« Les empires coloniaux » sous la direction de M.Singaravélou- Lecture critique

« Les empires coloniaux »

« XIX°-XX°siècle »

Points

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique

         Comme je l’ai annoncé le   6 janvier 2015 sur ce blog, je me propose de publier successivement une série de textes d’analyse de ce  livre.

        Cet ouvrage comprend neuf chapitres dont l’ambition est de balayer le spectre des empires coloniaux des deux siècles passés à partir des thèmes ci-après :

       1 – Les appropriations territoriales et les résistances autochtones : Isabelle Surun

       2- Castes, races et classes : Armelle Enders

       3 – Des empires en mouvement : Pierre Singaravélou

      4 – Reconfigurations territoriales et histoires urbaines : Hélène Blais

      5 – L’Etat colonial : Sylvie Thénault

      6 – Un « Prométhée » colonial ? Claire Fredj et Marie-Albane de Suremain

      7 – Un bilan économique de la colonisation : Bouda Etemad

      8 – Cultures coloniales et impériales. Emmanuelle Sibeud

      9 – Conflits, réformes et décolonisation Frederick Cooper

L’introduction

          A elle seule, l’introduction, dans son questionnement de synthèse, propose un bon cadrage des analyses historiques de ce livre, des analyses qui sortent du débat anachronique et souvent idéologique dans lequel certaines écoles historiques tentent d’enfermer le lecteur.

          Cette introduction au contenu très riche pose dès le départ les limites historiques de ces analyses, compte tenu de leurs sources :

        « Situations coloniales et formations impériales : approches historiographiques » (page 8)

        Ma première remarque a trait au champ historique et géographique choisi : deux siècles d’empires sur cinq continents, avec l’ambition de proposer une synthèse de situations coloniales et de temps coloniaux qui ont été extrêmement variés, changeants, et difficilement comparables, s’agit-il d’une gageure raisonnable ? Sauf, s’il ne s’agit que « d’approches » comme annoncé.

     Seulement à la fin du dix-neuvième siècle, quoi de commun entre la Corée coloniale, la Mandchourie coloniale, les Philippines coloniales, l’Indochine coloniale, les Indes coloniales, le Congo Belge, et l’Afrique Occidentale Française …, pour ne pas parler des empires coloniaux de Russie ou de la Turquie ?

     Une deuxième remarque de méthode historique :

     Ligne historique directe ou indirecte ? Un postulat à démontrer : ces sources historiographiques sont-elles représentatives de la réalité historique des empires coloniaux ? Dans quelles limites ?

      Quelle valeur historique ajoutée ?

      Certains historiens ou historiennes paraissent en effet se consacrer plus à l’historiographie qu’à l’histoire, c’est-à-dire à la recherche des dates, des faits, des chiffres qui caractérisaient le fonctionnement concret des sociétés coloniales « visitées », une observation d’autant plus importante que tous les spécialistes savent qu’il est très difficile de procéder à des comparaisons historiques pertinentes entre territoires et empires, sans tenir compte des situations coloniales et des temps coloniaux.

      A l’évidence, ce type de source introduit un doute sur la crédibilité des analyses, car s’agissant de synthèses sur des synthèses, comment avoir l’assurance qu’elles correspondent à des situations coloniales et métropolitaines ayant réellement existé et susceptibles d’être comparées ?

      Pour avoir lu de nombreux témoignages d’explorateurs, d’officiers ou d’administrateurs, je me pose la question de savoir, à consulter les bibliographies souvent et d’ailleurs étrangères, si ce type de source historique a encore de la valeur pour les historiens postcoloniaux ?

     Ce livre fait donc preuve d’une certaine hardiesse en se lançant dans une  démarche historique de synthèse qui chevauche cinq continents et deux siècles, avec l’ambition de proposer aux lecteurs une valeur ajoutée historique à celle de l’abondante historiographie consultée.

     En ce qui me concerne, et à propos de la chronique que j’ai publiée sur le blog, sur la comparaison entre les deux empires anglais et français, une ambition plus limitée que celle proposée par ce livre, ma conclusion a été que ce type de comparaison n’était pas très pertinente.

      Troisième remarque de méthode intimement liée à la précédente, celle de l’identification géographique et culturelle des mêmes sources, afin de limiter le risque le plus souvent reproché à nos histoires coloniales métropolitaines d’être marquées du défaut de l’ethnocentrisme.

