« La Parole de la France ?  » Un regard de France – Pierre Brocheux

« La Parole de la France ? »

VI – B

Regards sur l’Indochine

Un regard de France

« Histoire du Vietnam contemporain »

« La nation résiliente »

Pierre Brocheux (Fayard- 2011)

 Il s’agit d’un livre intéressant grâce à son éclairage foisonnant sur l’ensemble des racines et traditions historiques, religieuses, culturelles, sociales et politiques, du Vietnam, dans le contexte historique des années 1939-1945, dont l’ignorance a signé l’échec de la politique française en Indochine.

            Cet échec a eu pour héritage un autre échec, celui de l’Algérie, en grande partie pour les mêmes raisons, alors que le corps des officiers français « survivants » avaient cru pouvoir tirer les leçons de cet échec.

            L’analyse de Pierre Brocheux montre pourquoi la France a échoué en Indochine, en laissant, sans le savoir, un lourd héritage à l’Algérie, celui du même engrenage politique et militaire facilité par le même aveuglement de gouvernements qui se succédaient au rythme moyen de six mois et des cercles politico-économiques qui faisaient la pluie et le beau temps, ou plutôt un sale temps pour la France.

            Dès l’introduction, l’auteur pose l’analyse en parlant du « moment colonial » intervenu dans « un processus de longue durée », celui d’une histoire ancienne et complexe liée à la Chine, bousculée par une ouverture forcée à l’Occident, parallèle à celle de la Chine ou du Japon.

 Commentaire : L’expression « moment colonial » traduit bien la réalité historique que fut celle de la durée de la colonisation française selon les territoires comparée à celle de leur histoire connue ou inconnue. Le cas du Vietnam en est une très bonne illustration, d’autant plus qu’il s’agissait d’un Etat structuré.

            Quand la France conquit l’Algérie dans les années 1830-1870, le pays n’était qu’un patchwork de tribus sous la férule supposée d’un dey, grand féodal de l’Empire Ottoman.

            Pour ne citer qu’un cas de l’Afrique de l’Ouest, celui de la Côte d’Ivoire, cet état « unifié »ne commença à exister qu’en 1895, et ne connut de paix civile relative que dans les années 1910-1920, soit vingt-cinq ans avant une première démocratisation en 1945, et l’indépendance en 1962.

1

            Dans une première partie, l’auteur analyse « Le moment colonial et la modernisation imposée » par « le complexe politico-économique et financier qui gouverna la France dans la seconde moitié du XIXème siècle. » (p,24)

            Il est fait mention des milieux d’affaires lyonnais, ceux de la soie en particulier, qui jouèrent un rôle actif.

            L’auteur note le cas de la Cochinchine que la France conquit en premier, un territoire qu’après 1945, les gouvernements voulurent conserver à tout prix, à l’écart de l’Annam et du Tonkin, alors que les nouvelles élites le considéraient comme « leur Alsace Lorraine » (p,25) : dans ses Mémoires le général Salan évoque la conversation qu’il eut avec Ho Chi Minh dans les années 1945 : « Mon général, ne faites pas de la Cochinchine une nouvelle Alsace Lorraine car nous irons à la guerre de cents ans. » (p,141)

            Le cas de la Cochinchine constitua une des causes principales du blocage des négociations cahotantes que la France conduisit avec Ho Chi Minh.

            L’auteur décrit les caractéristiques de « La gouvernance coloniale » : en dépit du débat qui opposa, dès l’origine, les gouverneurs partisans d’un régime de protectorat (de Lanessan, Pasquier, Varenne…), s’appuyant sur l’Empire et ses mandarins, lettrés et formés dans la « matrice culturelle chinoise », et ceux partisans de l’administration directe, l’administration coloniale glissant très rapidement vers la gestion directe.

      « Les Français exercèrent leur tutelle politique à deux niveaux, celui de l’exercice du gouvernement et celui de l’administration, autrement dit de la gestion quotidienne de la société » (p,27)

Commentaire : cette conception de la gouvernance politique fut une différence essentielle entre les deux empires anglais et français.

     Les Français, en tout cas, ceux qui gouvernaient l’Empire, à Paris ou sur le terrain, étaient imbus de la supériorité universelle de la République sur tout autre régime politique et des vertus d’une assimilation que d’autres acteurs du terrain considéraient dès le départ, comme un mirage. L’africaniste Delafosse en fut un des exemples.

      « Exploiter l’Indochine et ses ressources » L’auteur relève à juste titre la « symbiose antagonistique » qui liait Français et Chinois, car ces derniers étaient depuis des siècles très présents et très puissants sur le terrain. Une Banque d’Indochine « hégémonique », en effet étant donné qu’elle avait le privilège d’émission d’une monnaie en piastres.

     « Dans le registre de l’économie, le moment colonial ne fut pas une simple parenthèse prédatrice. » (p,39)

       La présence française modifia en profondeur le tissu économique, politique, social, et culturel de la presqu’île et fut une des causes de l’échec français dans ce pays aux traditions millénaires.

     Lyautey n’avait-il pas noté que l’Indochine était le « joyau » des colonies, alors qu’on pouvait  se demander ce que la France allait bien chercher à Madagascar.

            « De l’agression culturelle et de son bon usage » (p,41) L’expression « agression culturelle » rend bien compte du choc que pouvait causer des ambitions françaises en grande partie illusoires.

            L’auteur note l’importance de la création d’un langage de communication vietnamien, le Q N, qui connut un grand succès, celle d’une presse d’opinion indochinoise (p,51), et de la constitution d’une nouvelle élite indochinoise.

            « A tous les points de vue – politique, culturel, économique – 1930 fut un tournant » (p,53)

            « En 1945, le Q N était solidement ancré dans le mental des Viets pour surmonter les crises qui ébranlèrent le pays durant une trentaine d’années. » (p,54)

« La recomposition de la société » (p,57)

            « Le moment colonial est celui de l’élargissement de l’espace social en même temps que celui du resserrement des liens entre les trois ky. » (p,57)

            L’auteur cite tous les facteurs de ce profond changement, l’urbanisation, les migrations, les nouvelles vies socioprofessionnelles, l’évolution des mœurs et des mentalités.

