« Le soleil ne se lève plus à l’Est » Bernard Bajolet « Mémoires d’Orient d’un ambassadeur peu diplomate »

« Le soleil ne se lève plus à l’Est »

Bernard Bajolet

« Mémoires d’Orient d’un ambassadeur peu diplomate » (Plon-2018)

 Une lecture intéressante, mais comme l’indique la mention ci-dessus,  dérangeante.

            Un livre qui n’est pas toujours facile à lire, compte tenu  principalement de la problématique inextricable des pays où le mémorialiste a exercé ses responsabilités, et de l’importance des relations très personnelles que l’auteur décrit, donc de la couleur très personnelle de ses mémoires.

            A lire ce document, je me suis souvent demandé si la France n’aurait pas dû choisir des officiers plutôt que des diplomates pour la représenter, compte tenu du risque permanent que ses représentants courent dans ces pays (voitures blindées et attentats) : est-ce encore la place des diplomates, avec du James Bond en filigrane ?

      Autre remarque relative à la déontologie ancienne qui imprégnait le corps diplomatique : les temps ont effectivement bien changé quant au devoir de réserve de la fonction publique.

    Il est vrai que l’édition compte maintenant de nombreux exemples de récits qui s’en dispensent, et qu’au cours des dernières années, un ancien Président s’est adonné à un genre nouveau, celui de confessions presque quotidiennes.

     Dernière remarque : je ne suis pas sûr que la lecture de cette chronique puisse nous éclairer sur le contenu et les objectifs de la politique étrangère du  pays dans tous les pays cités (Algérie, Syrie, Bosnie, Jordanie, Irak, Afghanistan) et puisse-nous convaincre de l’intérêt que peut avoir la France à entretenir le réseau diplomatique dans sa configuration actuelle, et avec le flux nouveau de tweets ou communications en tout genre entre chefs d’Etat.

     Le  moment ne serait-il pas enfin venu de mutualiser avec l’Union Européenne nos représentations diplomatiques ?

Jean Pierre Renaud

    PS : j’ai déjà évoqué le livre en question sur le blog du  8/07/2019 à propos de l’Algérie

L’Empire Britannique des Indes par Lanza del Vasto

L’Empire Britannique des Indes (année 1937) vu par Lanza del Vasto

            Au cours de l’année, j’ai publié une série d’exercices de comparaison entre les deux Empires coloniaux de la Grande Bretagne et de la France.

            La lecture d’un des ouvrages de Lanza del Vasto consacré à l’Inde religieuse nous propose une illustration supplémentaire de l’Empire britannique.

            La vie de Lanza del Vasto fut un roman, mais avant tout celle d’un guide spirituel qui s’inscrivit dans la longue lignée des explorateurs, voyageurs, et intellectuels occidentaux qui partirent en quête des mystères de l’Orient, ceux de l’Inde, dans le cas de Lanza del Vasto.

                 Dans le halo de l’orientalisme des siècles passés !

            A la fin de l’année 1936, il partit vers le fleuve sacré du Gange, pour y rencontrer Gandhi, apôtre de la non-violence, et pour s’imprégner, s’immerger dans la culture  religieuse hindoue.

            Dans deux livres « Le pèlerinage aux sources » et «  Vinôbâ ou le nouveau pèlerinage », Lanza del Vasto livra le récit d’une expérience humaine et spirituelle qui le mena jusqu’aux sources du Gange, dans l’Himalaya, tout en lui permettant de bénéficier de l’amitié de Gandhi.

               De retour en France, il y fonda plus tard « L’Arche », une association qui militait pour la non-violence.

              Dans le livre « Vinôbâ ou le nouveau pèlerinage », Lanza del Vasto donnait la parole au sage indien qu’était Vinôbâ, disciple de Gandhi, né en 1895,  lequel décrivait la situation des Indes au moment de l’Empire anglais des Indes :           

            « O Inde ! O oiseau d’or de l’Orient comme on le nommait encore au siècle dernier, ô pauvre oiseau plumé, qui t’a fait ça ?

