L’Ordre public entre Troisième et Cinquième République

« Toute ressemblance entre contextes historiques existants ou ayant existé serait pure coïncidence ! »

L’Ordre public entre Troisième et Cinquième République ?

1888-2020

L’actualité des dernières années met à rude épreuve les nerfs des forces publiques narguées et accusées de tous les péchés de la création, m’a remis en mémoire un récit que fit Marie Etienne Péroz, officier des Troupes Coloniales, en qualité d’officier d’ordonnance du Ministre de la Marine et des colonies : il fut acteur et témoin d’une opération de maintien de l’ordre particulièrement délicate à l’occasion des manifestations populaires en faveur du Général Boulanger en 1888.

            Les contextes historiques  ne sont pas du tout les mêmes, mais un épisode comme celui-là nous rappelle le risque que prennent les pouvoirs publics à ne pas bien mesurer le ras-le-bol des forces de l’ordre quand il se nourrit de l’actualité politique du moment.

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« Péroz 4ème Partie »

 « Fin de partie coloniale »

« Général Boulanger, capitaine Dreyfus, colonne Voulet- Chanoine »

« Chapitre 19 »
Le commandant Péroz, officier d’ordonnance des ministres de la Marine et des Colonies (1888-1891) Un brin de confession politique !

La situation de la Troisième République en 1888

La Troisième République n’avait pas dix ans d’ancienneté et ses institutions étaient encore fragiles. Deux historiens, Boyer et Dubois, ont baptisé cette période « La tentation du sabre », et nous verrons, à travers le témoignage du commandant Péroz, placé aux premières loges de la vie politique, à Paris, comment les événements se sont déroulés lorsque le général Boulanger se trouva en situation de prendre le pouvoir.

            Les gouvernements formés par la gauche républicaine modérée se succédaient à un rythme rapide, mais ils avaient en face d’eux une opposition de droite relativement forte.

Au cours de son passage au ministère de la Marine et des Colonies, le commandant Péroz fut en contact avec le Président de la République Sadi Carnot, les présidents du Conseil, Floquet, Tirard et de Freycinet, et servit successivement dans le cabinet de trois amiraux, Krantz, Jaurès, et Barbey.

Tous ces gouvernements avaient une coloration politique de gauche républicaine et modérée, et une étroite solidarité franc-maçonne unissait souvent beaucoup de ces ministres, notamment ceux qui étaient les promoteurs des conquêtes coloniales.

Mais curieusement, ces dernières étaient le fruit d’une nouvelle alliance entre le « sabre » et le « goupillon » idéologique, celle de l’armée ou de la marine, et de la franc-maçonnerie politique.

C’est donc dans ce contexte politique et institutionnel que le commandant Péroz servit au Ministère de la Marine et des Colonies.

Jusqu’à la création d’un ministère des Colonies, en 1893, les ministres de la Marine furent également des ministres des Colonies ; à cette époque, l’infanterie de marine relevait donc du même ministère, et c’est là que le commandant fut affecté en qualité d’officier d’ordonnance des ministres.

Le témoignage de Péroz est d’autant plus intéressant qu’il nous donne à la fois, l’ambiance des relations qui existaient alors, dans cette période d’extrême tension politique entre le pouvoir exécutif et l’armée, et son sentiment personnel sur le type de relations qui pouvaient exister alors entre un gouvernement et son armée.

A cette occasion, et une fois de plus, l’homme, le citoyen, et l’officier se découvraient dans leur authenticité.

Péroz, officier d’ordonnance

«  De l’année 1888 au mois de juillet 1891, je remplis les fonctions d’officier d’ordonnance des trois ministres de la marine qui se succédèrent pendant cette période…

            Il est facile de se représenter la vie d’un officier dans l’entourage immédiat d’un ministre : vie d’apparat et de représentation. Pour moi, au contraire, elle fut toute de travail, entrecoupée seulement et non remplie par les obligations extérieures de ma charge. Cependant j’eus maintes occasions d’observer, au cours de ces trois années, le monde politique d’alors auquel j’étais fortement mêlé par ma situation.

            C’était pendant la période de l’agitation boulangiste. L’excitation de la bataille sans merci que se livraient les partis permettait de mieux en voir les chefs au naturel. J’aurais pu faire sur eux une ample moisson d’études. Mon existence vagabonde à travers le monde sauvage, où ne pénètrent que des échos très espacés et très affaiblis des dissentiments aigus qui, périodiquement, agitent les Français, m’avait tenu très en dehors de toute opinion exagérée. » (432/PV)

            Le loyalisme de Péroz

            «  Mes sentiments se bornaient à un loyalisme absolu, traduit par une obéissance entière aux représentants du gouvernement de la république et à mes chefs directs. Je ne comprenais guère les violences de langage qui, si rapidement, transforment en irréconciliables ennemis deux citoyens dont les vues gouvernementales diffèrent. Dans cet état d’esprit, mes remarques pouvaient être empreintes de quelque impartialité.

            Mon intention n’est pas de décrire les phases politiques que j’ai traversées. Au reste, mon opinion sur ces événements, quelle qu’elle soit, serait sans valeur. Mais à coup sûr cependant, l’exprimer, blesserait soit les uns soit les autres, par ce fait qu’elle émanerait d’un officier. D’autre part, je n’ai reçu des divers personnages avec lesquels j’ai été en rapport, que des témoignages de bienveillance et d’estime ; il y aurait quelque ingratitude à me laisser aller à des appréciations critiques sur leur rôle, que, au demeurant, je ne prétends nullement avoir été en mesure de juger.

            Je voudrais seulement conter quelques faits qui ont produit sur moi une très vive impression. Ils sont peu nombreux ; j’étais suffisamment absorbé par les tâches diverses qui m’incombaient pour ne jeter qu’un regard distrait sur les incidents qui se produisaient au Parlement ou dans la rue. Je n’ai voulu retenir que ceux auxquels j’ai été personnellement associé. »

Le général Boulanger et l’attitude des forces de police

            « Le 27 janvier 1889, Paris et la France entière étaient dans un état d’effervescence extraordinaire. Le général Boulanger était nommé député de Paris, battant Floquet, son adversaire, à une énorme majorité. Sur le soir, une population enthousiaste se pressait sur les boulevards, s’étalait sur la place de la Concorde, s’engouffrait dans la rue Royale, applaudissant les résultats partiels du vote qui s’allumaient aux transparents. Déjà le succès de l’élection du général était certain.

            J’étais de service de nuit au ministère de la Marine. Dans la première cour, du côté de la rue Royale, un escadron de la garde républicaine attendait, pied à terre, toutes portes closes, que l’ordre lui fut donné de déblayer la place de la Concorde et les abords de l’Elysée.

            Au dehors, un ronflement ininterrompu de cris, au milieu desquels dominaient ceux de : « Vive Boulanger ! A « l’Elysée ! » On s’écrasait littéralement aux abords de la rue du Faubourg Saint Honoré et sur la place de la Madeleine pour acclamer le nouvel élu qui, entouré de ses fidèles, paraissait de temps en temps aux fenêtres du restaurant Durand.

            Dans la rue Saint-Florentin, derrière le Ministère, la foule était moindre. C’était un courant continu de gens pressés de manifester ou d’agir, venant de la place de la Concorde ; ils allaient s’aplatir contre la masse qui obstruait le rond-point de la Madeleine, la pénétrant peu à peu, la rendant plus dense, plus échauffée, plus menaçante. La deuxième cour du Ministère, celle qui donne sur cette rue et qu’entourent les appartements particuliers, était occupée par un bataillon de ligne tout entier.

            A neuf heures, nous recevons par téléphone, du ministre de l’Intérieur, l’ordre pour les troupes stationnées dans l’hôtel de la Marine de dégager la rue Royale et de couvrir le palais présidentiel.

            J’étais en tenue de service. Aiguillettes, brassard blanc à la manche, bandes d’or au pantalon

Les hésitations de l’escadron de la garde républicaine

            « Je me présente au capitaine commandant l’escadron ; je lui transmets les instructions que je venais de recevoir. C’était un grand beau garçon, vigoureux, trapu, la mine énergique, une quarantaine d’années, peut-être. Il me fit répéter l’ordre, il le redit à son tour pour s’assurer qu’il l’a bien retenu. Plusieurs sous-officiers nous entourent et paraissent écouter curieusement.

            S’étant ainsi assuré qu’il a bien saisi ce qu’on veut de lui, il s’approche de son cheval et commande : «  A cheval ! »

            A mon grand étonnement, car la garde républicaine parait être en tout temps troupe de discipline modèle, quelques cavaliers seuls se mettent en selle. Leur chef rassemblait déjà ses rênes et faisait signe au concierge d’ouvrir la lourde porte de la rue Royale.

            A ce moment, il se retourne pour s’assurer qu’on est prêt à marcher et pour faire le signal de : « En avant ». La vue d’une partie de son escadron encore à pied, les hommes ramassés en petits groupes chuchotant à voix basse, arrête net son geste. Sa figure trahit la stupéfaction la plus complète : à coup sûr, il ne comprend pas. Et moi, à pied près de lui, je ne comprends guère plus. Mais un maréchal des logis se charge vite de nous éclairer sur les sentiments de tous :

            – Mon capitaine, fait-il d’une voix légèrement gouailleuse, serait-ce que nous allons conduire Boulanger à l’Elysée ?  S’il n’en est pas ainsi, peut-être ferions- nous tout aussi bien de rester ici.