            « Sur le modèle chinois, la hiérarchie traditionnelle accordait la primauté aux lettrés et dans l’ordre aux paysans, artisans, aux commerçants. Les militaires ne figuraient même pas dans cette hiérarchie quaternaire. » (p,57)

            L’auteur souligne l’importance de la création de villes nouvelles, de la politique d’urbanisme mise en œuvre avec la présence d’architectes de talent, tel qu’Hébrard dont les œuvres ont survécu aux guerres du Vietnam.

            « L’émergence d’une bourgeoisie citadine va de pair avec son installation dans l’habitat moderne de Hanoi, comme de Saigon et la transgression partielle de la ségrégation dominants-dominés dans l’espace urbain. » (p,61)

            L’auteur souligne également l’importance des migrations dans les facteurs d’évolution politique et culturelle de la population. Il est évident que certaines migrations de travail, d’autres liées aux réquisitions des deux guerres ont donné la possibilité aux vietnamiens à la fois de connaitre des mondes étrangers et de constater les différences de traitement entre citoyens français et citoyens coloniaux, comme ce fut le cas aussi en Afrique.

            Commentaire : cette analyse est utile parce qu’elle met en lumière deux facteurs de changement trop souvent ignorés, l’urbanisation et les migrations plus souvent forcées que libres.

       En Afrique noire, la première guerre mondiale fit prendre conscience à beaucoup de tirailleurs, 1) que le blanc était en définitive un humain comme les autres et 2) que leur statut politique n’était pas le même que celui des citoyens français : ils furent alors les intermédiaires précieux de la colonisation française.

            L’auteur décrit alors « Le monde rural et ses changements «  (p,63), une croissance démographique inégale en dépit de la création de quatre instituts Pasteur, la modernisation réalisée, sans que la condition rurale ne s’améliore vraiment.

            « La paysannerie vietnamienne est le principal acteur de l’histoire de son pays, que ce soit pour coloniser le territoire, le libérer de la domination étrangère, ou secouer le joug des puissants si ceux-ci se laissent aller au despotisme… Toutes les révoltes qui éclatèrent contre la domination coloniale étaient essentiellement motivées par la surcharge fiscale ou par des conflits avec les douaniers. » (p,66)

     « En dépit des obstacles posés par le condominium économique franco-chinois, une classe d’entrepreneurs vietnamiens tenta de se faire une place au soleil. »

      Le gouverneur général Varenne avait noté la constitution d’une sorte de « tiers état » : « Dans sa couche supérieure, ce tiers état adopta, au moins partiellement et de façon éclectique, les modes d’habitat, vestimentaire, et alimentaire qui composaient le genre de vie européen. »  (p,73)

    « L’élite vietnamienne s’imprégnait de culture européenne tout en continuant d’être éduquée dans la morale confucéenne, administrant la preuve de la cohabitation, si ce n’est même de la compatibilité des deux cultures. » (p,74)

     « Les réponses politiques à la domination française » (p,79)

            En quelques dizaines d’années, l’Indochine s’était dotée d’une élite variée dans la plupart des domaines de la vie politique, économique, culturelle et sociale, qui avait l’avantage de s’adosser à des traditions bien enracinées et à une mentalité collective baignant dans la culture confucéenne.

            Il ne faut jamais oublier que dès le début de la conquête française et tout au long de la colonisation, le pays connut une succession d’actes de résistance contre le nouvel occupant qu’était la France – après la Chine- avec un rappel de vieux souvenirs de la résistance annamite, dont le plus célèbre fut celui des sœurs Trung au Xème siècle.

       Une floraison de partis politiques et de journaux naquit dans les villes, avec très tôt, la constitution d’un parti communiste, le PCI.

      « Le tournant de 1930 » (p,87)

      « L’implantation dans les « masses » évita au PCI la tragédie qui effaça le VNQDD de la scène politique en février 1930 lorsque les nationalistes passèrent à l’action violente : bombes dans les villes, assassinats de mandarins et surtout mutinerie d’un bataillon de la garnison de Yen Bay aidé d’une trentaine de militants venus de l’extérieur. Ils ne se relevèrent pas de cet échec et de la répression qui suivit et décapita le Parti… »

En 1930, « L’Indochine était entrée dans une autre phase de son histoire » et vu la naissance ou la renaissance de réponses  religieuses, le bouddhisme, la nouvelle religion des Hoa Hao, celle de Cao Dai avec son pape et ses prélats, et un christianisme toujours vivant.

            En 1945, le Vietnam comptait 1 400 prêtres, 2 810 catéchistes, 5 000 religieuses  d’origine vietnamienne, et 339 prêtres et religieuses missionnaires.

            Je cite ces chiffres parce qu’il ne faut jamais oublier que dans cette longue histoire, les missions chrétiennes furent à l’origine de la conquête, à côté du mercantilisme, et que leur présence pesa sur le dénouement violent du conflit.

2ème Partie La fin de l’empire français en Extrême Orient (p,127)

            L’auteur fait une distinction intéressante et tout à fait pertinente entre l’empire formel d’Indochine et l’empire informel de Chine.

            La période de l’occupation japonaise et la coopération du régime vichyste avec le nouvel occupant fut plus qu’un « intermède » parce qu’elle sonna le glas de la présence française en Indochine.

            Le Japon donna les clés du pays au Vietminh :

                        « Ils prirent la décision de neutraliser les Français en déclenchant un coup de force le 9 mars 1945. Ils attaquèrent l’armée coloniale, la désarmèrent et l’emprisonnèrent ; ils confisquèrent les commandes de l’administration ou les transmirent aux Indochinois. Au mois d’avril, ils proclamèrent l’indépendance des trois Etat indochinois, en un mot ils mirent fin à l’impérium français en Indochine. » (p,123)

Bao Dai retrouve son trône, mais la situation du pays est catastrophique à la suite de la politique des cultures forcées et des réquisitions japonaises, avec de un à deux millions de morts selon les sources.

       Le 3 août 1945, le Japon capitule, et le 2 septembre 1945, Ho Chi Minh proclame la République démocratique du Vietnam. Dans le contexte politique et militaire de cette période de transition, le Vietminh bénéficie d’une aide américaine (p,133) tout en s’assurant le contrôle des zones montagneuses limitrophes de la Chine et en aidant à la constitution de maquis dans le delta.

     Le 19 août 1945, le Vietminh avait pris le contrôle d’Hanoi.