            L’ombre de nous-mêmes, voilà ce que nous sommes devenus !  Notre malicieuse caricature qui nous dévisage en grimaçant.

            Car nous sommes bien le même peuple qui bâtissait des sanctuaires comme des montagnes. Et ils sont encore debout, mais nous ?

            Le même peuple qui prenait une montagne et qui le transformait en statue, mais nous ?

            Le même qui tant rayonnait par le savoir, et la maitrise de soi que toute l’Asie se rangea librement sous sa loi, mais nous ?

            Le même qui dominant tout et ne trouvant en face de soi que Dieu aperçut ses Abîmes de de gloire et adopta l’humilité. Mais nous avons accepté l’abjection !

            Le même qui qui, par sagesse avait choisi le dépouillement, mais nous sommes tombés dans la misère et la paresse.

            La paresse, la peur et l’ignorance nous expliquent tout entiers…

            Un siècle de servitude nous a fait ça !

         Nous sommes esclaves, c’est un fait, mais notre maître où est-il, que nous lui sautions à la gorge ?

           L’Anglais est là comme s’il n’était pas là. Chaque fois que l’Indien veut l’atteindre, il se trouve devant un autre Indien qui le frappe. Il en faut conclure que nous nous opprimons nous-mêmes au nom d’un autre, comme celui qui saute en rond en se fessant la joue à cause d’un moustique qui s’est envolé.

            Il y a bien de quoi hurler de rage, et plus nous clamons notre malheur plus nous nous rendons ridicules.

            On ne peut pas chanter la Nouvelle Epopée ni le héros qui subjugua l’Empire fu Grand Mogol et quelques centaines de royaumes indiens, parce que l’épopée fut une farce dont les héros n’étaient qu’une poignée de trafiquants étrangers qui avaient imaginé cet expédient pour s’engraisser aux dépens d’autrui.

Nous n’avons pas été vaincus, nous avons été joués.

            Ils ont joué le Musulman contre l’Hindou, puis l’Hindou contre le Musulman, puis le Nabab et le Radja contre le Radja. Ils se sont enracinés dans ces querelles, infiltrés dans les interstices, entre les castes.

            Leur piège nous nous y sommes précipités, nous nous y sommes poussés les uns les autres, et, dedans, nous continuons à nous bousculer comme on, se presse au théâtre pour se faire un place.

            Nous ayant joués, ils continuent à se moquer de nous ; nous ayant gagné a au jeu, ils nous ont vendus : l’Anglais a vendu l’Inde aux anglais et d’est l’Indien qui paye la note et qui continue à la payer.

          L’Anglais lève chez nous la troupe et puis l’impôt qui serte à entretenir la troupe qui sert à le défendre contre nous.

            Nous faisons les frais du Gouvernement vive-royal et de ses pompes destinées à nous éblouir, ce qui est à peine drôle puisque nous en sommes éblouis en effet. Mais nous faisons aussi les frais de l’Ambassade britannique en Chine et de telle réception de la Cour d’Angleterre, ce qui commence à ressembler à une histoire de fous.

            Nous avons en argent et en hommes payés le prix de notre propre conquête, ce qui est d’une logique impeccable ; mais nous avons aussi payé le prix de la conquête de la Birmanie, des expéditions de Perse et d’Afrique et surtout de la guerre d’Europe où de toutes nos forces nous essayons d’empêcher les Allemands de nous débarrasser de l’Anglais,  car nous sommes prêts à tous les sacrifices pour éviter notre délivrance !

         J’ai souvent vu un éléphant conduit par un petit garçon assis sur sa tête, et quand le garçon était d’humeur joyeuse il s’amusait à le faire tourner en rond. Mais lequel était capable et digne d’écraser l’autre, de ce petit chenapan ou du divin Ganesh ?

        Il y bien de quoi hurler de rage et pleurer de rire !

      Et le jeune homme criait, mais dans son cœur, la muette colère qui lui fouettait le sang l forçait à presser le pas et le jetait plus loin de la foule… » (pages 16,17,18)

     Comme indiqué plus haut, cet extrait, assez représentatif de la situation de l’Empire des Indes Anglaises, a été tiré du livre  « Vinôbâ ou le Nouveau Pèlerinage »

Jean Pierre Renaud

Humeur Tique: Les « Printemps Arabes » des Occidentaux, ou un orientalisme très « tendance »!

