ces tours avec deux factionnaires affolés par la peur…

    Dans ce décor « champêtre », les deux hommes dissertent longuement sur le colonialisme, la mission anticoloniale des Etats Unis, de ce qu’attendent les Vietnamiens des uns et des autres, Fowler ramenant son ami Pyle sur terre en évoquant le « plastic ».

     « Je ne sais pas pourquoi je parle politique. Ça ne m’intéresse pas. Je suis reporter. Je ne suis pas engagé.

     Vraiment pas ? Demande Pyle.

    Rien que pour entretenir la conversation, pour faire passer cette saloperie de nuit, c’est tout. Je ne prends pas parti. Je continuerai à faire des reportages quel que soit le vainqueur.

   Je laisse le soin aux lecteurs de ce roman la suite de cette aventure qui tourne mal pour les deux amis.

     Retour à Saigon, Fowler reçoit un pli :

   « Prière envoyer 400 mots arrière-plan effet départ de Lattre sur situation politique et militaire… »

     Plus tard :

     « Je laissai les affaires en cours entre les mains de Dominguez et je partis pour la Nord. A Haiphong, j’avais des amis dans l’escadrille Gascogne, et je passais des heures au bar de l’aérodrome, ou à jouer aux boules sur l’allée de gravier, juste devant. Officiellement, j’étais sur le front…

      Un matin, en ville, je buvais des cognacs-sodas au mess avec un jeune officier (le capitaine Trouin) qui brûlait du désir de voir la jetée de Southend, quand un ordre de mission arriva :

    Vous aimeriez venir ?

     Je répondis oui. Même « horizontal », un raid serait une façon de tuer le temps et de tuer mes pensées. Dans la voiture qui nous transportait au terrain d’aviation il me dit, cette fois, c’est un raid vertical.

     Je croyais qu’il m’était interdit…

   Tant que vous n’écrirez rien… Je vais vous montrer, près de la frontière chinoise, un bout de pays que vous n’avez sûrement pas encore vu. Près de Lai Chau.

  Je croyais que tout était paisible par-là, aux mains des Français ?

  Ca l’était. Ils l’ont pris voilà deux jours. Nos parachutistes n’en sont qu’à quelques heures. Nous voulons forcer les viets à tenir la tête cachée dans leurs trous jusqu’à ce que nous ayons repris le poste. Cela signifie qu’il faut piquer et mitrailler. Nous ne disposons que de deux appareils, dont l’un travaille en ce moment. Avez-vous jamais fait des bombardements en piqué ?

    Jamais

     C’est assez désagréable quand on n’y est pas habitué.

    L’escadrille Gascogne ne possédait que de petits bombardiers Maraudeurs B 26. Les Français les appelaient des « prostituées » parce qu’ à cause de leurs ailes très exiguës, ils n’avaient aucun moyen visible de sustentation. J’étais recroquevillé sur un petit siège de métal pas plus grand qu’une selle de bicyclette, les genoux appuyés contre le dos du navigateur. Nous remontâmes le fleuve Rouge, en prenant lentement de la hauteur et, à cette heure-là, le fleuve était vraiment rouge. C’était comme si nous avions reculé loin dans le temps… Puis nous fîmes un coude, à trois mille mètres, pour nous diriger vers la rivière Noire, vraiment noire, pleine d’ombres, hors de l’angle des rayons lumineux, et l’énorme et majestueux paysage de gorges, de rochers à pic et de jungles bascula brusquement et vint se dresser au-dessous de nous. On aurait pu lancer une escadrille sur ces étendues vertes et grises sans laisser plus de traces que quelques pièces de monnaies éparpillées dans un champ de blé. Au loin, devant nous, un petit avion se déplaçait comme un moucheron. Nous allions  prendre sa suite…

   Piqués, mitraillages, tirs au canon… « Les quarante minutes de patrouille m’avaient paru interminables…Je mis mes écouteurs pour entendre ce que me disait la capitaine Trouin.

      Nous allons faire un petit détour. Le coucher de soleil est merveilleux sur les « calcaires » Il ne faut pas que vous manquiez cela, ajouta-t-il aimablement comme un hôte signale  les beautés de son domaine.

     Et pendant une centaine de kilomètres nous volâmes dans le sillage du soleil au-dessus de la baie d’Along…

   Ce soir-là, Trouin insista pour que je fusse son invité à la fumerie, bien qu’il refusa de fumer lui-même…

   Le capitaine entre alors dans les confidences :

   « Je fumai ma première pipe…

     Le raid d’aujourd’hui, continua Trouin, ce n’est pas un des pires pour quelqu’un comme moi. Au-dessus du village, ils auraient pu nous descendre. Nous courions autant de risques qu’eux. Ce dont j’ai horreur, c’est du bombardement au napalm…

   Il ajouta, plein de colère contre un monde entier qui ne comprenait pas :

    Ce n’est pas une guerre coloniale que je fais. Pensez-vous que je me battrais de cette manière pour les planteurs de Terre Rouge ? J’aimerais mieux passer en conseil de guerre. Nous livrons toutes vos guerres, mais vous nous laissez la culpabilité…

    On a ses mauvaises heures. Les miennes ne viennent qu’avec le napalm. Le reste du temps je pense que je défends l’Europe. Et vous savez, les autres, ils font aussi des choses monstrueuses. Quand nous les avons chassés de Hanoi en 1946, ils ont laissé d’abominables vestiges, parmi leurs propres compatriotes, ceux de leurs compatriotes qui nous avaient aidés…

   L’absurdité de ce conflit :

     Vous êtes journaliste. Vous savez mieux que moi que notre victoire est impossible. Vous savez que la route de Hanoi est coupée et minée toutes les nuits. Vous savez que nous perdons une promotion de saint-cyriens par an. Nous avons failli être vaincus en 50. De Lattre nous a obtenu deux ans de grâce. Mais nous sommes des militaires de carrière et nous devons continuer à nous battre jusqu’à ce que les politiciens nous disent de nous arrêter. Alors, il est probable qu’ils se réuniront pour décider de conditions de paix exactement semblables à celles que nous aurions obtenues dès le début, et qui réduiront toutes ces années à l’état de pure absurdité. »; (p, 204 à 209)

    De retour à Saigon, notre reporter bavarde avec Vigot, le chef de la police à Saigon, lequel aperçoit un livre de York Harding sur une étagère de son appartement :

     « Qui est ce York Harding ?

      C’est l’homme que vous cherchez, Vigot. Il a tué Pyle… de loin.

     Je ne comprends pas.

    C’est une sorte de journaliste d’une espèce supérieure… on les appelle les correspondants diplomatiques. Il s’empare d’une idée, ensuite il déforme toutes les situations pour les adapter à son idée. Pyle nous est arrivé imprégné de l’idée conçue par York Harding. Harding a séjourné ici une semaine, une seule fois en allant de Bangkok à Tokyo. Pyle a commis l’erreur de mettre cette idée en pratique. Dans son livre, Harding parle d’une Troisième Force. Pyle en a formé une … avec un petit bandit de pacotille, suivi de deux mille hommes et de deux tigres apprivoisés. Il s’y est trouvé engagé. » (p,226)