Occident contre Orient ? Un discours vrai d’Edward W.Said?
« L’Orientalisme »
L’Orient créé par l’Occident
Edward W. Said
Notes de lecture – rapide éclairage
Un livre bien écrit, austère sûrement, quelquefois hermétique, brillant aussi, compte tenu de la culture encyclopédique de l’auteur sur le sujet, professeur de littérature. Mais dont le cheminement intellectuel à travers le livre n’est pas toujours facile à suivre, c’est le moins que l’on puisse dire.
Mon ambition était de comprendre pourquoi, de nombreux chercheurs, historiens ou sociologues, classaient le livre en question comme un livre « fondateur », terme à la mode utilisé volontiers par des chercheurs qui se veulent à la pointe du progrès de la recherche historique.
L’auteur brasse un ensemble considérable d’informations de toute nature, de sources intellectuelles et littéraires, recueillies sur plusieurs siècles, relatives à la connaissance que l’Occident a eu, ou a encore, de l’Orient.
La thèse qu’il entend démontrer est que l’orientalisme, en tant que mouvement de pensée, est une construction pure et simple de l’Occident, très largement artificielle, du monde de l’Orient réel, laquelle a constitué l’outil idéologique de la domination de l’Occident sur l’Orient
Il s’agit donc d’un acte d’accusation, à la fois intellectuel et politique, porté à l’encontre des orientalistes européens, puis américains, hommes de science ou de littérature, puis politiques, et colonialistes, étant donné la projection coloniale qu’elle aurait encouragée et facilitée au cours des 19ème et 20ème siècles.
Une représentation construite à partir d’un « textuel » artificiel, « ethnocentrique » dirions-nous de nos jours, car le mot est récent : les Occidentaux auraient été dans l’incapacité de se mettre à la place de l’Autre, oriental, dans le cas d’espèce.
L’ouvrage soulève beaucoup de questions, notamment celle préalable du domaine dans lequel la démonstration entend se situer, histoire des idées, histoire réelle, factuelle, ou histoire d’un imaginaire, de type « textuel » ?
Et s’il ne s’agissait, après tout, que de réflexions personnelles d’un professeur de littérature ?
Avant d’articuler des commentaires qui n’ont pas l’ambition d’être exhaustifs, mais de proposer un rapide éclairage sur une œuvre qui comprend tout de même près de 400 pages, rappelons le cheminement « textuel » de la réflexion de l’auteur :
– Première partie : Le domaine de l’orientalisme : 1) connaître l’Oriental, 2) la géographie imaginaire et ses représentations : orientaliser l’Oriental, 3) projets, 4) crise.
– Deuxième partie : L’orientalisme structuré et restructuré : 1) redessiner les frontières, redéfinir les problèmes, séculariser la religion, 2) A.I.Silvestre de Sacy, Ernest Renan, Karl Marx : l’anthropologie rationnelle, le laboratoire de philologie et leurs répercussions, 3) Pèlerins et pèlerinages, anglais et français.
– Troisième partie : L’orientalisme aujourd’hui : 1) Orientalisme latent et orientalisme manifeste, 2) le style, la compétence, la vision de l’expert : l’orientalisme dans-le-monde, 3) L’orientalisme franco-anglais moderne en plein épanouissement, 4) la phase récente.
– Postface
Très vastes sujets donc, mais avec toutefois une réflexion centrée sur les 19ème et 20ème siècles, grande ambition aussi, étant donné que l’auteur tente de balayer et d’analyser les multiples facettes de l’orientalisme supposé, et d’après lui construit par l’Occident, lequel serait toujours vivant.
A la page 351, M.Said défend sa thèse : « Mon projet était de décrire un certain système d’idées, il n’était pas du tout de le remplacer par un autre. En outre, j’ai essayé de soulever un ensemble de questions qui se posent à bon droit quand on parle de l’expérience humaine : comment représente-t-on d’autres cultures ? Qu’est-ce qu’une autre culture ?… »
Après avoir lu et annoté l’ouvrage, la première question qu’il est possible de se poser est celle de savoir si l’auteur n’a pas commis le même péché intellectuel que les nombreux témoins qu’il cite à la barre de l’orientalisme, c’est-à-dire une forme d’ethnocentrisme ? Nous y reviendrons plus loin.
