La grande illusion « occidentale » des Printemps Arabes! Le nouvel orientalisme du XXIème siècle!

Egypte, Libye, Tunisie, Iran, Syrie, Irak … ou la grande illusion « occidentale » des Printemps Arabes !

Le nouvel « orientalisme » du XXIème siècle !

            Avec leurs « lunettes » intellectuelles ou culturelles par trop ethnocentriques, les élites intellectuelles et politiques de l’Occident ont cultivé,  tout au long des siècles passés, une fausse vision de l’Orient.

            A l’époque moderne, Edward Said a tenté de décrire et de dénoncer, en grande partie avec succès, toutes les formes d’orientalisme que nous cultivions en Occident, culturelles, politiques, ou économiques.

           L’explosion des « Printemps arabes » a donné une grande poussée de fièvre de com’ internationale à une partie de notre élite politique et intellectuelle qui les a convaincu, souvent de bonne foi, et plus souvent par manque de culture, que les pays arabes, pour ne pas dire musulmans, connaissaient enfin le réveil démocratique tant attendu.

           L’exemple le plus frappant de cette maladie internationale a été celui de BHL, qui a surfé sur les soi-disant printemps arabes, héros moderne des conquêtes mondiales de la démocratie, voulant à tout prix, en conseiller du jour ou de la nuit des princes qui nous gouvernent, que notre pays se lance dans des guerres de libération démocratique.

         Au dernier festival de Cannes, le héros com’ a eu l’audace de présenter un documentaire à sa gloire, hors compétition, et il n’est pas sûr, qu’il ait réussi, même provisoirement, à faire croire aux gogos qu’un « Serment de Tobrouk » ait existé,  et que la Libye ait pu être ainsi libérée, grâce au couple Sarkozy-BHL

       On voit aujourd’hui le résultat, le chaos en Libye même, ainsi qu’au Sahel dont les factions islamistes ont récupéré les armements de l’ancien dictateur Kadhafi.

      BHL a au moins réussi à entrainer indirectement la France dans une nouvelle guerre au Mali, et au Sahel !

     Autre forme d’un nouvel orientalisme du XXIème siècle, l’aveuglement de nos dirigeants à l’égard du monde musulmandes grands représentants de l’Islam, sunnite ou chiite, qui se gardaient bien, il y a encore peu de temps, de condamner les exactions et les crimes que les djihadistes perpétraient au Moyen Orient, notamment contre les minorités chrétiennes ou contre leurs concurrents ou adversaires dans l’Islam lui-même.

      Quel silence ! Alors que la plupart des Etats du Moyen Orient, où prospèrent encore des formes théocratiques de pouvoir soutiennent ou attisent les multiples conflits qui agitent ces Etats.

     Avec l’invitation permanente qui est faite à l’Occident, d’abord aux Etats Unis, d’intervenir, faute pour ces pays-là d’avoir le courage de le faire officiellement.

     On aimerait aussi entendre de temps en temps, de la part de tel ou tel grand chef religieux de l’Islam, la condamnation des persécutions, des massacres qui jalonnent l’histoire de ces pays.

    Face aux guerres ou à une guerre, la grande faiblesse de l’Islam est constituée par ses profondes divisions, l’absence d’autorités religieuses ayant le courage de s’inscrire dans le message de l’Islam, plutôt que dans ses multiples interprétations historiques, académiques, et aujourd’hui guerrières.

    Certains en arriveraient presque à regretter, qu’à la différence du christianisme, le monde de l’Islam n’ait pas su s’organiser de telle sorte qu’il puisse défendre un message religieux de paix unitaire.

Jean Pierre Renaud

« L’histoire » ou « les histoires » selon Péguy – « Clio » I- L »histoire en fabrication

« L’histoire » ou « les histoires » selon Péguy

Morceaux choisis

« CLIO »

« Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne »

(Gallimard 1932)

1ère partie : L’histoire en fabrication

2ème partie : Courbet contre l’orientalisme ?

&

1ère partie

L’histoire en fabrication : après le manque de documents, l’abondance et la surabondance de documents, le règne des historiens historiographes.

Qui était Péguy (1873-1914)?

       Je ne suis pas sûr que la vie et les œuvres de Charles Péguy attirent encore de nos jours beaucoup de lecteurs.

            Et pourtant Péguy fut, en son temps, un homme de lettres talentueux, célèbre et célébré, fort attachant, fauché dans la fleur de l’âge, sur le front, en septembre 1914, tout au début de la première guerre mondiale 1914-1918.

            Grand lettré, Péguy fut également un homme de grandes convictions, anticlérical, mais tout autant catholique pratiquant, pacifiste, tout autant que grand patriote, d’où son engagement, en qualité de lieutenant de réserve, dans le premier conflit mondial, mais avant tout attaché au passé et aux valeurs de sa terre de France.

            Notre propos sera consacré aux réflexions, souvent dérangeantes, sur l’histoire, qui sont contenues dans le livre bien nommé « CLIO », des réflexions qui s’adressaient sans doute et d’abord à ses anciens condisciples de l’Ecole Normale Supérieure.

            La lecture de ce livre en vaut la peine, car elle nous aide à remettre les pendules à l’heure sur le métier d’historien, et je serais tenté de penser que les leçons de Péguy sont encore d’actualité.

            Une lecture un peu difficile, compte tenu du caractère répétitif et scandé de sa prose lyrique, du nombre des œuvres citées qui ne nous sont pas familières, et de la richesse de la pensée de l’auteur.