  Les révoltes qui ont embrasé successivement plusieurs pays arabes ont enthousiasmé les beaux esprits de nos pays, avec en tête, le nouveau prophète BHL.

            L’attitude, ainsi que les positions, et les initiatives prises par les gouvernements, les médias, et une partie de l’élite pour encourager et soutenir ces révolutions appellent beaucoup d’interrogations, sur au moins deux plans :

Quant à la connaissance de l’histoire et de la culture de ces pays, et d’abord l’ignorance de l’Islam, de ses composantes, et de ses tensions permanentes, tout autant que des entités ethniques, culturelles, religieuses, multiples, qui font de tous ces pays une mosaïque souvent très instable.

            Quant aux résultats ! Comme diraient les militaires !

Plusieurs dictatures ont disparu, mais au profit de qui ? Les nouveaux régimes qui se sont mis en place avec beaucoup de difficultés sont des régimes au sein desquels la démocratie a de la peine à vivre, avec le retour ou le renforcement de la charia, la loi islamique, sous la menace permanente des extrémistes, qu’il, s’agisse des salafistes en Tunisie, en Egypte, ou en Syrie, ou des pasdarans en Iran.

            Chaque jour apporte son lot de désillusion, « la disgrâce des « Guignols » tunisiens » (Le Figaro du 27/08/12) , pour ne pas parler de l’agression d’un élu socialiste à Bizerte, de son épouse et de sa fille, par des salafistes dans une ville où le Maire de Paris aurait une résidence, ou encore de la destruction de mausolées musulmans en Libye…

            Pourquoi l’expression « un orientalisme très « tendance » ?

Le mot orientalisme a reçu des significations très diverses selon les époques et les auteurs, mais on pourrait dire en raccourci qu’il s’agit des visions et des représentations qu’a eues l’Occident de l’Orient dans les siècles passés, pour ne pas dire une construction souvent artificielle de l’Orient.

Occident contre Orient? Une thèse démontrée d’Edward W.Said?

Occident contre Orient ? Un discours vrai d’Edward W.Said?

« L’Orientalisme »

L’Orient créé par l’Occident

Edward W. Said

Notes de lecture – rapide éclairage

            Un livre bien  écrit, austère sûrement, quelquefois hermétique, brillant aussi, compte tenu de la culture encyclopédique de l’auteur sur le sujet, professeur de littérature. Mais dont le cheminement intellectuel à travers le livre n’est pas toujours facile à suivre, c’est le moins que l’on puisse dire.

            Mon ambition était de comprendre pourquoi, de nombreux chercheurs, historiens ou sociologues, classaient le livre en question comme un livre « fondateur », terme à la mode utilisé volontiers par des chercheurs  qui se veulent à la pointe du progrès de la recherche historique.

            L’auteur brasse un ensemble considérable d’informations de toute nature, de sources intellectuelles et littéraires, recueillies sur plusieurs siècles, relatives à la connaissance que l’Occident a eu, ou a encore, de l’Orient.

            La thèse qu’il entend démontrer est que l’orientalisme, en tant que mouvement de pensée, est une construction pure et simple de l’Occident, très largement artificielle, du monde de l’Orient réel, laquelle a constitué l’outil idéologique de la domination de l’Occident sur l’Orient

            Il s’agit donc d’un acte d’accusation, à la fois intellectuel et politique, porté à l’encontre des orientalistes européens, puis américains, hommes de science ou de littérature, puis politiques, et colonialistes, étant donné la projection coloniale qu’elle aurait encouragée et facilitée au cours des 19ème et 20ème siècles.

            Une représentation construite à partir d’un « textuel » artificiel, « ethnocentrique » dirions-nous de nos jours, car le mot est récent : les Occidentaux auraient été dans l’incapacité de se mettre à la place de l’Autre, oriental, dans le cas d’espèce.