     L’auteur note au sujet de la date du 2 septembre 1945 :

      « L’événement était l’aboutissement d’une maturation de l’évolution sociale, culturelle et politique que nous avons décrite dans les pages précédentes. »  (p,135)

Troisième partie

« L’indépendance dans la douleur et la réunification au prix fort » (p,137)

Notre chronique aura pour terme la fin du 1 de la troisième partie. (p,151)

Le contexte historique : la Chine voisine traverse une période de révolution et de guerre entre les armées nationalistes de Tchang Kai-check soutenues par l’Occident, mais avant tout par les Américains, et les armées communistes de Mao Tsé Tung, avec des répercussions de plus en plus fortes sur la situation du Tonkin, et une prise de pouvoir complète de la Chine par Mao Tsé Tung.

     La France fait les premiers pas d’une tentative de reconquête militaire de ce territoire, sans avoir les moyens militaires nécessaires à la réussite, d’autant qu’aucune solution n’était possible sans solution politique, comme le comprirent très tôt un tout petit nombre d’hommes politiques, de hauts fonctionnaires, et de généraux, tels que Leclerc et plus tard, de Lattre.

     Il était évident que le Vietminh avait en mains les manettes de la solution, et que l’Empereur d’Annam Bao Dai ne comptait plus, sauf pour la façade, dans le règlement du conflit.

     Une négociation cahotante s’engagea entre Sainteny et Ho Chi Minh et se concrétisa par l’accord transitoire du 6 mars 1946.

      Très rapidement, le sort de la Cochinchine, l’un des trois Ky, fut une des difficultés de tout accord sur l’indépendance du Vietnam, car la France voulut jusqu’à la fin, que cette province bénéficie d’un statut particulier.

       L’auteur cite le propos qu’Ho Chi Minh tint au Général Salan : « Mon général, ne faites pas de la Cochinchine une nouvelle Alsace Lorraine car nous irons à la guerre de cent ans. » (p,141)-( Mémoires Salan)-(p,389)

     Rien n’était encore fait en ce qui concerne le contrôle militaire et politique complet de l’Indochine par le Vietminh, mais Ho Chi Minh combina très adroitement des négociations avec la France, la main tendue aux nationalistes, un jeu subtil typiquement asiatique de respect officiel à la culture impériale de l’Annam, avec la participation temporaire d’un de ses pâles représentants, Bao Dai.

      « A l’instar mais à l’inverse de Gallieni qui pacifia le Tonkin en jouant des contradictions interethniques, le Viet Minh fit appel au mythe des origines communes des Viets et des non-Viets et joua la corde anticolonialiste et racialiste. » p,143)

     Ho Chi Minh rencontra de sérieuses difficultés avec les sectes puissantes qui s’étaient implantées en Cochinchine, lesquelles étaient concurrentes du Viet Minh en raison de leur assise territoriale, de leurs armées et de leur organisation administrative, des Etats dans d’autres Etats.

      Il convient de noter que le Viet Minh n’hésita pas à massacrer les trotskystes. (p,144)

     Avec la guerre de Corée et la défaite française de Cao Bang : « Les années 1950 furent donc un grand tournant. », c’est à dire l’internationalisation croissante de la guerre, et le coût croissant de cette guerre avec la participation de plus en plus importante des Etats-Unis.

L’auteur donne quelques chiffres intéressants dans le tableau ci-après :

L’aide financière américaine

                       Milliards Francs  Part Indochine  Part dans le coût de la guerre

              Année 1951-1952.      115                    66%                20%

              Année 1952-1953        145                    70%               25%

               Année 1953- 1954        275                    84%              41%

            Il suffirait de prendre connaissance de ces chiffres pour avoir conscience que cette guerre dépassait les moyens de la France, d’autant que le pays était en pleine reconstruction depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale.

            L’auteur précise : « Dans les faits la « décolonisation » de l’Indochine que je préfère appeler la fin de l’empire français d’Extrême Orient débuta en pleine guerre mondiale. » (p,148)

             « En Indochine, une situation de fait prévalait : les peuples étaient indépendants puisque le pouvoir français avait été balayé le 9 mars 1945, mais en France, le Général de Gaulle et la classe politique, pourtant informés par les missions françaises (l’une gaulliste, l’autre giraudiste) basées en Chine du Sud et à Calcutta, avaient toujours le regard fixé sur l’horizon impérial…De Gaulle : Il refusait de reconnaître une entité étatique, et ce fut une erreur majeure. » (p,149)                

            « La défaite de l’armée française à Dien Bien Phu et ses suites illustrait la théorie des dominos. Pour la France la guerre d’Algérie succéda à la guerre d’Indochine : des officiers français refusèrent « de perdre l’Algérie » comme ils avaient « perdu l’Indo », ils fomentèrent un coup d’état à Alger qui rappela au pouvoir le général de Gaulle et conduisit à la fondation de la Cinquième République – les réalisateurs d’un film documentaire titrèrent celui-ci La République (la Quatrième) est morte à Dien Bien Phu. «  (p,151)

            « Du côté américain, Dien Bien Phu eut un impact très fort sur l’opinion et sur la classe politique des Etats-Unis. Il est significatif que le Secrétaire d’Etat John Foster Dulles n’assista pas à la Conférence de Genève et que son gouvernement ne signa pas la déclaration qui prévoyait la tenue d’élections dans les deux années à venir (1956).

            « Lorsque le 8 février 1948, H.Truman reconnut l’Etat vietnamien établi en vertu des accords passés entre la France et l’ex-Empereur Bao Dai, il mit le doigt américain dans l’engrenage indochinois. Son successeur D .Eisenhower (contre l’avis de son chef d’état-major M Ridgway) , J.F.Kennedy, L.B.Johnson engagèrent leur pays dans le « bourbier » pour effacer le remords de ne pas être intervenu à Dien Bien Phu alors qu’ils venaient de « loose China ». (p,151)

Commentaire :

  1. Je ne suis pas sûr que la guerre d’Algérie se soit inscrite dans la théorie des dominos, même si un clan militaire très dynamique constitué d’anciens officiers d’Indochine, mena cette nouvelle guerre avec un incontestable succès, mais en partant d’une analyse stratégique anticommuniste non fondée, alors qu’il s’agissait avant tout d’un mouvement d’insurrection avant tout nationaliste.
  2. J’ai souligné le passage ci-dessus parce qu’il s’inscrit dans le travail, de recherche que j’ai effectué sur les héritages entre la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie, qui se conclurent par deux échecs, l’un militaire en Indochine, et l’autre politique en Algérie, dans des contextes stratégiques complètement différents.