            Péguy met en cause la théorie du progrès :

« Elle est au centre du monde moderne, de la philosophie et de la politique et de la pédagogie du monde moderne. Elle est au centre de la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne ; elle est au centre de ma domination à moi, l’histoire, tant ils me connaissent mal, tant ils ignorent mon mal et mon creux et secrète faiblesse ; elle est au centre de la situation faite, de la domination faite à l’histoire et à la sociologie dans les temps, dans le monde moderne. C’est une théorie (parfaitement) logique, malheureusement, c’est une théorie (d’autant) (par conséquent ?) inorganique, non organique. Antéorganique … Car cette théorie du progrès revient essentiellement à  être une théorie de caisse d’épargne ; elle suppose, elle crée une petite caisse d’épargne intellectuelle particulière automatique pour chacun de nous, automatique en ce sens que nous y mettons toujours et que nous n’en retirons jamais… » (page 48)          

Péguy  s’interroge sur le sens du tribunal de l’histoire : 

« Aussi on m’en fait dire. Tout celui qui a perdu la bataille en appelle au tribunal de l’histoire, au jugement de l’histoire. C’est encore une laïcisation. D’autres peuples, d’autres hommes en appelaient au jugement de Dieu et nos anciens en appelaient quelquefois à la justice de Zeus. Aujourd’hui, ils en appellent au jugement de l’histoire. C’est l’appel moderne. C’est le jugement moderne. Pauvres amis. Pauvre tribunal, pauvre jugement. Ils me prennent pour un magistrat, et ne suis qu’un (petit) fonctionnaire. Ils me prennent pour le Juge, et je ne suis que la demoiselle de l’enregistrement. » (page 153):

Péguy éclaire les défis lancés à l’historien, entre histoire ancienne et histoire moderne :

« Sous mon nom de Clio, je n’ai jamais assez de fiches pour faire de l’histoire. Sous mon nom de l’histoire, je n’ai jamais assez peu de fiches pour faire de l’histoire. J’en ai toujours de trop. Quand il s’agit d’histoire ancienne, on ne peut pas faire d’histoire, parce qu’on manque de références. Quand il s’agit d’histoire moderne on ne peut pas faire d’histoire parce qu’on regorge de références. Voilà ils m’ont mis, avec leur méthode de l’épuisement indéfini du détail, et leur idée de faire un infini, à force de prendre un sac, et d’y bourrer de l’indéfini. » (page 194)

« Au sens qu’ils ont donné à ce mot de science quand ils veulent que je sois une science, au sens où ils entendent ce mot et comme ils veulent, et alors je ne peux pas même commencer le commencement de mon commencement, ou bien je trahis, fût-ce d’un atome, d’être une science, une science leur, et comme ils m’ont rendue incapable d’être un art, je ne suis plus rien du tout. Melpomène, Erato, je ne sais qui, Terpsichore même passe avant moi. Je suis toujours prise dans des dilemmes. Clio, je manque de fiches, histoire, j’en ai trop. Tant qu’il s’agit des peuples anciens, je manque de documents. Dès qu’il s’agit des peuples modernes, j’en ai trop» (page 195)

« Pour le monde antique je manque de fiches. Pour le monde antique, je ne puis jamais rassembler mon monde… Mais pour le monde moderne vous voyez que nous allons être forcés de nous séparer avant d’avoir commencé. Avant le rassemblement. Pour le monde antique l’histoire se fait parce qu’on n’a pas de document. Pour le monde moderne, elle ne se fait pas, parce qu’on en a. » ( page 197)

« Voyons Péguy, vous savez très bien  comment ça se passait à l’Ecole Normale et comment on y formait un bon historien du monde antique, je veux dire un bon historien de l’Antiquité. Enfin vous vous rappelez Bloch. Ou Block. On l’appelait le gros Bloch. Il était gros en effet, mais à une condition. C’est que son histoire ne fût pas grosse. Eh bien rappelez-vous le gros Bloch. On profitait de ce qu’on n’avait pas de documents. On profitait de ce qu’on manquait de documents pour faire l’histoire. » (page 197)

Et au sujet de la mémoire et de l’histoire :

« La mémoire et l’histoire forment un angle droit.

L’histoire est parallèle à l’événement, la mémoire lui est centrale et axiale.

L’histoire glisse pour ainsi dire sur une rainure longitudinale le long de l’événement ; l’histoire glisse parallèle à l’événement. La mémoire est perpendiculaire. La mémoire s’enfonce et plonge et sonde l’événement.

L’histoire c’est ce général brillamment chamarré, légèrement impotent, qui passe en revue des troupes en grande tenue de service sur le champ de manœuvre dans quelque ville de garnison. Et l’inscription c’est quelque sergent-major qui suit le capitaine, ou quelque adjudant de garnison qui suit le général, et qui met sur son calepin quand il manque une bretelle de suspension. Mais la mémoire, le vieillissement, dit-elle, c’est le général sur le champ de bataille, non plus passant le long des lignes, mais (perpendiculairement) en dedans de ses lignes, lançant, poussant ses lignes, qui alors sont horizontales, qui sont transversales devant lui. Et derrière un mamelon la garde était massée….

 En somme, dit-elle, l’histoire est toujours des grandes manœuvres, la mémoire est toujours de la guerre.

L’histoire est toujours un amateur, la mémoire, le vieillissement est toujours un professionnel.

L’histoire s’occupe de l’événement mais elle n’est jamais dedans. La mémoire, le vieillissement ne s’occupent pas toujours de l’événement mais il est toujours dedans. » (page 231)

« ll ne faut pas dire qu’il y a deux classes d’historiens, qui seraient les bons et les mauvais. Il n’y a qu’une classe d’historiens qui sont les historiens.

Quand ils mettent du sujet dans leur histoire, ce n’est pas le sujet : et quand ils y mettent de l’objet, ce n’est pas davantage l’objet.

Il n’y a pas deux classes d’historiens, qui seraient les purs et les impurs. On ne leur a point fait la grâce, dit-elle d’être pur ou impur.

S’ils n’entendaient à rien, dit-elle, ils ne seraient pas historiens. Allez voir si Hugo ou Napoléon se sont mis historiens !