      Un des trois adages de cette introduction aurait mérité en effet de trouver complètement à la fois son emploi et sa démonstration :

     « Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse ne pourront chanter que la gloire du chasseur »

         Proverbe nigérian

      Ne serait-il pas judicieux, afin que les discours tenus sur l’importance nouvelle du « subalterne », du « périphérique », du « global », ou du « connecté », ne soit pas suspectés de ce défaut, c’est-à-dire d’une nouvelle forme d’ethnocentrisme qui ne dit pas son nom, d’afficher les origines géographiques et culturelles des sources de l’historiographie citées, en distinguant celles qui ont pour origine, des chercheurs issus des empires examinés qui ont analysé les sources de leur pays, écrites ou orales, celles en Afrique, dites de la « tradition », et celles qui sont issues des travaux de chercheurs issus des métropoles.

        A titre d’exemple, les livres de Person sur « Samori », avec un très large appel aux sources de la « tradition », ou d’ A.Hampâté Bâ et J.Daget sur « L’Empire Peul du Macina » (1818-1853), un ouvrage dont le contenu était tiré entièrement de la tradition orale, fournissent des indications précises sur l’origine des sources.

       Autre difficulté de méthode : au-delà ou en deçà de l’histoire des idées, celle des chiffres, des grandeurs statistiques trop souvent négligées dans l’histoire coloniale ou postcoloniale française, hors les travaux de Jacques Marseille sur l’empire français,  de Daniel Lefeuvre sur l’Algérie, ou plus récents dans quelques-unes des contributions du livre « L’esprit économique impérial ».

        Le chapitre consacré aux empires en mouvement a le mérite de mettre en valeur ce facteur historique trop souvent ignoré, l’importance des mouvements migratoires de l’époque analysée, une analyse des chiffres qui relativise la perception historique que l’on peut avoir du mouvement des empires.

        A l’inverse, la contribution consacrée au bilan économique de la colonisation du chapitre 7 souffre d’une grande indigence de statistiques, surprenante étant donné que son auteur ferait partie d’une institution dénommée « The Paul Bairoch Institute of Economy History » de l’Université de Genève, donc sous le patronage d’un économiste historien qui s’est illustré dans l’analyse de statistiques financières et économiques de longue durée, d’autant  plus dérangeantes qu’elles mettaient par terre de nombreuses théories sur les rapports supposés et existant entre les économies développées et le monde des colonies.

      Autre question difficile à traiter, l’usage et le sens des concepts d’analyse choisis, sauf à rechercher dans la consultation des sources écrites ou dans les « traditions » locales, ce à quoi ils pouvaient correspondre, afin d’éviter un risque d’affublement ethnocentrique !

    Races, ethnies, classes : de quoi s’agit-il selon les époques ou les lieux ?

     En 1900 par exemple, sur les rives des fleuves d’Asie, d’Afrique, ou d’Europe, les ethnies, les races, ou les castes n’existaient pas ? Au témoignage même des grands lettrés des époques et territoires considérés ? En Asie, en Europe, comme en Afrique ?

     En Afrique, et dans le récit « Amkoullel, l’enfant peul », le grand écrivain Hampâté Bâ raconte qu’en arrivant pour la première fois dans sa classe, à Bandiagara, en 1912, son réflexe naturel fut de laisser sa place, l’avant-dernière, à Madani, qui occupait le dernière, alors qu’il était fils du chef :

     « Qui  vous a permis de changer de place ? s’écria le maître en bambara… »

     « Madani est mon prince, monsieur. Je ne peux pas me mettre devant lui. » (p331) 

     C’est donc sur l’intervention de l’instituteur, que l’égalité de rang entre élèves fut rétablie.

     Etat ? Il est difficile sur un tel sujet d’échapper à la projection conceptuelle de l’Etat tel que les Occidentaux  le concevaient, ou le conçoivent encore aujourd’hui avec les innombrables variantes géographiques ou temporelles que l’Europe a connues tout au long des 19ème et 20ème siècles.

      Quoi de commun entre la monarchie anglaise, la république française, l’empire allemand à  laquelle a rapidement succédé le nazisme ?

