Sottise postcoloniale: Assimilation, intégration, « nettoyage de l’identité » Le Monde du 13 février 2015

Sottise postcoloniale : assimilation, intégration, « nettoyage de l’identité… »

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Journal Le Monde du 13 février 2015, page 10

« Nicolas Sarkozy veut lancer un débat sur l’Islam »

Alexandre Lemarié

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       M.Lemarié interviewe l’historien Blanchard, je cite :

            «  Assimiler c’est vouloir effacer »

            « … Pour souligner sa différence avec son concurrent, l’ancien président de la République a affirmé que la droite ne pouvait « pas continuer à utiliser le mot « intégration » mais devait désormais « utiliser le mot « assimilation ». Un terme qui est tout sauf neutre. « Il est directement issu de la période coloniale, rappelle Pascal Blanchard, cela suppose de vouloir faire rentrer l’immigré dans un modèle, avec la notion de nettoyage de l’identité. »

       Tout d’abord, un rappel de vocabulaire tiré du Petit Robert :

                  Assimiler, c’est rendre semblable

            Intégrer, c’est établir une interdépendance plus vivante entre les membres d’une société.

            L’historien  cite « l’immigré », mais s’agit-il effectivement de l’immigré, celui qui a une carte de séjour, ou du citoyen français d’origine immigrée ?

         Le même historien utilise aussi une expression douteuse, celle- là, «  la notion de nettoyage de l’identité », très proche de l’autre expression plus connue de « nettoyage ethnique ».

         L’ambition coloniale française de l’assimilation n’a jamais dépassé, sauf cas particuliers des quatre communes du Sénégal et des actuels départements d’outre- mer, le stade de la parole, de la propagande, pour la raison bien simple qu’elle était vouée à l’échec, même en cantonnant son sens à la citoyenneté politique.

      En Algérie, la place de l’Islam compliquait la solution du problème, et dans les autres colonies, hors Antilles, la diversité des cultures et des croyances, les statuts privés des peuples de ces pays, l’effectif des évolués par rapport au total de la population, le poids démographique et donc politique des peuples susceptibles d’être assimilés, la relation qui fut faite entre la citoyenneté politique et la citoyenneté sociale, c’est-à-dire le coût social qu’une telle opération représentait pour la métropole  enlevait tout fondement à ce type d’opération….

      L’assimilation « coloniale » n’a donc été qu’un rêve !

     Quant à parler dans le cas des immigrés, de « nettoyage de l’identité », il semble, et si j’ai bien compris, que le propos de M. Blanchard n’ait sans doute pas visé les immigrés eux-mêmes, mais les descendants d’immigrés.

     Si tel est le cas, et en ce qui concerne leur relation avec les institutions de la République Française, plutôt que d’assimilation ou d’intégration, il vaudrait mieux parler plus simplement d’application  des lois françaises.

     La loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905 et les principes de laïcité qui régissent notre République, doivent effectivement être appliqués, sans savoir s’il s’agit d’assimilation ou d’intégration.

    Cessons de jouer avec le feu des anciennes guerres françaises de religion, sanglantes au cours des siècles passés, et politiquement violentes, jusqu’au début du vingtième siècle.

      Cette loi française de paix civile est notre loi. Appliquons- la ! Sans ergoter !

     Jean Pierre Renaud

La thèse Huillery et ses embrouilles sur l’histoire coloniale de l’AOF!

La thèse Huillery et ses embrouilles sur l’histoire coloniale de l’ancienne Afrique Occidentale Française !

 La forme modernisée et sophistiquée de la nouvelle propagande postcoloniale

Lire les conclusions de l’analyse de cette thèse sur le blog du 4 décembre 2014 sous le titre :

« Les embrouilles de la mathématique postcoloniale »

L’ancienne Afrique Occidentale Française: « Les embrouilles de la mathématique postcoloniale » -thèse Huillery

LES EMBROUILLES DE LA MATHEMATIQUE POSTCOLONIALE 

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

Autres membres du jury : MM Esther Duflo, MM Jean Marie Baland, Gilles Postel-Vinay,  et Pierre Jacquet

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Rappel de publication des notes précédentes : annonce de publication, le 10 juillet 2014 – avant- propos, le 27 septembre 2014 – Chapitre 1, les 10 et 11 octobre 2014 – Chapitre 3, le 5 novembre 2014 – Chapitre 4, le 6 novembre 2014

Chapitre 2, les 2 et 3  décembre 2014

Notes de lecture critique

VII

Les Embrouilles de la mathématique postcoloniale

Conclusions générales  

S’agit-il d’histoire coloniale économique et financière ?

Une double occasion manquée ! ou triple peut être !

            La thèse de Mme Huillery a été examinée en 2008 par un jury qui comprenait notamment deux économistes de grande notoriété,  Mme Duflo et  M.Piketty.

            Cette thèse avait l’ambition de dire la vérité historique sur la nature des relations économiques et financières entretenues entre la France et l’AOF pendant la période coloniale 1898- 1957, avec les deux conclusions principales ci-après :

–       La France a très faiblement contribué financièrement au développement de l’AOF, le colonisateur blanc ayant été le fardeau de l’AOF, « le fardeau de l’homme noir », et non l’inverse.

–       la politique coloniale des investissements effectués dans les districts (les cercles), entre 1910 et 1928, est la cause des inégalités de développement constatées  en 1995.

          Dans le journal Libération du 2 décembre 2008, Mme Duflo, avait donné le « la » de cette thèse, en déclarant notamment, sous le titre :

              « Le fardeau de l’homme blanc ? »

           « Personne (y compris l’historien qui fait autorité sur la question, Jacques Marseille, dont la thèse avait popularisé l’idée que la colonisation avait été « une mauvaise affaire pour la France) n’avait pris la peine d’éplucher en détail les budgets locaux « 

          Dans le journal Le Monde du 27 mai 2014, et à l’occasion de la remise prestigieuse du Prix du meilleur jeune économiste 2014, Mme Huillery s’est exprimée sous le titre :

            « La France  a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse »

            Et dans le corps des « Propos recueillis par A. De Tricornot. », Mme Huillery vise notamment le cas de l’AOF.

              Cette phrase claque au vent comme un slogan, d’autant plus qu’elle s’inscrit, pour les initiés, dans l’héritage d’un des hérauts du « colonialisme » anglais, Rudyard Kipling, et de tous les autres « hérauts » du grand combat de la « civilisation », telle qu’ils l’imaginaient.

       Comme je l’ai déjà indiqué, les lectures et recherches que j’ai effectuées depuis une dizaine d’années sur l’histoire coloniale et postcoloniale m’ont fait maintes fois regretter que les chercheurs de cette branche de l’histoire n’attachent pas une importance suffisante aux outils statistiques, économiques et financiers  nécessaires à l’évaluation historique des faits ou événements décrits, et à leur cadrage.

      L’histoire coloniale et postcoloniale française souffre d’une sorte de carence des recherches relatives à son histoire économique et financière, alors qu’en tant que telle, et de toute façon, elle n’a jamais occupé une bien grande place dans les universités françaises.

          J’ai donc abordé la lecture et  l’analyse de cette thèse avec beaucoup d’intérêt et de curiosité, mais après l’avoir décortiquée, la démonstration Huillery ne m’a pas convaincu, et je m’en suis expliqué longuement dans les notes de lecture critique que j’ai publiées sur ce blog.

Résumons mes conclusions générales :

        Alors que cette thèse est le résultat d’un important travail de collecte de données analysées avec une grande sophistication des outils utilisés, et en dépit d’une rédaction trop souvent polémique, pourquoi la démonstration proposée ne parait-elle pas pertinente ?

        Chapitre 1 : Où sont passés les comptes extérieurs de l’AOF ?

       Le chapitre 1 brosse le portrait, un brin polémique, de la « littérature » qui existerait sur le bilan économique de la colonisation, une littérature qu’elle juge très insuffisante, fusse celle de l’historien Jacques Marseille !

      La critique principale qui mérite d’être faite sur le contenu de ce chapitre est celle d’une absence d’analyse des comptes extérieurs de l’AOF, une analyse qui aurait pu nous convaincre que dans le cas précisément de l’AOF la thèse Marseille n’était ni fondée, ni vérifiée.

       La consultation de quelques sources historiques d’information nous laisse à penser que le raisonnement historique de Jacques Marseille sur la couverture des comptes extérieurs de l’AOF par des fonds métropolitains publics ou privés pourrait être vérifié également dans le cas de l’AOF.

       Il s’agit là d’une impasse historique d’autant plus surprenante que les données statistiques du commerce extérieur de l’AOF étaient plus facilement accessibles que beaucoup d’autres données recherchées dans des documents de l’époque, notamment ceux tirés des cent-vingt cercles de l’AOF, entre les années 1910-1928, des cercles qui n’avaient généralement pas de base « bureaucratique » stable, encore moins au- delà des côtes africaines.

         Les chercheurs qui ont eu l’occasion de fréquenter l’histoire factuelle des cercles de l’hinterland ont pu le vérifier.

     Chapitres 3 et 4 : des corrélations calculées sur des bases fragiles et avec de grands « trous noirs » (1928 à 1995) !