Il ne faut pas dire aussi que Michelet est le plus grand des historiens dit-elle. C’est un chroniqueur et un mémorialiste. » (pages 236, 237)

« L’histoire n’est pas objective ou subjective, elle est longitudinale. Elle n’est pas pure ou impure, elle est latérale. C’est dire qu’elle passe à côté. » (page 237)

Et Péguy d’épingler les « faux historiens », les historiens déguisés », comme les « faux mémorialistes », et d’esquisser une théorie des durées de l’histoire et de la mémoire.

A l’occasion d’une publication ultérieure, nous proposerons aux lecteurs l’évocation que Péguy fait du grand peintre franc-comtois Courbet, avec sa réaction tout à fait intéressante et éclairante sur la vision qu’un grand artiste comme lui pouvait avoir de l’étranger, du fameux Orient dont la fréquentation et la recherche titillaient alors maints intellectuels alors à la mode.

Une réaction, et un témoignage sur l’attrait qu’on pouvait avoir alors pour l’étranger colonial ou non !

Jean Pierre Renaud

Pierre Loti, romancier orientaliste, ou tout simplement pêcheur d’âmes?

 Au début de cette semaine pascale, comment résister au désir et au plaisir  de citer quelques lignes de son livre « La Galilée » ?

            Loti fit ce voyage, ou ce pèlerinage, en 1894, et son récit, à la fois poétique, très vivant, et admirablement descriptif,  baigne dans le souvenir de l’aventure du Christ.

            « La lumière baissant toujours, nous revenons sur nos pas, afin de regagner lentement Tibériade… Et nous avons devant toute cette rive du nord, que nous irons demain matin visiter avec une barque – cette rive qui fut le pays aimé de Jésus, et où s’aperçoit d’ici la coupée obscure du Jourdain, près du désert de Bethsaïda… » (1)

            Avant d’arriver à Tibériade, Loti avait fait étape à Nazareth et en avait rappelé la triste histoire, ainsi que celle du surnom que les africains musulmans donnaient alors aux blancs, les « nazaréens ».

Jean Pierre Renaud

(1)    Pierre Loti – La Galilée- Petite Bibliothèque Payot (page 89)

Edward.W. Said: Humanisme et Démocratie, notes de lecture

Humanisme et démocratie

Edward W.Said

Notes de lecture

            Les lecteurs du blog ont pu lire le commentaire de lecture que j’ai proposé sur le livre bien connu d’Edward W. Said, intitulé « L’orientalisme ». (blog du 20 octobre 2010)

            Ma lecture était stimulée par la thèse que soutiennent certains chercheurs, qui ont lu ou non cet ouvrage, d’après laquelle le regard de l’Occident sur l’Orient aurait été structuré par les écrits des écrivains orientalistes, et notamment leur récit de dépréciation des mondes orientaux. D’où l’impérialisme, le colonialisme, la supériorité de la civilisation occidentale, et tutti quanti !

Les conclusions de ma lecture ont heureusement été plus nuancées.

Ceci dit, l’œuvre de cet intellectuel au parcours original est incontestablement intéressante, car il possède à la fois une connaissance encyclopédique de la littérature occidentale et une culture, mais tout autant, une sensibilité orientale, qui lui donnent la possibilité de mettre complètement à plat nos références de la littérature occidentale.

Il me fallait donc aller plus loin en lisant un autre livre du même auteur « Humanisme et démocratie », et cette lecture est également intéressante, parce que l’ouvrage tente de répondre à au moins deux questions :

–       Les humanités de l’Occident, c’est-à-dire aussi l’humanisme, sont-ils les seuls à exister ?

–       Comment les textes représentent-ils la réalité ?

            L’auteur met évidemment en cause les « eurocentristes », et son combat rejoint celui des adversaires des « ethnocentristes », en relevant que l’humanisme n’appartient pas uniquement à l’Occident.

Il décrit donc le comportement et l’hygiène de vie intellectuelle de l’humaniste : « Pour l’humaniste contemporain, il est particulièrement opportun de cultiver cette conscience de la multiplicité des mondes et des relations complexes qui s’établissent entre les traditions, à savoir cette combinaison inévitable dont j’ai parlé et qui se produit entre l’appartenance et le détachement, la réception et la résistance. »(page 141)

            L’auteur préconise donc de décortiquer les textes, de les disséquer, d’aller toujours voir derrière le texte, le contexte, et beaucoup d’historiens sérieux retrouveraient sûrement, à travers la méthode d’analyse proposée, à travers la philologie, leur propre méthode d’analyse historique.

            « Nous sommes submergés par des représentations préétablies et réifiées du monde qui usurpent la conscience et préviennent l’exercice de la critique démocratique, et c’est au renversement et au démantèlement de ces objets aliénants que devrait se consacrer le travail intellectuel de l’humaniste, comme le dit si justement C.Wright Mills. » (page 133)

            L’œuvre d’Edward.W.Said s’inscrit dans la lignée de l’historicisme défendu par l’italien Vico au 18ème siècle, et dans celle du grand philologue allemand Auerbach, qu’il cite longuement.

Il fait un sort particulier à la citation ci-après de cet auteur :

            « La manière de considérer la vie de l’homme et de la société humaine est fondamentalement la même qu’il s’agisse du passé ou du présent. Si un changement intervient dans notre manière d’envisager l’histoire, il influera nécessairement, et très vite, sur l’idée que nous nous faisons des circonstances où nous vivons. Une fois qu’on a compris que les époques et les sociétés ne doivent pas être jugées selon quelque modèle idéal de ce qui serait désirable dans l’absolu, mais selon leurs propres normes ; une fois qu’on range parmi ces normes non plus seulement les facteurs naturels, tels que le climat et le sol, mais les facteurs intellectuels et historiques ; une fois que, en d’autres termes, on a pris conscience de l’action des forces historiques ainsi que de leur constante mobilité intérieure ; une fois qu’on a saisi l’unité que présente la vie de chaque époque, de sorte que chacun apparait comme un tout dont le caractère propre se reflète dans toutes ses manifestations ; une fois enfin, qu’on a acquis la conviction que les connaissances abstraites et générales ne permettent pas d’appréhender la signification des événements et que les documents qui les feront comprendre ne doivent pas être cherchés exclusivement dans les sphères élevées de la société ou dans les archives officielles, mais aussi dans l’art, dans l’économie, dans la civilisation matérielle intellectuelle, dans les profondeurs de la vie quotidienne et du peuple – parce que c’est là seulement qu’il est possible de saisir ce qui est propre à un temps, ce qui est marqué des forces qui l’ont animé intérieurement et ce qui est universellement valide en un sens à la fois plus concret et plus profond – alors on peut s’attendre que cette prise de conscience se répercutera aussi sur le présent, et que celui-là apparaîtra comme une réalité incomparable et unique, animée par des forces internes et en constante évolution. Autrement dit, le présent se révèlera comme un fragment d’histoire dont la profondeur quotidienne et toute la structure interne requerront notre intérêt aussi bien sous le rapport de leur genèse que des tendances de leur développement. » (Mimesis, page 439)

