« Le choc des décolonisations » Pierre Vermeren Lecture critique Troisième Partie – suite d

« Le choc des décolonisations »

« De la guerre d’Algérie aux printemps arabes »

Pierre Vermeren

Lecture critique

Troisième partie

Suite (d)

« La France, les Français et leurs anciennes colonies » (p,221 à 324)

         Chapitre XV « L’effet générationnel : rejet colonial, ignorance de l’Afrique et illusions tiers-mondistes » (p,257)

        Arrêtons-nous un instant sur le titre et sur les mots « effet générationnel », « rejet colonial », « ignorance de l’Afrique » :

      « ignorance de l’Afrique » certainement, mais aujourd’hui comme au soi-disant beau « temps des colonies » ! « L’effet générationnel » n’est pas lié à une nostalgie des colonies, mais aux effets de la désastreuse guerre d’Algérie qui a conditionné le mental de la plupart des acteurs idéologiques et médiatiques de la période en question, avec cette mauvaise conscience qu’ils ont diffusé, instillé, sur fond de marxisme encore en vogue, de maoïsme révolutionnaire, ou de tiers-mondisme partagé.

       Régis Debray en fut un des héros, et il devrait éprouver au moins la satisfaction de voir que certains bureaux de tabac vendent des briquets à l’effigie de son ancien ami Che Guevara que personne ne connait aujourd’hui.

        Le propos de Philippe Bernard, journaliste du Monde est intéressant à citer :

       « Un quart de siècle après, relire « Le sanglot de l’homme blanc » (Seuil, 1983) est une expérience fascinante. A quelques pages près, ce traité de la culpabilité occidentale se parcourt à la fois comme une œuvre prémonitoire et comme un livre d’actualité. Droit à la différence contre égalité, autodénigrement postcolonial contre refus de la repentance, et bien sûr, Sanglot de l’homme blanc contre responsabilisation des pays du Sud : les principaux débats qui agitent la société française, et singulièrement la gauche, depuis vingt-cinq ans sont non seulement annoncés, mais décortiqués et tranchés. » (Le Monde du 14 août 2008) (p,265)

      « Rejet colonial » ? Oui, et toujours si l’on admet que l’Algérie coloniale renferme toute l’histoire coloniale, ce qui n’est évidemment pas le cas.

     L’auteur n’échappe pas toujours au mirage algérien, en écrivant :

     « Dans les années 1960, pieds noirs et rapatriés ont plongé dans le silence de la société française. A de rares exceptions près, leur expérience sociale et économique de l’empire se dissout, ne profitant pas à une société longtemps indifférente, ni aux élites. 1962 est une coupure générationnelle…. La mondialisation qui se poursuit…. Dans ce nouveau monde, l’Afrique et le sud de la Méditerranée devient des objets d’engagement, de déploration, mais aussi de sensationnalisme. » (p,258)

        J’ai souligné quelques-uns des mots utilisés, car ils sont de nature à entretenir une confusion dans les interprétations historiques : 1) il y eut peu de rapatriés, en dehors de ceux d’Algérie, 2) l’empire, quand, pour qui, et où ? 3) Afrique, sud de la Méditerranée ou Algérie ?

        Le chapitre raconte rapidement les aventures des pieds rouges, celles des Français ou des Françaises qui sont venus à l’aide du nouveau régime algérien, celui du FLN, de brèves aventures :

      « La plupart de ces pieds rouges quittent en silence ce pays rétif. Soumis à la surveillance des autorités, parfois traqués, voire battus ou expulsés, ces gêneurs déplorent un chauvinisme arabe, le communautarisme musulman qui les rejette. Puis à partir de l’été 1965, ils assistent au retour de la torture à grande échelle, exercée par la Sécurité militaire. Cela révolte les pieds rouges encore présents, même si certains y voient une phase robespierriste. Nombreux sont ceux qui retrouvent sans joie leur pays. Ils avaient cru le quitter sans retour, ils y reviennent  dans l’indifférence et l’incompréhension générales. Eux aussi ne sortent du silence qu’à partir des années 1990. » (p,261)

