II – L’histoire de France : Mémoire ou Histoire ? De Nora à Stora

II

L’histoire de France

Mémoire ou Histoire ? De Nora à Stora

De 14-18 à 1954-1962

Le Figaro des 10 et 11 novembre 2018, a publié en dernière page une longue interview d’un de nos historiens contemporains les plus réputés, sous le titre

« Pierre Nora : 14-18 garde une place éminente dans notre mémoire »

La Grande Guerre continue à travailler la société française explique l’historien

        Le journaliste Guillaume Perrault rappelle en exergue que « Pierre Nora a dirigé l’ambitieuse entreprise des Lieux de mémoire, œuvre collective en sept volumes parus de 1984 à 1992, dans laquelle plus de cent historiens évoquent les monuments, les fêtes, les symboles, les manuels et les personnalités qui ont façonné la mémoire nationale. »

         Plus loin, le même journaliste pose la question : « La première guerre mondiale figure-t-elle encore au premier rang des événements qui composent la mémoire collective des Français ? »

      Le contenu de cet interview est à la fois riche et très intéressant en raison de tous les aspects mémoriels et historiques qui y sont évoqués avec les graves difficultés que rencontrent les historiens pour raconter de nos jours  notre passé national alors que selon Pierre Nora :

        « … nous vivons dans une société où  l’individu prime la conscience du collectif, alors qu’à l’époque, le collectif national dépassait la conscience de l’individu. »

       sévit « le victimisme contemporain. L’histoire n’a plus de héros, simplement des victimes. » 

       « En outre, si l’on entend chaque jour que l’histoire de France est criminelle et ne sert à rien pour exercer une profession, à quoi bon l’apprendre ? »

      J’ajouterais volontiers à l’individualisme un communautarisme de plus en plus actif, et à l’irruption de plus en plus envahissante des mémoires historiques en lieu et place de l’histoire.

       La mémoire se vend mieux que l’histoire, d’autant mieux qu’elle dessert des lobbies idéologiques, politiques, ou tout simplement du marketing éditorial.

       J’aurais aimé que Pierre Nora évoque le sujet, d’autant plus qu’il fit partie, à un moment donné de son parcours, de la matrice algérienne, une matrice intellectuelle dont les acteurs ont su occuper efficacement le terrain, en faisant plus de place qu’il n’aurait convenu à tout ce qui touche à la mémoire pour sauvegarder les caractéristiques de science humaine à la discipline historique.

     J’aurais également aimé que Les Lieux de mémoire soient classés par importance dans notre mémoire collective au moment de leur publication.

       Pourquoi ? Parce que l’expression de mémoire collective fait florès dans les médias sans que jamais on la définisse et qu’on la mesure dans l’opinion publique, alors que les moyens de la mesurer existent nombreux.

         Benjamin Stora s’est illustré à sa façon sur ce terrain en prétendant que la France souffrait d’une « guerre des mémoires » (« l’aube – 2007 »), mais sans jamais la mesurer ou la faire mesurer, ce qu’il aurait pu réaliser d’autant plus facilement avec le carnet d’adresses intellectuelles, politiques, et médiatiques dont il dispose.

        A l’occasion d’une de mes chroniques, je lui ai reproché d’être une sorte d’agit-prop – sous caution de l’histoire avec un grand H –  de la propagande postcoloniale, un nom de baptême qui lui est familier, compte tenu de son passé trotskyste et des affinités politiques qu’il affiche depuis très longtemps.

    Dans son interview, Pierre Nora évoque la « victimisation contemporaine », et il est évident que Benjamin Stora en est un des acteurs intellectuels du moment, de conserve avec les animateurs du « modèle de propagande Blanchard and Co »  dont j’ai largement critiqué les « œuvres » sur ce blog, et d’autres encore que l’auteur cite plus loin.