            L’ouvrage soulève beaucoup de questions, notamment celle préalable du domaine dans lequel la démonstration entend se situer, histoire des idées, histoire réelle, factuelle, ou histoire d’un imaginaire, de type « textuel » ?

            Et s’il ne s’agissait, après tout, que de réflexions personnelles d’un professeur de littérature ?

            Avant d’articuler des commentaires qui n’ont pas l’ambition d’être exhaustifs, mais de proposer un rapide éclairage sur une œuvre qui comprend tout de même près de 400 pages, rappelons le cheminement « textuel » de la réflexion de l’auteur :

–       Première partie : Le domaine de l’orientalisme : 1) connaître l’Oriental, 2) la géographie imaginaire et ses représentations : orientaliser l’Oriental, 3) projets, 4) crise.

–       Deuxième partie : L’orientalisme structuré et restructuré : 1) redessiner les frontières, redéfinir les problèmes, séculariser la religion, 2) A.I.Silvestre de Sacy, Ernest Renan, Karl Marx : l’anthropologie rationnelle, le laboratoire de philologie et leurs répercussions, 3) Pèlerins et pèlerinages, anglais et français.

–       Troisième partie : L’orientalisme aujourd’hui : 1) Orientalisme latent et orientalisme manifeste, 2) le style, la compétence, la vision de l’expert : l’orientalisme dans-le-monde, 3) L’orientalisme franco-anglais moderne en plein épanouissement, 4) la phase récente.

–       Postface

Très vastes sujets donc, mais avec toutefois une réflexion centrée sur les 19ème et 20ème siècles, grande ambition aussi, étant donné que l’auteur tente de balayer et d’analyser les multiples facettes de l’orientalisme supposé, et d’après lui construit par l’Occident, lequel serait toujours vivant.

A la page 351, M.Said défend sa thèse : «  Mon projet était de décrire un certain système d’idées, il n’était pas du tout de le remplacer par un autre. En outre, j’ai essayé de soulever un ensemble de questions qui se posent  à bon droit quand on parle de l’expérience humaine : comment représente-t-on d’autres cultures ? Qu’est-ce qu’une autre culture ?… »

            Après avoir lu et annoté l’ouvrage, la première question qu’il est possible de se poser est celle de savoir si l’auteur n’a pas commis le même péché intellectuel que les nombreux témoins qu’il cite à la barre de l’orientalisme, c’est-à-dire une forme d’ethnocentrisme ? Nous y reviendrons plus loin.

            Car, est-il chose plus difficile que de se mettre à la place d’un « Autre » ?

            Au titre de la « connaissance de l’Orient », l’auteur fait un sort à deux personnages anglais, les lords Balfour et Cromer, qui ont imprimé leur marque au cours de l’expansion de l’Empire britannique à la fin du 19ème siècle, mais étaient-ils représentatifs de l’orientalisme européen de la fin du 19ème siècle ? Lequel ? Intellectuel ? Universitaire ? Politique ? Elitiste ou populaire ?

On peut se poser la question, au même titre qu’on pourrait se la poser à la même époque, pour Jules Ferry, Gallieni, ou Lyautey.

            Et d’appeler en renfort l’expédition de Bonaparte en Egypte, en 1798, et son cortège de connaissances sur l’Egypte ancienne, une référence qui parait plus convaincante de l’orientalisme, mais égyptien, dans le cas d’espèce, « modèle d’appropriation vraiment scientifique d’une culture par une autre apparemment plus forte. En effet, l’occupation de l’Egypte a mis en train entre l’Est et l’Ouest des processus qui dominent encore aujourd’hui nos perspectives culturelles et politiques. » (p,58)

            Est-ce donc si sûr ?

            « L’idée de l’Orient dans son ensemble oscille donc, dans l’esprit de l’Occident, entre le mépris pour ce qui est familier et les frissons de délice – ou de peur – pour la nouveauté. Pour l’Islam, il était cependant dans l’ordre que l’Europe le redoutât, si elle ne le respectait pas toujours » (p,76)

            C’est à partir de la lecture et de l’analyse des écrits des savants ou hommes de lettres, essentiellement des 19ème et 20ème siècles, une analyse « textuelle », « canonique » aussi, selon ses termes, que l’auteur forge la thèse intellectuelle qu’il défend : une thèse intellectuelle, sûrement, historique et scientifique, voire !