            Vaste et ambitieux programme donc que proposait Auerbach, et que l’auteur faisait sien !

            Beaucoup plus surprenante dans l’ouvrage est sa conclusion !

Elle porte sur trois combats, ceux auxquels  l’intellectuel engagé n’a jamais renoncé :

« le premier consiste à se protéger et à se prémunir contre l’oblitération du passé… » (page 243)

« Le deuxième combat est de constituer comme produit du travail intellectuel des champs de coexistence plutôt que des champs de bataille. » (page 244)

Et le troisième « Mon troisième exemple, et le plus proche de moi, est la lutte pour la Palestine, lutte qui, comme je l’ai toujours pensé, ne peut être simplement et réellement résolue par un redécoupage technique, qui est en fait une opération de gardiennage, de la géographie du pays accordant aux Palestiniens dépossédés le droit (telles que sont les choses) de vivre sur environ 20% de leurs terres, qui se trouveraient encore encerclées et sous la dépendance d’Israël…. Priver tout un peuple de sa terre et de son héritage ne peut jamais être considéré comme juste… » (page 246)

A lire attentivement ces textes, il est possible de se demander si certains groupes de chercheurs ne font pas fausse route en croyant s’abriter derrière un drapeau intellectuel qui n’est pas celui d’Edward.W.Said, car l’intéressé situe ses analyses bien au dessus de la mêlée Orient-Occident, si tant est qu’elle existe.

Jean Pierre Renaud

Humour d’un « orientaliste » français: Pierre Loti

Humour d’un orientaliste français, Pierre Loti

« La mort de Philae)

 (FBFrançois Bourin Editeur, page 102)

« Le petit âne blanc et la vieille « cookesse » anglaise »

            Avant-propos

Je n’ai aucune idée des livres de Loti que lisent, encore, et peut-être, les jeunes générations, mais dans ma jeunesse l’auteur des « Pêcheurs d’Islande » nous était familier, plus que ses récits de voyage que j’ai découvert beaucoup plus tard.

Or Pierre Loti fut un grand voyageur, un voyageur infatigable, dans sa qualité d’officier de marine, à l’époque des conquêtes coloniales, mais aussi et tout autant, comme explorateur, pèlerin en quête des civilisations anciennes d’Asie ou du Moyen orient.

Un écrivain voyageur, car ses récits de voyage en Inde, dans la désert du Sinaï, et en Egypte, sont d’une très grande qualité littéraire, et ses reportages mêlent en permanence précisions géographiques, humaines, archéologiques, religieuses, souvent avec une belle écriture poétique.

Ce qui n’empêchait pas Loti de déplorer l’invasion touristique des Cook Limited, déjà, notamment dans la vallée du Nil !  

Et de manifester la même constance d’opinion anti-anglaise, alors partagée par beaucoup des officiers de la marine française.

Le lecteur trouvera ci-après un échantillon de l’humour de l’orientaliste Pierre Loti à l’occasion de son voyage en Egypte, en 1907, dont le titre pourrait être

 Le petit âne blanc et la vieille « cookesse » anglaise :

« Nous pensions en avoir fini avec les cooks et les cookesses du luncheon. Mais hélas ! nos chevaux, plus rapides que leurs ânes, les rattrapent au retour, parmi les blés verts d’Abydos (un temple), et un embarras dans le chemin étroit, une rencontre de chameaux chargés de luzerne, nous immobilise un instant, tous pêle-mêle. A me toucher, il y a un amour de petit âne blanc qui me regarde, et d’emblée nous nous comprenons, la sympathie jaillit réciproque. Une cookesse à lunettes le surmonte, oh ! la plus effroyable de toutes, osseuse et sévère ; par-dessus son complet de voyage, déjà rébarbatif, elle a mis un jersey pour tennis, qui accentue les angles, et sa personne semble incarner la responsability même du Royaume Uni. On trouverait d’ailleurs plus équitable, tant sont longues ses jambes dénudées de tout intérêt pour le touriste – que ce fût elle qui portât l’âne.

Il me regarde avec mélancolie, le pauvre petit blanc, dont les oreilles sans cesse remuent, et ses jolis yeux si fins, si observateurs de toutes choses, me disent à n’en pas douter :

–       Elle est bien vilaine, n’est-ce-pas ?

–       Mon Dieu, oui, mon pauvre petit bourricot. Mais songe un peu, fixée à ton dos comme elle est là, tu as au moins l’avantage de ne plus la voir.

Pourtant ma réflexion, bien que judicieuse, ne le console pas, et son regard me répond qu’il se sentirait plus fier de porter, comme ses camarades, un simple paquet de cannes à sucre. »

            Dans ce passage, comme dans beaucoup de ses récits de voyage, et après avoir visité le temple d’Abydos, Loti épingle les ravages que font déjà dans ces pays à civilisations anciennes, le déferlement des touristes de la Cook Limited anglaise, et les ravages de l’expansion occidentale.

Occident contre Orient? Une thèse démontrée d’Edward W.Said?

Occident contre Orient ? Un discours vrai d’Edward W.Said?