       Avant de proposer un petit florilège des mèches idéologiques et politiques que les lobbies en question ont allumé depuis des années, comment ne pas citer d’abord quelques-unes des incantations mémorielles capitales de l’auteur :

      « Au cœur de la transmission de l’histoire coloniale, l’Algérie est centrale pour de multiples raisons : la présence française dans ce pays pendant près d’un siècle et demi , la succession de trois ou quatre générations d’Européens de 1830 à 1962 traumatisés par la perte de leur terre natale, le rôle important des troupes supplétives et l’arrivée d’une importante immigration algérienne en métropole des années 1930 aux années 1970… Des millions de personnes se sentent toujours concernées par cette guerre d’Algérie qui a fait d’innombrables victimes. » ( Page 13)

&

      « Au cœur de la transmission de l’histoire coloniale, l’Algérie est centrale pour de multiples raisons. » 

        Je noterai tout d’abord et simplement que c’est le résultat pour le moment de la présence d’un groupe idéologique et politique d’intellectuels issus souvent de la matrice algérienne, lesquels surfent sur la guerre d’Algérie et sur celle d’une population d’origine maghrébine, avec à l’appui tout un ensemble de lobbies dont les objectifs sont loin d’être clairs, notamment sur le plan des réparations financières, pour ne pas dire l’assistance.

Questions : 1) près d’un siècle et demi ou moins d’un siècle et demi ?

     2) L’immigration algérienne : régulière ou irrégulière en forte croissance à la fin du siècle passé, en raison notamment de la deuxième guerre civile des années noires de l’Algérie, une immigration qui continue d’ailleurs, en dépit du fait que de jeunes français d’origine algérienne déclarent « ch… sur la France », et que le gouvernement algérien du FLN est bien content de voir ses jeunes citoyens aller chercher fortune dans un pays exhibé comme l’ennemi irréductible.

      3) Et l’auteur passe à la guerre d’Algérie, l’alpha oméga de toute notre histoire à la fois coloniale et française, sinon de l’histoire de France !

      a) je ne suis pas sûr que des mémorialistes ou des historiens qui ont vécu en Algérie au cours de cette période soient les mieux placés pour avoir la distance et la hauteur de vue historiques nécessaires sur un sujet aussi sensible.

    b) j’ai toujours conservé en mémoire et à ce sujet les réserves qu’avait exprimées l’historien Goubert sur l’histoire « à chaud », et j’ai toujours exprimé beaucoup de réserves sur les multiples témoignages que l’on publiait plusieurs dizaines d’années après le conflit franco-algérien, en s’inspirant d’une mémoire personnelle non consignée par écrit, au moment des faits.

      Au-delà de toutes les réserves  qui pèsent sur cette sorte de complainte mémorielle ou historique dans un contexte de « guerre » supposée, son auteur    écrit :

      « Je m’inscris dans la tradition de Jules Michelet, au XIXème siècle, un historien engagé qui ne se contentait pas de réclamer le droit d’établir la vérité scientifique sur les évènements. » (page 88)

       Rien de moins !

       Pour illustrer ce type de dérive intellectuelle, citons quelques-uns des jugements mémoriels de cet historien de l’Algérie qui illustrent le petit livre d’entretien en question, un ensemble de concepts historiques, mémoriels, ou psychanalytiques… développés à l’ombre de la figure d’historien de l’Algérie qu’on lui reconnait volontiers, ce qui veut dire avec le sceau de cette science humaine, et avec le crédit qui s’y attache :

       « La guerre des mémoires n’a donc jamais cessé, mais elle vivait dans le secret des familles… (page 18)… La perte de l’empire colonial a été une grande blessure narcissique du nationalisme français… (page 31)…Après 1968, ma génération a beaucoup versé dans le tiers-mondisme, et a contribué, aussi, au refoulement de la question coloniale…. Pourtant, la France a conservé dans sa mémoire collective, jusqu’à aujourd’hui, une culture d’empire qu’elle ne veut pas assumer. (page 32)… Faut-il entretenir cette guerre et « choisir son camp » ? Personnellement, j’essaie toujours de dresser des passerelles entre deux mémoires différentes et de trouver des espaces mémoriels communs. C’est le sens de tous mes travaux depuis une quinzaine d’années ». (page33)

       « Les enfants d’immigrés sont porteurs de la mémoire anticoloniale très puissante de leurs pères ». (p40)

       Ouf ! Le lecteur a eu chaud ! Lui a été épargnée une image évoquée dans le livre « La fracture coloniale-2005- Blanchard-Bancel-Lemaire)» :      « … le déni du droit et les discriminations qu’ils subissent comme la persistance d’une figure de l’indigène logée dans leur corps. » (page 200)

       L’historien mémorialiste a-t-il des sources statistiques solides à ce sujet ? A ma connaissance, non !