        Les chapitres 3 et 4, dont l’ambition est de vérifier

      I – qu’il existe bien, pour le chapitre 3,  une corrélation statistique entre les investissements « inégaux » effectués entre 1910 et 1928 dans les cent-vingt cercles de l’AOF, dans la santé, l’éducation, et les travaux publics recensés dans les mêmes cercles et les résultats de modernité recensés dans les mêmes cercles en 1995, parait d’autant moins pertinente, qu’outre la fragilité des sources que constituent ces bases, les calculs de corrélation font l’impasse sur le trou noir relevé par le directeur de cette thèse, entre 1960 et 1995, mais tout autant sur l’autre trou noir de la période 1928-1960.

         II – que le même type de corrélation peut fonctionner entre la base du settlment européen recensé au début du vingtième siècle et le développement des « current performances de tel ou tel cercle, plus de soixante ans après :

       « My central finding is that European settlment remains a positive determinant of current performances » (p,182)

       Au titre des facteurs de cette corrélation, l’auteure fait apparaître le facteur hostility mesurée dans les cercles sur la période 1910-1960, un concept flou et très difficile à définir et à saisir, tout au long d’une période qui va de 1910 à 1960, donc une sorte d’exploit statistique, encore plus dans ce type de territoire.

       Comment expliquer par ailleurs les impasses qui sont faites sur le Sénégal et sur le Bénin, l’ancien Dahomey ?

     Nous avons exprimé un grand scepticisme sur ce type de corrélation pour un ensemble de raisons que nous avons exposées, ne serait-ce que le très faible poids démographique des Européens au cours de la période étudiée.

        Une des questions centrales que  pose ce type d’analyse touche à la définition du capitalisme colonial, tel qu’il a fonctionné en AOF, un capitalisme qui, nécessairement ne pouvait que rayonner à partir des côtes et des nouvelles voies de communication créées, et qui par nature ne pouvait qu’être inégal dans son résultat.

      Le chapitre 2 a fait l’objet de toute notre attention, étant donné que son objectif était de mesurer l’effort financier que la France avait consenti pour l’équipement et le développement de l’AOF, et qu’au résultat, cette thèse concluait au montant négligeable de l’aide financière publique, celle du « contribuable », accordée à l’AOF, et à l’inversion de la formule sur le fardeau de l’homme blanc, ce dernier ayant été en définitive, et après calcul, le fardeau de l’homme noir.

     Ce chapitre a fait l’objet de nombreuses critiques, questions, ou objections, la principale ayant un double caractère, une analyse à la fois en dehors de l’histoire et dans un champ anachronique.

      En dehors de l’histoire ? Il n’est pas pertinent d’analyser le cours et le contenu des relations économiques et financières entre la métropole et l’AOF en faisant l’impasse sur les ruptures des deux guerres mondiales et sur la rupture institutionnelle qu’a constitué la création, en 1946, du FIDES, mettant un terme au principe de la loi du 13 avril 1900, d’après lequel les colonies avaient l’obligation de financer elles-mêmes leur fonctionnement et équipement.

     Dans un champ anachronique ? Nous avons vu par quel tour de passe- passe historique cette analyse avait fait passer l’aide financière de la France de plus de 700 millions de francs 1914 à moins de 50 millions de francs 1914, sans d’ailleurs que la totalité des données chiffrées soit vérifiée.

      La justification qu’en donne l’auteure mérite d’être citée in extenso :

     « En effet en général, un prêt ou une avance ne sont pas considérés comme de l’aide publique, sauf s’ils comportent certaines conditions financières avantageuses mesurant son degré de « concessionnalité » : le concept de « concessionnalité » a été initialement introduit en 1969 par le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE. Il impliquait un « élément don » minimum de 25 pourcent. L’élément don est égal à la part de don incluse dans le prêt exprimée en pourcentage de sa valeur faciale, le don étant la différence entre la valeur faciale d’un prêt, calculée sur la base d’un taux d’actualisation constant de 10 pourcent, et sa valeur actuelle nette, calculée sur la base d’un taux concessionnel accordé en réalité par le prêteur. Cette définition est toujours utilisée par les institutions internationales pour calculer l’aide publique au développement. Pour calculer l’aide effectivement apportée par la France, nous allons donc utiliser cette définition, bien qu’elle soit postérieure à la période coloniale. «  (page 91)

       Il est évident que cette méthode de calcul est tout à fait anachronique, outre le fait, comme nous l’avons vu, qu’elle est fondée sur une analyse de concepts financiers non pertinents, un contresens en matière d’emprunt pour la période 1898-1939, une interprétation ambiguë des avances du FIDES, postérieure à 1945, et sur une impasse des données postérieures à 1957, pour la période encore coloniale des années 1957-1960.

     En résumé, je ne suis pas convaincu que le luxe de cette mathématique postcoloniale permette de bien mesurer le « poids » du fardeau de l’homme blanc ou noir.

      Cette thèse fait par ailleurs une autre sorte d’impasse sur un certain nombre d’acquis que la colonisation a tout de même apporté à l’AOF :

     – une paix civile qui se substitua très souvent aux guerres traditionnelles qui troublaient la vie de ces territoires,

   – l’introduction d’une nouvelle forme d’Etat moderne, un système juridique et judiciaire cohérent, quoiqu’on puisse en dire, et même s’il fut à la fois égalitaire et discriminatoire avec le Code de l’Indigénat, avec beaucoup de jalons de vie commune et de conscience collective, au niveau de chacune des colonies devenues des Etats indépendants en 1960,

     – l’introduction d’un système monétaire et financier moderne articulé sur une organisation internationale, un instrument monétaire d’échange commun dans toute la Fédération qui eut d’ailleurs du mal à s’imposer, face à celui traditionnel des cauris ou de la monnaie anglaise,

      – l’introduction d’une langue de communication régionale qui n’existait pas, et enfin sur l’évolution de la démographie tout au long de la colonisation, évidemment plus favorable dans les zones des pôles de développement, c’est à dire sur les côtes à présent ouvertes sur le grand large.

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Pourquoi ce regret d’une double occasion manquée, pour l’exemple ?

     Une première occasion manquée pour l’exemple pédagogique, celle de voir la jeune et nouvelle Ecole d’Economie de Paris, promouvoir une lecture quantitative modernisée de notre histoire coloniale, des relations économiques et financières ayant existé entre la métropole et les colonies, tout au long de la période coloniale, ce qui n’a pas été le cas !

     Une deuxième occasion manquée sur le terrain même des thèses de doctorat portant sur l’histoire coloniale ou postcoloniale, et de leur « intérêt scientifique », réel, supposé et vérifié par le jury de thèse. Il aurait été très intéressant d’avoir accès au rapport ou aux rapports qui ont pu être communiqués au jury, à l’avis lui-même de ce jury, afin de savoir si le jury, dans son ensemble, avait entériné le contenu de cette thèse, en tout ou en partie. (Arrêtés des années 1992 et 2006)

     Je me suis déjà exprimé sur ce sujet sensible à plusieurs reprises, en arguant de l’argument principal d’après lequel la soutenance publique était un vain mot, étant donné qu’il n’en restait aucune trace publique, susceptible d’éclairer la position qu’avait prise un jury sur telle ou telle thèse.

      Sur ce blog, et le 11 janvier 2010, j’ai déjà traité ces questions et fait référence, dans un post-scriptum, à la thèse Huillery,  que je venais de lire une première fois.

    Avec une troisième occasion manquée sur le bilinguisme de cette thèse rédigée moitié dans la langue « colonialiste » française et moitié dans la langue « colonialiste » anglaise !

     Je ne sais pas si la législation des thèses de doctorat soutenues dans l’Université Française, autorise le bilinguisme, mais dans le cas d’espèce, et compte tenu d’un des objectifs de cette thèse, convaincre les Africains de l’Ouest que la colonisation française a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse, je cite le texte de la page 120 :

      « Nombreux sont encore les habitants des Etats de l’ancienne Afrique Occidentale Française qui pensent devoir à la France leurs écoles et leurs routes, leurs hôpitaux et leurs chemins de fer. Puisse ce travail leur permettre de réaliser que ce sont leurs propres ressources, financières et humaines, qui ont permis la réalisation de la quasi-totalité de ces équipements. Puissent-ils également réaliser que la colonisation leur a fait supporter le coût d’un personnel français aux salaires disproportionnés et de services publics chers et mal adaptés . Le bilan économique de la colonisation pour les anciennes colonies est impossible à établir par manque de contrefactuel, mais il ne fait pas beaucoup de doute qu’il soit négatif étant donné la nullité de ses gains. »

      Pourquoi ne pas avoir opté pour une autre rédaction bilingue, le français « colonialiste », et au choix, une des langues de cette région d’Afrique, le fula, le wolof, le malinke, le bambara, pour ne pas citer toutes les autres chères aux anthropologues africains ou européens, férus en sciences ethniques ou non ethniques, une rédaction bilingue qui aurait au moins permis à une partie d’entre eux d’avoir accès à ces « Embrouilles de la mathématique postcoloniale » ?

        Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Afrique Occidentale Française, histoire coloniale, développement et inégalités, la thèse Huillery

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

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Annonce de lecture critique pour l’automne

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Appel à la transparence de la délibération du jury de thèse en vue d’accréditer la « scientificité » des thèses d’histoire coloniale !

Appel aux jeunes chercheurs en histoire économique en vue de contribuer à la lecture critique de cette thèse !