            Il écrit : « Considérons maintenant, à la lumière de tout ceci, Bonaparte et Ferdinand de Lesseps leur information sur l’Orient venait de livres écrits dans la tradition de l’orientalisme, placés dans la bibliothèque des « idées reçues » ; l’Orient, pour eux, était quelque chose à rencontrer et à traiter, dans une certaine mesure, parce que les textes rendaient cet Orient possible c’était un Orient muet, à la disposition de l’Europe pour qu’elle y réalise des projets impliquant les indigènes, sans être directement responsables vis-à-vis d’eux, un Orient incapable de résister aux projets, aux images, ou aux simples descriptions inventées pour lui. » (p,113)

            Première observation : l’auteur a-t-il vérifié que Bonaparte et de Lesseps ont effectivement fréquenté les bons orientalistes de leur époque ?

            Deuxième observation, et j’ai envie de dire : mais à qui la faute ?

Est-ce qu’on peut reprocher aux savants, et notamment aux linguistes (de Sacy est souvent cité), qui les premiers, au 19ème siècle, sont partis en chasse de connaissances sur l’Orient, sur ses langues et ses civilisations ?

            « Si l’on voulait faire la généalogie intellectuelle officielle de l’orientalisme, elle comprendrait Gobineau, Renan, Humblot, Steinhal, Burnouf, Remusat, Palmer,Weil, Dozy, Muir, pour ne citer presque au hasard que quelques- uns des noms célèbres. Il faudrait aussi y faire entrer le pouvoir de diffusion de sociétés savantes… cette littérature est particulièrement riche et contribue de manière significative à la construction du discours orientaliste. Elle comprend des œuvres de Goethe, Hugo, Lamartine, Chateaubriand, Kinglake, Nerval, Flaubert, Lane, Burton, Walter Scott, Byron, Vigny, Disraeli, George Eliot, Gautier. »  (p,119)

            La liste est donc longue de noms encore connus, ou parfaitement inconnus. Il appartient aux spécialistes de se prononcer sur les caractéristiques de leur orientalisme, mais la véritable question posée, à supposer que leur orientalisme ait été celui dénoncé par Said, est celle de l’influence réelle qu’ils ont pu avoir sur la manière de pensée de l’élite de l’époque considérée, et sur l’opinion publique en général.  

            Généalogie ? Le mot est-il bien choisi ?

            Influence « orientaliste » de Chateaubriand ou de Flaubert sur l’opinion publique de l’époque, ou tout simplement de la dose d’exotisme que contiennent certaines de leurs œuvres ?

            Quelle évaluation est-il possible d’en faire aujourd’hui ? Très difficile, sauf à décortiquer toute une œuvre, et pas seulement une ou quelques-unes d’entre elles, à en extraire le discours dominant, s’il l’a été, sur l’orientalisme. Et à ajouter une évaluation des effets de l’œuvre sur la pensée et l’opinion publique de l’époque.

            L’exercice intellectuel et scientifique auquel se livre l’auteur est singulièrement difficile, étant donné la difficulté qu’il rencontre à analyser l’orientalisme à chacune des époques, et dans toutes ses facettes.

            A titre d’exemple, et pour mieux comprendre son analyse, revenons sur le chapitre 4, qu’il dénomme « crise » (pages 112 à 131).

            A la fin de ce chapitre, l’auteur écrit : « La crise actuelle met en scène, de manière dramatique, la disparité entre les textes et la réalité » (p,130)

            La crise à laquelle il fait allusion est celle qui aurait été provoquée au 20ème siècle par le révolte des peuples de l’Orient contre l’Occident, les orientalistes, et donc l’Occident, découvrant alors l’écart qui existait entre leur construction des « idées reçues » et la réalité « l’Orient réel et terre à terre » (p,120)

            Après la première guerre mondiale, « Le domaine de l’orientalisme coïncidait exactement avec celui de l’empire » (p,124), colonial, faut-il le préciser.