       Pierre Brocheux s’interroge :

      «  La conclusion provisoire de la guerre d’Indochine en 1954 justifie l’interrogation sur le sens du mot décolonisation. La reprise de la guerre de 1960 à 1975 pose de nouveau la même question ; qu’est-ce que la décolonisation ? » (p153)

      Je serais tenté de répondre par une question pirouette : qu’est-ce que la colonisation ?

        Il est évident que les deux guerres en question comme beaucoup d’autres sur tous les continents s’inscrivaient dans le contexte mondial de la guerre froide, entre un Est et un Ouest qui n’était plus celui de sa Sublime Splendeur, dans celui d’une montée en puissance des nations du Tiers monde, après l’appel  de  Bandoeng , alors que la colonisation s’était inscrite dans un contexte occidental de rivalités de puissances qui évitaient de recourir aux armes, entre elles, pour assurer leurs conquêtes coloniales.

Epilogue

     « L’histoire contemporaine du Viet Nam illustre la résilience d’un Etat national séculaire. Le moment colonial fut un intermède relativement court mais fécond en transformations de l’économie, de la société et de la culture ». (p,251)

Commentaire : il s’agit d’une appréciation historique qui parait justifiée, mais en la comparant aux contextes et situations historiques de l’Afrique noire, ces dernières ne réunissaient pas les éléments de cohérence nationale qui marquèrent la longue histoire du Vietnam, c’est-à-dire la culture, les traditions, la permanence des institutions impériales et mandarinales, avec un adossement qui ne dit pas son nom avec l’empire de Chine.

Fin

 Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Premier trimestre 2020 – annonce de publication- Guerres d’Indochine et d’Algérie : les héritages guerres d’Indochine

Premier trimestre 2020

Annonce de publication

Je me propose de publier au cours du premier trimestre 2020 une série d’analyses et de morceaux choisis sous le titre et selon le plan ci-après :

La Parole de la France ?

Guerres d’Indochine (1945-1954) et d’Algérie (1954-1962)

Les héritages

&

  1. Introduction et prologue avec le témoignage d’Hélie de Saint Marc
  2. Témoignages d’André Malraux, ancien ministre du Général de Gaulle, Maurice Delafosse, ancien administrateur colonial et africaniste, Robert Guillain, grand reporter en Extrême Orient
  3. Résumé historique de la Guerre d’Indochine
  4. Les grandes séquences historiques de la Guerre d’Indochine avec le général Gras et l’historien Hugues Tertrais
  5. Situation de l’Indochine en 1945 :
  • Vue de l’étranger avec Henri Kissinger, Graham Green et Nguyen Khac Vièn
  • Vue de France, avec Pierre Brocheux
  1.  La guerre ? Classique, révolutionnaire, subversive, populaire ?

       « Morts pour la France » ?

&

Au cours du premier semestre, quelques pages seront consacrées aux acteurs de ces deux guerres, notamment du côté français.

La  liste est longue, des officiers français qui, à la fin de la guerre d’Indochine, exercèrent des commandements à tous les niveaux, pendant la guerre d’Algérie, de 1954 à 1962.

Avant  d’aborder ce sujet, citons quelques noms connus, Massu, Salan, Crépin, Cogny, Trinquier, Allard, Gilles, Vanuxem, Gambiez, Bigeard, Ducourneau, ou Beaufre…

Jean Pierre Renaud

Quatrième partie: Legs de l’Empire britannique en Asie, aux Indes avec M.Panikkar et de l’Empire français au Viêt-Nam avec M.Brocheux

Quatrième partie

Legs de l’Empire britannique en Asie

Le regard d’un historien indien : M.Panikkar

« L’Asie et la domination occidentale »

(Le Seuil 1953)

Le regard d’un historien français sur le legs français au Viêt-Nam, Pierre Brocheux

La troisième partie a été publiée le 3 mars 2014

1 – Le regard indien

                        Le livre de M.Panikkar date sans doute un peu, mais il a le mérite d’avoir été écrit par un historien indien, quelques années seulement après l’indépendance de l’Inde en 1947, c’est-à-dire dans une période encore profondément marquée à la fois par le colonialisme, les violences de cette indépendance, la guerre froide entre l’Est et l’Ouest, et enfin par la montée en puissance dans le Tiers Monde de l’esprit de Bandoeng.

           C’est dire que son analyse historique, son réquisitoire anticolonialiste, son regard sans complaisance, ont d’autant plus d’intérêt que le bilan qu’il fait de l’Empire anglais des Indes n’est pas complètement négatif pour la longue présence anglaise en Inde.

           La préface d’Albert Béguin qui ne passait pas, à la même époque, pour un intellectuel colonialiste est intéressante en ce qu’elle marque à la fois les points forts du réquisitoire Panikkar, de son « procès de la colonisation », mais tout autant ses fragilités, en relevant notamment « sa partialité d’historien passionné ».(p,24)

           La lecture de cet ouvrage en convaincra plus d’un, si besoin était, qu’il est difficile, sinon impossible de faire rentrer dans un travail de comparaison entre les deux empires anglais et français, tout autant l’Inde que les colonies de peuplement anglaises devenues des dominions.

       Le champ de comparaison le moins contestable concerne les différences d’approche institutionnelle et humaine entre les deux systèmes de domination coloniale, tant il existait un écart gigantesque, de toute nature, entre les deux empires. Dans l’Empire des Indes, les Anglais étaient dans un autre monde, et cet Empire des Indes cohabitait avec l’Empire britannique dans son ensemble, l’irriguant de ses richesses et dominant à son tour les terres les plus proches de l’Asie.

      Dans le livre « The tools of Empire », l’historien anglais Headrick a bien décrit les caractéristiques de cet empire britannique secondaire, un empire secondaire dont la France n’a jamais disposé, en tout cas à la même échelle.

       Le livre ne consacre que quelques lignes à quelques colonies « secondaires » de la domination occidentale en Asie  par rapport à l’Inde, c’est-à-dire la Birmanie, l’Indonésie, et l’Indochine, alors qu’il consacre beaucoup de pages à la Chine et au Japon.

Notre lecture critique portera successivement sur :

         –       la démarche historique de M.Panikkar

      –      la description qu’il fait des effets du choc colonialiste anglais en Asie et   aux      Indes.