         L’auteur avait noté auparavant : « Ils veulent néanmoins y croire. Coupés de l’opinion française et portés par une gauche pro-algérienne, ils doivent réprimer leurs doutes, même si des voix s’élèvent… » (p,259)

        « Critique idéologique du tiers-mondisme » (p,264), « critique économique de l’aide au développement » (p,266), « La désillusion vis-à-vis de l’aide publique et des ONG »(p,268), « L’Afrique vue  de loin, entre mauvaise conscience, misérabilisme et sensationnalisme » (p,270), « Comment la France a perdu l’Afrique ? »(p,273)

         J’hésiterais une fois de plus à conclure ce type d’analyse par l’appellation « Afrique »,  parce que l’expression « perte » de l’Afrique,  précisément à lire l’ensemble des analyses qui ont été faites, et en dehors de l’Algérie, et de la guerre d’Algérie, n’a jamais concerné qu’une toute petite élite, et mériterait, à elle seule,  plus d’un commentaire.

         Rien à voir entre l’ancienne Afrique noire française et le Congo Belge,  et encore moins avec l’Empire des Indes !

Chapitre XVI « Illusion économique et mirage touristique » (p,273)

     « Quel est le regard que les Français portent sur l’économie de leurs anciennes colonies ? »

     Cette première phrase est surprenante pour un Français qui pense et continue à penser que les Français n’ont jamais eu l’esprit colonial, et qu’une toute petite élite de spécialistes, politiques ou économiques, pour ne pas écrire capitalistes, savaient à peu près ce en quoi consistait cette économie.

       Leur demander aujourd’hui ce qu’ils pensent du sujet a donc peu de sens : de quels Français s’agit-il ?

          La question est encore plus surprenante pour un lecteur qui a une certaine culture historique et économique des colonies : je renverrai simplement à la lecture du gros livre de plus de 800 pages, intitulé « L’esprit économique impérial », sous la direction de Hubert Bonin, Catherine Hodeir et Jean François Klein, (2008 – SFHOM), un livre que j’ai commenté.

         Cet ouvrage est une démonstration, s’il en était besoin, du poids marginal que l’économie coloniale eut dans l’économie française, sans évoquer les effets négatifs de certaines niches métropolitaines protégées en dehors de toute évolution nécessaire.

         « « Du « repli sur l’empire » des années 1930, décennie noire pour l’économie française (avec un commerce extérieur marginal pour la France), à la création par étapes d’une zone franc en Afrique, entre 1939 et 1972, (elle n’existait pas alors ?), l’héritage d’un isolat économique est manifeste. L’Indochine a été une colonie d’exploitation économique (notamment pour l’opium et le caoutchouc), Madagascar et l’Afrique ont été très peu investies économiquement (hormis quelques huileries et sucreries) Dans ces territoires, la population européenne était infime. L’Algérie était un cas à part. (ce futeffectivement tout le problème). La population européenne nombreuse et plus aisée que les « indigènes » y possède un niveau de vie inférieur à la métropole. Seuls le Maroc, qui bénéficie du régime de la porte ouverte depuis 1906, et secondairement la Tunisie et le Liban (ancienne colonie ?), sont livrés à des intérêts financiers et capitalistes. Mais les effets d’entrainement et de développement restent concentrés dans le temps et l’espace (à Casablanca, Tunis et Beyrouth). »

         L’auteur rappelle les travaux de Jacques Marseille d’après lequel les colonies « n’ont pas fait l’objet de gros investissements métropolitains avant les années 1950… », lequel estimait que « le déficit global de la colonisation en Afrique est estimé à 70 milliards de francs or (franc courant 1913) pour la France, soit trois fois le montant de l’aide Marshall qu’elle a reçue. D’où le titre de son ouvrage : le « divorce » entre capitalisme français et empire colonial… » (p,273,274)

        J’ai expliqué ailleurs que dès les années 1900, le principe de financement de l’équipement des colonies était celui de l’emprunt (identique au régime anglais), garanti éventuellement par le Trésor français, et que ce fut la création du FIDES qui, grâce à des fonds publics, et non privés, (avec la contrepartie Marshall) qui permit de financer l’équipement de l’Afrique noire.