            L’auteur n’épargne pas les orientalistes modernes :

« Ces attitudes des orientalistes d’aujourd’hui inondent la presse et l’esprit public. On imagine les Arabes, par exemple, comme montés sur des chameaux, terroristes, comme des débauchés au nez crochu et vénaux dont la richesse imméritée est un affront pour la vraie civilisation. « (p,129)

            Un texte un peu trop caricatural, vous ne trouvez pas ?

            Qui montrerait le bout de l’oreille de cette démonstration ? Car derrière le « texte », l’auteur défend une vision « essentialiste » de l’orientaliste qui aurait existé dans les siècles et les siècles, et existerait encore, préjugé intellectuel qu’il reproche précisément aux scientifiques de l’Occident de continuer à avoir à l’égard de l’oriental.

            Et derrière encore le fil rouge, ou plutôt vert, de l’Islam qui éclairerait les postions « canoniques », c’est le cas de le dire, de l’orientalisme de l’Occident.

            La deuxième partie, intitulée « L’orientalisme structuré et restructuré » est destinée sans doute à apporter la démonstration de cette thèse, étant donné la place qui est accordée à l’examen du rôle d’une série d’hommes de sciences qui ont proposé, sinon imposé, leur image de l’Orient, de Sacy, Renan, et Marx, et de pèlerins qui ont fréquenté l’Orient au 19ème siècle.

Ces derniers, les pèlerins, auraient naturellement rapporté une image complètement artificielle de l’Orient, « un simulacre de l’Orient » (Lane- p,192)

            « Chateaubriand cherche à consommer l’Orient » (p,201)

            En ce qui concerne le rôle et l’importance du philologue de Sacy dans la naissance d’un mouvement de curiosité et de connaissance de l’Orient, mais dans le milieu de l’université, soit ! Mais le rôle des autres grands témoins cités parait plus discutable !

Est-ce que Nerval ou Flaubert ont contribué véritablement à former un mouvement orientaliste, on peut légitimement se poser la question ? Même si l’auteur relève ;

« L’importance exceptionnelle de Nerval et de Flaubert, pour une étude de l’esprit orientaliste du dix-neuvième siècle comme la nôtre, vient de ce qu’ils ont produit une œuvre qui est fonction de la forme d’orientalisme dont nous avons parlé jusqu’ici, sans en faire partie. » (p,208)

 Précisons pour le lecteur que M.Said fait référence à cette image « textuelle », « canonique » qu’il reproche aux orientalistes, image fausse et dépréciative de l’Orient réel.

Marx est appelé aussi à la barre, et son propos sonnera étrangement aux oreilles des bons marxistes : » L’Angleterre a une double  mission à remplir en Inde : l’une destructrice, l’autre régénératrice – l’annihilation de la vieille société asiatique et la pose des fondations matérielles de la société occidentale » (p,179)

            Marx, parangon de l’orientalisme de l’Occident ?

Troisième partie, « L’orientalisme aujourd’hui », sans doute et à mon avis, la partie la plus discutable.

            Dès la première page, l’auteur marque un territoire ambigu, le Proche-Orient, l’islam, les  Arabes, plus loin l’Europe ou l’Occident et l’Orient, l’Est et l’Ouest, c’est-à-dire ? Alors que l’auteur a concentré son analyse sur la relation quasi-exclusive Grande Bretagne – France et Moyen Orient aux 19ème et 20ème siècles ?

            « Il est donc exact que tout Européen, dans ce qu’il pouvait dire sur l’Orient, était, pour cette raison, raciste, impérialiste, et presque totalement ethnocentriste » (p,234)

« Ce que je prétends, c’est que l’orientalisme est fondamentalement une doctrine politique imposée à l’Orient parce que celui-ci était plus faible que l’Occident, qui supprimait la différence de l’Orient en la fondant dans sa faiblesse ; » (p,234)

.Doctrine politique seulement, voire ! Car les relations historiques entre l’Europe et le Moyen Orient, juif, chrétien, musulman, ont couvert bien autre chose !