1 – La démarche historique :

           L’historien décrit la constitution de ce nouvel empire et son fonctionnement, mais son propos sur l’écriture de l’histoire indienne, rendue possible, grâce au colonialisme, est tout à fait intéressant.

             Sa constitution

             L’historien rappelle le lointain passé de la domination anglaise aux Indes, la période de conquête qui se situa entre les années 1750 et 1858« L’âge de la conquête » avec le règne absolu de la Compagnie anglaise des Indes, et la captation du commerce asiatique aux dépens des  concurrents portugais ou hollandais, tout au long du siècle.

        L’auteur relève qu’après la défaite de Napoléon, en 1815, l’Angleterre fut « comme le colosse du monde », régnant sur l’industrie et le commerce maritime de la planète.

        1858 a marqué une date capitale, étant donné qu’à la suite de la violente révolte dite des Cipayes, le gouvernement anglais reprit la main des affaires indiennes, nationalisa la Compagnie, et nomma un Secrétaire d’Etat spécialisé.

        L’historien notait, qu’à cette époque, il existait déjà une puissante classe indienne de marchands dans l’Inde du nord. (p,100)

        Après « l’âge de la conquête »,  « l’âge de l’Empire » (1858-1914)

     « L’histoire de l’Inde au cours de cette période est dominée par la transformation graduelle de l’administration anglaise sous l’influence de facteurs économiques et géographiques. « Possession » et colonie au début, l’Inde anglaise se transforma par lentes étapes, en un « empire » qui continuait certes à dépendre de Londres, mais qui revendiquait hautement ses droits propres et qui forçait souvent le gouvernement de la métropole à suivre une politique qui n’était pas entièrement de son goût… » (p, 137)

          Le nouvel Empire des Indes, du fait de sa puissance humaine et économique,  – une Inde « vache à lait de l’Angleterre » – ,  de sa marine, de son armée, avait naturellement une influence sur la politique étrangère britannique, en Perse, en Chine, et en Afghanistan.

        L’historien décrit le fonctionnement de l’administration anglaise, son recrutement élitiste :

     « De cette administration pratiquement « toute blanche » dépendait une bureaucratie indigène, recrutée à l’échelle régionale et étroitement surveillée… Ainsi l’Anglais n’avait jamais de rapports directs avec la population elle-même » (p,139)

        Cette administration développait son autorité différemment sur tout le territoire du véritable continent qu’était l’Inde, car l’Inde des princes représentait les 2/5èmes du territoire, mais :

      « L’Inde anglaise et l’Inde des princes ne formaient plus ainsi qu’une seule réalité politique immensément puissante et contrôlée par Londres. » (p,140)

       « A partir de 1875, l’Inde devint un véritable Etat impérial, clé de tout le système politique de l’Asie du Sud. «  (p, 150)

          « L’Empire indien de l’époque était un Etat à l’échelle d’un continent » (p,154)

         Avec la naissance aussi d’une « Inde d’Outre-Mer » entrainée par« l’émigration massive des Indiens vers la Malaisie, l’île Maurice, et même vers les Fidjis… » (p,155)

        Une autre forme de colonisation dont le legs existe encore aujourd’hui dans ces terres d’émigration.

        Rappelons que Gandhi commença sa croisade pour l’indépendance de l’Inde au Natal, où il se trouvait.

       L’auteur notait que cette puissance avait toutefois une contrepartie :

    « L’’Inde de son côté, apprit qu’une politique impériale coûtait cher, car toutes les guerres de l’Orient étaient, jusqu’au dernier centime, financées par elle. » (p, 151)

          Son fonctionnement

        L’auteur décrit avec précision le type de relations coloniales, placées sous le timbre du prestige de la race anglaise, qui existait alors entre une petite minorité d’Anglais et la masse indienne des dizaines de millions d’habitants.

        « Le racisme anglais est une réalité aussi indiscutable et peut-être aussi importante que cette exploitation économique. » (p,142)… Ce racisme lucide et délibéré se retrouvait dans tous les domaines. » (p,143

        La haute administration anglaise, le Civil Service, de grande réputation, « une sorte de confrérie gouvernementale » dont les membres « Juchés sur leur piédestal »  y faisaient toute leur carrière, et mettaient en pratique « une étiquette compliquée ».

    « Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que les Européens de l’Inde soient restés totalement étrangers à la vie du pays. Un fossé infranchissable les sépara de la population jusqu’à leur départ. » (p,146)

      Les Anglais bâtirent une solide bureaucratie indienne, étant donné qu’ils ne pouvaient assurer leur domination qu’en s’appuyant sur cette participation indienne, la masse de ces nouveaux lettrés qui servirent de truchement à la domination anglaise, et qui nourrirent rapidement le recrutement des mouvements nationalistes indiens de la fin du siècle.

L’historien formule une remarque tout à fait intéressante sur le fonctionnement de la haute administration anglaise, le Civil Service gardant à l’égard des gens du business la même distance qu’avec les « petits » bureaucrates indiens.

      « Le Civil Service se refusait en effet à subir l’influence des intérêts commerciaux et industriels et son refus était hautement proclamé par toute la classe sociale qui formait son terrain de recrutement…

       ll n’y avait ainsi aucune alliance entre le Civil Service et le big business ; la bureaucratie britannique n’avait aucun intérêt dans l’exploitation de l’Inde. » (p,149)

      Cette remarque est à première vue paradoxale, mais n’illustre- t-elle pas, quasiment à la perfection, l’analyse que nous faisions dans la deuxième partie de notre exercice de comparaison entre les deux empires, quant à l’intervention de la fameuse main invisible, celle d’un libéralisme qui n’avait besoin que d’un bon cadre juridique de paix et de liberté pour pouvoir prospérer, à partir du moment, et ce fut le cas en Inde, où les initiatives des entrepreneurs trouvaient un terrain favorable à la création de richesses et à leur enrichissement.

      Il est évident que les « situations coloniales » sous l’angle de leurs atouts et de leurs communications favorables induisaient des solutions de domination coloniale tout à fait différentes : quoi de commun par exemple entre une Afrique de l’ouest encore coupée du monde et une Inde depuis longtemps connectée au même monde, à la fin du dix-neuvième siècle ?

     La première guerre mondiale de 1914-1918 a marqué une rupture  dans l’histoire des Indes, comme dans celle de toutes les colonies : plus rien ne fut comme avant.