             – Parfaitement ! Soulignent plusieurs voix.

            Les gardes, leurs figures goguenardes tournées vers le capitaine, semblent approuver.

            Moi, je commence, assez démonté, et sans trop savoir ce que je disais :

            –  Capitaine…

            Mais un hurlement, un beuglement plutôt, m’interrompt :

            – Nom de Dieu, à cheval ! A cheval ! Nom de Dieu ! Rugissait le capitaine, la face enflammée, congestionnée, la main sur la poignée de son sabre, qu’il tire à demi en faisant volter son cheval et en le poussant contre ses hommes.

            Sa voix a éclaté comme un tonnerre dans la cour à demi obscure qu’entourent les hautes murailles. Le silence s’est fait tout d’un coup sur le roulement de l’écho des jurons. On n’entend plus que le cliquetis des fourreaux de sabre des cavaliers qui se mettent en selle, et les tintements des mors et des gourmettes.

            La grande porte s’ouvre à deux battants, jetant brutalement un flot de lumière dans la cour ; les cuivres polis des casques brillent et les aciers scintillent. La foule entassée dans la rue acclame Boulanger et l’appelle à l’Elysée ; lorsqu’elle voit apparaître cette troupe silencieuse, elle la salue de quolibets et d’insultes. Les figures  des soldats se crispent ; elles deviennent dures et provocantes au fur et à mesure que, par quatre, à la sortie du palais, elles sont fouettées par les ricanements et les défis.

            Sont-ils encore boulangistes les beaux cavaliers de la garde ? Peut-être. Mais ils ne seront certainement pas avec le peuple, cela se voit dès maintenant ; leur consigne sera, à coup sûr, vigoureusement exécutée.

            Les portes se sont refermées.

            Déjà, la mêlée brutale a commencé. Des cris d’effrois, des vociférations emplissent la rue. »

L’obéissance du bataillon d’infanterie

            «  Dans la seconde cour, le bataillon d’infanterie attend, faisceaux formés. J’ai fini de communiquer à son commandant les ordres du gouvernement. Il me demande quelques renseignements sur la topographie du quartier. Puis il fait signe à une escouade d’agents de police qui lui est attachée de venir à lui, et il explique le cas. Pendant ce temps, les petits troupiers comprennent à ces conciliabules qu’on va marcher ; ils se placent d’eux-mêmes derrière leurs armées, debout, immobiles, attendant le commandement. Le chef de bataillon est monté à cheval ; les capitaines l’ont  imité :

            –  Rompez ! … ceaux ! Remettez !… ette ! Par le flanc droit, droite ! En avant !

            La porte de la rue de la rue Saint-Florentin s’est ouverte.

            – Marche ! Et le bataillon s’écoule sans un mot, sans autre bruit que celui des pas qui sonnent sur le pavé de la cour, que le tintement de la ferraille des fourreaux et des quarts.

              « L’armée est boulangiste », affirmait-on alors dans les milieux officiels ; « les officiers particulièrement », ajoutait-on volontiers. Les deux exemples que je viens de rapporter peuvent servir à se faire un jugement sur ce sujet.

            Cette nuit-là, vers une heure du matin, les manifestants avaient été refoulés, puis dispersés. Il ne restait dans les rues avoisinant le Ministère et sur la place de la Concorde, que de tardifs curieux qui regagnaient hâtivement leur demeure. A peine, de temps à autre, un groupe de braillards. Sous la colonnade, dans l’ombre que projettent les arceaux qui la supportent, était embusqué un détachement d’agents de police. Les hommes qui la composaient devaient avoir une forte revanche à prendre, car leurs agissements étaient empreints d’une sorte de sauvagerie violente ; ils semblaient en proie à une surexcitation extraordinaire, animés d’un irrésistible désir de rendre avec usure les coups anonymes reçus dans les charges de la soirée.

            Dès qu’un inoffensif promeneur tournait l’angle de la rue Royale, il était immédiatement happé par la bande qui le secouait durement, en le questionnant sur les causes de sa déambulation tardive. A grands renforts de bourrades, de coups de pèlerine sur les épaules et sur la tête, on l’interrogeait. Si ce traitement poussait le pauvre diable à quelques récriminations, son affaire était claire. Entraîné sous le péristyle, il recevait une homérique volée ; après quoi, de grands coups de pied au derrière l’invitaient à gagner au large et à rentrer promptement chez lui. »

La joiedes chapeaux haut-de-forme

            «  Les chapeaux haut-de-forme causaient aux défenseurs de l’ordre un plaisir particulier. A ce tournant redoutable de la rue Royale, une invincible tentation déchargeait à l’improviste les poings robustes sur ces bourgeoises coiffures : sous le choc, le cylindre se plissait d’un seul coup en accordéon, s’enfonçant parfois jusqu’au nez, à la grande joie des policiers.

            Bien peu de Parisiens osaient se plaindre d’un traitement si abusif. J’ai conclu de cette grande philosophie que le Parisien est, de sa nature, extrêmement soumis aux fantaisies des représentants de l’autorité.

            Au reste, toute protestation, il s‘en produisait cependant quelques-unes, occasionnait au patient rétif un complet désastre ; il était ainsi convaincu, plus qu’aucune autre parole n’eût pu le faire, du tort certain dans lequel un citoyen se met en revendiquant le droit incertain de porter chapeau haut-de-forme. »

Pages  235 à 239 du livre :

               « Les Confessions d’un officier des Troupes Coloniales »

                     Niger (Samory) . Guyane (Dreyfus) . Tonkin (Dé-Tham)

Marie Etienne Péroz

1857-1910

Editions JPR (2011)

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En anecdote historique plus récente, pendant la révolte de mai 1968, en Haute Saône, le gouvernement Pompidou –Président de Gaulle aux abonnés absents…

           Plus personne au gouvernail !

      Un des principaux animateurs de cette révolte, Daniel Cohen-Bendit se veut aujourd’hui conseiller des Princes qui nous gouvernent…

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Ultime question ?

Dans une situation du même genre en 2020, y-aurait-t-il un capitaine pour « mettre la main sur la poignée de son sabre » ?

Jean Pierre Renaud     Tous droits réservés

Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures locales de pouvoir local – III – Lyautey et l’Empereur d’Annam Than Taï

Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local

1850-1900 : au Soudan, avec Samory, Almamy, en Annam, avec Than-Taï, Empereur d’Annam, à Madagascar, avec la Reine Ranavalona III

III

1896 : Lyautey et l’Empereur d’Annam Than-Taï

            En Indochine, la France procéda rapidement à la mise en place d’une administration directe qui ne disait pas son nom, les résidents français doublant les mandarins, représentants officiels de l’Empereur d’Annam.

            Les mandarins annamites étaient choisis et formés au terme de concours difficiles, et ils constituaient à l’évidence une élite administrative.

            Les gouverneurs n’ont eu de cesse que de vouloir un Empereur à leur dévotion, n’hésitant pas à les remplacer le cas échéant.

            J’ai déjà évoqué dans un de mes textes la discussion qu’eut Lyautey avec l’un de ses collègues, ingénieur, à l’occasion de la visite du Gouverneur Général de l’Indochine à la Cour de Hué.

            Le texte qui suit illustre parfaitement la problématique coloniale entre administration directe ou indirecte.

            Nous évoquerons ultérieurement dans un autre texte les conséquences que cette façon de concevoir la colonisation française a eu des conséquences tragiques dans le déroulement de la guerre d’Indochine entre 1945 et 1954.

Tourane, le lundi 31 août 1896 – Lettres du Tonkin, page 415

      En Annam, La Cour de Hué

            L’Empereur Than-Taï était jeune et avait un comportement despotique à l’égard des membres  de la Cour d’Annam, notamment des femmes.

            Lyautey, alors Commandant, racontait le comportement espiègle, pour ne pas dire plus, de ce jeune empereur d’Annam, à bord de leur bateau.

            « A bord du Haïphong, en route de Tourane à Saigon, 1er septembre, soir,

            Embarqués  à 3 heures ; le Roi est venu visiter le courrier, le plus grand bateau qu’il ait vu jusqu’ici. Lunch, séparation, adieux ; il avait repris le turban royal, la Légion d’Honneur. Il entre en scène comme un acteur, et c’est amusant de le voir « poser » pour dissimuler ses étonnements… il a par l’intermédiaire de Hoang-Trang-Phu, des mots très aimables pour moi. Et comme je m’étonne, moi, chétif dans cette hiérarchie, qu’il m’ait ainsi distingué, et le lui exprime, il me fait dire par Hoang qu’il tient  à remarquer ma politesse et ma déférence que je lui ai témoignée, ce qui prouve simplement qu’il n’a pas toujours été gâté à cet égard.

      Et puis que voulez-vous, pour moi il est le Roi.