Lecture politique de l’auteur sûrement !

            L’auteur relève plus loin l’inégalité de la connaissance entre le nombre important  de scientifiques ou pèlerins européens qui se sont intéressés à l’Orient, et des œuvres publiées et celui des scientifiques ou pèlerins orientaux.

            A qui la faute ?

            M.Said rappelle à juste titre que : «  Durant son apogée politique et militaire, qui va du huitième au seizième siècle, l’islam a dominé et l’est et l’ouest. » (p,235)

Il ne semble donc pas anormal que cette domination ait laissé certaines traces, mais pas uniquement négatives.

            Le tableau que l’auteur fait de la « ferveur expansionniste de la France » (p,249 et 250) et du rôle que le Journal Officiel aurait joué dans ce contexte laisse un peu rêveur.

Il est toujours difficile de juger un système de pensée qui aurait existé à une certaine époque, ici, l’orientalisme supposé, sans procéder à un examen minutieux d’une époque déterminée, de ses productions scientifiques et littéraires, de leur effet supposé ou réel sur les élites et l’opinion publique, et le livre de M.Said ne convainc pas vraiment à cet égard.

Que les scientifiques « orientalistes » aient influencé élites et gouvernements à l’époque de leurs œuvres, sans doute, l’opinion publique en aval, la chose est moins sûre !

L’œuvre de M.Said soulève beaucoup de questions :

–       Tout d’abord,  quant au grand flou qui règne sur le champ géographique choisi pour proposer sa démonstration : le Moyen Orient ou l’Orient de l’Inde et de l’Asie ? A la lecture, c’est bien le Moyen Orient qui est la cible.

–       Quant au regard sur « l’Autre » ? C’est effectivement un problème difficile à résoudre dans la plupart des disciplines humaines, mais comme le note l’auteur, personne, ou quasiment, n’a proposé « en face », semble-t-il,  son regard sur l’Occident, sauf à la période moderne. La relation Occident Orient manquait donc de la saine dialectique qui fait progresser la connaissance.

–       Quant aux lignes de force historiques qui ont structuré les relations entre Occident et Orient, l’existence au Moyen Orient d’un foyer très ancien de civilisations, mais surtout des grandes religions, et en parallèle, le va-et-vient des conquêtes au cours des âges, et tout autant la curiosité de l’Occident à l’égard des grandes civilisations orientales disparues, celles du Tigre ou de l’Euphrate, ou celle des pharaons d’Egypte, pour ne citer que celles du Moyen Orient..

–       Quant au rôle de « pont » humain, culturel, et économique du Moyen Orient entre Occident et Asie, avec la précoce prédominance des Anglais et leur volonté de contrôle de ces territoires, leur route des Indes, et la révolution du canal de Suez..

–       Et à partir du début du 20ème siècle, quant à l’existence du pétrole qui a nourri toutes les ambitions et les rivalités occidentales, les relations entre l’Orient et l’Occident basculant dans le domaine économique et stratégique.

–       Et aussi, pourquoi ne pas dire que les témoignages des pèlerins n’étaient pas toujours partiaux et négatifs ?

Dans les années 1830, Joseph Méry, en séjour à Rome, décrivait les Italiens, dans les mêmes termes que Pierre Loti décrivait les Hindous (en 1899-1900), les Bédouins du désert du Sinaï (1894), les Egyptiens (1907), avec à la fois l’émerveillement du témoin des civilisations anciennes rencontrées et le réalisme en face de la misère également rencontrée. Leur regard n’était pas obligatoirement partial.

            La lecture de ce livre est utile, car il s’agit d’un témoignage sur les réactions qu’éprouvait, à tort ou à raison, un grand intellectuel d’origine orientale sur le regard « textuel », « canonique », et aussi « réel » en ce qui concerne les relations entre Occident et Orient, mais s’agit-il de littérature ou d’histoire ?

L’auteur lui-même écrivait : »L’Orientalisme est un livre partisan et non une machine théorique. » (p,367) – Dont acte !

                   Jean Pierre Renaud