        Comment ne pas reconnaître toutefois que les richesses et les capacités de développement de ces territoires n’étaient pas comparables avec celles de la Gold Coast (Ghana), de la Nigéria, ou du Congo Belge, pour ne pas parler des Indes anglaises ?

         L’auteur note à juste titre qu’il s’agissait d’un capitalisme de niche, de « coups et de rente », en tout cas pour la période postérieure à 1945.

       Triste bilan donc !

       « Aucun pays développé »

       « Au début du XXIème, le bilan économique des pays autrefois colonisés par la France est médiocre… Enfin, parmi les 25 derniers pays du monde, qui possèdent un produit intérieur brut à parité de pouvoir d’achat inférieur à 1 301 dollars en 2009, on compte 9 anciennes colonies françaises d’Afrique… Sur les 25 pays les plus pauvres du monde, une majorité de13 sont francophones. » (p,282)

        J’ai envie de dire : cherchez l’erreur ou relisez l’ouvrage du géographe  Richard-Molard sur l’Afrique Occidentale, ou encore le livre d’un autre géographe Weulersse consacré à son voyage en Afrique de l’ouest au centre, et du centre au sud, afin de comparer la situation coloniale et internationale de l’Afrique noire des années 1930.

         Ajoutez à ces ingrédients structurels l’explosion démographique des cinquante dernières années, qu’évoque d’ailleurs l’auteur, et vous aurez quelques éléments de compréhension de l’évolution décrite.

Jean Pierre Renaud

Côte d’Ivoire et Afrique: la jurisprudence Gbagbo??

« La jurisprudence Gbagbo, fragile espoir pour la démocratie africaine »

Analyse Philippe Bernard

Service international

Le Monde du 28/04/11, Décryptages Analyses

Une « jurisprudence » ? Avec le seul cas de la Côte d’Ivoire ?

Comment pourrait-il y avoir, en 2011, dans la même année, une jurisprudence Gbagbo en Côte d’Ivoire différente d’une jurisprudence Rajoelina à Madagascar ?

Déjà deux poids et deux mesures !

            Un article dont le contenu est au demeurant intéressant, mais qui soulève beaucoup de questions sur la politique étrangère de la France en Afrique :

Un article Intéressant :

–       Qui note les contradictions de la politique étrangère de la France en Afrique, universaliste au coup par coup, alors qu’elle a joué le premier rôle dans le retour à une certaine démocratie ivoirienne

–       Qui relève que la solution de la crise ivoirienne ouvre « probablement une troisième phase de leur développement démocratique »

–       Qui propose un challenge aux Africains : «  Aux Africains de se l’approprier (la démocratie). Aux Occidentaux et en particulier à la France de mettre sa politique en accord avec son discours universaliste. »

Un article à questionnement :

–       Est-ce que très précisément le cas de la Côte d’Ivoire est représentatif des problèmes rencontrés par les pays africains pour accéder à la démocratie ?

Alors qu’il y avait la présence incontestable d’une certaine « Françafrique », beaucoup plus forte et prégnante à Abidjan qu’ailleurs, et alors que la solution récente de la crise n’aurait pas été possible, sans la présence de troupes françaises, avec ou sans le parapluie de l’ONU.

–       Est-ce qu’il n’est pas intéressant de comparer, outre le cas des pays évoqués dans cet article, avec lesquels la France est plutôt accommodante, les positions de la France à Abidjan et à Antananarivo, où notre pays, sans trop de casse, a le moyen d’imposer un retour à la démocratie, avec le concours de certains pays du sud, ce qu’il ne fait pas, et avec le rôle ambigu de notre ambassadeur ?

 Cohérence de notre politique étrangère ? Universalisme ?

–       Est-ce que nos interventions en Afrique ou ailleurs ne soulèvent pas le problème majeur du contrôle démocratique des actes du Président de la République ? Avec l’article 35 actuel, le président peut nous entraîner dans n’importe quelle guerre extérieure, fusse avec les meilleurs motifs, comme c’est le cas pour la Libye, sans que la représentation nationale puisse donner son accord ou mettre son veto !