            C’est depuis huit jours ma constante, très cordiale et plaisante querelle avec l’ami R…, l’ingénieur en chef des Travaux publics…

         R… écume de se courber, de se découvrir, de rester debout, de voir M.Rousseau, inspecteur général des Ponts, po-ly-tech-ni-cien, etc, etc, céder le pas à ce môme vicieux, et ronchonne les mots « mascarade, humiliation » ; moi, je rigole ; j’émets l’idée, qui le fait bondir, que je ne sais pas pourquoi nous ne lui baisons pas la main. – Eh ! Qu’est-ce que ça me fait ses vices, la gale de son petit frère, ses néroneries de palais ; c’est le petit-fils des Gia-Long et des Ming-Mang, le dernier des Nguyen, c’est la grande force sociale de cet empire de 20 millions d’hommes, au passage duquel les populations se couchent dans la poussière, dont un signe du petit doigt est un ordre absolu ; et grand Dieu ! Servons-nous en et n’énervons pas cette force, puisque nous en tenons les ficelles, et persuadons-nous que ce n’est ni l’Administration directe, ni toute la compétence  technique des B… et des N… qui la remplaceront, et, ne fût-ce que par conviction, honorons-le par politique. Toute la philosophie du Protectorat est là-dedans ; et c’est pourquoi… il ne fallait pas annexer Madagascar.

            Et maintenant que la féerie est finie, Than-Taï parti, et le courrier en marche, examinons notre conscience.

            Il n’y a pas assez de mots pour flétrir la conduite de la France vis-à-vis du petit Roi. Nous avons beau jeu à nous indigner de ses vices, de ses cruautés, de son insouciance. On connait son histoire. En 1889, à la mort de Dong-Khan notre créature, ne voulant naturellement pas remettre sur le trône Ham-Nghi, chef du parti national, le déporté d’Alger, nous allâmes chercher un fils de Duc-Dui, fils adoptif et héritier de Tu-Duc qui avait régné quelques heures à la mort de ce prince, en 1883. Ce fils, c’était Than-Taï, qui avait 11ans. Elevé en prison avec sa mère, dans les besognes serviles, loin des partis et des échos de la cour, il était à notre merci, malléable à volonté.. Et ainsi que le remarque le plus distingué des anciens Résidents généraux de ce pays, nous pouvions et devions en faire le Roi idéal du Protectorat, entouré de maitres français, formé à nos idées, initié à nos plans, le meilleur des intermédiaires pour en assurer l’exécution. Qu’avons-nous fait ? Pendant deux ans, nous avons placé auprès de lui, au Palais, un commis subalterne, sous prétexte de lui apprendre le français. Et puis, c’est tout. On lui a donné des joujoux, tantôt la Grand-Croix de la Légion d’Honneur, tantôt des polichinelles à musique, l’an dernier une tapisserie des Gobelins. Et on l’a laissé pousser comme il a voulu, oisif et tout puissant, dans le mystère de ce monde d’eunuques, de harem, de bas serviteurs. Et il s‘est ennuyé royalement, sans un livre, sans une distraction du dehors, sans un dérivatif aux instincts. Et la sève est venue, et le petit homme est très vivant, et les flatteurs et les pourvoyeurs étaient là tout prêts ; et ça s’est déchaîné en débauches et en cruautés, avec les raffinements et l’ampleur que comporte l’exercice absolu de la tyrannie domestique. Mais enfin, à qui la faute ? Et alors ce furent des punitions de collège, le Résident supérieur venant faire des scènes de pion, le mettant aux arrêts pendant 30 jours dans une pagode avec trois femmes seulement, des remontrances solennelles du Conseil des Régents, ravis au fond et faisant courir le bruit que le Roi était fou pour se ménager le moyen de le déposer et de nous proposer une créature de leur choix…

        Pourquoi, pourquoi depuis sept ans n’avoir pas placé auprès de lui un ou deux Français sûrs, civils ou militaires, tantôt ses compagnons, tantôt ses mentors, tantôt ses maîtres, le cœur haut placé, de bonne éducation, déférents et fermes, qui se fussent voués à cette noble tâche…

      Mais tous ces beaux discours n’empêchent pas que nous pouvons nous vanter d’avoir « raté » Than-Taï. »

         (Lettres du Tonkin et de Madagascar, p,418 à 422)

       Il défendait le principe du maintien d’un Empereur Fils du Ciel à la tête de l’Annam, par respect de la religion, de la culture, et des traditions de ce pays.

      Citons à présent, comme nous l’avions annoncé un bref résumé de l’histoire d’un Enfant du Miracle qui apparut au Tonkin dans les années 1896, et qui incarna alors un des mythes religieux et culturels du delta.

       Dans le Yen-Thé, une zone géographique du delta du Tonkin d’accès difficile, entrelacée de rizières et de bois, les troupes coloniales combattaient alors un redoutable adversaire, le Dé Tham, qu’il était difficile de classer dans la catégorie des grands pirates endémiques du delta ou dans celle des rebelles à la présence française, des rebelles appartenant à la classe des mandarins ou des entourages des Empereurs d’Annam, en lutte ouverte ou clandestine depuis de très nombreuses années.

     Le Colonel Frey que nous avons déjà rencontré dans le Haut Sénégal notait :

        « Il faut donc le reconnaître, le parti national de la lutte contre l’influence française existe réellement au Tonkin et en Annam… Ce parti… son influence grandit chaque jour. »

       Le commandant Péroz proposa un récit souvent savoureux et coloré de son commandement au Tonkin, et notamment de la lutte qu’il conduisit contre le Dé-Tham qu’il finit par « apprivoiser », mais cela ne dura pas longtemps.

      « Un enfant du miracle » :

      A cette occasion, il racontait l’aventure d’un enfant du miracle, le Ky-Dong, une aventure qui s’inscrivait parfaitement dans les croyances et coutumes annamites, un monde que la France avait bien de la peine à déchiffrer :

     « Ky-Dong était fils de mandarin, et avait su inscrire ses origines dans le merveilleux des légendes et des devins, et son rôle et son histoire, dans celle de l’Annam et de la monarchie, et de l’influence qu’y avaient toujours eu les lettrés…

       Tout séparait donc le Dé-Tham d’un personnage aussi curieux que le Ky-Dong, ses origines et son parcours, avant qu’il ne vienne s’installer dans le Yen-Thé.

       « C’était un charmant annamite que l’ »Enfant du miracle » ; un des types les plus gracieux de cette race pétrie de délicatesse et de distinction.

       Presqu’encore adolescent, vingt ans à peine, élancé, très fin, souple comme une jeune tige de bambou. Une chevelure magnifique, ample, abondante ; lustrée, d’un noir luisant de jais ; quand son chignon était dénoué, cette chevelure l’enveloppait jusqu’aux pieds, comme une pèlerine de soie brillante. Ce cadre d’ébène rehaussait la pâleur du teint, qui se colorait de furtives rougeurs lorsque vibrait en KY-Dong quelque vif émoi. Les yeux éclatants n’étaient pas ceux de sa race ; ils étaient largement fendus, enchâssés dans des orbites profondes ; ils étaient voilés de longs cils dont la frange délicate soulignait une ombre légère l’acuité d’un regard qui ne jaillissait que par courtes éclipses sous des paupières souvent baissées. La bouche était d’un joli modèle, avec des lèvres rouges, écrin d’une merveilleuse dentition, que la laque et le bétel n’avaient pas souillées. Des mains et des pieds d’enfant.

      Il parlait en zézayant un français très pur, empreint volontiers de quelque recherche..

        Ainsi m’apparut un jour, à Nha-nam, à la porte de mon bureau, le corps serré dans un élégant fourreau de soie, le calculateur habile qui faillit révolutionner le Tonkin, pour satisfaire les aspirations de bien-être et de luxe que nous lui avions inculquées.

      Il était né à Nam-Dinh, la capitale des lettres tonkinoises. Lorsque nous nous emparâmes de la ville, il avait huit ans. C’était le fils d’un petit mandarin sans grande influence et fortune. Cependant Ky-Dong était connu, honoré et aimé de tous, hauts fonctionnaires, soldats, marchands et nha’qués, tous s’inclinaient devant la légende miraculeuse qui auréolait l’enfant des reflets  d’une couronne, et lui prédisait une destinée royale. (HCB/p,324)

     Cette prédiction, faite lors de sa naissance, s’inscrivait parfaitement dans le contexte des croyances annamites traditionnelles, lesquelles, en tout cas, à nos yeux d’occidentaux, relevaient du même monde merveilleux qui a toujours nourri nos propres superstitions et légendes.

     Nous ne nous attarderons pas en détail sur son histoire, qui, est à elle seule, comme celle du Dé-Tham, un véritable roman, mis seulement sur quelques épisodes.