« L’Orientalisme »

L’Orient créé par l’Occident

Edward W. Said

Notes de lecture – rapide éclairage

            Un livre bien  écrit, austère sûrement, quelquefois hermétique, brillant aussi, compte tenu de la culture encyclopédique de l’auteur sur le sujet, professeur de littérature. Mais dont le cheminement intellectuel à travers le livre n’est pas toujours facile à suivre, c’est le moins que l’on puisse dire.

            Mon ambition était de comprendre pourquoi, de nombreux chercheurs, historiens ou sociologues, classaient le livre en question comme un livre « fondateur », terme à la mode utilisé volontiers par des chercheurs  qui se veulent à la pointe du progrès de la recherche historique.

            L’auteur brasse un ensemble considérable d’informations de toute nature, de sources intellectuelles et littéraires, recueillies sur plusieurs siècles, relatives à la connaissance que l’Occident a eu, ou a encore, de l’Orient.

            La thèse qu’il entend démontrer est que l’orientalisme, en tant que mouvement de pensée, est une construction pure et simple de l’Occident, très largement artificielle, du monde de l’Orient réel, laquelle a constitué l’outil idéologique de la domination de l’Occident sur l’Orient

            Il s’agit donc d’un acte d’accusation, à la fois intellectuel et politique, porté à l’encontre des orientalistes européens, puis américains, hommes de science ou de littérature, puis politiques, et colonialistes, étant donné la projection coloniale qu’elle aurait encouragée et facilitée au cours des 19ème et 20ème siècles.

            Une représentation construite à partir d’un « textuel » artificiel, « ethnocentrique » dirions-nous de nos jours, car le mot est récent : les Occidentaux auraient été dans l’incapacité de se mettre à la place de l’Autre, oriental, dans le cas d’espèce.

            L’ouvrage soulève beaucoup de questions, notamment celle préalable du domaine dans lequel la démonstration entend se situer, histoire des idées, histoire réelle, factuelle, ou histoire d’un imaginaire, de type « textuel » ?

            Et s’il ne s’agissait, après tout, que de réflexions personnelles d’un professeur de littérature ?

            Avant d’articuler des commentaires qui n’ont pas l’ambition d’être exhaustifs, mais de proposer un rapide éclairage sur une œuvre qui comprend tout de même près de 400 pages, rappelons le cheminement « textuel » de la réflexion de l’auteur :

–       Première partie : Le domaine de l’orientalisme : 1) connaître l’Oriental, 2) la géographie imaginaire et ses représentations : orientaliser l’Oriental, 3) projets, 4) crise.

–       Deuxième partie : L’orientalisme structuré et restructuré : 1) redessiner les frontières, redéfinir les problèmes, séculariser la religion, 2) A.I.Silvestre de Sacy, Ernest Renan, Karl Marx : l’anthropologie rationnelle, le laboratoire de philologie et leurs répercussions, 3) Pèlerins et pèlerinages, anglais et français.

–       Troisième partie : L’orientalisme aujourd’hui : 1) Orientalisme latent et orientalisme manifeste, 2) le style, la compétence, la vision de l’expert : l’orientalisme dans-le-monde, 3) L’orientalisme franco-anglais moderne en plein épanouissement, 4) la phase récente.

–       Postface

Très vastes sujets donc, mais avec toutefois une réflexion centrée sur les 19ème et 20ème siècles, grande ambition aussi, étant donné que l’auteur tente de balayer et d’analyser les multiples facettes de l’orientalisme supposé, et d’après lui construit par l’Occident, lequel serait toujours vivant.

A la page 351, M.Said défend sa thèse : «  Mon projet était de décrire un certain système d’idées, il n’était pas du tout de le remplacer par un autre. En outre, j’ai essayé de soulever un ensemble de questions qui se posent  à bon droit quand on parle de l’expérience humaine : comment représente-t-on d’autres cultures ? Qu’est-ce qu’une autre culture ?… »

            Après avoir lu et annoté l’ouvrage, la première question qu’il est possible de se poser est celle de savoir si l’auteur n’a pas commis le même péché intellectuel que les nombreux témoins qu’il cite à la barre de l’orientalisme, c’est-à-dire une forme d’ethnocentrisme ? Nous y reviendrons plus loin.

            Car, est-il chose plus difficile que de se mettre à la place d’un « Autre » ?

            Au titre de la « connaissance de l’Orient », l’auteur fait un sort à deux personnages anglais, les lords Balfour et Cromer, qui ont imprimé leur marque au cours de l’expansion de l’Empire britannique à la fin du 19ème siècle, mais étaient-ils représentatifs de l’orientalisme européen de la fin du 19ème siècle ? Lequel ? Intellectuel ? Universitaire ? Politique ? Elitiste ou populaire ?

On peut se poser la question, au même titre qu’on pourrait se la poser à la même époque, pour Jules Ferry, Gallieni, ou Lyautey.

            Et d’appeler en renfort l’expédition de Bonaparte en Egypte, en 1798, et son cortège de connaissances sur l’Egypte ancienne, une référence qui parait plus convaincante de l’orientalisme, mais égyptien, dans le cas d’espèce, « modèle d’appropriation vraiment scientifique d’une culture par une autre apparemment plus forte. En effet, l’occupation de l’Egypte a mis en train entre l’Est et l’Ouest des processus qui dominent encore aujourd’hui nos perspectives culturelles et politiques. » (p,58)

            Est-ce donc si sûr ?

            « L’idée de l’Orient dans son ensemble oscille donc, dans l’esprit de l’Occident, entre le mépris pour ce qui est familier et les frissons de délice – ou de peur – pour la nouveauté. Pour l’Islam, il était cependant dans l’ordre que l’Europe le redoutât, si elle ne le respectait pas toujours » (p,76)

            C’est à partir de la lecture et de l’analyse des écrits des savants ou hommes de lettres, essentiellement des 19ème et 20ème siècles, une analyse « textuelle », « canonique » aussi, selon ses termes, que l’auteur forge la thèse intellectuelle qu’il défend : une thèse intellectuelle, sûrement, historique et scientifique, voire !