      Quoi de commun entre les empires d’El Hadj Omar, d’Ahmadou ou de Samory entre eux, ou comparés à l’émiettement des « Etats » de la forêt ?

      Quoi de commun entre le « Raj » indien des Anglais et l’Empire d’Annam ou de Chine ?

      Quoi de commun entre les différentes formes d’états existant dans le monde, qu’il s’agisse d’empires ou non à une  époque déterminée ?

     Nous verrons plus loin ce qu’un ancien gouverneur colonial, M.Delavignette écrivait à ce sujet, fort de son expérience africaine, sauf à contester un regard qui n’aurait pas été assez « subaltern », alors que dans le cas d’espèce il s’agit bien du témoignage d’un homme de terrain.

      L’introduction marque bien la complexité et la relativité des concepts et des analyses, en posant tout d’abord la question : « De quoi l’empire est-il le nom ?, et en enchainant sur une deuxième question : « La domination coloniale en question »

     Après avoir souligné : « L’empire est désormais partout » (p,9), l’auteur écrit : « les empires coloniaux se distinguent toutefois des autres empires par au moins deux caractères déterminants, leur dimension ultramarine

       Et par la présence « des sociétés coloniales constituées par des groupes sociaux en situation de contacts contraints et asymétriques : une minorité étrangère « racialement et culturellement différente » impose sa domination à une majorité autochtone » (p,15)

      L’auteur remarque toutefois, et à juste titre à mon avis : « Il serait utile de poursuivre ce travail de comparaison entre expansionnisme continental et colonisation ultramarine »

     Quid par exemple des américains et de leur conquête de l’ouest sur les Indiens ou des russes et de leur conquête du sud sur les Tartares ?

     Pour ne pas citer le cas des Chinois vers le nord, le sud, et l’ouest.

     Pour cette définition, l’auteur appelle en garantie les critères de souveraineté et de dépendance, avec en arrière- plan les concepts d’empire formel et informel.

     L’introduction  trace les limites des thèses historiques d’après lesquelles les métropoles auraient été coloniales en mettant en question « Cette vision d’un empire colonial omniprésent en métropole… » (p,20) proposée entre autres par le livre « La république coloniale ».

     Sur le sujet, je renverrais volontiers le lecteur vers le livre que j’ai publié  intitulé « Supercherie coloniale », lequel démontre qu’effectivement la propagande coloniale et la culture coloniale des Français n’ont eu ni l’ampleur, ni les effets  avancés par les auteurs de cette thèse.

     L’introduction évoque ensuite le thème des « circulations transcoloniales » (p,23), un thème difficile, plus difficile que celui de l’existence de « sous-impérialismes », tels celui de l’empire des Indes, ou ceux d’une nature tout différente, issus de la Première Guerre mondiale et de la SDN, c’est-à-dire les mandats.

     « Circulations transcoloniales » : qu’est-ce à dire ?

       Le deuxième point : « La domination coloniale en question »

      Les analyses font apparaître la grande difficulté qu’il y a à faire la synthèse des problématiques impériales rencontrées, et l’auteur note dès le départ que le rôle d’Edward Said dans l’énoncé d’un orientalisme occidental qui aurait donné sa marque au colonialisme a sans doute dépassé son objectif, en proposant en définitive une vision historique entachée du même défaut que l’ethnocentrisme, reproché aux « colonialistes », c’est-à-dire une forme d’ethnocentrisme inversé, celui des « colonisés ».

        Les lectures critiques des œuvres de Said que nous avons publiées sur ce blog avaient l’ambition à la fois de montrer la richesse des analyses d’Edward Said, et d’en montrer leurs limites.

      Cette partie de l’introduction met en lumière, de façon novatrice à mes yeux,  la multiplicité des problématiques que l’on pouvait rencontrer dans les sociétés coloniales, les types de résistances ou de collaborations indigènes, des sociétés indigènes qui « échappent aux  normalisations », « le fondement non-européen de l’impérialisme », l’instrumentalisation de la colonisation :

       « La domination coloniale n’est pas seulement imposée par les colonisateurs mais également instrumentalisée par des groupes autochtones qui confortent ainsi leurs positions sociale et politique, et coproduisent avec les colonisateurs un consensus idéologique et politique. » (p31).