     L’historien dénomme cette période « L’Europe en recul » et examine dans le chapitre premier « La guerre civile européenne et ses répercussions » », une guerre qui a donné à des milliers de soldats indiens à faire connaissance avec le monde occidental et ses « sahib ».

     L’historien cite à ce sujet les propos d’un ancien gouverneur général socialiste de l’Indochine, Varenne, dans un livre paru en 1926 :

      « Tout a changé depuis quelques années, les idées et les hommes… l’Asie elle-même s’est transformée… »

    Et il ajoute :

    « Varenne avait incontestablement raison. Le soldat indien qui avait combattu sur la Marne revenait chez lui avec de tout autres idées sur le sahib que celles inculquées par des années de propagande. Les travailleurs indochinois du Sud de la France rapportèrent en Annam des idées démocratiques et républicaines qu’ils auraient été bien en peine d’avoir auparavant. Il est curieux de noter que, parmi les Chinois qui vinrent également en France à la même époque, se trouvait un jeune homme du nom de Chou En- lai qui s’apprêtait à devenir communiste et qui fut, d’ailleurs expulsé pour l’activité manifestement subversive qu’il déployait dans les groupes  de travailleurs chinois. » (p,240)

      La deuxième guerre mondiale, avec l’effondrement des puissances  coloniales, le rayonnement de la nouvelle puissance américaine, la doctrine de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, puis la guerre froide, concurremment avec le développement des ressources du sous-continent indien et des mouvements nationalistes ne pouvaient que déboucher sur l’indépendance du pays, ce qui se produisit en 1947.

       « La création d’une nouvelle histoire », la démarche historique de M.Panikkar est d’autant plus intéressante qu’elle débouche sur la reconnaissance d’un des legs positifs de la domination coloniale, lié à la naissance d’un nationalisme indien,  l’éclosion d’une histoire de l’Inde :

         « Ce culte de la nation exigeait dans la plupart des cas la création d’une nouvelle histoire, puisqu’une nation ne peut exister sans une histoire qui donne un sens à son unité… ce sont les savants européens qui fournirent les premiers matériaux d’une histoire indienne… L’exemple de l’Indonésie est encore plus frappant…iI est indéniable en ce sens que les savants et penseurs européens, par des travaux tout désintéressés, permirent à l’Inde, à Ceylan et à l’Indonésie de penser en termes de continuité historique. » (p,431,432)  

       Point n’est besoin de faire remarquer que le constat fait par M. Panikkar pourrait valoir pour beaucoup d’autres territoires qui accédèrent à leur indépendance.

       En ce qui concerne l’Afrique, à la différence d’une Afrique morcelée, sorte de mosaïque humaine et politique, le même constat était difficile à faire, d’autant plus que le découpage colonial, au travers d’anciennes communautés ethniques ou religieuses, a généralement créé des « nations » souvent artificielles.

2 – Les effets du choc colonialiste :

       L’historien se livre à un examen discursif des relations nouées entre l’Orient et l’Occident au cours des siècles dont il est résulté un enrichissement mutuel de la pensée et de l’art, tout en notant que ces relations ont changé de nature avec la domination occidentale :

       «  C’est que la rencontre inégale de l’Europe et de l’Asie avait fait naître un racisme blanc. De nombreux observateurs ont remarqué qu’au XVIII° siècle, il n’y avait aucun préjugé de couleur parmi les Européens de Chine et de l’Inde ; on peut même dire qu’à cette époque les Chinois étaient encore respectés, et que les Indiens n’avaient pas encore à souffrir de l’orgueil et du racisme européens. La naissance du racisme a eu des causes multiples, mais la principale est sans aucun doute la domination politique que les Européens exercèrent au milieu du XIX° siècle et qu’ils  regardèrent bientôt comme leur droit le plus naturel. Le simple fait que ce racisme ait été assez peu marqué dans les pays restés indépendants, comme le Japon ou même le Siam, prouve à l’évidence son origine politique. » (p,420)

     L’auteur conclut que la domination occidentale sur l’Asie a complètement bouleversé l’histoire de ces pays, créé un véritable choc pour le meilleur et pour le pire, car le bilan que M.Panikkar effectue de la domination coloniale anglaise est en définitive assez nuancé.

     Au bilan, la création d’infrastructures, l’investissement de capitaux dans l’économie indienne, la formation de personnel, la naissance de mouvements humanitaires et libéraux qui sont venus contrecarrer l’exploitation capitaliste :

      « Ils pensaient que l’on pouvait se livrer sans danger à l’humanitarisme et propager parmi les peuples asiatiques les techniques qui libéreraient l’homme blanc d’une partie de son lourd fardeau » (p,427)…

        Les peuples asiatiques acquirent ainsi une expérience administrative et pénétrèrent le mécanisme du gouvernement moderne…. (p,427)

Un Etat moderne

        Au contraire des anciens Etats asiatiques :

     « Au contraire, le système que la Couronne institua dans l’Inde et que toutes les autres administrations coloniales furent bien obligées d’imiter, n’apportait pas seulement l’idée de l’Etat moderne, mais mettait en place tous les éléments nécessaires pour le réaliser. (p,428)

       « Bien que les Indiens, les Chinois et les Japonais aient aimé proclamer la supériorité de leurs propres cultures, ils ne pouvaient se dissimuler l’incomparable valeur du savoir occidental, non plus que l’immense force – sinon la stabilité – de l’organisation économique et sociale de l’Europe. » (p,435)

La prééminence d’un nouveau droit

       Dans la même conclusion générale de l’ouvrage, et en choisissant les legs colonialistes qu’il estimait les plus importants figure la mise en place du système juridique anglais britannique, c’est-à-dire un système national fondé sur le principe de l’égalité des citoyens devant la justice :

      « C’est le droit qui qui gardera sans doute de façon la plus durable l’empreinte occidentale … Il est donc à peu près certain que les nouvelles relations instituées par les systèmes juridiques de type occidental ne seront pas bouleversées avant longtemps. «  (,p,436)

         L’auteur estimait alors que :

      «  Il est donc à peu près certain que les nouvelles relations de type occidental ne seront pas bouleversées avant longtemps » (p,437)

       L’historien n’est pas du tout du même avis quant à la pérennité des structures politiques mises en place par l’empire, et sur l’avenir d’un régime démocratique qui s’est substitué à l’ancien despotisme oriental

Une nouvelle civilisation urbaine

           Une autre observation historique tout à fait intéressante à mes yeux, parce qu’il s’agit d’un facteur de changement, pour ne pas dire de modernité, trop souvent ignoré, ou minimisé, un facteur qui est au cœur du processus de la domination occidentale et de l’acculturation nouvelle des populations colonisées, c’est-à-dire le facteur urbain, la création ou le développement des villes.