            Il écrit : « Considérons maintenant, à la lumière de tout ceci, Bonaparte et Ferdinand de Lesseps leur information sur l’Orient venait de livres écrits dans la tradition de l’orientalisme, placés dans la bibliothèque des « idées reçues » ; l’Orient, pour eux, était quelque chose à rencontrer et à traiter, dans une certaine mesure, parce que les textes rendaient cet Orient possible c’était un Orient muet, à la disposition de l’Europe pour qu’elle y réalise des projets impliquant les indigènes, sans être directement responsables vis-à-vis d’eux, un Orient incapable de résister aux projets, aux images, ou aux simples descriptions inventées pour lui. » (p,113)

            Première observation : l’auteur a-t-il vérifié que Bonaparte et de Lesseps ont effectivement fréquenté les bons orientalistes de leur époque ?

            Deuxième observation, et j’ai envie de dire : mais à qui la faute ?

Est-ce qu’on peut reprocher aux savants, et notamment aux linguistes (de Sacy est souvent cité), qui les premiers, au 19ème siècle, sont partis en chasse de connaissances sur l’Orient, sur ses langues et ses civilisations ?

            « Si l’on voulait faire la généalogie intellectuelle officielle de l’orientalisme, elle comprendrait Gobineau, Renan, Humblot, Steinhal, Burnouf, Remusat, Palmer,Weil, Dozy, Muir, pour ne citer presque au hasard que quelques- uns des noms célèbres. Il faudrait aussi y faire entrer le pouvoir de diffusion de sociétés savantes… cette littérature est particulièrement riche et contribue de manière significative à la construction du discours orientaliste. Elle comprend des œuvres de Goethe, Hugo, Lamartine, Chateaubriand, Kinglake, Nerval, Flaubert, Lane, Burton, Walter Scott, Byron, Vigny, Disraeli, George Eliot, Gautier. »  (p,119)

            La liste est donc longue de noms encore connus, ou parfaitement inconnus. Il appartient aux spécialistes de se prononcer sur les caractéristiques de leur orientalisme, mais la véritable question posée, à supposer que leur orientalisme ait été celui dénoncé par Said, est celle de l’influence réelle qu’ils ont pu avoir sur la manière de pensée de l’élite de l’époque considérée, et sur l’opinion publique en général.  

            Généalogie ? Le mot est-il bien choisi ?

            Influence « orientaliste » de Chateaubriand ou de Flaubert sur l’opinion publique de l’époque, ou tout simplement de la dose d’exotisme que contiennent certaines de leurs œuvres ?

            Quelle évaluation est-il possible d’en faire aujourd’hui ? Très difficile, sauf à décortiquer toute une œuvre, et pas seulement une ou quelques-unes d’entre elles, à en extraire le discours dominant, s’il l’a été, sur l’orientalisme. Et à ajouter une évaluation des effets de l’œuvre sur la pensée et l’opinion publique de l’époque.

            L’exercice intellectuel et scientifique auquel se livre l’auteur est singulièrement difficile, étant donné la difficulté qu’il rencontre à analyser l’orientalisme à chacune des époques, et dans toutes ses facettes.

            A titre d’exemple, et pour mieux comprendre son analyse, revenons sur le chapitre 4, qu’il dénomme « crise » (pages 112 à 131).

            A la fin de ce chapitre, l’auteur écrit : « La crise actuelle met en scène, de manière dramatique, la disparité entre les textes et la réalité » (p,130)

            La crise à laquelle il fait allusion est celle qui aurait été provoquée au 20ème siècle par le révolte des peuples de l’Orient contre l’Occident, les orientalistes, et donc l’Occident, découvrant alors l’écart qui existait entre leur construction des « idées reçues » et la réalité « l’Orient réel et terre à terre » (p,120)

            Après la première guerre mondiale, « Le domaine de l’orientalisme coïncidait exactement avec celui de l’empire » (p,124), colonial, faut-il le préciser.

            L’auteur n’épargne pas les orientalistes modernes :

« Ces attitudes des orientalistes d’aujourd’hui inondent la presse et l’esprit public. On imagine les Arabes, par exemple, comme montés sur des chameaux, terroristes, comme des débauchés au nez crochu et vénaux dont la richesse imméritée est un affront pour la vraie civilisation. « (p,129)

            Un texte un peu trop caricatural, vous ne trouvez pas ?

            Qui montrerait le bout de l’oreille de cette démonstration ? Car derrière le « texte », l’auteur défend une vision « essentialiste » de l’orientaliste qui aurait existé dans les siècles et les siècles, et existerait encore, préjugé intellectuel qu’il reproche précisément aux scientifiques de l’Occident de continuer à avoir à l’égard de l’oriental.

            Et derrière encore le fil rouge, ou plutôt vert, de l’Islam qui éclairerait les postions « canoniques », c’est le cas de le dire, de l’orientalisme de l’Occident.

            La deuxième partie, intitulée « L’orientalisme structuré et restructuré » est destinée sans doute à apporter la démonstration de cette thèse, étant donné la place qui est accordée à l’examen du rôle d’une série d’hommes de sciences qui ont proposé, sinon imposé, leur image de l’Orient, de Sacy, Renan, et Marx, et de pèlerins qui ont fréquenté l’Orient au 19ème siècle.

Ces derniers, les pèlerins, auraient naturellement rapporté une image complètement artificielle de l’Orient, « un simulacre de l’Orient » (Lane- p,192)

            « Chateaubriand cherche à consommer l’Orient » (p,201)

            En ce qui concerne le rôle et l’importance du philologue de Sacy dans la naissance d’un mouvement de curiosité et de connaissance de l’Orient, mais dans le milieu de l’université, soit ! Mais le rôle des autres grands témoins cités parait plus discutable !