       « Ces différentes pratiques de coopération, de résistance et de contournement, loin de s’exclure, constituent un répertoire d’actions mobilisables en fonction des rapports de force interne et externe » (p,32)

      Rappelons que l’ouvrage publié sous les auspices de l’Unesco sur l’histoire de l’Afrique, que nous avons commentée sur ce blog  dans l’analyse comparée des empires anglais et français en Afrique fournit maints exemples de la problématique de synthèse proposée.

      Dans les textes que nous avons publiés sur ce blog sur le thème des sociétés coloniales, nous avons souligné l’importance capitale du truchement colonial des acculturés et des lettrés.

     Trois remarques enfin sur trois constats proposés par l’introduction :

     Désaccord sur l’appréciation :

     «L’histoire de l’Inde britannique, comme celle des empires coloniaux, est jalonnée de guerres, d’insurrections et de mouvements sociaux qui font de la paix impériale un mythe. » (p,32)

      Il s’agit d’un raccourci temporel et géographique qui ne parait pas représentatif de la réalité et l’histoire des composantes des empires.

      Accord sur le constat du peu d’influence des administrations centrales :

     « Dans ce domaine, l’empire n’est bien souvent qu’une fiction » (p,34)

      Désaccord aussi sur les appréciations faites dans le domaine des grands programmes de scolarisation et de santé qui n’ont jamais été grands, sauf exception à noter.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

La conquête coloniale du Mali (anciennement le Soudan Français (1880-1900)

La conquête coloniale du Mali (anciennement le Soudan Français)

Années 1880-1900

La Conquête du Soudan : années 1880-1900

Avant propos

        En 2006, j’ai publié un livre intitulé « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » consacré aux recherches historiques que j’avais effectuées sur la façon dont fonctionnait concrètement le processus des conquêtes coloniales à travers l’évolution de la communication des mots par télégraphe ou câble, et celle des moyens de communication.

       Il s’agissait en quelque sorte de tenter de déterminer qui donnait véritablement les ordres et qui les exécutait, c’est-à-dire de décrire le fonctionnement du système nerveux et du système sanguin de la conquête militaire.

    Cette analyse montrait le rôle que les technologies nouvelles ont eu sur la conquête, rôle majeur ou négligeable, dans sa dimension artisanale en Afrique, ou nulle à Fachoda, et industrielle au Tonkin, ou à Madagascar.

       L’historien Brunschwig avait noté à juste titre qu’en l’absence du télégraphe, il n’y aurait pas eu de conquête coloniale en Afrique.

     Mon ambition était de vérifier la thèse d’après laquelle les conquêtes coloniales auraient le plus souvent résulté du « fait accompli » des exécutants sur le terrain colonial.

    Cette analyse mettait en évidence l’importance du concept de « liberté de commandement » dans le fonctionnement de l’action militaire, un principe théorique et pratique permanent qu’il était d’autant plus difficile de mettre en œuvre dans un contexte colonial.

     Ces recherches ont montré que le « fait accompli » colonial se « logeait » le plus souvent dans les instances ministérielles.

      Ajoutons que mon analyse ne confirmait pas la thèse défendue par deux historiens, MM Person et Kanya Forstner , d’après laquelle la conquête en question aurait été le « fait accompli » d’une clique d’officiers, qualifiés le plus souvent de « traineurs de sabre ».

    Dans le livre de référence, la deuxième partie était intitulée « La conquête du Soudan : une conquête en cachette » Titre 1 : Les caractéristiques du Soudan (page 79 à 107) – Titre 2 : Cap sur le Niger (page 119 à 161) – Titre 3 : Cap sur Tombouctou (page 183 à 249)

      Nous proposons aux lecteurs le texte de la conclusion qui a été consacrée dans ce livre à la conquête coloniale du Soudan, en gros le Mali d’aujourd’hui.

Conclusion générale du rôle de la communication et des communications dans la conquête du Soudan, au cours des années 1880-1894 (page 305 à 310)

      « Quelles conclusions tirer de notre analyse ?

  Tout au long du XIXème siècle, avec une accélération vers la fin du siècle, le monde connut de grands bouleversements techniques, une révolution dans les transports terrestres et maritimes, avec la vapeur, dans les communications avec l’électricité, le télégraphe et le câble, et dans l’armement avec le fusil à répétition et les canons aux obus de plus en plus performants, mais aussi l’invention de la quinine.