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Les raisons de ma curiosité historique, financière et économique

            Dans le journal Libération du 2 décembre 2008 Mme Esther Duflo avait publié une tribune intitulée :

            « Le fardeau de l’homme blanc »

            Dans son texte, Mme Duflo tentait de démontrer que l’expression ne correspondait pas à une réalité historique, contrairement aux thèses que certains défendent quant au bilan positif de la colonisation, dans le fil du discours Sarkozy de Dakar (2007)  qui a nourri une grande polémique.

                   A l’appui de son propos et de sa démonstration, Mme Duflo renvoyait au contenu de la thèse défendue avec succès par Mme Huillery sur le sujet, sous la direction de MM. Denis Cogneau et de Thomas Piketty, qu’elle a eu le loisir d’examiner en sa qualité de membre du jury.

            L’expression « Le fardeau de l’homme blanc » fait allusion à celle devenue célèbre utilisée par Rudyard Kipling, chantre de l’impérialisme britannique, dans un de ses poèmes paru en 1899, mais dans un contexte colonial qui n’était pas celui de l’Empire des Indes, mais celui de l’impérialisme américain dans les îles Philippines.

            Chacune de ses strophes débutait par « Take up the White Man’s Burden,… », et cette expression fit florès en même temps qu’elle faisait évidemment l’objet de toutes sortes d’interprétations.

            A la suite de cette tribune, j’étais entré en contact avec Mme Duflo afin de pouvoir accéder au texte de cette thèse, ce qu’elle fit de façon fort aimable le 3 janvier 2009.

             J’ai donc analysé très longuement ce document bilingue qui comporte quatre chapitres intitulés, les chapitres 3 et 4 étant rédigés en anglais :

            Chapitre 1 Mythes et réalités du bilan économique de la colonisation française

       Chapitre 2 Le coût de la colonisation pour les contribuables français et les investissements publics en Afrique Occidentale Française

           Chapitre 3 History matters : the long-term impact of colonial investments in French West Africa

            Chapitre 4 The impact of European Settlement in within French West Africa – Did pre-colonial prosperous areas fall behind?

         La thèse en question est accessible sur le site de l’EHESS, et elle est donc de nature à susciter la curiosité et la lecture des jeunes chercheurs en histoire économique en général, et coloniale en particulier.

      Le contenu de cette thèse m’intéressait d’autant plus que mes recherches actuelles portent sur l’histoire coloniale et postcoloniale, notamment telle que certains chercheurs la racontent de nos jours.

      J’ai souvent noté en effet que beaucoup de travaux n’étaient pas fondés sur l’évaluation des phénomènes décrits en  termes de grandeurs statistiques mesurables et mesurées en fonction des situations coloniales rencontrées et de leur moment colonial.

        Cette thèse semblait donc répondre à une de mes préoccupations majeures.

       L’analyse de la thèse Huillery a suscité maintes questions de ma part, un nombre non calculable d’interrogations, sinon d’objections, que je vais tenter de récapituler, car j’avais archivé ce dossier depuis 2009, lorsque j’ai découvert que Mme Huillery venait de recevoir un prix du Cercle des Economistes pour l’ensemble de ses travaux, dont la thèse en question.

      Le journal Le Monde du 27 mai 2014 titrait une interview de l’intéressée :

      «  La France a été le fardeau de l’homme noir, et non l’inverse »

      Avec la question :

      Quel a été le sujet de votre thèse ?

      « Vouée au bilan économique de la colonisation française en Afrique de l’Ouest, elle bat en brèche la thèse de Jacques Marseille, publiée en 1984, selon laquelle la colonisation a été un sacrifice pour la France. Car l’examen des budgets coloniaux et métropolitains montre le contraire. Seulement 0,29% des recettes fiscales de la métropole ont été affectées aux colonies, dont les quatre cinquièmes sont en réalité le coût de la conquête militaire. L’investissement dans les biens publics ne représente qu’un coût équivalent à 0,005% des dépenses fiscales métropolitaines et n’a couvert que 2% du coût des investissements publics locaux : les chemins de fer, les routes, les écoles ou les hôpitaux ont été financés à 98% par les taxes locales. De plus jusqu’à la réforme de 1956, les hauts cadres coloniaux, les 8 gouverneurs et les 120 administrateurs de cercle (circonscription coloniale) absorbaient à eux seuls 13% des budgets locaux ! La France a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse »

     Mon intention n’est pas d’entrer dans le détail du débat qu’ouvre Mme Huillery sur la thèse de Jacques Marseille qui absorbe un grande partie de l’analyse du chapitre 1, mais d’examiner s’il est possible de fonder le constat qu’elle propose, un constat qui s’inscrit dans un contexte volontairement polémique, à partir d’une analyse économique et financière qu’elle récapitule dans les trois autres chapitres.

       Les deux questions de fond qui se posent sont celles de savoir :

       1 – si l’analyse proposée pour la colonisation française en Afrique de l’ouest permet d’affirmer que cette analyse est représentative de sa propre histoire économique ?

      2 – si cette analyse est susceptible d’être représentative de l’histoire de la colonisation française en général résumée par le slogan « La France a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse » ?

     Je formulerais volontiers ces deux questions sous le titre «  Miroir ou prisme » colonial, ou postcolonial ? », car la formule sur le fardeau de l’homme noir claque au vent comme un slogan politique !

      Ou encore sous le titre du « fardeau » de l’anachronisme postcolonial ?

     Nous examinerons successivement le contenu des quatre chapitres et nous tenterons en conclusion de poser les questions de base avec les réponses correspondantes qui seraient susceptibles d’emporter ou non une sorte d’adhésion.

      Le jury était composé ainsi : Jean-Marie Baland, Denis Cogneau, Esther Duflo, Pierre Jacquet, Thomas Piketty, Gilles Postel-Vinay

        Compte tenu de l’audience, du crédit, pour ne pas dire de l’influence, des membres de ce jury, dont certains animent la nouvelle Ecole d’Economie de Paris, il serait naturellement très intéressant qu’ils acceptent de publier le rapport du ou des rapporteurs, les éléments essentiels de leur délibération, ainsi que les résultats du vote, s’il y a eu vote, afin de contribuer à la fois à la bonne réputation de cette nouvelle école économique  et à la transparence des décisions des jurys de thèse, c’est-à-dire à la scientificité des thèses.

      Les textes relatifs à la délivrance des thèses par les jurys n’imposent en effet pas, sur le plan juridique, des formalités de publicité des décisions prises par les jurys, se limitant à la formule de « soutenance publique ».

       Sur ce blog, notamment le 11 juin 2010, j’ai proposé mon analyse du système actuel qui est loin d’être satisfaisant et fait quelques propositions de nature à accréditer la scientificité des thèses, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

     En gros, je notais que les arrêtés de 1992 et 2006 définissaient la procédure universitaire utilisée en faisant appel au concept de « scientifique » dans le cadre d’« une soutenance publique » qui ne laisse aucune trace du rapport, de la délibération et du vote du jury.

     A l’époque, j’avais déjà évoqué le cas de la thèse Huillery et conclu :

     «  Et j’ai donc tout lieu de penser que, pour assurer son crédit scientifique, la toute jeune Ecole d’Economie de Paris a eu à cœur d’innover en matière de transparence scientifique, et donc d’accréditation scientifique des travaux qu’elle dirige. »

      Cette innovation dans la transparence aurait répondu à l’une des résolutions écrites de cette thèse en ce qui concerne les recherches effectuées sur « Quarante années d’écriture du bilan économique de la colonisation » … « Nous allons donc prendre connaissance des recherches effectuées et sonder le type de socle scientifique. » (p,26)

     Un effort de transparence scientifique d’autant plus nécessaire que cette thèse, comme nous allons le démontrer, ne parait pas pouvoir accréditer le slogan : en AOF, «  la France a été le fardeau de l’homme noir ».

     Avec deux énigmes historiques à résoudre :

      La première : Avec ou sans « concession » ?

      La deuxième : Avec quelles « corrélations » ?

Jean Pierre Renaud

Une « ethnie » au Royaume Uni ? De quoi intriguer les chercheurs coloniaux ou postcoloniaux !

  « Le peuple de Cornouailles reconnu minorité » dans le Figaro des 26 et 27 avril 3014, page 10

            « Londres vient d’accorder à la vieille nation celtique de l’ouest de la Grande Bretagne un statut de minorité nationale protégée. Les revendications identitaires déchirent le sentiment d’union britannique…

            « Si un demi-million d’habitants y résident, seules 84 000 personnes se sont déclarées « corniques »…

            Cette démarche révèle des troubles profonds de l’identité du Royaume Uni… »

            Allons, bon !

       Une ethnie de plus dont l’existence va sans doute ravir les chercheurs de tout poil, anthropologues, ethnologues, sociologues, politologues, idéologues, tous docteurs en « logues » qui dissertent savamment sur la question de savoir si les ethnies sont « coloniales » ou non ?

            Avec la même ambition de proposer une définition qui ravisse tous les publics.

      Jean Pierre Renaud

Les sociétés coloniales avec un brin d’impertinence historique – Coolies, engagistes et domestiques indonésiennes en Arabie saoudite- Exercice de citation et de discussion

Les sociétés coloniales avec un brin d’impertinence historique !

Coolies, engagistes (1850-1950) et domestiques indonésiennes en Arabie saoudite (2013)

Exercice de citations et de discussion : critère colonial, postcolonial, ou multiséculaire ? Les chimères de l’histoire coloniale ?