Est-ce que Nerval ou Flaubert ont contribué véritablement à former un mouvement orientaliste, on peut légitimement se poser la question ? Même si l’auteur relève ;

« L’importance exceptionnelle de Nerval et de Flaubert, pour une étude de l’esprit orientaliste du dix-neuvième siècle comme la nôtre, vient de ce qu’ils ont produit une œuvre qui est fonction de la forme d’orientalisme dont nous avons parlé jusqu’ici, sans en faire partie. » (p,208)

 Précisons pour le lecteur que M.Said fait référence à cette image « textuelle », « canonique » qu’il reproche aux orientalistes, image fausse et dépréciative de l’Orient réel.

Marx est appelé aussi à la barre, et son propos sonnera étrangement aux oreilles des bons marxistes : » L’Angleterre a une double  mission à remplir en Inde : l’une destructrice, l’autre régénératrice – l’annihilation de la vieille société asiatique et la pose des fondations matérielles de la société occidentale » (p,179)

            Marx, parangon de l’orientalisme de l’Occident ?

Troisième partie, « L’orientalisme aujourd’hui », sans doute et à mon avis, la partie la plus discutable.

            Dès la première page, l’auteur marque un territoire ambigu, le Proche-Orient, l’islam, les  Arabes, plus loin l’Europe ou l’Occident et l’Orient, l’Est et l’Ouest, c’est-à-dire ? Alors que l’auteur a concentré son analyse sur la relation quasi-exclusive Grande Bretagne – France et Moyen Orient aux 19ème et 20ème siècles ?

            « Il est donc exact que tout Européen, dans ce qu’il pouvait dire sur l’Orient, était, pour cette raison, raciste, impérialiste, et presque totalement ethnocentriste » (p,234)

« Ce que je prétends, c’est que l’orientalisme est fondamentalement une doctrine politique imposée à l’Orient parce que celui-ci était plus faible que l’Occident, qui supprimait la différence de l’Orient en la fondant dans sa faiblesse ; » (p,234)

.Doctrine politique seulement, voire ! Car les relations historiques entre l’Europe et le Moyen Orient, juif, chrétien, musulman, ont couvert bien autre chose !

Lecture politique de l’auteur sûrement !

            L’auteur relève plus loin l’inégalité de la connaissance entre le nombre important  de scientifiques ou pèlerins européens qui se sont intéressés à l’Orient, et des œuvres publiées et celui des scientifiques ou pèlerins orientaux.

            A qui la faute ?

            M.Said rappelle à juste titre que : «  Durant son apogée politique et militaire, qui va du huitième au seizième siècle, l’islam a dominé et l’est et l’ouest. » (p,235)

Il ne semble donc pas anormal que cette domination ait laissé certaines traces, mais pas uniquement négatives.

            Le tableau que l’auteur fait de la « ferveur expansionniste de la France » (p,249 et 250) et du rôle que le Journal Officiel aurait joué dans ce contexte laisse un peu rêveur.

Il est toujours difficile de juger un système de pensée qui aurait existé à une certaine époque, ici, l’orientalisme supposé, sans procéder à un examen minutieux d’une époque déterminée, de ses productions scientifiques et littéraires, de leur effet supposé ou réel sur les élites et l’opinion publique, et le livre de M.Said ne convainc pas vraiment à cet égard.

Que les scientifiques « orientalistes » aient influencé élites et gouvernements à l’époque de leurs œuvres, sans doute, l’opinion publique en aval, la chose est moins sûre !

L’œuvre de M.Said soulève beaucoup de questions :

–       Tout d’abord,  quant au grand flou qui règne sur le champ géographique choisi pour proposer sa démonstration : le Moyen Orient ou l’Orient de l’Inde et de l’Asie ? A la lecture, c’est bien le Moyen Orient qui est la cible.

–       Quant au regard sur « l’Autre » ? C’est effectivement un problème difficile à résoudre dans la plupart des disciplines humaines, mais comme le note l’auteur, personne, ou quasiment, n’a proposé « en face », semble-t-il,  son regard sur l’Occident, sauf à la période moderne. La relation Occident Orient manquait donc de la saine dialectique qui fait progresser la connaissance.

–       Quant aux lignes de force historiques qui ont structuré les relations entre Occident et Orient, l’existence au Moyen Orient d’un foyer très ancien de civilisations, mais surtout des grandes religions, et en parallèle, le va-et-vient des conquêtes au cours des âges, et tout autant la curiosité de l’Occident à l’égard des grandes civilisations orientales disparues, celles du Tigre ou de l’Euphrate, ou celle des pharaons d’Egypte, pour ne citer que celles du Moyen Orient..

–       Quant au rôle de « pont » humain, culturel, et économique du Moyen Orient entre Occident et Asie, avec la précoce prédominance des Anglais et leur volonté de contrôle de ces territoires, leur route des Indes, et la révolution du canal de Suez..

–       Et à partir du début du 20ème siècle, quant à l’existence du pétrole qui a nourri toutes les ambitions et les rivalités occidentales, les relations entre l’Orient et l’Occident basculant dans le domaine économique et stratégique.

–       Et aussi, pourquoi ne pas dire que les témoignages des pèlerins n’étaient pas toujours partiaux et négatifs ?

Dans les années 1830, Joseph Méry, en séjour à Rome, décrivait les Italiens, dans les mêmes termes que Pierre Loti décrivait les Hindous (en 1899-1900), les Bédouins du désert du Sinaï (1894), les Egyptiens (1907), avec à la fois l’émerveillement du témoin des civilisations anciennes rencontrées et le réalisme en face de la misère également rencontrée. Leur regard n’était pas obligatoirement partial.

            La lecture de ce livre est utile, car il s’agit d’un témoignage sur les réactions qu’éprouvait, à tort ou à raison, un grand intellectuel d’origine orientale sur le regard « textuel », « canonique », et aussi « réel » en ce qui concerne les relations entre Occident et Orient, mais s’agit-il de littérature ou d’histoire ?