Et demain à Doha ?

–       L’Europe est de plus en plus présente dans l’ancien « pré carré africain », à la fois dans ses multiples représentations et l’importance de ses concours financiers : est-ce que le temps n’est pas venu de replacer notre action sous l’ombrelle de l’Union européenne, de mettre notre politique étrangère, et éventuellement l’intervention de nos forces militaires en cohérence avec ce nouveau cadre institutionnel ?

La révision nécessaire de notre politique étrangère en Afrique

Révisons entièrement notre politique étrangère en Afrique et donnons la préférence à l’action indirecte, plutôt qu’à l’action directe qui nous empêche de rendre crédible notre discours universaliste.

Indirecte, à la manière asiatique, et tout autant à la manière traditionnelle des Britanniques, car nous n’avons pas les moyens d’imposer la démocratie à tous les pays d’Afrique, tant ils sont nombreux et différents.

Chaque fois qu’une élection sera contestée, la France enverra son armée « professionnelle » pour rétablir l’ordre, la démocratie, les droits de l’homme et la démocratie, telle que nous la concevons, venant se substituer aux slogans humanitaires et coloniaux de la Troisième République ? Est-ce vraiment sérieux ? Non !

Soutenons culturellement, politiquement, et financièrement les mouvements politiques d’Afrique qui prônent le démocratie dans leur pays, mais écartons l’idée d’une intervention militaire dans l’un de ces pays, sauf à venir, à titre tout à fait exceptionnel, et en appoint de forces mobilisées par l’ONU ou une instance internationale africaine, et à la condition sine qua non, que le Parlement l’ait autorisée.

Jean Pierre Renaud

Elections en Côte d’Ivoire: La Françafrique du Parti Socialiste, « Papamadit » est de retour!

  Le Monde du 10 novembre titre en page 6 :

«  En pleine campagne présidentielle ivoirienne, le PS renoue avec M.Gbagbo »

            « Laurent Gbagbo est le candidat du cœur. Laurent Gbagbo est le candidat de l’amitié. Laurent Gbagbo est le candidat de la fidélité », s’est exclamé Jack Lang, député PS, lors d’un meeting du président sortant, le 17 octobre à Bouaflé (centre du pays), où il avait été transporté dans l’avion privé du candidat. »

            Et plus loin, le journaliste du Monde, M. Philippe Bernard fait état du déplacement en Côte d’Ivoire de MM Cambadélis et Le Guen (courant Strauss-Kahn) et du propos Cambadélis, secrétaire national chargé des relations internationales, d’après lequel le candidat en question est une « personnalité estimable »

            Est-ce qu’on n’est pas devenu fou au Parti Socialiste ?

            La belle et corrompue Françafrique de « Papamadit », le fils monsieur Afrique de Mitterrand, serait-elle donc de retour ?

Vous avez lu ?  Lang s’est rendu à un meeting électoral du candidat dans son avion privé.

 Cambadélis s’est-il déplacé, en cours de campagne, pour « soutenir le processus électoral », ou pour soutenir le président sortant, seul candidat qui aurait accepté de le recevoir ?

 C’est véritablement prendre les citoyens de Côte d’Ivoire et les citoyens de France pour des fèves de cacao !

Ingérence donc de la France socialiste dans les affaires intérieures de la Côte d’Ivoire, néocolonialisme d’un ancien et nouveau genre, de la part d’élus qui n’ont pas de mots assez durs pour condamner tout ce qui a une odeur de néocolonialisme, au risque, une fois de plus, et à juste titre, de laisser croire que la France reste fidèle à des vieux démons colonialistes ou néocolonialistes, qui n’ont jamais vraiment inquiété l’inconscient collectif des Français, cher à certains chercheurs ou historiens.

Mais ce qui est beaucoup plus grave, au risque de mettre en péril le renouveau démocratique de la Côte d’Ivoire, et de ne pas inciter d’autres pays d’Afrique à y goûter, ou à y revenir !