            Nous avons déjà commenté le livre qui a été consacré à la préparation du CAPES et de l’agrégation d’histoire.

            L’ouvrage consacre une contribution fouillée à l’histoire des sociétés coloniales au travail 1850-1950 Esclavages, engagistes et coolies.

            Quelques propositions de citations du texte : tout d’abord sur l’esprit de la réflexion et ensuite sur le contenu de la réflexion :

            L’esprit de la réflexion

            Introduction

« De tout temps, en tous lieux, la colonisation est décrite comme violente, militairement, éthiquement, politiquement, culturellement, parfois même physiquement. L’action de coloniser sous toutes les formes qui en découlent, introduit des déséquilibres sociaux profonds, d’hybridations dont sont porteuses les sociétés coloniales. N’en déplaise à ses thuriféraires, les sociétés qui en sont issues sont toutes porteuses du déséquilibre primal qu’introduit cette transaction hégémonique qui accouche violemment d’un système complexe à dimensions multiples, influant sur les sociétés des colonisés comme sur celles des colonisateurs et qui agit encore au-delà sur des indépendances sur les colonies et les métropoles par effet de réverbération. » (page 163)

L’auteur décrit les mouvements internationaux de population sous l’angle historique des sociétés coloniales :

«  Ainsi, dès le XIXème siècle, les migrations de travailleurs liées à l’engagisme – numériquement plutôt sino-indien – constituent un mouvement migratoire d’une importance considérable pour l’histoire mondiale et celle des sociétés coloniales. Elles sont au moins aussi importantes que les vastes mouvements de populations  européennes du XIXème siècle s’installant dans ce que l’on appelle alors des « colonies de peuplement » comme l’Afrique du sud britannique, le Südwestafrika allemand ou l’Algérie française… » (page 164)

Dans ce texte, il manque peut-être une définition des sociétés coloniales qui sont les cibles choisies par l’auteur pour décrire les phénomènes historiques, tout en notant l’expression tout à fait curieuse utilisée par un historien pour apprécier, je dirais objectivement, techniquement, ce type d’histoires : « N’en déplaise  à ses thuriféraires… »

Le contenu de la réflexion

            Quelques chiffres et dates de la description historique, avec la conclusion  proposée :

                A la Jamaïque, « 254 000 esclaves vers 1830 » (page 167)

            De 1841 à 1867, « ce furent près de 35 000 Africains libres engagés sous contrats qui entrèrent dans les colonies britanniques…. » (page 169)

            Avec le coolie trade, 120 000 coolies  viennent à Cuba. (page 171)

            Les migrations chinoises : 7 millions de Chinois entrent en Malaisie entre 1840 et 1940. (page 179)

            « Quel bilan chiffré peut-on tirer de ces migrations à l’échelle du globe, résultat des chocs impériaux ? Si près de 15 millions de coolies chinois quittèrent leur pays pour travailler dans le monde entier (Canada, Australie, Etats Unis aussi,  qui mirent tous en place des politiques de quotas et en limitèrent la venue par crainte de perdre leur identité blanche), ce fut principalement en Asie du Sud Est que la diaspora chinoise fut la plus marquante. .. » (page 179)

            Discussion et questionnement sur le colonial et le postcolonial

            L’auteur place son analyse dans le champ des sociétés coloniales et des « chocs impériaux » qui seraient la cause des migrations du travail décrites.

            Questions :

            Est-il possible d’interpréter ces migrations comme étant celles d’un rapport de domination coloniale, de « transaction hégémonique » ?

1 – sans comparer l’ensemble des mouvements migratoires européens, indiens ou chinois, car, et comme indiqué, les migrations « blanches » furent également importantes au cours de la même période.

2 – sans s’interroger sur les causes de ces mouvements, c’est-à-dire l’histoire des pays d’émigration, et pas uniquement sur celle des pays de colonisation, à titre d’exemple pour l’Europe, les famines de l’Irlande, et pour la Chine, la répétition de famines tout au long de la période examinée, dont les causes ne furent pas nécessairement liées aux initiatives impériales des puissances européennes : des dizaines de millions de morts au cours des famines des années 1850 (la révolte des Taiping), puis 1876-1879,etc… ?

N’est-il pas possible de comparer certaines de ces migrations du travail avec celles des femmes indonésiennes en Arabie Saoudite ? Coloniales ou  postcoloniales, dans le champ d’un rapport de domination coloniale ?

A lire un article du journal La Croix intitulé « Le dur destin des domestiques indonésiennes en Arabie saoudite » (28/06/2012)

« Parmi 1,2 million de travailleurs domestiques indonésiens dans le royaume, nombreux ceux qui dénoncent des mauvais traitements… comme de l’esclavage moderne… »

            Jean Pierre Renaud

Un « inconscient collectif colonial » encore en cachette?

Un « inconscient collectif colonial » des Français encore en cachette ?

Les poncifs des études postcoloniales : l’inconscient collectif, la mémoire collective, l’opinion publique, les ethnies, …

&

Exercice de méthode historique sur « L’inconscient collectif » entre réforme fiscale et réforme de mémoire coloniale

A partir de l’éditorial de La Croix du 21 décembre 2012, par Guillaume Goubert intitulé « Pour la réforme fiscale »

            L’éditorial est ainsi introduit :

            « Pour la réforme fiscale

« Dans l’inconscient collectif,tout contribuable est un révolté potentiel,  convaincu qu’il paie trop d’impôts et que l’Etat fait un mauvais usage de cet argent. Le sondage exclusif réalisé par OpinionWay pour La Croix, fait quelque peu mentir ce cliché. Environ la moitié des personnes interrogées approuvent les récentes hausses d’imposition décidées par le gouvernement… » 

            Et le même journal de proposer en page 8 les résultats du sondage effectué sur un échantillon représentatif de 1054 personnes.

            Une conclusion possible : l’inconscient collectif n’était donc pas au rendez-vous, ou n’était pas celui qu’on pensait !

            Un groupe de pression formé d’historiens et de chercheurs a construit une de ses thèses, sinon la principale, en écrivant et en répétant qu’un inconscient collectif de type colonial façonnerait encore de nos jours la mémoire collective des Français. Cette thèse a eu un certain succès médiatique.

            Je ne voudrais pas encombrer le texte des nombreuses citations que j’ai relevées sur le sujet, mais n’en citer que deux :

            La première, de l’historienne coloniale et postcoloniale  bien connue, Mme Coquery-Vidrovitch dans son livre « Enjeux politiques de l’histoire coloniale » :

« Plus largement, le récit de « l’histoire de France » reste pensé dans l’inconscient collectif comme l’histoire d’une nation territorialisée dans l’ancienne « gaule », selon la construction du passé par les élites (masculines) du XIXème siècle, façonnées par la culture classique et la supériorité blanche. » (page 168)

Dans les pages qu’elle a couvertes de ses analyses et réflexions sur la matière, il serait possible de citer de très nombreux autres exemples, notamment dans l’accréditation historique qu’elle a donnée à ce groupe de chercheurs qui se sont illustrés par leurs ouvrages sur une soi-disant culture coloniale ou impériale animée parce ce nouveau ça colonial, l’inconscient collectif.

La deuxième, d’une autre historienne, Mme Rey-Goldzeiger, laquelle écrivait dans « Images et Colonies Colloque 1993 » :

« A partir de 1918 l’image du Maghrébin et du pays se modifie et va définitivement amener les stéréotypes maghrébins dans le conscient et plus grave, dans l’inconscient collectif. Pourquoi et comment ? » (page 37)

A lire l’ouvrage, on n’est pas mieux éclairé sur le pourquoi et sur le comment, c’est-à-dire par quelle voie la bête chemine, et surtout avec quel type de démonstration statistique susceptible d’emporter la conviction.

            Et pour les lecteurs intéressés, il leur faudra prendre la peine de lire l’ouvrage collectif publié à la suite d’un Colloque de l’année 1993 dont le thème était « Images et Colonies », au cours duquel le même type de concept fut déjà évoqué.

            Ou encore de lire le chapitre 9 du livre « Supercherie Coloniale » (editionsjpr.com) intitulé « Le ça colonial L’inconscient collectif », qui démontre que la thèse d’une culture coloniale et impériale qui aurait imprégné la société française, l’aurait immergée dans un « bain colonial » (Culture Coloniale, page 13) a encore besoin d’être démontrée.

            Ainsi que le rapporte l’exemple proposé sur la réforme fiscale, et avant de proposer le concept d’inconscient collectif comme la clé d’une explication historique, alors même que ce concept attrape-tout résiste à toute définition, rien ne vaudrait donc une bonne enquête statistique pour en démontrer la réalité !

            Ainsi que je l’ai déjà suggéré à de multiples reprises, pourquoi telle ou telle université, ou tels établissements, l’EHESS, ou encore l’INALCO, qui abritent sous leur toit de nombreux chercheurs concernés par le sujet, n’auraient pas l’idée, sinon les moyens, ou peut-être le courage, de lancer une telle enquête statistique d’opinion?

            Car des enquêtes ou des sondages, il en pleut chaque jour sur le marché !

Jean Pierre Renaud

Le Postcolonial ex ante ?, Georges Balandier, notes de lecture 3

Le Postcolonial ex ante ? 