L’auteur lui-même écrivait : »L’Orientalisme est un livre partisan et non une machine théorique. » (p,367) – Dont acte !

                   Jean Pierre Renaud

Les Postcolonial Studies: un nouveau mythe?

Ma fréquentation de la littérature et de l’histoire coloniales m’a évidemment conduit à m’interroger sur la signification de cette expression anglo-saxonne qui parait très en faveur dans certains milieux intellectuels français comme étrangers.

Je me suis donc décidé à lire et à annoter deux ouvrages qui sont considérés comme ceux de deux maîtres à penser des études postcoloniales, souvent cités dans ces milieux, le premier déjà ancien, « L’Orientalisme » de M.Said (1978) et le deuxième, plus récent « Le Colonialisme en question »  de M.Cooper (2005).

Et j’ai fait appel aux lumières d’un vieil ami d’études qui a effectué toute sa carrière outre-mer, en Asie et en Afrique.

            Dans son livre, M.Cooper écrit :

« La complaisance des historiens vis-à-vis des frontières européennes de leur discipline s’est trouvée ébranlée par l’Orientalisme, d’Edward Said (1978). Said a montré que certaines visions des sociétés asiatiques sont profondément ancrées dans la littérature européenne canonique. La colonisation ne se déroulait plus là-bas, dans des contrées exotiques, mais au cœur de la culture européenne. (page 24) »

            Deux observations sur ce texte : 1) M.Said a concentré toute son analyse sur le  Moyen Orient, avec une faible attention sur l’Asie. 2) « Complaisance des historiens » : est-ce si sûr ?

            Dans le courant du quatrième trimestre de l’année 2010, nous proposerons aux lecteurs intéressés une lecture critique de ces deux ouvrages, mais esquissons un premier cadrage.

Est-ce que l’expression utilisée, ambigüe, ne recèle pas déjà un sens idéologique, le colonial produisant toujours ses effets ? Mais de quel colonial parle-t-on ?

Le petit livre intitulé  « Les mots de la Colonisation » parait donner une bonne définition de ce type de recherche.

Il situe l’émergence de ces études aux Etats Unis, dans les années 1970, avec l’objectif de « briser les cadres occidentaux de représentation du monde, hérités de la période coloniale » (page 93). Le même livre évoque ensuite l’apparition des subaltern studies indiennes, pour travailler sur les représentations des catégories dominées.

En France, des historiens sérieux ont justement reproché à ces analyses, d’être effectuées « au détriment de l’ancrage des travaux dans une réalité historique ou sociologique concrète… page 94)».

Nous verrons qu’effectivement ces travaux, qui sont difficiles à classer dans une catégorie précise de pensée, manquent singulièrement d’« ancrage » géographique et chronologique, outre le fait que leurs discours se développent dans un univers qualitatif, et absolument pas quantitatif.

En France, ce type de recherche a été aussitôt exploité par des groupes d’intellectuels comme un thème politique d’explication d’une partie des problèmes que le pays rencontre avec ses populations d’origine immigrée, avec l’intervention des « stéréotypes », de la « mémoire collective », et pour faire bonne mesure de « l’inconscient collectif ».

Jean Pierre Renaud

L »Orientalisme fantasmé » de Pierre Loti? L’Inde (sans les Anglais)(1886)

        Est-ce qu’on connaît encore Pierre Loti en France, comme on le connaissait dans la première moitié du XXème siècle, car son œuvre était prolifique, en même temps et souvent exotique, pour ne pas dire coloniale.

            Officier de marine, Loti participa à plusieurs des aventures coloniales de la Troisième République, au Sénégal, en Polynésie, et en Asie.

            Officier de marine lors de la prise de Hué, en 1883, il en avait fait un récit de « reporter de guerre », objectif, qui n’occultait pas les horreurs de cette expédition, récit qui lui valut d’être suspendu de la Marine par Jules Ferry.

            Ses romans exotiques sont oubliés sur le Sénégal, la Polynésie, ou le Japon, ainsi que le récit de son voyage dans « L’Inde (sans les Anglais) » qu’il y effectua en 1886. Alors qu’il rentrait du Japon, il y accomplit un long parcours d’exploration et de découverte, de Mahé, au sud, à Bénarès, sur le Gange.

            La mention « sans les Anglais » est incontestablement le signe de la détestation historique que la Royale continuait de porter aux marins de Sa Majesté.

            Son récit de voyage est d’une très grande qualité littéraire, avec un art parfait de l’écriture toujours précise, rigoureuse, ciselée. Loti décrit avec une très grande minutie, celle d’un entomologiste, les paysages et les cités qu’il découvrait, les monuments et les temples de l’Inde, toujours gigantesques et cyclopéens, les célébrations mystérieuses, souvent nocturnes, fantasmagoriques de l’Inde religieuse.

            Et il faut lire en particulier les nombreuses pages consacrées à l’Inde affamée, celle des populations paysannes des déserts du Rajahstan, la famine des paysans morts, sur le point de mourir, hommes, femmes et enfants, aux portes de cités encore florissantes et illuminées. Une indifférence naturelle face à la misère et à la mort, cette cohabitation culturelle toute hindoue entre riches et miséreux, entre vivants et morts !

            Même de nos jours, un Français éprouve encore un véritable malaise lorsqu’il rencontre cette cohabitation de misère et de richesse dans une grande ville de l’Inde, des familles entières campant sur les trottoirs, le long des rues.

            Certains chercheurs accordent une importance majeure au discours d’Edward Said dans son livre sur « L’orientalisme », lequel ouvrage aurait aidé à démonter les « constructions fantasmées » des occidentaux sur l’Orient.

            Mme Coquery-Vidrovitch  y fait référence dans un article sur le musée du quai Branly, qu’elle a publié dans le « Petit Précis…à l’usage du Président Sarkozy » (page 137).

            Le lecteur curieux pourra constater que le récit de Loti n’avait rien d’une construction fantasmée sur l’Inde de l’année 1886.

            Jean Pierre Renaud.