Jean Pierre Renaud

L’Afrique et ses élites prédatrices: interview M.Thioub, Le Monde du 1er juin 2010, Philippe Bernard

L’Afrique et ses élites prédatrices

Alors que l’on célèbre l’anniversaire des indépendances africaines, ce continent n’en finit pas de solder ses comptes avec le colonialisme et les traites négrières relayées par une exploitation et une inégalité endémique 

L’Afrique et ses élites prédatrices

Interview de l’historien Ibrahima Thioub, actuellement résident à l’Institut d’études avancées à Nantes

Le Monde du 1er juin 2010 (Le grand débat Décryptages, page 19), par M.Philippe Bernard

        Une interview au contenu intéressant, car M.Thioub n’inscrit pas son propos dans une réflexion simpliste sur les relations ancien colonisateur – colonisé, et sur la nature de la traite négrière, mais ce texte soulève beaucoup de questions.

            Traite transatlantique et traite domestique

            Dans l’article qu’il a publié dans le livre « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du Président Sarkozy » (voir l’analyse du blog (3/03/2010), l’historien proposait une analyse objective des traites négrières, animée du souci de ne pas occulter les traites domestiques, une impasse que font un certain nombre de chercheurs.

            Il relevait : «  Sur les 884 titres que compte le « recensement des travaux universitaires soutenus dans les universités francophones d’Afrique noire », on ne trouve que six références portant sur l’esclavage domestique. «  (p.207)

            Il est possible de disserter à longueur de temps sur la responsabilité des Blancs dans les traites négrières, mais les bons connaisseurs de l’histoire de l’Afrique de l’ouest savent en effet que la plupart des sociétés africaines de l’ouest, des années 1880-1890, avaient presque toutes les caractéristiques de sociétés esclavagistes, asservies par des pouvoirs de type à la fois féodal, et « prédateur ».

            Elites prédatrices ou cultures africaines prédatrices ?

            La question est donc posée du rôle et de la responsabilité des élites féodales d’alors, à la fois dans la préservation de cet état social et dans la transmission d’une culture prédatrice aux élites modernes ?

            Des obstacles redoutables

            Question utile mais dérangeante, qui incite à aller plus loin dans les recherches, car leur « malfaisance » a sans doute été facilitée par l’existence d’obstacles redoutables, tels que l’insécurité générale qui régnait avant la colonisation, une géographie physique, humaine, et économique, qui tournait le dos à la mer, un immense éparpillement de villages et de dialectes, des communautés à castes, formées à l’obéissance familiale, sociale, et religieuse, enfermées sur elles mêmes, très imbibées de religieux, avant tout paysannes, sur des terres de démesure, selon l’expression d’un géographe…

            Le collectif et le religieux

            M.Konaté, dans un livre récent, « L’Afrique noire est-elle maudite ? » reconnaît le poids du pacte originel, des traditions religieuses et culturelles de l’Afrique profonde, et toujours actuelle, plus qu’ambiguë, selon le titre de Balandier « Afrique ambiguë », l’importance des anciens et des ancêtres, de la lignée, de la  naissance, du collectif, la famille ou la communauté.

            Les Européens ne soupçonnent généralement pas le non-dit et le non-écrit de cette Afrique profonde, alors que les anciennes colonies françaises sont devenues indépendantes dans les années 60.

            La présence à chaque pas du religieux ! Il suffit de lire les textes du grand lettré qu’était Hampâté Bâ (sur la première moitié du vingtième siècle), ou ceux plus récents, de Kourouma, pour en prendre conscience.

            Elites traditionnelles prédatrices, et pourtant qui laissaient fonctionner, dans maintes ethnies, une forme indubitable de démocratie éclairée.

            Le « sabre et le goupillon » de Samory

            Personne ne conteste, je crois, le fait que la colonisation ait fait exploser les cadres sociaux et religieux traditionnels, et sans doute laissé libre cours à ces élites prédatrices, mais comment expliquer que de grands chefs d’Empire, tels Ahmadou à Ségou, ou Samory à Bissandougou, se soient livrés, bien avant l’arrivée des Français sur le Niger, à des entreprises prédatrices, le premier contre les royaumes Bambaras, le second contre les royaumes Malinké ?