               Une nouvelle puissance formidable était conférée aux pays capables de mettre en œuvre ces différentes technologies, et l’historien Headrick avait raison de souligner que « Technology is power ».

               Les techniques sûrement, mais aussi le management militaire des conquêtes, sorte de technologie que l’on passe trop souvent sous silence, car les officiers européens savaient parfaitement utiliser les nouveaux outils de leur puissance.

               En Afrique de l’ouest, l’armée d’Ahmadou ne fit jamais le poids en raison des insuffisances de son commandement et de son armement, ce qui ne fut pas le cas de Samory et de ses généraux, de Samory lui-même qui fut incontestablement un grand chef de guerre au témoignage de ses adversaires français les plus objectifs.

               La faiblesse des Etats de l’Afrique de l’ouest en faisait des proies faciles pour les nouveaux prédateurs, perpétuant ainsi à leur façon le mouvement du monde de la grandeur et de la décadence des civilisations.

               L’Afrique de l’ouest était mûre pour tomber entre les mains des puissances européennes, parce que l’Europe était devenue avide de terres nouvelles, qu’elle voulait considérer comme vierges, et de richesses supposées.

               Comment interpréter ces conquêtes, décidées ou entérinées le plus souvent par des gouvernements qui n’avaient ni connaissance, ni expérience des pays vers lesquels ils dirigeaient leurs bateaux et leurs troupes ?

               Les initiatives d’un Léopold II qui, par le biais d’une association créée de toutes pièces, lui fit attribuer un territoire gigantesque qu’il fit ensuite reconnaître comme un Etat indépendant, constitue le meilleur exemple de cette folie qui saisit alors les gouvernements d’Europe. Sauf à faire observer que le roi des Belges était alors un des rares chefs d’Etat qui avait une connaissance assez étendue de l’outre-mer !

              Mais revenons au cœur de notre sujet, le rôle qu’ont pu jouer la communication et les communications dans le cas concret de la conquête du Soudan.

        L’analyse a fait ressortir deux grandes périodes, la première période entre 1880-1888  et la deuxième période entre 1888 et 1894.

               Au cours de la première période qui correspond en gros à la construction des lignes de communication de tous ordres (des mots, des hommes, et de leurs approvisionnements) entre Kayes et Bamako, et à la consolidation des positions françaises sur le Niger, période qui s’acheva avec le deuxième commandement supérieur de Gallieni en 1888, la communication gouvernementale a été le plus souvent claire, même si elle connut quelques hésitations à partir de 1885, date à laquelle le commandement supérieur eut d’ailleurs la possibilité, à Bamako, de communiquer directement avec Saint Louis et Paris.

             Mais cette mise en relation directe ne changea pas sensiblement les conditions d’exercice du commandement et le fonctionnement de la chaîne de commandement ministre – gouverneur – commandant supérieur. Les instructions ministérielles étaient, pour l’essentiel, respectées, étant donné qu’on ne peut pas à partir des quelques cas particuliers, quelques opérations hors normes, telles que Goubanko, Kéniera, ou Niagassola, accuser les commandants supérieurs d’avoir outrepassé leurs instructions.

               Elle eut surtout pour effet de permettre au ministre de la Marine et des Colonies, et donc au gouvernement, d’être informé de ce qui se passait sur les rives du Sénégal et du Niger, et donc de pouvoir satisfaire la curiosité éventuelle des députés.

               L’observation est importante, étant donné que câble ou non, et télégraphe ou non, les colonnes du Soudan étaient inévitablement laissées à elles-mêmes, dans une logique décrite comme celle du coup parti, qui ouvrait en grand le champ possible des faits accomplis.

               Succès ou échec reposaient presque entièrement sur les épaules des officiers, chefs de colonnes, sur leur ligne de ravitaillement, leur logistique, l’armement dont ils disposaient, leur état de santé, et leur capacité de management sur des terres inconnues.

              L’ installation de lignes télégraphiques, et au moins autant, l’aménagement parallèle d’une ligne de transport entre Kayes et Bamako ont en revanche modifié les conditions du commandement sur le théâtre d’opérations local lui-même. Les combats de Niagassola, en 1885,  en ont fourni un exemple, une sorte de contre- exemple de l’épisode Rivière au Tonkin.