        « Paul Bert était à cette époque résident général en Indochine. L’événement et la légende lui ayant été rapportées, il décida de faire élever en France ce jeune Annamite prédestiné… L’enfant fut donc envoyé à Alger, puis à Paris, dans un lycée où il fut interne… Certes, ces dix années vécues au milieu de nous avaient profondément bouleversé la mentalité de Ky-Dong, mais point dans le sens que pensaient ses maîtres. Les femmes galantes, les voitures confortables, les appartements somptueux, les mets et les boissons recherchés avaient tous ses suffrages…

      Il n’avait pas vécu à Paris, tellement isolé de ses compatriotes, qu’il n’eût appris les rancœurs et les amertumes accumulées par nos maladresses et par notre mépris des coutumes séculaires, des usages familiaux, et des croyances respectées. Ces sentiments seraient le terrain qui, sur un geste de lui, déterminerait une fermentation qu’il saurait surexciter à son avantage…

       Une procession annonciatrice :

       « Il y avait une grouillante procession de robes noires et de parapluies verts… un exode vraiment, mais un exode de mandarins et de notables… plusieurs milliers certainement. Leurs piétinements soulevaient un grand nuage de poussière rouge… D’où sortait cette foule d’une qualité si particulière ? Que faisait-elle dans mon pays misérable et dépeuplé ? A qui ou à quoi en avait-elle ? Où allait-elle ?…

Or c’était du côté de la forêt qu’ils allaient ! Vers la forêt maudite, la forêt redoutée, la forêt des pirates et du tigre ! Des mandarins, des notables… Cela sentait naturellement le surnaturel… »

     Personne ne savait rien et un étrange visiteur attendait le commandant Péroz dans son bureau, confortablement installé dans un fauteuil.

       « … Mon commandant, je n’ai pas encore eu l’honneur de me présenter. Je me nomme Ky-Dong… En annamite, cela veut dire « l’Enfant du miracle »….

      Ky-Dong donne au Commandant les raisons de sa présence :

      « En effet, mon commandant, j’oubliais l’important. Je vous croyais renseigné. Voici une lettre du résident supérieur qui vous donnera les raisons de ma venue dans le Yen-Thé, et de celle des braves gens qui, en ce moment, défilent devant votre résidence…

        L’idée générale était de déverser sur le Yen-Thé une partie du trop- plein de la population du delta, afin de remettre en valeur nos plaines incultes. Ky-Dong avait offert de la réaliser…

      Toute la bande, cinq à six mille personnes, maîtres et serviteurs, était logée tant bien que mal aux alentours des blockhaus dont j’avais retiré les garnisons… Une petite ville s’était levée comme par enchantement autour du blockhaus de Cho-kei. Ky-Dong en avait fait sa résidence….

      Dans la résidence, une salle de conférence :

      «  De cette salle partaient les proclamations qui allaient enflammer les courages jusque dans les villages les plus reculés du Tonkin… »

      Le commandant Péroz accumule les informations d’après lesquelles Ky-Dong fait toute autre chose que ce pourquoi il annonçait être venu, et le commandant va prendre un certain nombre d’initiatives pour se débarrasser du personnage.

    Ky-Dong avait donc fait un passage de comète révolutionnaire dans le Yen-Thé, région impénétrable que la France n’avait pas réussi à pacifier complètement, compte tenu du foyer de rébellion qui y couvait, et qu’entretenait le grand chef pirate Dé-Tham.

      Dans le livre déjà cité, le commandant Péroz en fit un récit très documenté.

    Au fur et à mesure des années, les Résidents de France doublèrent dans la pratique les mandarins qui exerçaient théoriquement à la tête des circonscriptions impériales.

            Certains diraient sans doute que le futur Maréchal de France avait une conception britannique de la colonisation, et ils n’auraient sans  doute pas tort.   Il n’aurait sans doute pas déposé la Reine de Madagascar,  s’il avait occupé le poste de Gallieni, autre futur Maréchal de France qu’il admirait.

   Lors de son proconsulat marocain, il eut toujours soin de respecter les institutions locales, la monarchie et la religion musulmane.

       Jean Pierre Renaud  –  Tous droits  réservés

Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local

Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local

1850-1900 : au Soudan, avec Samory, Almamy, en Annam, avec Than-Taï, Empereur d’Annam, à Madagascar, avec la Reine Ranavalona III

II

« 1886, le voyage extraordinaire en France de Karamoko, fils préféré de Samory, une occasion manquée »

Ci-après, un résumé.

Le colonel Frey, ancien commandant supérieur du Haut Sénégal, écrivait dans son récit de campagne :

            « Il confia Karamoko, son fils, à la mission française, pour le présenter au commandant supérieur (lui-même alors) et au gouverneur ; puis malgré la répugnance que lui inspirait un trop grand éloignement de ce fils préféré, sur une demande du colonel Frey, il autorisa son départ pour la France.

            « Emmène mon fils, écrivit-il à ce dernier, je te le confie. A partir de ce moment, et pendant tout le temps qu’il sera dans ton pays, sers-lui de père ! J’ai pleine confiance dans les Français » (180/F)

Le colonel avait en effet demandé au lieutenant Péroz d’en entretenir Samory, et ce dernier n’accepta ce voyage qu’après une longue hésitation. Il lui demanda de s’engager à ce que son fils n’aille pas plus loin que  Saint Louis et lui fit jurer de veiller personnellement sur lui. Il se résigna finalement à ce que Karamoko parte en France.

            Le prince Karamoko était alors le fils préféré de Samory, mais le lecteur doit savoir que l’Almamy avait plusieurs femmes et des dizaines d’enfants. Péroz accompagna donc le prince Karamoko de Bissandougou à Saint Louis, puis à Paris.

            Ce voyage était une preuve de confiance de la part de Samory et s’inscrivait dans la mise en œuvre du traité de protectorat de Kénieba Koura que la France ne trouvait pas suffisant.

             Ce voyage extraordinaire s’inscrivait bien dans une logique politique, celle d’une alliance avec Samory, avec l’espoir de faire passer nos idées chez des représentants de la génération qui suivait. L’école des otages avait été créée au Sénégal dans le même état d’esprit.

            Car si les Français ignoraient alors beaucoup de choses sur l’Afrique, les mœurs, les institutions, la carte territoriale des pouvoirs, entre les villages, les royaumes, les empires, les Africains étaient encore plus ignorants de l’Europe, tout au moins ceux de l’intérieur, et Samory faisait partie de ceux-là.

            A l’occasion de la présentation du livre Au Soudan Français, à Besançon, à la séance de la Société d’Emulation du Doubs du 10 août 1889, M.Besson notait à juste titre au sujet du voyage de Karamoko :

            « Peu après eut lieu le voyage à Paris de son fils Karamoko, voyage, on s’en souvient, qui occupa beaucoup la presse d’alors, mais qui, au fond, avait un but plus sérieux que celui d’amuser les badauds de la capitale. Il s’agissait de donner au prince soudanien une idée générale de notre puissance, et de détruire ainsi les préjugés des siens qui faisaient de la France un ensemble d’îles pauvres et peu habitées, placées à l’embouchure du Sénégal. »

            Karamoko débarqua à Bordeaux le 9 août 1886, et prit le train pour Paris le 11 août 1886.

            Il s’installa au Grand Hôtel et partagea son temps entre les spectacles, les visites officielles et l’étude des questions militaires. La petite histoire raconte que la note de son hébergement fut salée :

            «  Karamoko vint donc à Paris, où l’ambassade ouassoulienne eut son heure de célébrité.

            Pour faire honneur à son fils, Samory lui avait constitué, à son départ du Niger, une suite composée de deux cents guerriers, musiciens, femmes ou captifs, dont la plupart attendirent à Kayes le retour de Karamoko. Une trentaine de ces serviteurs descendirent à Saint Louis.

            Sur ce nombre, six seulement osèrent affronter la mer : les autres, au moment de mettre le pied sur le paquebot- « ce monstre marin »- comme ils l’appelaient – qui devait les emmener en France, prirent honteusement la fuite…

            Leur arrivée à Bordeaux, leur trajet en chemin de fer, leur séjour d’un mois à Paris furent pour Karamoko et pour sa suite une série de singulières surprises : ils marchèrent comme dans un rêve, d’étonnement en étonnement, de stupéfaction en stupéfaction. (181/F)

            Les merveilles de la capitale, les représentations auxquelles ils assistèrent dans les théâtres et dans les cirques furent pour eux des spectacles d’une étrangeté et d’une splendeur incomparable…

            L’un de ces spectacles faillit amener un dénouement tragique : c’était une soirée de l’Eden-Théâtre ; le fameux prestidigitateur, M. Bustier de Kolta, escamotait une jeune femme ; au moment de la disparition de cette dernière, tous nos hôtes furent frappés de stupeur ; ils veulent s’enfuir, croyant avoir en leur présence le diable en personne.( N’oublions pas qu’au Soudan le diable est un personnage à la peau blanche) On eut toutes les peines du monde à les rassurer et à les persuader qu’ils étaient le jouet d’une illusion.

            Karamoko fut, pendant son séjour à Paris, l’objet d’une vive curiosité. » (182F)

            Dans la capitale, il fut reçu par les plus hautes autorités de l’Etat : La Porte, Secrétaire d’Etat aux Colonies, l’amiral Aube, ministre de la Marine, Freycinet, Président du Conseil, Grévy, Président de la République.

            Boulanger, le jeune général, Ministre de la Guerre, alors en pleine ascension politique, le reçut et lui fit visiter des établissements militaires et l’autorisa à assister aux grandes manœuvres militaires du mois d’août 1886. Concernant le traité que son père, Samory, venait de signer avec la République française, le général exprima son  espoir :

            « Je suis convaincu, lui dit-il en terminant, que vous emporterez de votre voyage l’opinion que la France est une nation puissante et qui traite ses hôtes avec la plus grande générosité. »

            Incontestablement, les pouvoirs publics voulaient montrer au fils préféré de Samory toute la puissance de la France, afin qu’il puisse s’en faire l’écho et le témoin auprès de son père.