            Comment un historien africain peut-il expliquer qu’un grand chef de guerre et d’Empire comme Samory, très intelligent, issu d’une famille de colporteurs dioulas, ait choisi de fonder un nouvel empire par les armes et le « goupillon » de l’Islam, et non par le commerce, bien avant que les Français ne viennent à son contact ?

            Et sur le plan culturel, est-ce que la tradition africaine de respect, pour ne pas dire d’obéissance ou de soumission, à la famille, au clan, au village, aux anciens, aux ancêtres, au « chef »,  n’est pas une des clés des problèmes de l’Afrique moderne.

            Est-ce que la modernité individualiste, qui marche, bonne ou mauvaise est compatible avec la préservation de ces puissantes solidarités collectives ?

            Dans le livre déjà cité, M.Konaté ouvre des pistes fructueuses d’évolution, liées d’une façon ou d’une autre à une tentative d’équilibre entre libertés individuelles et traditions.

            Des élites françaises également prédatrices

            Mais pour rassurer M.Thioub, et m’attrister de mon côté, il n’y a pas que les élites africaines qui sont prédatrices, c’est aussi un gros problème pour les élites françaises actuelles, de plus en plus gangrenées par le fric, toujours plus de fric.

            Un « marqueur chromatique » de l’histoire ?

            Je partage en gros l’analyse de M.Thioub sur la situation de l’Afrique de l’ouest, l’existence d’élites prédatrices, le rôle très ambigu des Ong « 4×4 », et de certains clans de la Françafrique, dont on surestime, à mon avis, la puissance et l’intérêt économique, mais je suis beaucoup plus réservé sur la thèse historique du « marqueur chromatique », sur l’analyse du « piège chromatique ».

            Est-ce que ce concept a une valeur opératoire sur le plan historique ? Une valeur susceptible d’être démontrée, et effectivement démontrée ? A mon avis, pas plus que les quelques concepts flous que certains historiens manipulent, sans avancer aucune démonstration scientifique, tels que la mémoire collective, les stéréotypes, ou l’inconscient collectif cher au cœur de Mme Coquery-Vidrovitch.

            Un droit à l’immigration ? Curieuse proposition d’historien ! 

            M.Thioub, chiche !

            Quant au propos de l’historien sur l’état d’esprit de la France et des Français à l’égard des anciennes colonies :

            « Regardez à Paris les rues qui portent le nom de colonisateurs ! Les Français les ignorent, mais pas nous. L’image de l’Afrique coloniale n’a jamais été déconstruite en France. Elle sert les intérêts des tenants de la Françafrique. »

            Deux observations, premièrement, je suis un de ceux qui pensent que les colonies, mis à part le cas de l’Algérie, et encore, n’ont jamais été un sujet de préoccupation et d’intérêt majeur, y compris économique, pour les Français.

            Ils découvriraient, presque aujourd’hui, l’histoire coloniale grâce à l’immigration.

            Deuxièmement, je dis à M.Thioub, chiche ! Dites nous sur quelle base scientifique, une enquête d’opinion par exemple, vous pouvez confirmer ce que vous dites au sujet des rues « coloniales »  par le « pas nous »

            Il est exact que Faidherbe, Archinard, Combes qu’admirait d’ailleurs Samory, ont des rues à Paris, mais ni Brière de l’Isle, ni Borgnis-Desbordes, qui furent des acteurs importants de la première phase de conquête du Sénégal et du Soudan.

            Mais pour en terminer provisoirement avec ce débat, la vraie question de fond que posent les relations entre colonisateur et colonisé est celle des effets d’une modernité, bonne ou mauvaise, c’est-à-dire toujours un certain cours de l’histoire, qui de toute façon, aurait fait exploser les cadres traditionnels des sociétés africaines, et mis en jeu leur capacité à réagir et à s’adapter.

            Et il me semble que le livre déjà cité de M.Konaté apporte déjà un certain nombre de réponses intéressantes sur le sujet.

            Jean Pierre Renaud