« Il ne faut jamais oublier qu’une grande majorité des universitaires français ont cru, presque jusqu’au bout à l’Algérie française. » (p 47)

       La preuve d’une telle affirmation ?

     « C’est ma ligne de conduite, je veux être un passeur entre les deux rives » (p 49)

       Comment un historien peut-il nourrir une telle ambition alors que l’Algérie devenue indépendante en 1962, vit encore en 2018, sous un régime dictatorial, en diffusant une propagande permanente à la gloire du glorieux FLN et de son histoire?

        « … Je suis partisan d’intégrer les nouvelles histoires dans la mémoire républicaine, pour l’enrichir» (page 52)

        Vaste ambition pour un enfant de l’Algérie encore française !

      Et après avoir mis le plein feu sur les mémoires vraies ou fausses, de les accréditer pour mieux les critiquer, l’auteur se plaint du « trop plein mémoriel » (page 65), et note plus loin : « En France, le cercle des lobbies mémoriels s’agrandit, entraînant, effectivement, le risque de logiques communautaristes, qu’elles soient religieuses, linguistiques ou culturelles. » (page 67)

      Ne s’agit-il pas du cas de figure connue du pompier pyromane ?

      Plus loin, le mémorialiste historien donne des leçons :

     «  Enfermer aujourd’hui les enfants d’immigrés dans l’histoire coloniale de leurs parents me parait dangereux. Cette histoire existe, mais elle ne doit pas être instrumentalisée. » (page 70)

    « L’objectif est d’intégrer, dans l’histoire nationale, ces mémoires bafouées. » (page 81)

     « La tâche des historiens n’est pas non plus de soigner les mémoires blessées. » (page 84)

       N’est-ce pas ce que croit faire en permanence Benjamin Stora ?

     Je recommande vivement aux jeunes historiens de lire ce petit livre afin de bien comprendre de quoi il s’agit, car le fil du discours est loin d’être clair, et l’on y perd bien souvent son latin, même s’il n’est plus à la mode.

      Certaines réflexions pourraient sans doute être proposées comme sujets d’agrégation sur la mémoire, l’histoire, ou la politique.

      Alors que le lobby idéologique, politique, et intellectuel dont il est un des animateurs a surfé sur la mémoire plus que sur l’histoire, sur une mémoire autoflagellante, ou repentante, au gré des vents éditoriaux du marché et de l’immigration.

      « On peut  se demander, effectivement, si ces saignements de mémoire, ces désirs mémoriels exprimés par une partie de plus en plus importante de notre société ne freinent pas le travail de l’historien. » (page 90)

       L’infirmerie mémorielle et historique de Benjamin Stora ?

      « Il faudrait peut-être revoir les lois d’amnistie adoptées après 1962, qui interdisent tout débat public et toute poursuite judiciaire. » (page 95)

      Pour une fois, je suis d’accord avec  l’auteur, et en ma qualité d’ancien soldat du contingent en Algérie, je regrette ces amnisties issues des Accords d’Evian, car elles ont engendré des revendications mémorielles à sens unique, laissant croire que le FLN était blanc comme neige et l’armée française coupable de tous les crimes de l’humanité.

      Dois-je rappeler que j’ai traité à maintes reprises sur ce blog le sujet de la mémoire, des mémoires collectives, de la mémoire coloniale, en regrettant que beaucoup de chercheurs mettent ces concepts à toutes les sauces, sans les définir, et sans les mesurer, une sorte de graal magique, un mythe idéologique.

Jean Pierre Renaud

« C’était mieux avant… « Histoire » « L’humeur du jour La chronique de Bruno Frappat » La Croix des 3 et 4 décembre 2011 -Mon propre propos, celui d’un « non-spécialiste

« C’était mieux avant… »

« Histoire »

« L’humeur des jours La chronique de Bruno Frappat »

La Croix des 3 et 4 décembre 2011

Mon propre propos : l’histoire, mais surtout les historiens, jaugés par un « non-spécialiste »

            J’aurais sans doute préféré un titre plus explicite sur le contenu d’une chronique qui  pose un vrai problème, celui du rôle de l’histoire et des historiens dans le temps présent.