          Les autres technologies utilisées, celle de l’armement, de la santé, et du management, ont contribué au moins autant, sinon plus, au succès des colonnes françaises vers le Niger.

               La thèse d’après laquelle la conquête du Soudan aurait été le résultat de l’action d’une clique d’officiers, thèse défendue par les historiens Kanya Forstner et Person, nous semble donc excessive, en tout cas pour cette première période.

               La deuxième période allant de 1888 à 1894, date de la prise de Tombouctou, soulève des questions différentes, et elle correspond en gros au proconsulat d’Archinard.

               Alors que la France était à présent solidement installée sur les rives du Niger et qu’elle disposait des lignes de communication nécessaires à ses opérations, le constat a été fait d’un flottement incontestable de la communication gouvernementale et de la décision elle même. Le gouvernement donnait l’assurance au Parlement de sa volonté de mettre un terme à de nouvelles conquêtes territoriales, mais en même temps, il se contentait d’entériner les faits accomplis d’Archinard, après avoir fait mine de les désavouer.

        Signe du pouvoir d’un petit nombre d’hommes politiques qui occupèrent successivement un sous secrétariat d’Etat aux Colonies de plus en plus puissant et autonome, avec la montée en force progressive et parallèle d’un groupe de parlementaires acquis à l’expansion coloniale, et sans doute des affinités maçonnes entre les décideurs politiques.

        Ce flottement des décideurs, dans un contexte institutionnel complexe du commandement sur le terrain, fut à l’origine des initiatives indisciplinées des commandants des canonnières, dont les conditions d’exercice de leur commandement étaient très comparables à celles des chefs de colonnes terrestres, avant que n’existent les lignes télégraphiques, au cours de la période 1880-1885.

               En 1893, le télégraphe s’arrêtait à Ségou, et le commandant de la flottille inscrivait toute initiative dans la même logique du coup parti que ses prédécesseurs des colonnes terrestres, Borgnis Desbordes ou Combes.

               Force est de constater que les officiers de marine ont fait preuve de beaucoup plus d’indiscipline que les officiers de l’infanterie de marine, pour les raisons que nous avons décrites, que l’on pourrait ramener au facteur Archinard, mais sans doute au moins autant par la facilité que leur donnait leur commandement, l’assurance et l’autonomie que leur donnait la flottille dont ils disposaient, son armement, et surtout la tentation du grand fleuve, de la découverte, sinon de la conquête, puisqu’il suffisait de larguer les amarres et de se laisser porter par le courant du fleuve.

               Au cours de cette période de conquête, ce fut beaucoup plus la problématique du commandement et sa déontologie, que celle des communications qui fut en jeu.

               Problématique du commandement : les ministres ayant toujours entériné les faits accomplis d’Archinard, avaient pris la responsabilité d’un processus de décision vicié, et lorsque Delcassé convainquit le gouvernement de ne pas renouveler le mandat d’Archinard et de nommer un gouverneur civil, il ne se donna ni les moyens, ni le temps, de gérer la transition dans de bonnes conditions, d’où les désastres de Tombouctou, et de Toubacao. 

               Déontologie du commandement des Archinard,  Bonnier, Jaime, Hourst, et Boiteux, qui incontestablement interprétaient les instructions, exploitaient une situation floue pour prendre les initiatives qui leur convenaient.

        Dans de telles conditions, est-ce qu’il est possible d’adopter la thèse de l’impérialisme militaire du Soudan défendue par les deux historiens cités plus haut ? Rien n’est moins sûr, parce après tout, il fallait que les ministres disent non, révoquent les officiers insubordonnés, et Archinard lui-même défendait cette thèse dans la fameuse note que nous avons citée.

               A partir du moment où le ministre entérinait un fait accompli, il l’assumait complètement.

               A la séance de la Chambre du 4 mars 1895, le député Le Hérissé stigmatisait la façon de procéder du gouvernement et corroborait l’analyse d’Archinard :

               « Si nos gouvernants avaient eu alors l’intention de ne pas marcher sur Tombouctou, si le sous secrétariat d’Etat avait eu la volonté de dire aux militaires du Soudan : vous n’irez pas plus loin ; il aurait pu télégraphier au colonel Combes : arrêtez vous, n’allez pas au-delà de Djenné et de Ségou.