« Le Tiers Monde »

« Sous-développement et développement »

Georges Balandier

Cahier 27 (INED 1956)

Notes de lecture 3

Le texte ci-dessous n’ a d’autre ambition que de proposer une lecture résumée, et toujours d’actualité, de la dernière partie des analyses de la Revue « Tiers Monde », avec citations des auteurs.

Notes de lecture 1 sur le blog du 11 février et 2 sur le blog du 25 février

« Troisième partie »

« Recherche d’une solution »

Après avoir « reconnu » le problème (première partie),  et l’avoir « analysé » (deuxième partie), l’équipe Balandier s’est lancée dans la « recherche d’une solution », et c’est dans ce processus que Balandier marquait l’importance du contexte socio-culturel et du coût social du progrès.

Le contexte socio-culturel et le coût social du progrès

(page 289 à 305)

En préambule, le sociologue posait la question de savoir si le développement à l’occidentale pouvait être considéré, en tant que tel, comme un modèle à imiter, et si certains pays, certains, musulmans, n’avaient pas raison de refuser les transformations, de peur de perdre  « leur âme », ou d’adhérer à des modèles de transformation qui ne s’accordaient pas avec la hiérarchie de valeurs qui n’était pas celle des européens.

Bonnes questions, mais l’auteur  relevait que les sociétés « attardées » n’avaient guère le choix, même si elles manifestaient un certain nombre de résistances légitimes  au changement qui leur était imposé, les « forces culturelles de résistance au progrès ».

Les conditions culturelles du progrès

« On ne peut contester le caractère contagieux de la civilisation technique, le prix que les nations nouvelles attachent à cette dernière en tant qu’instrument de leur indépendance. Toute la question est de savoir sous quelle forme il reste possible de faire accepter les éléments de cette civilisation par le grand nombre des individus de type traditionnaliste, qui sont les moins préparés à les recevoir. C’est un problème de « traduction », d’adaptation au langage particulier à la culture réceptrice. » (page 293)

« En face des économistes qui ont tendance à envisager le fait du sous-développement sous l’aspect primordial (mais non exclusif) de la capacité à investir, en face des anthropologies qui accentuent l’inertie des cultures traditionnelles, les obstacles que ces dernières dressent aux projets de modernisation technique et économique, il est nécessaire de tenir une position moyenne qui corrige les uns par les autres les différents points de vue. »

L’économiste Frankel notait  que la conversion des sociétés traditionnelles impliquait « nécessairement la lente croissance de nouvelles aptitudes, de nouvelles manières de faire, de vivre et de penser »

Les conditions sociales du progrès

Première victime du progrès, le paysan :

« Dans des sociétés où les activités agricoles restent prédominantes, alors que le processus d’industrialisation n’est apparu qu’à une époque récente, les problèmes sociaux posés par la modernisation concernent d’abord le milieu paysan. C’est le villageois qui est, en même temps, que le plus enserré dans le tissu des traditions, la première victime des insuffisances techniques et des relations inégales caractérisant l’ordre ancien. » (page 294)

D’où l’importance de la question agraire comme on l’a vu dans la Chine communiste, et les conséquences migratoires vers les villes du processus de transformation technique, avec la formation d’économies et de sociétés de type dualiste : société préindustrielle et société industrialisée, société précapitaliste et société capitaliste, société fermée et société ouverte.

« C’est montrer que le passage de l’individu, de l’un à l’autre de ces milieux, ne pourra s’effectuer sans heurts. »

Avec des conséquences dans les rythmes du travail, son organisation individuelle ou collective, ses motivations, donc un « coût social »

Le coût social du progrès.

« Il est fréquent d’affirmer qu’une industrialisation accélérée, et un développement économique rapide des sociétés « attardées », ne paraissent possibles que si une génération d’hommes au moins se sacrifie pour les suivantes. Mais ce n’est pas sous cette forme de comptabilité brutale que l’on peut seulement envisager l’expression : coût social du progrès ».

« Le progrès économique impose toute une série de bouleversements en chaîne qui affectent la structure matérielle des sociétés traditionnelles, comme leurs éléments immatériels… Ils créent des mécontentements et des tensions. Ils expliquent le besoin qu’ont les jeunes gouvernements de trouver des responsables étrangers sur lesquels puisse se transférer le ressentiment. Ils finissent toujours par exiger, à des degrés divers, le recours à la contrainte. »

« Mais c’est au regard du sociologue que les phénomènes « pathologiques » sont les plus apparents. La ville nouvelle présente souvent une structure démographique aberrante… d’un autre côté, la ville nouvelle apparaît comme une société improvisée, affectée par de continuelles transformations… la ville provoque une transformation dans les rapports familiaux traditionnellement prescrits…Il faut enfin rappeler, bien que son étude ne puisse être abordée ici, le problème que pose un prolétariat mal stabilisé, mal équipé techniquement, mal rétribué et souvent démuni des moyens efficaces qui lui permettraient dd défendre ses droits ; son instabilité même contrarie et son organisation et le développement de sa conscience de classe.

Il semblait raisonnable de penser que l’exemple laissé par l’Europe, assurant le démarrage de son industrialisation, permettrait d’éviter le renouvellement d’erreurs particulièrement « coûteuses ». Ce n’est pas la cas. Les leçons de l’histoire n’ont guère d’efficacité. » (page 303)

« Brèves remarques pour conclure »

(page 369 à 381)

Sous-développement et coexistence compétitive

« On ne peut plus douter que l’avenir prochain des pays sous-développés ne détermine aussi notre propre avenir. Leur inquiétude est devenue notre inquiétude ; dans la mesure même où elle conditionne une révolte qui se dirige contre les nations privilégiées. » (page 369)

Et Balandier de citer l’écrivain R.Wrigt qui, à propos de la conférence de Bandoeng (1955), évoquait l’incertitude de l’Indonésien éclairé : « Comment… obtenir la coopération de l’Occident et en même temps se défendre contre la volonté de domination des Occidentaux. »

L’actualité la plus récente révèle plus une compétition qu’une entente internationale à propos des pays sous-développés. »

Nous étions à l’époque de la guerre froide, mais est-ce que les choses ont véritablement changé ?

« Il n’y a donc pas d’équivoque. Nous avons à opter pour une politique de compétition mortelle entre grandes puissances ou pour une politique de paix favorable à la résolution du seul grand problème du XX°siècle: celui de la faim et de la misère, condition de la majorité des peuples du monde. » (page 370)

Et Balandier de citer la thèse de l’historien Abdoulaye Ly qui critiquait avec une égale violence « l’impérialisme (impérialisme du capitalisme financier et monopoliste) et « l’expansionnisme soviétique » (expansionnisme du monopole étatique et de l’Etat-Parti), cet auteur donnant la préférence à « l’action révolutionnaire des paysanneries sous-développées »

Première conclusion de Balandier : il est difficile de tirer quelques conclusions d’ordre général, alors qu’

« il semble par contre aisé de s’entendre quant à la liste des obstacles qui s’opposent au progrès des sociétés économiquement faibles. Le premier d’entre eux est d’ordre démographique. L’expansion des populations, si elle se poursuit avec son dynamisme actuel, annihilera pendant longtemps les plus sévères efforts d’investissement. Il est plus aisé de multiplier le nombre d’hommes (le coût des techniques sanitaires modernes étant relativement bas) que le volume des biens mis à leur disposition. Ceci est d’autant plus vrai que les pays en cause sont souvent les héritiers d’un passé culturel qui, selon l’expression de Engels, accordait plus d’attention à la « reproduction des êtres humains » qu’à la « production des moyens d’existence ». L.Henry a montré ici (page 149), après F.Lorimer, toutes les incidences du contexte culturel particulier aux sociétés traditionnelles sur la fécondité humaine. » (page 372)

Deuxième obstacle, l’épargne, c’est-à-dire l’investissement

Les évaluations sont difficiles, mais les pays pauvres auront beaucoup de mal à mobiliser le niveau d’épargne nécessaire à leur développement. Ils seront donc dans l’obligation de faire appel à un apport de capitaux étrangers, publics ou privés, avec les conséquences que cela comportera inévitablement en termes de relations extérieures, mais également avec le risque de création d’une structure économique de type dualiste, comme cela a été souvent le cas,  avant leur indépendance, ou celui d’une désarticulation de leur tissu socio-économique.

Donc une succession de choix difficiles !

« Le problème du choix a été fréquemment posé sous la forme du dilemme : industrialisation immédiate ou industrialisation différée ? La tendance la plus générale est d’opter pour la seconde solution…

Pour les sociétés de structure socialiste, la question ne mérite pas un instant de réflexion : l’industrialisation et la socialisation vont de pair, se portant l’une l’autre ; la création d’un prolétariat est nécessaire, dans la mesure où ce dernier reste par excellence le moteur du progrès…

P.Gourou, dans son ouvrage consacré aux Pays tropicaux, présente un opinion nuancée, qui a pu cependant être jugée comme la justification scientifique de comportements conservateurs… Il accorde la priorité aux programmes de modernisation agricole et d’action sociale. » (page 376)

Idéologies et réaménagement des structures.