            L’auteur rend compte d’un colloque qui s’est tenu au Centre National du Livre, le 29 novembre 2011 « autour de l’œuvre du grand historien Pierre Nora, et en sa présence. Passionnante et troublante journée que l’on ne saurait résumer en quelques phrases de journaliste (on y reviendra) mais dont on peut toutefois signaler l’impression d’ensemble sur un non-spécialiste »

            L’auteur cite un des propos de l’historien et académicien : «  Je ne déplore pas ce qui se passe. Oui, il y a rupture de la continuité entre le présent, le passé et l’avenir, dont on savait naguère plus ou moins ce qu’il serait. L’avenir est obscurci et symétriquement, le passé. »

            Voire ! Je ne partage en effet pas ce point de vue pour quelques- unes des raisons que je vais tenter d’exposer, celles d’un « non-spécialiste ».

            J’ai toujours nourri une certaine passion pour l’histoire. Depuis quelques années, je passe beaucoup de temps en lectures historiques, relatives notamment à l’histoire coloniale, et mon diagnostic rejoint celui qui est formulé par la distinction qu’a proposée M.Gauchet :

« Les historiens sont voués aux « exigences du second degré », tandis que le public est « en attente du premier degré ». D’où divorce, en dépit de la passion répandue pour l’histoire. »

Première observation : l’histoire n’est- elle pas, en effet, descendue dans la rue, alors qu’elle me parait avoir été longtemps cantonnée dans les universités, dans les établissements scolaires, et dans les livres ? Et donc vouée au « second degré » ?

Deuxième observation : pourquoi les médias, avec les journalistes, pas tous, se sont emparés à tout propos de l’histoire à chaud, du « premier degré » ?

En raison de l’explosion des médias, sans doute, mais, et  tout autant, du goût de certains historiens de paraître, d’exister, de se faire un nom, j’ajouterais volontiers, « coûte que coûte », en exposant les résultats de leurs recherches, trop souvent axées, et très précisément, sur ce « premier degré », c’est-à-dire, et trop souvent sur leurs convictions politiques.

En bref, de l’histoire plein com !

Troisième observation faite par un « non-spécialiste » de l’histoire des historiens,  l’impression, et au-delà, la conviction, vraisemblablement piégée par la grande puissance de frappe médiatique de ce même « premier degré »,  que les historiens dont on parle sont peut-être ceux qui avaient fondé beaucoup trop d’espoirs sur l’avenir du marxisme, et qui, trop souvent, ont été mêlés, de loin ou de près, à une histoire du « premier degré », celle du conflit algérien et des migrations.

Comment ne pas noter que la guerre d’Algérie alimente encore beaucoup des contributions historiques proposées à la lecture des Français, une sorte d’obsession du « premier degré » ?

N’y-a-t-il pas en France, et en quelque sorte, une Ecole historique franco-française ou franco-algérienne du « premier degré », une école qui accaparerait tout, et oublierait à la fois le cadre européen, le cadre mondial, la « longue durée », et en définitive l’histoire ?

Est-ce que par hasard certains historiens n’auraient pas trouvé là une meilleure cause à défendre que celle d’un marxisme qui s’est écroulé avec le vieux monde du XX°siècle, une cause nourrie de mauvaise conscience, de victimisation, de repentance, et d’humanitarisme ?

Et en finale, une question et un brin de prédiction !

La question : le colloque en question réunissait un très beau monde d’intellectuels, quelquefois saisis par l’émotion, telle que  racontée par M.Frappat, mais au-delà de cette histoire de l’émotion, certains, encore fidèles à leur liberté d’esprit, se sont peut-être demandés, si, par hasard, l’histoire avec un  grand H, ne souffrait pas trop de l’influence du « marché » (= mémoire), des relations de porosité ambiguë entre les médias, les directeurs de collection, les historiens, et les éditeurs ?

D’où cette dualité dénoncée entre le « premier degré » et le « second degré » !

Et un brin de prédiction : l’avenir, c’est-à-dire notre histoire, dira si les historiens du « second degré », de la « longue durée », laissés actuellement dans l’ombre, ne renverront pas un jour les historiens du « premier degré » à leurs chères études. Je le pense, et je l’espère.

Jean Pierre Renaud