            On fit beaucoup de cadeaux à Karamoko, et lui-même et sa suite en ramenèrent beaucoup pour eux et pour l’Almamy lui-même.

            La malle en zinc du prince

            Dans son livre Au Niger, Péroz racontait qu’à l’occasion de sa campagne soudanaise des années 1891-1892, objet du chapitre 9, alors que la France avait décidé, notamment sur la pression d’Archinard, de détruire l’empire de Samory, il fit une découverte étonnante.

            «  La prise la plus curieuse fut sans contredit une malle en zinc peint, propriété du prince Karamoko, qui renfermait parmi de nombreuses surprises une collection de journaux illustrés de Paris et de Londres représentant Karamoko se délectant dans les douceurs de son séjour au Grand-Hôtel en 1886 : le prince à table, le prince dans sa chambre à coucher, le prince roulant en huit ressorts sur les boulevards. Que ces temps heureux de splendeur et de luxe sont loin ! Maintenant, il faut, courbé par la volonté absolue d’un père inflexible, coucher sur la dure au hasard des événements, exposé à de  fâcheuses surprises comme celles de ce matin, et se contenter d’une maigre pitance qui ternit le vernis des joues potelées d’antan.

            Un peu de reconnaissance et surtout l’espoir de refaire quelque jour un aimable séjour dans la capitale ont toujours fait de Karamoko l’apôtre de la paix dans les conseils de son père ; il eut volontiers tout lâché pour continuer avec les Français l’agréable vie de prince dont on lui avait donné un si alléchant avant-goût. Mais Samory ne se paie pas de bagatelle ; il a fallu courir la campagne et entendre trop souvent hélas ! A son gré, siffler à ses oreilles les balles de ses amis les Français.

            J’imagine que lorsque Karamoko représentait à Samory notre puissance militaire dont la comparaison avec la sienne, malgré son nouvel armement en fusils à tir rapide, ne pouvait laisser aucun doute sur l’issue de la lutte, l’Almamy devait lui répondre quelques chose d’approchant traduit en bon français : Nous périrons tous les uns après les autres s’il le faut, mais nous périrons glorieusement… les idées élevées qui, quoiqu’on en ait dit, forment le fond du caractère de Samory ne lui sont pas échues en apanage ; aussi bien le courage n’est pas son fort ; des prisonniers nous ont conté par la suite qu’après le sanglant combat de Diamanko, jugeant que la valeur de son fils n’avait pas été suffisamment à hauteur de la position élevée que lui conférait sa naissance l’avait fait fouetter durement devant ses troupes afin que ce châtiment, de tous points douloureux, lui rappela par la suite ses devoirs de prince et de chef. » (19/AN)

Commentaire : la citation de Péroz nous donne un flash cinématographique sur la suite des événements, la reprise de la guerre avec l’Almamy, alors que le voyage de Karamoko, et les relations familières que le lieutenant Péroz avait réussi à nouer aussi bien avec le fils qu’avec le père contribuèrent au succès de la mission du Ouassoulou, que conduisit Péroz, capitaine cette fois, à Bissandougou, capitale de l’empire de Samory, en 1887.

            L’idée de ce voyage était excellente, mais une fois connue dans les pays du Niger, en jouant sur la puissance du téléphone arabe qui était grande alors, la relation nouée entre Samory et la France, allait être rapidement répandue, en bien ou en mal, selon les partenaires ou adversaires potentiels.

            Ce que confirmait le capitaine Binger au cours de la mission d’exploration qu’il effectua à la fin de l’année 1887, entre les côtes du Sénégal et celles de Guinée.

            Un chef du pays Mossi lui avait fait parvenir le message suivant :

            « Tu diras à ce blanc qu’il ne marche pas plus loin, et qu’il s’en retourne immédiatement d’où il vient, car s’il n’est pas parti ce soir, je lui fais couper le cou. Jamais, tant que Téngréla nous appartiendra, un blanc n’y passera; nous ne voulons plus entendre parler d’eux. Ils ont fait la paix avec Samory et emmené son fils Karamokho en France. Qu’ils aient fini la guerre, nous le comprenons, car on ne peut pas se battre toujours, et puis Samory a donné aux blancs le pays qu’ils demandaient, mais ils n’avaient pas besoin de conduire son fils en France. Nous étions beaucoup qui luttions contre Samory et il ne pouvait pas nous vaincre, mais quand on a appris que vous aviez emmené son fils en France, beaucoup de petits pays qui étaient hostiles à Samory de sont mis avec lui en nous disant : Vous voyez les blancs ont porté Karamokho en France, leurs soldats les aideront, nous sommes perdus si nous ne disons pas que nous sommes contents de lui. C’est ainsi que nous restons seuls avec Tieba, le Kandi, le Niémé, le Follona et Dioma. Si Samory arrive à prendre Sikasso, nous sommes perdus ; mais nous lutterons, et avant qu’il prenne nos femmes et nos enfants, il faut que nous lui tuions quelques centaines de soldats. Si nous faisons la paix, c’est pire : nos femmes et nos enfants seront vendus pour des chevaux et nous ne serons pas vengés. Quand les blancs de Bamako verront nos femmes et nos enfants passer le fleuve, ils pourront dire: c’est nous Français qui avons fait cela.

            Ah ! Si les Français étaient venus il y a trois ou quatre ans, nous aurions été contents de leur donner notre pays et Tieba aussi. Il est vrai que vous n’avez pas aidé Samory avec des soldats, mais vous avez fait plus de mal en emmenant son fils en France. » (54/B/)

Indiquons au lecteur que le prince Karamoko avait profité de son passage à Saint Louis pour se procurer, à son retour, sept ou huit fusils Kropatchek, les nouveaux fusils à répétition et à tir rapide, dont l’Almamy fit le plus grand profit par la suite.

            Avec le nouveau commandant supérieur Archinard, la paix céda la place à la guerre, et Karamoko se trouva avec son armée, aux premières loges des combats contre les troupes coloniales.

            Lors de sa dernière campagne au Soudan, en 1891-1892, Péroz l’eut en face de lui à maintes reprises, cette fois comme adversaire, notamment dans le massif du Toukouro.

            La fin tragique de Karamoko

            Le prince Karamoko connut d’ailleurs une fin tragique, à la manière du Samory cruel que certains mémorialistes ne se sont pas fait faute de décrire.

            Ce qui est établi, c’est le retour de Karamoko, en 1888, dans l’Ouassalou en révolte, le cœur des Etats de Samory, alors que celui-ci subissait des échecs devant Sikasso, et que la plupart de ses  Etats connaissaient les mêmes troubles. Karamoko mata la révolte, et se retrouva en première ligne, contre les Français, au cours de la campagne Humbert. Au fur et à mesure des années, et dans la perspective d’une fuite de Samory vers l’est, le prince se trouva, bon gré, mal gré, le représentant des pacifistes dans la cour de l’Almamy.

            Il n’était plus l’héritier désigné de Samory.   

            Dans les années 1893-1894, il eut des contacts avec les postes français, des lettres ont été ou auraient été échangées, d’après lesquelles Karamoko envisageait de rallier le camp français. Il est avéré que ces contacts existèrent et que Samory fut informé d’une partie d’entre eux. Le prince fut convoqué à la cour et son procès instruit.

            L’Almamy ordonna de « l’emmurer dans une case et de l’affamer progressivement. Au bout d’un mois, il trouva son fils toujours aussi obstiné et le laissa mourir de faim. » (p,1 506)

L’historien Person intitule très curieusement l’avant  dernier paragraphe de son chapitre, « Mort d’un orgueilleux », et celui du dernier paragraphe, « Refus des compromis. »

Je ne suis pas sûr que le premier sous-titre donne la bonne dénomination de la décision de Samory, alors qu’elle ajoute un élément à charge dans le dossier de la cruauté de l’Almamy.

                J’ai raconté ailleurs, dans un livre consacré à Péroz, cet épisode historique tout à fait intéressant, d’autant plus qu’il illustrait une démarche politique et culturelle qui avait évidemment beaucoup d’affinités avec les démarches anglaises dans leurs territoires, c’est-à-dire ne pas toucher, autant que faire se peut, aux institutions politiques locales, même imparfaites.

Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » Sophie Dulucq – 7

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »

Sophie Dulucq

7

Chaînes de transmission et points de rupture

La charnière des indépendances

           A lire le contenu de ce chapitre, comme souvent à la lecture des chapitres précédents, le lecteur se pose la question de savoir, et c’est assez souvent le cas chez les chercheurs qui se recommandent aussi de l’histoire «méthodique », si leur discours n’est pas également entaché d’un parti pris politique, ou peut-être idéologique qui ne dit pas son nom.

            Il est tout de même difficile d’analyser tout le pan de l’histoire coloniale en l’accusant d’avoir été au service de l’impérialisme, d’être donc intellectuellement « soumise » et de prétendre au contraire que l’histoire coloniale et postcoloniale, postindépendances, n’aurait aucune racine idéologique ou politique. Les exemples cités par l’auteure en manifestent tout à fait l’existence après la deuxième guerre mondiale.

                   Je dirais volontiers qu’au-delà, ou en-deçà de ce type d’analyse, pourquoi ne pas dire qu’il y a eu un avant 1939 et un après 1945, avec un monde nouveau aussi bien en Asie, en Afrique, ou en Europe, et naturellement en France, avec des « situations coloniales ou métropolitaines » complètement différentes.

          A situations historiques nouvelles, histoires et historiens nouveaux !

           Un de mes vieux amis me répète souvent que dans le domaine de l’histoire,  les nouveaux ont besoin de s’opposer aux anciens pour se faire connaître et exister, courants nouveaux contre courants anciens, et dans le cas de l’histoire coloniale, leur travail n’ a pas été trop difficile, compte tenu de l’inégalité de moyens qui existaient dans les deux mondes ancien, et nouveau, de la nouvelle configuration politique née de la Résistance, composée d’un mélange de christianisme et de marxisme.

          L’auteure donne l’exemple du mépris que le « mandarin » Renouvin, « grand maître de la Sorbonne en histoire contemporaine » manifestait à l’égard du monde colonial :

         «  Ce témoignage est emblématique de la piètre estime dans laquelle certains mandarins tiennent, à la veille des indépendances les recherches historiques touchant au monde colonial »

         Hubert Deschamps, ancien administrateur colonial, et exemple d’une conversion universitaire réussie lequel « … incarne pourtant plus que tout autre la continuité, se sent lui-même obligé d’écrire en 1970 : « (Avant 1960), l’histoire coloniale était hagiographique, héroïque (d’un seul côté), patriotique, uniformément bienfaisante et civilisatrice. » (p,258)

        Une simple remarque à ce sujet, Deschamps n’avait pas manifesté une très grande continuité dans ses orientations politiques.

         L’auteure note toutefois :

         « Au- delà du petit jeu un peu vain des « permanences et ruptures » – on se doute bien que l’on trouvera au final des héritages mais aussi des solutions de continuité -, l’enjeu est surtout de s’interroger sur la nature de ce qui change à la charnière des indépendances. » (p, 359)

       Le dernier chapitre «… ce dernier chapitre, plus court que les précédents qui constituent le cœur de cette recherche, a l’ambition de suggérer des questions et des pistes, de proposer des interprétations, plutôt que d’apporter de fermes conclusions. S’adressant notamment à des historiens qui ont vécu l’émergence de l’histoire africaniste postcoloniale, on peut souhaiter qu’il soit matière à discussion, voire à controverse. » «  (p,259)

      « Ce qui n’était pas le cas des chapitres précédents ?

      « Institutionnalisation de l’histoire de l’Afrique et développement de nouvelles logiques scientifiques : le temps des « aires culturelles » (p,259)

     « L’on assiste en France, au début des années 1960 à une distinction grandissante entre « histoire de l’Afrique » et « histoire coloniale », à une reconnaissance institutionnelle de la première et à une disqualification de la seconde.

         S’agissait-il d’une véritable « conversion » des historiens ou de la concrétisation d’un monde nouveau sur le plan politique, financier, et intellectuel, avec la création du FIDES, de l’ORSTOM, le poids nouveau du Parti Communiste en France et du marxisme en général ?

           La série d’exemples cités par l’auteure n’en constituerait-t-elle pas la démonstration ? Deschamps, Julien, Dresch, Suret-Canal, Person… ?

          L’auteure écrit :

         « Le contexte politique des indépendances joue indubitablement son rôle dans l’institutionnalisation de l’histoire de l’Afrique en France… Hubert Deschamps obtient la chaire d’« histoire moderne et contemporaine  de l’Afrique » et Raymond Mauny celle d’« histoire ancienne de l’Afrique…(p,260)

         Les deux chaires viennent d’être créées à la Sorbonne ! Une petite révolution !

       « … C’est aussi la logique qui prévaut à la VI° section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, créée en 1947 et dirigée d’abord par Lucien Febvre, puis à partir de 1956, par Fernand Braudel. La nouvelle section, officiellement fléchée « Sciences économiques et sociales », est surtout centrée sur les sciences sociales, mais devient vite le bastion de la conception histoire défendue par les Annales : celle d’une discipline carrefour des sciences sociales… (p260)

          « … Ces diverses formes de reconnaissance universitaire sont des victoires sur ce que Jan Vansina considère rétrospectivement comme la forteresse quasi imprenable de l’Université française : il insiste en effet sur le caractère centralisé et mandarinal de l’Alma Mater d’avant 1968, qui rejette les historiens de l’Afrique aux marges de l’histoire et, ce qui est plus grave d’un point de vue purement stratégique, aux marges de l’Université. Mais Marc Michel nuance cette vision et considère au contraire que l’institutionnalisation des années 1960 entérine « un mouvement de fond ». » (p, 260)

      C’est également mon opinion, un mouvement que la seconde guerre mondiale a précipité, avec l’élection de députés et de conseillers de la République venus de l’outre-mer dans nos assemblées, l’esprit nouveau des gens de la Résistance, l’influence des courants politiques de gauche, et peut-être un intérêt nouveau pour l’agitation qui commençait à se développer dans les outre-mer, facilitée par la naissance de mouvements nationalistes nouveaux qui s’épanouissaient grâce au soutien des Etats Unis, de l’URSS, et des nouvelles nations du Tiers Monde, l’Inde, l’Indonésie, l’Egypte, avec l’évolution politique qui se profilait en Afrique, avec le Ghana.

         Pour ne pas parler de la guerre d’Algérie dont Stora fait l’alpha et l’oméga de notre histoire coloniale, pour ne pas dire nationale, sauf à indiquer que les nationalistes d’Algérie eurent en définitive peu de soutien de la part des nouveaux dirigeants d’Afrique.

        « Passeurs, filiations, mutations » (p,263)

        « La décolonisation assure donc l’entrée à l’Université de personnalités qui ont été partie prenante de l’Empire : Deschamps, ou Mauny sont d’anciens fonctionnaires coloniaux. Brunschwig a enseigné à l’ENFOM… Ce faisant, ils ont constitué un chaînon important entre l’histoire d’avant les indépendances et celle qui démarre après. » (p,263)

         L’auteure explique alors que tout n’était pas à jeter dans ce passé, contrairement à ce qu’écrivait Jan Vansina  « lequel propose de faire démarrer la « véritable «  histoire de l’Afrique en France à l’élection d’Yves Person à la Sorbonne en 1971, et à celle de Catherine Coquery-Vidrovitch, la même  année, dans la nouvelle université de Paris 7°. Cette vision est excessive, mais elle a le mérite d’être sensible à la continuité qu’incarnent les nouveaux promus des années 1960. Il est certainement plus juste de voir Brunschwig, Deschamps et Mauny comme des passeurs, comme des historiens de la mutation, un pied dans l’histoire coloniale, l’autre dans la nouvelle aventure historiographique, et eux-mêmes sujets à une évolution scientifique personnelle. » (p,266)

         Deux observations, la première relative à Brunschwig : je ne suis pas sûr que cet historien confirmé, élevé au lait de Marc Bloch, ait eu besoin d’une «  évolution scientifique personnelle ».

          La deuxième concerne Yves Person : l’intéressé fut également un produit de l’ENFOM, d’abord administrateur colonial, qui se convertit, comme Deschamps, dans l’histoire coloniale qu’on n’appelait plus « coloniale »

        Yves Person était un homme de gauche, ce qui veut dire, qu’il n’était pas complètement à l’écart du courant politique universitaire dominant de l’époque.

        Il se trouve qu’à l’occasion de mes recherches personnelles sur le colonel Péroz, et notamment à l’occasion de son séjour dans le bassin du Niger, et notamment de ses contacts et relations personnelles avec Samory, j’ai lu la thèse, c’est-à-dire la somme que cet historien a consacré au personnage, une somme très fouillée de plus de mille ou deux mille pages, faite du recueil de milliers de témoignages oraux, les fameuses « traditions orales », confrontées à sa propre lecture, côté français, de l’histoire de Samory. Cette thèse était intitulée « Samori, ou la révolution  Dyula ».

          A la lecture de ce document, et comparé à ce que je pouvais moi-même interpréter de cette période de conquête française, j’en avais recueilli la conclusion que son auteur manifestait beaucoup de compréhension historique pour le personnage, pour ne pas dire de compassion, et beaucoup moins pour ceux qu’il baptisait les « traineurs de sabre ».

          Assez souvent, par exemple il met en cause le témoignage de Péroz, alors capitaine, lequel à son époque était une rareté, étant donné qu’il parlait au moins deux dialectes du Soudan de l’époque, et qu’il avait incontestablement su gagner la confiance de Samory.

          Péroz faisait œuvre d’historien amateur, comme beaucoup de ses collègues, puis administrateurs, en pleine découverte de ce nouveau continent, et j’avouerai bien volontiers que leurs successeurs, artisans ou non, devraient être bien contents de pouvoir consulter, encore de nos jours,  ce type de source historique, et quoiqu’on en dise.

         A ma connaissance, mais sans aller plus loin, sa lecture n’a pas rencontré tout le soutien qu’il pouvait escompter auprès d’une partie des intellectuels africains.

      « Une nouvelle génération intellectuelle » (p,269)

       Ou une nouvelle génération politique ? Car beaucoup des noms cités par l’auteure étaient affiliés à la gauche marxiste ou communiste, pour ne pas citer aussi l’héritage de ceux qui ont milité contre la guerre d’Algérie.

       Est-ce que Mme Coquery-Vidrovitch n’a pas alors partagé ce type de communauté idéologique ?

       Comment ne pas faire remarquer que deux professeurs spécialistes d’histoire économique, celle des chiffres et non des idées, qui avaient viré leur cuti en travaillant avec une méthode digne de celle des Annales, Jacques Marseille et Daniel Lefeuvre, avaient conclu que, contrairement à ce qu’ils croyaient, les thèses marxistes sur le rôle de l’impérialisme dans les colonies, la dépouille, manquaient de pertinence scientifique.

           Ne s’agirait-il pas de la problématique qui sépare les historiens des idées et ceux des faits, de leurs effets, aussi précisément évalués que possible, la première des deux problématiques étant de nature à encourager toutes les dérives possibles des interprétations historiques.

          Dans une thèse récente, Mme Huillery a développé l’idée à coup sûr, séduisante, pour tous ceux qui soutiennent la thèse de notre autoflagellation nationale, mais mal fondée dans ses instruments choisis de pertinence scientifique, l’idée d’après laquelle, ce n’était pas l’AOF qui était le fardeau de l’homme blanc, mais le contraire, en retournant l’axiome bien connu de l’histoire coloniale.

          Il convient d’ailleurs de noter que dans cette thèse, madame Huillery met évidemment en cause, mais de façon très insuffisante les travaux de Jacques Marseille et même de Catherine Coquery-Vidrovitch.

          Je m’en suis expliqué longuement sur mon blog.

        L’auteure donne l’exemple de Suret-Canale en notant :

         « L’engagement militant de Jean Suret-Canale, qui travaille dans la jeune Guinée indépendante de 1959 à 1963, se double d’une approche historique inséparable de sa vision critique marxiste. Il travaille en franc-tireur à partir de 1956, avec l’appui et les conseils du géographe communiste Jean Dresch… (p,272)

         « …Par ailleurs, l’internationalisation de la recherche en histoire de l’Afrique a une part également non négligeable dans l’évolution des idées, des pratiques et des problématiques, et mériterait une étude en soi. » (p,273)

       L’auteure note le rôle de la maison de presse et d’édition Présence Africaine, mais son siège est à Paris, au cœur du Quartier Latin, pourquoi ?

      « Alors, y-a-t-il eu disparition corps et bien de l’«histoire coloniale » dans la période 1955-1965 ? Oui, bien sûr, si l’on considère l’histoire coloniale dans sa stricte acception, c’est à dire comme l’histoire écrite en situation coloniale. Avec les indépendances, le contexte de production change profondément, les conditions de l’instrumentalisation par les colonisateurs disparaissent et l’insertion dans le récit triomphaliste européen  n’est plus concevable. Mais les raisons de cet effacement ne sont peut-être pas à rechercher exclusivement dans les propositions méthodologiques et épistémologiques des jeunes historiens de l’Afrique. Toute une conjoncture politique, intellectuelle, constitutionnelle et générationnelle incite à minimiser les continuités, à exalter les ruptures. » (p,277)

         Question : 1955-1965, ne s’agit-il pas d’une période d’observation un peu courte, compte tenu des bouleversements de toute nature qui ont agité le terrain de « jeu » des historiens, avec le retentissement majeur qu’a eu la guerre d’Algérie sur beaucoup de ces historiens ?

       « Instrumentalisation » ? Je fais incontestablement partie de ceux qui estiment que l’histoire postcoloniale a quelquefois autant de mal que toutes les histoires de France ou d’ailleurs à y échapper.

       En revanche, j’adhère au propos de la fin :

      « Dans cette mesure, on ne peut pas suivre totalement Yves Person lorsqu’il affirme en 1979 :

       « Les années soixante sont celles de l’histoire africaine, longtemps niée par les historiens comme excentrique et impossible, et méprisée par les anthropologues marqués par le fonctionnalisme et le structuralisme, qui la qualifiaient de pseudoscience conjoncturelle, a réussi à s’imposer. »  (p280)

        Propos d’historien détaché de tout engagement politique ? Et tout autant détaché de situations coloniales non expérimentées ?

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

La France et les Touaregs ou l’actualité de l’histoire – Tahoua 1901 avec les Ouliminden

La France et les Touareg ou l’actualité de l’histoire

En 1901, la France et les Touareg à Tahoua, entre fleuve Niger et lac Tchad, avec le colonel Péroz et le commandant Gouraud

L’âme du peuple Touareg !

            Avec la guerre du Mali, les Touareg sont à nouveau à la mode, et un Etat malien qui n’existe plus, doit, une fois de plus, rechercher une solution humaine et institutionnelle pour associer le destin des tribus Touareg à celui du Mali.

            Pourquoi ne pas revenir sur un épisode historique qui en a dit long sur l’âme de ce peuple ?

            A la fin du dix-neuvième siècle, le gouvernement français poursuit son objectif colonial d’assurer la continuité territoriale entre l’Afrique de l’ouest et l’Afrique centrale.

C’est dans ce cadre qu’il charge le colonel Péroz, assisté du commandant Gouraud, le futur général, de mettre en place le nouveau territoire du « Niger-Tchad ».

            Le gouvernement lance donc le colonel Péroz à l’aventure, sans moyens. En 1898, une autre colonne, celle de Voulet-Chanoine, était passée à l’histoire  des horreurs coloniales, en raison également, et en partie, du manque des moyens accordés par le gouvernement.

Le colonel Péroz accomplit sa mission dans de bonnes conditions, bien que très difficiles, alors que sa colonne devait traverser un  désert inconnu et privé de toute ressource en eau.

Dans cette actualité qui remet au goût du jour les destinées du peuple Touareg, un épisode mérite d’être raconté brièvement, celui d’un accrochage meurtrier entre les troupes commandées par le colonel Péroz et plusieurs tribus Touareg.

Le colonel en a fait le récit.

A Tahoua, avec les Touareg

«  Après plusieurs alertes, nous arrivons le sixième jour à Tahoua…. Les Touaregs Ouliminden, Kelgress, et Ifisen, s’y approvisionnent en grains… notre venue les a chassés dans le désert. Je me suis fait un point d’honneur de conduire pacifiquement cette campagne. La guerre dans ces contrées… Celui qui a comme moi, vécu les heures sombres de nos luttes contre les grands chefs noirs, Samory, Ahmadou, Tiéba, peut aisément reconstituer, en son esprit les épouvantes de l’invasion hunnique dans les Gaules.

Par  mille moyens divers, je m’étais efforcé d’entrer en relations avec les tribus Touaregs qui nomadisent dans le Sahara méridional. Je voulais les persuader de mes intentions pacifiques, de mon vif désir de respecter leur hégémonie sur leurs noirs vassaux, à la seule condition qu’ils reconnaissent la suprématie de la France et qu’ils nous payassent en hommes un très léger impôt. Enfin, je reçus la réponse des chefs Ouliminden :

« Gloire à Dieu le Tout-puissant, le Juste, l’Eternel, qu’il fasse descendre sa bénédiction sur la tête de Mahomet, son prophète, et que celui-ci se répande sur les fronts inclinés de vrais croyants.

Cette lettre est destinée au chef des Français.

Nous sommes dispersés dans le désert. Nous sommes pauvres. Nous avons faim, nous avons soif ; mais nous nous portons bien, car nous sommes libres. Nous échangions nos troupeaux contre les  grains et les étoffes sur les marchés des noirs azbins. Nos chameaux venaient paître et se refaire dans le pays des hommes noirs. Et ceux-ci nous payaient tribut. Il en était ainsi pour nous ; il en a été ainsi pour nos pères et les pères de nos pères. Maintenant, depuis l’arrivée des Français, nous sommes errants dans le désert, souffrant de la faim et de la soif, car nos vassaux se sont révoltés contre nous. Mais Dieu nous aide et nous soutient ; il nous donne la force de supporter tous ces maux.

Le chef des Français nous a écrit : « Soumettez-vous à moi et vos maux cesseront ».Les chefs des tribus se sont  réunis et ont écouté la lecture de la lettre du chef des Français et ils ont décidé de demander à nos femmes ce qu’elles pensaient de cette lettre.  

Et celles-ci ont répondu :

« O hommes, pourquoi délibérez-vous. Ces Français sont-ils vos vainqueurs. Vous êtes-vous mesurés contre eux la lance et le bouclier à la main, et Dieu, vous ayant retiré sa protection, les plus braves d’entre vous sont-ils restés morts sur le terrain et les autres ont-ils dû fuir couverts de blessures et hors  d’état de soutenir la lutte ? Et si vous n’avez pas mesuré vos armes contre celles des français, pourquoi parlez-vous de soumission

On ne se soumet qu’à son vainqueur ; ainsi ont parlé nos femmes ; salut »

Et il revint donc au commandant Gouraud de mener le tournoi meurtrier

Il fallait donc qu’en quelque brillant tournoi, en une joute sanglante, dans des passes d’armes où la lutte est sans merci, se décidât le sort des tribus Touaregs. La faim, la soif, la misère ne comptaient pour rien au regard de ce sentiment d’honneur chevaleresque, enrubanné par les encouragements héroïques de leurs femmes. Et la joute eut lieu, à la mare de Zanguébé d’abord, ensuite à Galma..

De notre côté, cent dix fusils ; mais à leur tête, un jeune chef de bataillon de trente-deux ans, connu de tous les Africains pour sa valeur, le commandant Gouraud, à ses côtés, l’élite de mes officiers et des sous-officiers du bataillon. Les Touaregs étaient huit cents… »

L’affrontement fut sanglant, à cheval ou au corps à corps et beaucoup de Touaregs y furent blessés ou tués ;

« L’honneur est satisfait. Les femmes ne refuseront plus à ceux qui survivent même s’ils nous acceptent comme maîtres.

Pauvres nobles Touaregs ! Ont-ils été assez calomniés par nous : « faux, menteurs, traîtres, lâches, fourbes, voleurs ! » Sauf Duveyrier et de Polignac, qui, du reste, seuls alors, ils les avaient vu d’assez près pour les connaître, tous les écrivains qui ont parlé d’eux les ont traité de si piteuse sorte. Et cependant, est-il au monde une race primitive plus intéressante par la droiture de ses sentiments, la valeur chevaleresque, l’esprit inné de compassion et de justice. »

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Extrait de texte tiré du chapitre 22 «  Le colonel Péroz à la tête du 3ème Territoire Niger-Tchad (1900-1901) »,  dans le livre «  Confessions d’un officier des troupes coloniales- Marie Etienne Péroz »  Présentation et commentaire par Jean Pierre Renaud – editionsjpr.com

Jean Pierre Renaud

« La vie militaire aux colonies » par Eric Deroo – Lecture

« La vie militaire aux colonies »

par Eric Deroo

Lecture

            Un livre intéressant, avec de belles images, mais qui soulèvent quelques questions préalables, outre les autres remarques qu’il est possible de faire sur certains de ses chapitres, avec une grande réserve, pour ne pas dire plus, en ce qui concerne le contenu du chapitre 4 intitulé » « En colonne ». (page 64 à 112). Nous en donnerons les raisons.

 Il contient une introduction « Militaires et photographes » et sept chapitres intitulés : Au-delà de Suez, Rencontres avec l’autre, Des terres nouvelles, En colonne, La grande vie, Sous le casque blanc, et enfin Bâtisseurs d’empires, soit un total, 179 pages d’images et de textes.

            L’introduction prête sans doute une importance qu’elle n’avait pas, parce que non encore démontrée à ce jour (1), au rôle des images et de la photo dans la propagande coloniale :

«  Un processus implacable s’instaure, auquel elle participe largement (la photo) qui légitime l’œuvre coloniale en dévaluant les sociétés conquises et en renforçant la croyance commune dans une échelle des races, avec à son sommet  l’«homme blanc », et sur laquelle d’autres races progressent lentement, qu’il faut aider. »(page 5)

La question se pose par ailleurs de savoir pourquoi le livre a fixé comme borne historique, l’année 1920. (page 9)

Est-ce qu’il n’aurait pas été intéressant par ailleurs d’indiquer si les troupes de marine disposaient, à un moment donné des conquêtes, de photographes des armées, donc organiquement ou non, c’est-à-dire incorporés dans les unités militaires, et à quel niveau du commandement ?

Enfin, est-ce qu’il n’aurait pas été plus rigoureux, et aussi plus respectueux du travail et des œuvres des photographes, sur le plan de l’utilisation des sources, d’indiquer pour chaque image, le nom du photographe ou, faute de nom, de la source, avec si possible la date et le lieu, si possible, ce qui n’est pas toujours indiqué ?

Quant au contenu des chapitres eux-mêmes, rien à dire d’important sur les chapitres Rencontres avec l’autre, Terres nouvelles, Sous le casque blanc et Bâtisseurs d’empire, des chapitres qui illustrent convenablement les sujets traités.

Une observation qui concerne, le premier chapitre intitulé Au-delà de Suez, avec une belle photo d’entrée de jeu qui concerne le détroit de Magellan : un peu surprenant, non ?

Une autre remarque qui a trait au chapitre « La grande vie » : il est un peu étonnant également de voir le chapitre débuter avec la photo d’un empereur d’Annam, Thang Taï, complètement fou, destitué, parce qu’il torturait et assassinait ses concubines.

Et au sujet de ce même chapitre, il parait tout de même difficile de classer les nombreuses photos de la Fête nationale du 14 juillet dans la catégorie « La grande vie ».

Et d’ajouter que pendant la période de conquête, en gros, de 1880 à 1914, les marsouins et bigors qui connaissaient la grande vie, n’étaient pas très nombreux, car leur vie la plus ordinaire était la « colonne ».

Des critiques de fond sur le chapitre « En colonne » :

Le seul chapitre susceptible de faire l’objet d’une véritable critique de fond, sur le plan historique est en effet celui intitulé « En colonne », 48 pages de photos, sur le total des 179 pages de l’ouvrage, soit le quart des pages, avec le chiffre négligeable de dix photos qui ne font qu’esquisser le thème « En colonne », un des thèmes majeurs de la vie militaire pendant la période étudiée.

Avant d’aller plus loin, indiquons qu’il semble tout à fait incongru de classer dans ce chapitre la mission Pavie au Laos (pages 74 et 75) : rien à voir entre l’explorateur aux pieds nus et une colonne.

Les commentaires de présentation utilisent deux expressions pour dénommer une colonne, colonne de police ou colonne armée, sans attacher une autre importance à ce que fut la « colonne » dans l’histoire coloniale et dans l’histoire militaire de l’époque des conquêtes coloniales.

Elle fut le véritable instrument de la conquête coloniale, en Afrique, en Asie, et à Madagascar, avec des caractéristiques qui les rapprochaient quelquefois plus de la « colonne » que de l’expédition militaire, tel que ce fut le cas au Tonkin, au Dahomey, ou à Madagascar.

Les colonnes de la conquête coloniale furent toujours minutieusement préparées, organisées, et menées, avec une réunion des moyens, effectifs, armement, et ravitaillement sur une première base de départ, par exemple Kayes lors des premières colonnes du Soudan.

Une colonne était éclairée par des spahis en éclaireurs, comportait des effectifs plus ou moins importants, centaines ou milliers de combattants, avec le plus souvent une majorité de tirailleurs, des canons de montagne, un convoi de porteurs et de mulets chargés du ravitaillement, et en accompagnement, le long cortège des épouses de tirailleurs.

Et en terrain non pacifié, elle fonctionnait en permanence comme une force de combat, en défense ou en attaque.

A titre d’exemples :

–       En 1883, la colonne du colonel Borgnis-Desbordes qui prit pied à Bamako, comprenait 521 combattants, dont 217 européens et 27 officiers.

–       En 1886, la colonne du colonel Frey comprenait 607 combattants, dont 27 officiers, 50 spahis, 2 médecins, 2 vétérinaires, un service télégraphique. Elle disposait de quatre canons de 4, et de 300 porteurs. Il s’agissait d’un des premiers gros contacts avec l’Almamy Samory.

–       En 1891-1892, la colonne Humbert chargée de combattre Samory dans son fief de Bissandougou, sur le Haut Niger, comptait plus d’un millier de combattants, dont 144 européens. Elle disposait de quatre canons de montagne de 80, dont elle eut à faire usage pour réduire la citadelle de Samory. Sa logistique reposait sur des convois de pirogues venus de Siguiri et de mulets.

Le bilan de cette campagne fut  de 61 combattants tués, dont 2 officiers, et de 176 blessés, dont 12 officiers.

Au Tonkin, dans le Yen-Thé, d’octobre 1895 à décembre de la même année, le colonel Gallieni mit en œuvre des colonnes puissamment armées, avec canons et éléments du génie, pour tenter d’amener un des grands rebelles du Tonkin, le Dé-Tham à accepter sa reddition.

Dans un article très documenté de la Revue Maritime et Coloniale,  le capitaine Péroz examinait cette technique de conquête coloniale, en la comparant à celle comparable que mettaient en œuvre les Anglais, mais avec une intendance extraordinairement plus lourde que celle des Français.

Le capitaine Péroz proposait de comparer une colonne à une « forteresse ambulante », et pour avoir analysé en détail certaines des conquêtes coloniales de l’époque, ce terme était tout à fait approprié (2).

Il est donc évident que le très petit nombre de photos proposées pour illustrer le thème « en colonne » ne rend absolument pas compte de la vie et des campagnes en colonne qui constituèrent l’essentiel de la vie militaire aux colonies, jusque dans les années 1914, moins de dix photos, dont quelques-unes intéressantes, à Madagascar, en 1907, donc dans la phase de pacification postérieure à la conquête (page 64 et 65), et au Soudan, en 1898,  lors de la capture de Samory (pages 96 et 97) .

Jean Pierre Renaud

(1)  Voir le livre « Supercherie Coloniale » Mémoires d’Hommes 2008

Voir les analyses à ce sujet (page 179) dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » Editions