Balandier faisait remarquer qu’il convenait de distinguer la croissance actuelle des pays « attardés » de celle connue par les sociétés occidentales du siècle passé :

«  D’autres considérations renforcent encore cette remarque et conduisent à distinguer la croissance actuelle des pays « attardés » de celle connue par les sociétés occidentales au cours du siècle passé. Elles sont en premier lieu d’ordre culturel… Elles tiennent aussi à la structure des sociétés traditionnelles… Alors que la transformation fut continue, et relativement étalée dans le temps, en Occident, la croissance des sociétés sous-développées doit s’effectuer aujourd’hui d’une manière soudaine et à un rythme accéléré. Sinon, l’écart entre nations riches et nations pauvres ne fera que s’accroître et les secondes continueront à subir les effets préjudiciables de cette différence de potentiel économique. » (pages 377et 378)

Et pour obtenir ce résultat, les nations pauvres seront conduites  à mettre en œuvre des « techniques de choc », pour mobiliser les énergies :

« Pour créer le dynamisme indispensable à la réalisation de leurs programmes, pour faire tolérer le prix d’une mutation qui exige de véritables « techniques de choc » et impose un bouleversement des comportements, les gouvernements des pays attardés doivent susciter un « New Deal des émotions » (A.Gerschenkron). Ils ont, d’une manière ou d’une autre, à réaliser une véritable mobilisation idéologique. Le prétexte commun reste la lutte contre le colonialisme et le racisme : ce fut le leitmotiv des représentants réunis à Bandoeng… En Inde, l’émulation entre l’Union et la Chine nouvelle et la formule du « neutralisme dynamique » riche de succès internationaux  jusqu’à maintenant, ont permis d’animer les masses, d’apaiser les conflits de classes et de castes, de différer des réformes de structure qui paraissaient urgentes. » (Page378)

Et Balandier de conclure sur la vision de F.Perroux :

«  C’est en constatant l’ensemble de ces phénomènes que F.Perroux a été conduit à définir les conditions d’un « dépassement » du capitalisme. L’Occident doit rechercher des méthodes nouvelles, s’il veut intervenir à bon escient dans le champ des pays « attardés ». Une économie de service, et non de gain, paraît de plus en plus nécessaire et le choix des investissements ne doit guère s’inspirer des habituelles normes de rentabilité. M.Perroux vient de reprendre une thèse qui lui est chère ; il affirme sans équivoque :

« Une espèce humaine respectueuse d’elle-même se prononce en faveur du principe que les vies humaines, et les conditions fondamentales d’une vie humaine pour tous, doivent être protégées par priorité. Pour ce faire, il faut accepter des formes d’activité économique sans rendement, c’est-à-dire des formes bien spécifiées de l’économie gratuite ou de l’économie du don pendant une suite de périodes. » (page 379)

Rêverie utopique d’un économiste distingué ou pronostic confirmé par la suite des événements qui se sont succédé depuis près de cinquante années, aux historiens économiques de nous le dire !

Quelques conclusions de lecture :

 « Le colonialisme en question » de Fréderick Cooper

 ou « Le colonialisme en action » de Georges Balandier ?

un Diagnostic et une thérapeutique de développement

Il est possible de se poser une première question, celle de savoir si les travaux de cette équipe sont devenus obsolètes, en comparaison des multiples travaux dont M.Cooper a fait état dans son livre, et ma première réponse serait non.

L’équipe Balandier a inscrit ses réflexions et ses propositions dans la longue durée historique dont le concept clé est la « domination », à la fois multiséculaire, planétaire, et multiforme.

Leur travail avait le mérite de proposer un diagnostic, quasi-médical, et une « thérapeutique » également, quasi-médicale, en dehors de tout  a priori intellectuel, raciste, ou idéologique, sauf si, en ce qui concerne cette dernière caractéristique, on considère que certains facteurs de modernité, tels que l’hygiène ou l’alphabétisation sont, par exemple,  les enfants des « jumeaux malfaisants des Lumières ».

  Sur le fond des analyses historiques, le cadre intellectuel tracé et proposé par l’équipe Balandier paraît donc avoir conservé toute son actualité.

Et pourquoi ne pas donner la parole à M.Balandier lui-même, en citant quelques-unes de ses réflexions dans sa préface au livre « La situation postcoloniale» (2007).

« Pour moi, le postcolonial commence en 1955, à Bandung… Puis il y a eu la « Tricontinentale » dont on ne parle plus,…Viennent ensuite le discours de la libération, le discours tiers-mondiste, auquel j’ai contribué, bien plus qu’en le nommant… Tout cela fait une généalogie que l’on ne peut pas ignorer. Cette généalogie n’est pas la propriété d’une nation particulière ou d’un groupe. Elle est un savoir commun dont il convient de tirer des leçons actuelles dans une nécessaire relation à une histoire immédiate, encore obscure, injuste et grandement dangereuse…

Le lien à l’histoire me semble décisif et je ne suis pas sûr que les tenants des postcolonial studies l’aient à l’esprit, pour prendre une distanciation par rapport à l’actuel, faire apparaître ses conditions de formation, sa complexité et ses ambigüités….

Je me souviens d’avoir affirmé – cela choquait ou laissait incrédule au début – que l’anthropologie politique, en identifiant les réalisations du politique dans l’histoire africaine, constatait une créativité qui était peut-être plus importante que celle de l’Occident, j’entends l’Occident dans les siècles passés. Tant de formes politiques, tant de modes d’organisation, tant de modes d’aménagement et de la pacification du vivre-ensemble, tout cela avait été éprouvé…

Une dernière observation : on parle beaucoup d’hybridation, d’imbrication, de métissage ; je tiens donc à rappeler que la fait métis est une donnée générale des sociétés et des cultures. Il n’y a pas de produit « pur » en ce domaine, et les produits supposés « purs » sont ceux que créent par des artifices funestes et la violence, les régimes totalitaires… Nous devons considérer un tout autre phénomène : nous sommes passés avec l’accélération des techniques, des sciences et des applications de la science, dans un temps où le techno-métissage est en train de gagner toutes choses, toutes et tous…

Partout se constituent ces espèces de « nouveaux Nouveaux Mondes » qui s’imposent à nous, qui s’étendent, indépendants des territoires géographiques, annonciateurs d’un nouvel âge de l’histoire humaine.

Le postcolonial désigne une situation qui est celle, de fait, de tous les contemporains. Nous sommes tous, en des formes différentes, en situation postcoloniale. » (page 24)

Jean Pierre Renaud

Les caractères gras sont de ma responsabilité

Le Postcolonial ex ante? Le « Tiers Monde » de Balandier -lecture 2

Le Postcolonial ex ante ?

Le « Tiers Monde »

Sous-développement et développement

Georges Balandier

Cahier n°27

Notes de lecture 2

Le texte ci-dessous n’a pas d’autre ambition que de proposer une lecture résumée, et toujours d’actualité, d’une partie des analyses de la revue « Le Tiers Monde», avec citations des auteurs

(Notes 1 sur le blog du 11/02/11)

La mise en rapport de sociétés « différentes » et le problème du sous-développement –G.Balandier

(pages 119 à 135)

            Le rappel historique des relations entre sociétés « différentes » au cours des âges, a montré que les effets de domination ont toujours existé, à partir du moment où des sociétés fermées, immobiles, en équilibre interne supposé, sont entrées en contact avec d’autres, plus puissantes ou plus mobiles.

            A la période moderne du déclin d’un certain colonialisme, car depuis beaucoup d’autres se sont manifestés sous d’autres formes qui ne disaient pas leur nom, l’équipe Balandier  a donc porté son attention sur ce type de relations inégales, en approfondissant le concept et la situation de « sous-développement ».

            Le lecteur aura remarqué que cette analyse est effectuée en dehors de tout apriori idéologique, sur un plan que je qualifierais volontiers de technique.

            Mais il est évident que certains pourront contester, au travers de la grille des tests de sous-développement que proposait Claude Lévy dans la même revue, la notion même de sous-développement :

            Forte mortalité et notamment mortalité infantile

            Fécondité physiologique dans le mariage

            Hygiène rudimentaire

            Sous-alimentation, carences diverses

            Faible consommation d’énergie

            Forte proportion d’analphabètes

            Forte proportion de cultivateurs

            Condition inférieure de la femme

            Travail des enfants

            Faiblesse des classes moyennes

Echelle des sociétés (une collection de communautés)

I – La mise en relation des sociétés « différentes »

            « Toute société vivant en état de quasi-isolement, disposant donc intégralement de la marge de liberté que lui laisse l’adaptation au milieu qui la porte, serait toujours capable de maintenir ses points d’équilibre et d’évoluer selon sa propre « logique ». Elle aurait la possibilité de maintenir une harmonie qui lui est spécifique, puisque selon l’expression de CL.Lévi-Strauss, « elle serait, en quelque sorte, une société en tête-à-tête avec soi ». Ce n’est qu’une hypothèse. La mise en rapport intervient toujours, même entre sociétés considérées comme primitives ; elle joue en affirmant la pression des unes et en développant, au sein des autres, des discordances et des déséquilibres plus ou moins menaçants….