        M.Panikkar relève tout d’abord qu’ :

      « Il existait une grande civilisation urbaine dans l’Inde, la Chine et le Japon avant l’arrivée des Européens ». (p,439)

      Il compare les processus d’urbanisation européenne des premiers âges de l’Europe à l’initiative de la  Rome antique à ceux que la domination occidentale a provoqués en Asie :

       « L’Asie fut le théâtre d’un processus identique, et la création des grandes villes restera sans doute le principal monument de l’Europe en Orient. 

       C’est la civilisation urbaine qui a créé les puissantes classes moyennes de l’Inde, de la Chine et des autres pays asiatiques ». (p,439)

        Ainsi qu’elle l’a fait à une moindre échelle et dans un calendrier différé en Afrique noire !

Enfin dernière innovation « impériale », la création d’Etats :

      « Une autre conséquence de la domination européenne a été aussi l’intégration de vastes territoires dans de grands Etats nationaux d’un genre nouveau jusque-là dans l’histoire asiatique… pour la première fois de son histoire, l’Inde formait un seul Etat qui vivait sous la même Constitution et les mêmes lois. » (p,440)

      Et pour terminer cette petite lecture critique de ce livre fort instructif, une notation qui en surprendra sans doute plus d’un, parmi ceux qui ont une certaine connaissance de l’histoire coloniale, quant aux effets et legs liés à « l’occidentalisation » ou non des territoires coloniaux :

       « Il faut cependant se rappeler qu’au cours de toute l’histoire des relations entre l’Europe et l’Asie, on ne tenta jamais d’imposer une idéologie aux peuples asiatiques. Si donc l’Asie a été marquée par l’Europe, c’est parce qu’elle lui a résisté, et parce qu’il était nécessaire, pour la combattre, de se pénétrer de ses techniques et de son savoir. Et c’est justement parce que l’Europe n’a pas tenté « d’occidentaliser » l’Asie que l’assimilation des techniques et des idéologies européennes est sans doute définitive, et portera ses fruits même dans plusieurs siècles. » (p,446)

        En lisant cette analyse incomplète et nécessairement imparfaite, le lecteur aura pu prendre la mesure de l’écart qui pouvait exister entre les deux empires, mais tout autant dans les appréciations, pour ne pas dire jugements, qu’il était possible de porter sur les legs laissés par le colonialisme en Afrique et en Asie.

        Pour conclure, je ne résiste pas au plaisir de publier un  extrait d’une encyclopédie d’Elisée Reclus qui eut son heure de succès, intitulée « Nouvelle géographie universelle – La terre et les hommes » tome VIII L’inde et l’Indochine 1883 Librairie Hachette », un texte que m’a communiqué mon vieil et fidèle ami Auchère :

           « L’Angleterre s’est donné pour mission, disent ses hommes d’Etat, de civiliser les Hindous et de les élever graduellement à la dignité d’hommes libres ; mais, en attendant que cette œuvre s’accomplisse, la riche Grande Bretagne vit aux dépens du pauvre Hindoustan : les cadets de l’aristocratie anglaise sont les parasites de leurs sujets les malheureux rayot. Sans parler des millions qui sont employés chaque année à subvenir dans les Indes mêmes aux dépenses des gouvernants anglais, à l’entretien de l’armée et de quelques vaisseaux, une somme variant de 360 à 450 millions de francs est envoyée chaque année en Angleterre comme part contributive aux charges du gouvernement britannique. De 1857 à 1882, neuf milliards de francs ont été ainsi prélevés sur la production des Indes au profit de ses conquérants. » (p,707, 708)

           Rien de comparable pour la France, même si les frais d’administration des colonies étaient à la charge des colonies elles-mêmes.

         Par ailleurs, cette somme de 9 milliards est à mettre en regard avec le budget de la République française qui était de l’ordre de 3 milliards de francs en 1883.

2 – Legs de la France au Viêt-Nam :

 Le regard de l’historien Pierre Brocheux

     Deux sources de documentation utilisées :

       –       un article paru dans la revue « Jaune et Or » de l’Ecole Polytechnique (1997), intitulé « Le legs français à l’Indochine »

       –       le livre « Histoire du Viêt- Nam contemporain « (2011)

        Il est évident que dès le départ, toute comparaison éventuelle doit tenir compte d’une différence gigantesque d’échelle géographique et humaine entre les deux territoires, à l’époque coloniale, entre une Indochine française dont la population comptait de l’ordre de l’ordre de 20 millions d’habitants par comparaison aux 400 millions d’habitants de l’Inde.

       Cette remarque préalable faite, trois différences capitales distinguent les deux colonies :

       Première différence : Les Indes anglaises ont constitué un empire à elles-seules, compte tenu de leur puissance et de leur richesse, un empire britannique « secondaire ». Certains auteurs ont d’ailleurs qualifié l’Inde de « poule aux œufs d’or » ou encore de « vache à lait ».

   Deuxième différence : avant l’intrusion française, et la colonisation, la presqu’ile d’Indochine constituait déjà un Etat relativement bien organisé, le royaume d’Annam, et disposait d’une administration royale ramifiée de lettrés.

L’Annam  continuait à verser un tribut annuel à l’Empereur de Chine, mais il s’agissait d’un lien assez symbolique.

     Troisième différence : A la différence des Indes, à l’arrivée des Français, le royaume d’Annam disposait déjà d’une histoire ancienne et commune à la Cochinchine, à l’Annam et au Tonkin, au cours de laquelle de grands personnages s’étaient illustrés au cours des siècles, dont les deux sœurs Trung et Triêu Thi Trinh, célébrées encore de nos jours, qui luttèrent pour l’indépendance de leur pays, contre la Chine au début du premier millénaire.

       Dans son article « Le legs français à l’Indochine », Pierre Brocheux introduit la réflexion en écrivant :

       « Les Français tendirent deux cordes à leur arc : celle de l’exploitation des ressources économiques et celle de la civilisation des hommes. »

Les ressources –

      L’historien décrit les résultats obtenus sur le plan économique, la  création d’un réseau ramifié de voies de communication par route (32 000 kilomètres macadamisées en 1943) et par rail (3 019 kilomètres en 1938), le développement des rizières, des plantations d’hévéa, des mines de charbon, et d’industries de transformation textiles ou alimentaires, sous la houlette de l’administration coloniale et de la Banque d’Indochine, très puissante, la seule banque coloniale à avoir été autorisée à battre monnaie.