               Au lieu de cela, au lieu de donner des ordres nets et précis, que fait le Gouvernement ?

               Il envoie au colonel supérieur, le 7 août 1893, une dépêche conçue dans des termes les plus vagues et les plus insignifiants :

               Soyez très prudents, n’écoutez les ouvertures que si elles vous paraissent sérieuses ;

               Dans le langage habituel du ministère des Colonies, cela signifiait : allez faites ce que vous pourrez ; réussissez, nous serons avec vous ; et si vous ne réussissez pas, nous vous blâmerons et vous désavouerons. »

               Il est difficile d’interpréter les initiatives d’Archinard et de ses officiers en considérant qu’elles traduisaient une forme d’impérialisme secondaire,  du type de celui que décrivait Headrick dans le cas des Indes. L’empire anglais des Indes avait la richesse nécessaire pour armer une marine et une armée, ce qui n’était pas du tout le cas du Sénégal. Le groupe de pression des maisons de commerce de Saint Louis avait de tout petits moyens, et il n’avait jamais réussi à peser sur la politique de conquête, alors qu’il préférait aux colonnes la paix des traités avec les grands chefs africains.

               Il existait dans l’exercice du commandement de l’époque une grande inertie, liée aux conditions de transmission des ordres et des comptes rendus, aux conditions de transport des hommes et de leurs approvisionnements. Succès ou échecs dépendaient beaucoup de la clarté et de la pertinence de la communication politique et militaire d’engagement de la campagne. Une fois le coup parti, les ministres n’avaient plus qu’à former le vœu que tout se passe bien. Nous revenons aux propos auxquels nous avons fait allusion dans notre introduction, ceux de lord Swinton : une fois les ordres donnés, Moltke pouvait partir pêcher à la ligne. Pendant la guerre 1914-1918, et la deuxième guerre mondiale,  les commandements continuèrent à être confrontés à ce type de situation.

               Les ministres de la Marine et des Colonies pouvaient d’autant plus aller pêcher à la ligne que la conquête du Soudan s’effectuait en cachette du Parlement et de la presse, ce qui ne fut pas du tout le cas de la conquête du Tonkin et de Madagascar. Les désastres de Tombouctou se produisirent au moment où les journaux, et cette fois l’opinion publique, étaient mobilisés par l’expédition de Madagascar.

               La conquête du Soudan qui allait s’achever, en 1898, par la défaite de Samory, fut également une conquête à petit prix ? Entre 1879 et 1899, la France y dépensera de l’ordre de 433 millions d’euros, alors que la seule expédition du Tonkin, en 1885,  coûtera la bagatelle de 1 600 millions euros.

               Et tout cela, dans quel but ? Pour faire cocorico à Tombouctou ou pour trouver un « Eldorado » qui n’y existait pas. Paul Doumer posa plus tard la bonne question : pourquoi étions – nous allés à Tombouctou ? »

           ( A la Chambre des Députés, le 13 novembre 1894, Gaston Doumergue avait déclaré: « Nous sommes allés à Tombouctou sans que personne ne sût pourquoi »)

               Il n’est pas besoin de présenter Paul Doumer, qui fut un homme politique important de la Troisième République, ministre, Président du Sénat (1927), Président de la République (1931), et Gouverneur Général de l’Indochine entre 1896 et 1902.

Et en qui concerne le titre choisi pour le livre en question :

« Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » (2006)

Le titre un peu énigmatique de ce livre tire sa source dans une anecdote citée par Roland Dorgelès lors de son séjour chez les Moïs d’Indochine :

« le vent des mots », l’installation des lignes télégraphiques par les troupes coloniales les inclinait à penser que c’était le vent qui portait les mots du nouveau télégraphe.

« le vent des maux », étant donné que la colonisation n’a pas été un long fleuve tranquille.

« le vent du large », parce qu’en définitive cet épisode de l’histoire de la France n’a peut être servi qu’à lui donner un peu plus le goût du large.

Jean Pierre Renaud

PS : ce livre a fait l’objet d’un prix de l’Académie des Sciences d’Outre Mer –  editionsjpr.com – prix port compris en métropole : 27 euros