            On pourrait dire que la reconnaissance des problèmes du sous-développement est liée, pour une part, à la découverte de ces déséquilibres graves que crée la mise en rapport de sociétés inégales en puissance. G.F.FHudson l’affirme, en écrivant à propos des pays asiatiques : « Le véritable facteur de crise en Asie n’est pas la pauvreté sans espoir des masses – ce qui n’est pas nouveau – mais la désintégration sociale qui durant deux générations, a été le résultat des contacts entre l’Asie et l’Occident. Les études de « communautés » telles qu’elles se sont réalisées en Afrique, et surtout en Asie, ont associé en fait la prise de conscience du retard économique à l’état de « crise » conséquent aux rapports établis avec les puissances dominantes. » (page 120)

            « Mais l’aspect relationnel nous intéresse d’une autre manière, dans la mesure où il a constitué cette prise de conscience déjà évoquée. Les sociétés que nous disons « traditionnelles » ne maintiennent leur équilibre qu’à l’occasion d’une relative fermeture – ou tout au moins, à la faveur d’une activité d’échange n’opérant qu’à courte distance et dans un champ assez homogène. Il est devenu banal de constater que « le temps du monde fini » a commencé. Les déplacements de personnes, multiples et accélérés, l’animation toujours croissante de l’économie mondiale, l’efficacité accrue des communications établies par la radio, la presse et le cinéma sont parvenus à briser les frontières socio-culturelles les plus lointaines. L’exemple des nations industrielles, et à haut niveau de vie, s’impose jusqu’aux peuples les plus « périphériques » ; il suggère une modalité de l’existence qui n’aurait jamais pu être imaginée, par ces derniers, il y a moins d’un demi-siècle. La pauvreté est ancienne, mais la découverte qu’il y des remèdes à cette pauvreté est récente. C’est la constatation que fait le Dr Ambedkar à propos des populations de l’Union indienne ; et il ne manque pas de considérer l’événement comme ayant en soi une portée révolutionnaire. » (page 122)

            Les marxistes considéraient qu’au-delà de la lutte des classes, à l’intérieur des nations capitalistes, il existait une lutte des classes entre pays dominants, les impérialistes, et les pays dominés, les colonisés, mais ils ne cachaient pas que la lutte contre l’impérialisme aurait aussi pour résultat de détruire les structures socio-économiques anciennes, la condition sine qua non du progrès, notamment dans le cas de l’Union indienne

II – La nature des relations entre sociétés inégalement développées.

Balandier écartait l’explication simpliste d’après laquelle il existerait une loi naturelle d’expansion, mais posait la question de savoir si le développement des sociétés les plus avancées n’entraînait pas obligatoirement leur pression sur les sociétés les plus faibles.

Et l’auteur de citer la thèse de l’économiste S.H.Frankel quant au fonctionnement de la colonisation :

« La colonisation n’est rien de plus, ni de moins, que le procès de développement économique et social à l’échelle du macrocosme et du microcosme. »…

 « La colonisation est le procès par lequel ces structures nouvelles (économiques et sociales) sont appelées à l’émergence. » (page 125)

Il y a donc dans cette analyse une identification directe entre colonisation et croissance économique (economic growth), procès de colonisation et procès de changement structurel.

Mais Balandier souligne la nécessité de réintroduire la question des frontières des sociétés globales :

« Nous sommes ainsi conduits à introduire des considérations d’ordre spatial et des considérations d’échelle. » (page 126)

Les sociétés sous-développées ne disposent pas de de limites économiques bien défendues, et donc :

« De ces faits, nous avons la manifestation dans la politique récente de certaines sociétés « attardées », qui aspirent à se créer des frontières presque étanches à l’abri desquelles elles conserveraient la maîtrise de leur développement économique. » (page 126)

« Le fait du décalage d’échelle doit être souligné. Les sociétés les plus avancées techniquement et qui sont en même temps organisées à plus grande échelle – nations, puis fédérations et confédérations – n’entrent en rapport avec les sociétés « moins développées » que sur un pied d’inégalité ; elles tendent à inscrire ces dernières dans les limites de leur espace économique et politique. De ce point de vue, le procès de colonisation paraît révélateur : il conduit à l’aménagement d’ensembles sociaux de grandes dimensions, sur la base d’une différenciation économique et d’une inégalité entre éléments préexistants ; mais il ne fait que manifester un type de relations dont on ne saurait sous-estimer le caractère durable. (Page 127)

« Il faut maintenant revenir à une observation faite au début de l’étude : les sociétés dites développées et celles dites sous-développées, lorsqu’on les compare, apparaissent hétérogènes au plus haut degré. Ceci se comprend aisément puisque ces diverses sociétés, au cours de leur histoire, ont excellé dans des secteurs très différents de l’activité humaine ; elles révèlent toutes une avance considérable en quelque domaine et un retard en quelque autre. Les études des anthropologues, au cours des dernières décennies, se sont employées à lutter contre l’ethnocentrisme (cette habitude que nous avons de classer les sociétés en fonction de nos seuls critères) et à manifester la valeur particulière de toute société (d’une certaine manière donc les points où elle se révèle « en avance »…

« La réciprocité n’intervient que lorsque il, s’agit de sociétés situées approximativement au même niveau technico-économique. »

A l’occasion des rencontres entre sociétés inégales :

« Ce sont non seulement des rapports inégaux qui s’établissent à l’occasion de cette rencontre, mais encore des transformations importantes qui interviennent au sein du système le plus faible.

La conjonction de ces deux caractéristiques constitue une partie de la définition du sous-développement. » (page 128)

III Les problèmes que posent les relations actuelles entre « développés » et « sous-développés » (page 129)

Balandier rappelait tout d’abord un des propos de Marx dans sa préface du Capital, d’après lesquels les pays les plus avancés dans leur équipement industriel  donnaient aux pays « attardés » une image de leur avenir, et en soulignait l’ambigüité.

L’auteur relevait que :

 1) les incitations au progrès technique et économique étaient pour une large part d’ordre externe, et imposaient aux pays récepteurs une discontinuité brutale par rapport aux moyens traditionnels de production, par rapport aux relations sociales que ces derniers impliquaient.

2) ces incitations aux progrès sont plus contraignantes dans le cas des sociétés « attardées » qu’elles l’étaient, au cours des deux siècles passés, dans le cas des sociétés européennes, « une sorte «  de marche forcée » au progrès »

3) les sociétés en cours de transformation « accèdent à l’activité économique moderne à un moment où le marché mondial est structuré. On conçoit donc que la solution soit loin de dépendre d’elles-mêmes. » (page 131)

4) il est nécessaire d’accorder la plus minutieuse attention aux conditions culturelles et sociales auxquelles le développement est associé.

Le développement entraîne donc des conséquences importantes sur les sociétés « attardées », mais il en également sur la nature des relations avec les pays développés, et l’auteur de citer la thèse d’un auteur américain, d’après lequel, si les Etats Unis ne peuvent concevoir de contrarier l’industrialisation des pays attardés, ils ont néanmoins le souci de maintenir leur « leadership industriel ».

« L’empire américain » de Fréderick Cooper ?

Balandier notait en conclusion :

« On comprend ainsi que le problème du sous-développement, s’il exige, pour être résolu, une transformation des structures internes, requiert tout autant un réaménagement des relations internationales. » (page 132)

Jean Pierre Renaud

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Le Postcolonial ex ante ? Le Tiers Monde de l’équipe Balandier – INED 1956

 Le Post-colonial ex ante?

Le Tiers Monde

Avant-propos

De nos jours, certains chercheurs, des deux rives de la Méditerranée ou de l’Atlantique, feignent d’ignorer les leçons historiques du passé, et donnent la préférence à un passé composé, trop souvent « recomposé », jonglant à travers les époques, les concepts, les histoires d’en haut, d’en bas, ou d’à côté.

On ne peut qu’être méfiant, très méfiant, à l’écart du tout médiatique, et des goûts du jour, aujourd’hui plutôt humanitaristes, avant qu’une nouvelle mode historique ne vienne les chambouler.

Le texte qui suit, est consacré à l’analyse du contenu d’une revue intitulée « Le Tiers Monde », publiée en 1956, portant sur la problématique et la thérapeutique tout à fait bien posée du développement de pays qualifiés au choix, et selon les dates, de sous-développés, d’attardés, aujourd’hui d’émergents.

Le lecteur constatera que les analyses de l’équipe Balandier allaient bien au-delà de celles dont fait état, notamment, Fredrick Cooper.

Le blog publiera trois contributions successives sur ce sujet, dont la première ci-dessous.

Le « Tiers Monde »

Sous-développement et développement

Ouvrage réalisé sous la direction de Georges Balandier

Préface d’Alfred Sauvy

INED – Cahier 27 – 1956

Notes de lecture

Notes 1

            Le blog a publié une série de notes de lecture consacrées à deux livres, “L’orientalisme” d’Edward Said, (sur le blog du 20 octobre 2010) et « Le colonialisme en question » de Frederick Cooper, ouvrages souvent mis en avant pour démontrer toute la vitalité du « postcolonial ».

Comme nous l’avons vu, ce dernier livre cite les travaux de Georges Balandier, en faisant référence à son concept de « situation coloniale ».

Nous avons proposé une lecture historique et stratégique de ce concept, mais l’analyse des thèses de Frederick Cooper, souvent très abstraite, nous a incité à revenir à certains fondamentaux de la connaissance « coloniale » qui existaient déjà dans les années 1950, dans les travaux de l’INED et de Balandier, et notamment dans le Cahier N°27.

La publication de cette revue venait au terme de la période coloniale française, d’un « colonialisme » en déclin, « le jumeau malfaisant des Lumières » d’après Cooper, et il parait donc intéressant d’examiner les réflexions, analyses, et propositions de l’équipe de chercheurs qu’animait Georges Balandier, dans ce contexte encore « colonialiste »..