      Dans son livre, Pierre Brocheux relève que la France a alors installé un système de production capitaliste, mais sans détruire le tissu artisanal dynamique qui existait alors.

          A noter par ailleurs, le rôle trop souvent passé sous silence de la communauté chinoise dans l’économie indochinoise, compte tenu de son poids, Pierre Brocheux utilise le terme de condominium franco-chinois :

      « En dépit des obstacles posés par le condominium économique franco-chinois, une classe d’entrepreneurs vietnamiens tenta de se faire une place au soleil. » (p,71)

La civilisation – 

       La deuxième corde de l’arc citée par l’historien, un effort important en matière de santé publique, avec la formation de personnel (367 médecins et 3 623 infirmières en 1939), la création d’hôpitaux (10 000 lits), et d’établissements, un institut Pasteur en 1891, une école de médecine en 1902, et enfin  des campagnes de vaccination massives.

      En parallèle, un effort non négligeable de scolarisation et la création d’une université, avec pour résultat la création d’une nouvelle élite de lettrés et de fonctionnaires.

     Seul problème, mais majeur le choc de civilisation que la France a imposé à une aussi vieille civilisation, sans que la France n’offre de véritable perspective politique à son élite !

Ce que relève à juste titre l’historien !

     « Quel bilan ?

     L’histoire de l’Indochine française fut celle d’une modernisation  à l’européenne imposée aux peuples indochinois, les Français ne surent ou ne voulurent pas prendre la mesure des changements qu’ils avaient eux-mêmes introduit ni en tirer des conséquences évolutives. Ainsi, faute d’avoir dirigé l’évolution ou de l’avoir devancée, ils furent entrainés et écrasés par elle » (p,5)

    Dans son livre, l’historien Brocheux utilise une expression plus forte, et à notre avis, pertinente, en choisissant pour titre de son chapitre 4 :

« De l’agression culturelle et de son bon usage. »

     Car il s’est bien agi d’une agression coloniale multiforme, comme le furent toutes celles, d’origine anglaise, américaine, russe, portugaise, italienne, ou allemande, qui jalonnèrent la fin du dix-neuvième siècle en Afrique ou en Asie.

     Il s’agit du vieux débat qu’avaient engagé les premiers gouverneurs sur la question de savoir s’il fallait instaurer en Indochine un véritable protectorat ou laisser l’administration coloniale imposer de plus en plus sa marque sur la colonie.

     Nous avons déjà évoqué cette question sur ce blog, notamment dans les chroniques intitulées «  Gallieni et Lyautey ces inconnus ! »

      Dans les années 1930, le gouverneur général Varenne, défendit à nouveau une évolution de notre gouvernance coloniale, mais sans succès.

      Dans l’« Epilogue » de son livre, Pierre Brocheux fait une lecture nuancée du legs colonial de la France :

     « L’histoire contemporaine du Viêt Nam illustre la résilience d’un fait national séculaire. Le moment colonial fut un intermède relativement court mais fécond en transformations de l’économie, de la société et de la culture. Dans ce dernier registre, les changements ont été déterminants parce qu’ils ont donné naissance à la modernité vietnamienne, une mutation largement inspirée par la civilisation occidentale mais qui n’a pas fait « sortir le Viêt Nam de l’Asie pour le faire entrer dans l’Occident ». Choisir préside à la transculturation et à l’enculturation : que prendre à la culture dominante pour faire évoluer sa propre culture ? Dans le registre matériel, il n’y a pas de dilemme technologique : sciences modernes, techniques industrielles s’imposent (c’est la « potion magique ») et leurs applications engendrent des transformations économiques pouvant être rapides. En revanche, dans la sphère spirituelle, particulièrement dans le registre philosophique et politique, le choix est plus délicat, plus problématique et les changements beaucoup plus lents.

        Qui peut mieux qu’un Vietnamien ayant participé au combat pour la libération nationale de son pays, évaluer l’effet déterminant de la domination française sur son pays :

       « Revenons vers le passé avec une vue large, objective, tolérante et passons en revue ce que la colonisation française a légué à notre peuple. Il nous faut avant tout reconnaître que les colonisateurs français avaient débarqué dans notre pays en pleine domination du régime féodal absolutiste. Il aurait fallu un authentique Meiji pour sortir notre pays des ténèbres millénaires des us et coutumes et croyances arriérées. Il nous suffit de comparer les cent ans du protectorat français avec les mille ans de domination chinoise pour mieux voir, pour comprendre plus à fond l’influence des deux civilisations comme les supports positifs pour notre peuple de ces deux régimes colonialistes. En cent ans, les apports des Français ne le cédèrent en rien à ceux des mille ans de domination chinoise. »

(Dâng Van Viêt -Mémoires d’un colonel Viêt Minh 1945-2005, p,217-218)

Pierre Brocheux Histoire du Vietnam contemporain, pages 251, 252

Post Scriptum

        Il y a quelques années, je me suis rendu au Vietnam en compagnie de mon épouse avec plusieurs objectifs : faire la connaissance d’un pays pour lequel j’avais toujours nourri à la fois de la curiosité et de l’attirance, confronter certains lieux de la conquête militaire et de la colonisation avec le résultat de mes recherches historiques, notamment sur la fameuse « retraite » de Langson en 1883, ou sur la révolte du Dé Tham dans le delta du Tonkin (1890-1908), et pourquoi ne pas le dire ?

        Répondre à la question : que reste-t-il de la colonisation française au Tonkin, à Hanoï, ou en Annam, à Hué, l’ancienne capitale impériale.

      De ce voyage sans doute trop rapide, ma conclusion était celle de la disparition quasi-complète de la colonisation française, mis à part, à Hanoï ou à Hué, quelques beaux bâtiments officiels de l’ancienne colonie, et surtout les célèbres villas coloniales, et naturellement le fameux pont Paul Doumer, datant du proconsulat de l’intéressé, toujours vivant !

     La citation qui a été faite plus haut propose évidemment une autre mesure du legs colonial que la France a pu laisser au Vietnam, dans un pays qui a été complètement dévasté par les deux guerres qui s’y sont succédé.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés