Agit-prop postcoloniale contre propagande coloniale ? 5 (F) – Regards indiscrets sur la presse

 Regard indiscret sur la presse de l’entre-deux guerres- 5 (F)

            Complétons cette analyse critique en proposant un éclairage sur le fonctionnement concret de la presse entre les deux guerres, à partir notamment des analyses de l’Histoire Générale de la Presse (PUF 1972).

            Dans le monde d’aujourd’hui comme dans celui de l’entre-deux guerres, et compte tenu de son influence, la presse n’a jamais été une société de blancheur et de candeur. Les journaux étaient toujours à la recherche à la fois de lecteurs, et aussi de sources de financement complémentaires, publicité, subventions ou fonds secrets.

            En 1892, le scandale de Panama  avait montré dans toute son ampleur les subventions occultes versées aux journaux, et le Trésor russe n’avait pas ménagé son soutien à la presse française pour faciliter le placement des fameux emprunts russes en 1905, avec des complicités identifiées dans le système politique de l’époque.

            Entre 1919 et 1939, les journaux continuèrent à solliciter des soutiens financiers d’origine diverse. L’usage des fonds secrets se perpétuait : en 1933, le journal de Briand recevait une subvention mensuelle de 56 000 euros, soit un total annuel de 672 000 euros, montant supérieur au crédit de 550 000 euros que nous avons cité plus haut pour le total des subventions  à la presse métropolitaine et coloniale. (HGP/p, 488)

            Dans les années 1930, le gouvernement grec versa des subventions à la presse française, au Figaro, et au Temps.

            Quel que soit l’angle de l’analyse, on voit bien que les budgets consacrés à la propagande coloniale n’étaient pas à la hauteur des enjeux : presque anodins en ce qui concerne la presse métropolitaine, et transfusionnels pour la presse coloniale, dont les tirages étaient modestes, avec des résultats très mitigés, pour ne pas dire négligeables sur l’opinion publique.

            Arrêtons-nous encore un instant sur un cas concret, celui du Petit Parisien, cité par l’historienne. D’après les procès-verbaux de la commission officielle, ce quotidien reçut une subvention de 39 000 euros en 1937. Le prix de vente au numéro était en 1937 de 52 centimes d’euro, ce qui correspond  à l’achat officiel de 75 000  numéros, alors que le tirage quotidien de ce journal était de l’ordre du million. Donc une contribution anecdotique, pour ne pas dire anodine !

            Rapporté au chiffre d’affaires annuel du quotidien, cette subvention était purement homéopathique.

            Le lecteur aura donc pu se convaincre de la distance qui sépare les propos outranciers de l’historienne et la réalité historique : on voit mal avec l’organisation décrite, les budgets dédiés à la propagande coloniale, comment la Troisième République aurait pu réussir à fabriquer du colonial, à convaincre les marchands d’opinion, à obtenir le ralliement populaire au credo colonial. Non, vraiment, trop c’est trop, c’est vouloir faire prendre aux Français des vessies pour des lanternes historiques !

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« En contrepoint, un grain … de riz et un grain …d’histoire !

Ouf ! Nous avons échappé à la publicité d’Uncle Ben’s et à l’Empire américain dans nos assiettes !

            Mais le lecteur n’échappera pas à notre travail de décorticage du riz indochinois !

            Dans le livre Culture Impériale (CI,p,75), l’historienne nous livre, sous le titre « Manipuler : A la conquête des goûts », son analyse de la propagande impériale à travers quelques cas de produits coloniaux, le thé et le riz, avec pour le riz un sous-titre ravageur

            « Du riz dans les assiettes, de l’Empire dans les esprits » (CI,p,82)

Rien de moins !

            Et dans sa conclusion :

            « De toute évidence, au cours des années 1930-1940, la propagande a accaparé les Français dans leur vie quotidienne et tenté de faire passer l’idée coloniale de la pensée aux actes ? Cette démarche n’était pas neutre puisqu’elle visait à imposer la notion de France impériale dans les pratiques journalières afin de nouer puis de consolider les liens avec l’Empire, avec les « autres » France. Leur consommation aujourd’hui banalisée, constitue l’un des indices de cette culture impériale qui a imprégné pour toujours, jusque dans les assiettes, les mœurs et les habitudes quotidiennes  des Français. (CI,p,91)

Je ne sais pas si Madame Lemaire a interrogé ses parents à ce sujet, mais je n’ai moi-même conservé aucun souvenir d’avoir vu du riz dans mon assiette. Alors faut-il faire appel à mon inconscient ? Mais allons à présent au fond des choses ;

            L’historienne rappelle qu’un comité du riz a été créé en octobre 1931, et que celui-ci « avait choisi d’aller à la rencontre des Français afin de transformer leurs goûts et de les « convertir » au produit. Or la seule façon de faire connaître un produit dont on ignore la saveur était d’offrir au maximum de personnes la possibilité d’en consommer avec la préparation adéquate. Ainsi le Comité a-t-il consacré une large part de son budget à cette tactique.

            Il lui fallait aussi « Façonner les goûts des jeunes consommateurs (CI,p,87)… Les jeux n’échappaient pas à la stratégie globale. Un très bel exemple nous est donné par un jeu de l’oie, pour la réalisation duquel une somme de trois cents mille francs sur le budget de 1932 fut accordée à hauteur d’un million d’exemplaires. Il était porteur de l’ensemble des messages de la campagne… Ce jeu a connu une diffusion importante dans la mesure où un demi-million d’exemplaires ont été distribués dans les principales écoles primaires des trois cent cinquante villes de France ayant une population supérieure à dix mille habitants. » (CI,p,88)

Plus loin, l’historienne écrit : « En effet, au-delà de la publicité commerciale, la propagande était décelable dans les orientations politiques des slogans…. La marque de l’idéologique était prégnante et le slogan transformait alors le programme politique en énoncé. « (CI,p,89)

Le décorticage du riz

L’historienne est beaucoup plus avare de chiffres que de paroles : les seuls cités concernent le fameux jeu de l’oie, 300 000 francs en 1932, soit 150 000 euros (2002).

            Rappelons que le budget de l’agence économique de l’Indochine était de plus de 416 000 euros en 1926, et que sur cette base l’opération jeu de l’oie aurait coûté 36% de son budget, ce qui n’est pas démesuré, compte tenu du poids considérable du riz dans les comptes de l’Indochine, aussi bien pour le budget fédéral que pour son commerce.

            Rappelons également qu’en 1937, la même agence consacra 37 000 euros à la seule presse coloniale. En 1935, le budget de la fédération était de l’ordre de 345 millions d’euros, dont plus de la moitié des ressources provenait du commerce du riz.

            150 000 euros par rapport à 345 millions d’euros, l’effort de publicité était négligeable.

            Quant au chiffre qu’il représente par rapport au chiffre du commerce extérieur total (importations  et exportations de l’Indochine, la conclusion est encore plus éclairante, 150 000 par rapport à 646 millions d’euros en 1935, ou à 902 millions en 1936 et 278 millions pour les exportations. Comme disent les journalistes : il n’y a donc pas photo !

            Il n’a pas toujours été possible de faire des comparaisons à même date, mais les écarts sont tels qu’ils ne sont pas de nature à mettre en cause cette démonstration.

            Quelques mots encore sur l’importance capitale du riz pour l’économie et la vie même de l’Indochine, confrontée en permanence aux aléas de la conjoncture internationale du commerce du riz, de la concurrence des autres pays asiatiques, et en métropole, à celle du blé dont le prix venait en concurrence de celui du riz. (Le commerce franco-colonial-R.Bouvier-1936)

Cet exemple est d’autant plus surprenant  que le riz de mauvaise qualité importé d’Indochine pour soutenir ses cours localement allait dans nos basse-cours.

        Conclusion : cette analyse démontre que la propagande coloniale était plutôt chétive, et qu’elle avait peu de chance  de donner une culture coloniale à cette France coloniale réduite à sa plus simple expression.

            Jr reviens sur le vecteur de la presse, qui s’il avait fait l’objet de  recherches statistiques sérieuses aurait sans doute confirmé les observations faites plus haut. En tout cas, c’est ce que nous avons fait en consultant les quelques mémoires universitaires qui ont été défendus sur le sujet.

            (Chap VII, pages 173 à 209, Sup col)

JPR – TDR