La revue comprenait 380 pages, avec une préface Sauvy, une introduction Balandier (13 à 21), une première partie consacrée à la « Reconnaissance du problème » (de 23 à 135), une deuxième partie intitulée « Analyse du problème » (135 à 225) , et une troisième partie intitulée » Recherche d’une solution » (225 à 369).

Certaines de ses contributions avaient un contenu très technique, lié à l’évolution de la démographie et de l’investissement, mais nous nous intéresserons d’abord aux trois textes proposés par Balandier, le premier « La mise en rapport des sociétés « différentes » et le problème du sous-développement » (119 à 135), le deuxième « Le contexte socio-culturel et le coût social du progrès » (289 à 305), et le troisième « Brèves remarques pour conclure » ( 369 à 381).

La préface Sauvy – En démographe compétent et convaincu, Sauvy soulignait les problèmes que soulevaient les grandes divergences d’évolution entre la démographie favorisée par le progrès des soins et de la médecine, et le développement économique.

Il se posait une des bonnes questions de base :

« Devant ces risques (destructions, dislocations social, le coût social décrit par Balandier), certains se demandent s’il y a vraiment lieu de rechercher, à toute force, ce développement meurtrier et s’il ne vaudrait pas mieux les choses évoluer, sans rien précipiter. « Des différences de civilisation n’ont-elles pas existé, depuis des milliers d’année, disent-ils ? Or, les dommages n’ont guère résulté que des interventions qui s’exerçaient sur elles. Laissons donc chacun suivre son chemin. » (page 10)

L’introduction Balandier – Balandier soulignait que le Cahier 27 était le fruit d’un travail de recherche interdisciplinaire sur le sous-développement, d’« une œuvre collective », d’«une approche totale ».

Balandier notait que ce type de recherche était difficile, pour au moins deux raisons, le manque de statistiques fiables disponibles et la notion même du sous-développement, qu’on ne pouvait aborder uniquement sous l’angle économique.

Il recommandait de rester sur ses gardes quant à « deux sortes de sollicitations ».

« On envisage les pays économiquement « attardés » plus en fonction des caractéristiques internes que des types de rapports qu’ils entretiennent avec l’extérieur. C’est méconnaître ce sur quoi leurs peuples révoltés insistent le plus : les « effets de domination » subis, le sentiment d’une dépendance économique qui peut rendre illusoire la liberté politique retrouvée….

La seconde tentation est celle qui consiste à envisager toutes les questions en fonction de notre expérience, de notre passé, de nos préférences. Elle implique un jugement de valeur, qui nous est évidemment favorable, et relève de cette tradition d’ethnocentrisme des Occidentaux que les anthropologues (R.Linton) se sont attachés à dénoncer. » (page 16)

« Nous avons choisi d’analyser les problèmes majeurs qui s’imposent à toute réflexion envisageant l’avenir des pays économiquement « attardés ». Les résultats obtenus sont applicables, de manière concrète, à chacun de ces derniers. » (page 17)

Dans la première partie « Reconnaissance du problème », Jacques Mallet brossait « L’arrière-plan historique » du problème examiné.

Il notait dès le départ :

« Mais le phénomène lui-même, la solidarité de fait entre « civilisation » et « barbarie » (pour employer des termes sommaires, mais commodes) a constamment existé. Une esquisse, même rapide, d’histoire économique et sociale, abordée dans cette perspective, peut nous en convaincre : directement ou non, les pays-sous-développés ont joué un rôle dans l’économie mondiale de leur époque ; l’équilibre du monde, à tout moment de l’Histoire, ne peut être compris si l’on néglige leurs rapports avec les régions plus évoluées. Seule la forme de ces rapports a varié, selon le degré d’évolution des deux facteurs et les conditions générales de l’époque considérée. » (page 23)

« Le système colonial »

« Le système colonial, aujourd’hui stigmatisé sous le nom du « colonialisme » a étendu son emprise pendant plus d’un siècle sur un bon tiers du globe. Il s’est assujetti près de 700 millions d’hommes sur une population mondiale de 2 milliards d’habitants). Il n’est donc pas sans intérêt d’en rappeler les caractéristiques et d’en décrire les formes les plus répandues…

La domination de la métropole se manifeste à la fois sur le plan politique et économique…Il convient aussitôt d’ajouter que la colonisation offre des visages très divers, selon les territoires et leur degré d’évolution, selon les tempéraments, les traditions des colonisateurs… Cartésien, légiste et démocrate, le Français est imbu, non de supériorité raciale, mais d’universalisme culturel. La pente naturelle de son esprit l’incline vers une assimilation de l’indigène, sous l’égide d’une administration directe…(page 36) »

L’historien décrivait l’évolution de l’opinion du « public cultivé », les questions qu’il se pose quant à la valeur de sa propre civilisation :

« Les historiens de la colonisation font connaître au public cultivé tout ce qu’il ignorait ou ne voulait pas savoir : les abus de tous ordres qui l’ont accompagnée. Et si les Britanniques restent à peu près imperméables à de telles considérations, si la majorité des Français conservent sur ce point « bonne conscience », une sorte de « complexe de culpabilité » apparaît chez beaucoup d’intellectuels, socialistes ou chrétiens. De la colonisation, ils ne voient plus que la face d’ombre. Le voyage au Congo d’André Gide reflète assez bien cet état d’esprit, nourri des principes mêmes sur lesquels avait prétendu se fonder l’entreprise coloniale. » (page 41)

« Ainsi les Empires demeurent-ils assez solides pour traverser sans trop de mal – en s’entourant de barrières douanières- la grande crise de 1929. Les marchés coloniaux permettent d’atténuer ses effets sur l’économie britannique et française. A la vielle de la guerre, l’esprit « colonial » semble avoir retrouvé toute sa vigueur. C’est alors que le mot Empire se répand dans l’opinion française. Les colonies se serrent autour de leur métropole. On eût dit que rien ne s’était passé depuis 1913.

Les méthodes nouvelles. Mais ce n’était là qu’illusion : les Empires débordés, de toutes parts, sont investis, battus en brèche. (page 43)

«  Une première conclusion s’impose d’ores et déjà : c’est l’universalité du fait colonial et de sa permanence. Celui-ci n’est pas lié à une époque, pas davantage à un système économique. (Lénine l’avait reconnu).

« En fait, remarque M.G.Le Brun Keris, le problème colonial dépasse largement la situation du même nom, il se pose partout où s’affrontent des populations d’âge économique et culturel différent… Si bien que la forme de leur rencontre –colonisation avouée, colonisation occulte, ou même apparente égalité, a moins d’importance que cette rencontre elle-même. Celle-ci partout où elle se produit crée la situation coloniale, fût-ce au détriment de peuples prétendus indépendants. » La crise actuelle de la colonisation n’annonce donc en rien la disparition des « effets de domination » décrits par F.Perroux. Car « la vraie question coloniale », note encore G. Le Brun Kéris, c’est un monde occidental dont le niveau de vie jusque dans ses classes les plus déshéritées est cinq fois supérieur à celui des autres continents. C’est surtout que les peuples défavorisés ont conscience de ce dénivellement. Fait capital : il domine la période contemporaine. » (page 45)

« Il est singulièrement grave de constater que les rapports entre la race blanche et les peuples de couleur recouvrent pratiquement les relations entre pays modernes et pays arriérés. » (page 46)

L’historien citait les propos de M.Bennabi dans son livre « Vocation de l’Islam » : « on ne colonise que ce qui est colonisable : Rome a conquis la Grèce, mais ne l’a pas colonisée, l’Angleterre a conquis l’Irlande, mais ne l’a  pas colonisée. » Page 48)

Commentaire :

–       L’ensemble des citations ci-dessus montre donc que les chercheurs des années 1950 avaient une vision historique du passé colonial qui n’a pas vraiment changé depuis, parce qu’elle était très lucide.

–       En « banalisant » le colonial historique, en le « réduisant » à ses effets séculaires de domination, l’analyse historique mettait le doigt sur le point sensible, celui des relations existant entre peuples différents, à des âges différents, les uns dominants, les autres « subordonnés » : elle s’interrogeait donc à la fois sur le diagnostic qu’il était possible de faire dans les années 1950 sur ces relations entre pays qualifiés de « modernes » et pays qualifiés d’« arriérés », sur la nature du sous-développement et des solutions proposées pour le réduire, pour autant que l’on choisisse la voie du « progrès ».

« La grande tâche du XX° siècle, disait F.Perroux, sera celle de la combinaison pacifique et féconde des inégalités entre groupes humains. » (page 55)

Commentaire :

 L’histoire récente montre que les choses ont bien avancé depuis, en Asie et en Amérique du Sud, mais pas beaucoup en Afrique.

Dans cette première partie, figuraient également un article intitulé « L’approche actuelle du problème du sous-développement » par F.T., un autre signé H.Deschamps, intitulé « Liquidation du colonialisme et nouvelle politique des puissances », et enfin un dernier article dont le titre était « La valeur de la différenciation raciale » de J.Sutter.

Cette dernière contribution mettait naturellement un point final à la fameuse querelle pseudo-scientifique de la supériorité de telle ou telle race qui avait animé depuis trop longtemps déjà,  le monde intellectuel et politique.

A lire ces analyses et à en comparer le contenu avec celui du livre « Le colonialisme en question » de Fréderick Cooper, il est donc possible, et encore plus, de se poser une fois de plus la question de la valeur ajoutée de ce livre.

Les caractères gras sont de notre responsabilité

Jean Pierre Renaud