Car, est-il chose plus difficile que de se mettre à la place d’un « Autre » ?
Au titre de la « connaissance de l’Orient », l’auteur fait un sort à deux personnages anglais, les lords Balfour et Cromer, qui ont imprimé leur marque au cours de l’expansion de l’Empire britannique à la fin du 19ème siècle, mais étaient-ils représentatifs de l’orientalisme européen de la fin du 19ème siècle ? Lequel ? Intellectuel ? Universitaire ? Politique ? Elitiste ou populaire ?
On peut se poser la question, au même titre qu’on pourrait se la poser à la même époque, pour Jules Ferry, Gallieni, ou Lyautey.
Et d’appeler en renfort l’expédition de Bonaparte en Egypte, en 1798, et son cortège de connaissances sur l’Egypte ancienne, une référence qui parait plus convaincante de l’orientalisme, mais égyptien, dans le cas d’espèce, « modèle d’appropriation vraiment scientifique d’une culture par une autre apparemment plus forte. En effet, l’occupation de l’Egypte a mis en train entre l’Est et l’Ouest des processus qui dominent encore aujourd’hui nos perspectives culturelles et politiques. » (p,58)
Est-ce donc si sûr ?
« L’idée de l’Orient dans son ensemble oscille donc, dans l’esprit de l’Occident, entre le mépris pour ce qui est familier et les frissons de délice – ou de peur – pour la nouveauté. Pour l’Islam, il était cependant dans l’ordre que l’Europe le redoutât, si elle ne le respectait pas toujours » (p,76)
C’est à partir de la lecture et de l’analyse des écrits des savants ou hommes de lettres, essentiellement des 19ème et 20ème siècles, une analyse « textuelle », « canonique » aussi, selon ses termes, que l’auteur forge la thèse intellectuelle qu’il défend : une thèse intellectuelle, sûrement, historique et scientifique, voire !
Il écrit : « Considérons maintenant, à la lumière de tout ceci, Bonaparte et Ferdinand de Lesseps leur information sur l’Orient venait de livres écrits dans la tradition de l’orientalisme, placés dans la bibliothèque des « idées reçues » ; l’Orient, pour eux, était quelque chose à rencontrer et à traiter, dans une certaine mesure, parce que les textes rendaient cet Orient possible c’était un Orient muet, à la disposition de l’Europe pour qu’elle y réalise des projets impliquant les indigènes, sans être directement responsables vis-à-vis d’eux, un Orient incapable de résister aux projets, aux images, ou aux simples descriptions inventées pour lui. » (p,113)
Première observation : l’auteur a-t-il vérifié que Bonaparte et de Lesseps ont effectivement fréquenté les bons orientalistes de leur époque ?
Deuxième observation, et j’ai envie de dire : mais à qui la faute ?
Est-ce qu’on peut reprocher aux savants, et notamment aux linguistes (de Sacy est souvent cité), qui les premiers, au 19ème siècle, sont partis en chasse de connaissances sur l’Orient, sur ses langues et ses civilisations ?
« Si l’on voulait faire la généalogie intellectuelle officielle de l’orientalisme, elle comprendrait Gobineau, Renan, Humblot, Steinhal, Burnouf, Remusat, Palmer,Weil, Dozy, Muir, pour ne citer presque au hasard que quelques- uns des noms célèbres. Il faudrait aussi y faire entrer le pouvoir de diffusion de sociétés savantes… cette littérature est particulièrement riche et contribue de manière significative à la construction du discours orientaliste. Elle comprend des œuvres de Goethe, Hugo, Lamartine, Chateaubriand, Kinglake, Nerval, Flaubert, Lane, Burton, Walter Scott, Byron, Vigny, Disraeli, George Eliot, Gautier. » (p,119)
La liste est donc longue de noms encore connus, ou parfaitement inconnus. Il appartient aux spécialistes de se prononcer sur les caractéristiques de leur orientalisme, mais la véritable question posée, à supposer que leur orientalisme ait été celui dénoncé par Said, est celle de l’influence réelle qu’ils ont pu avoir sur la manière de pensée de l’élite de l’époque considérée, et sur l’opinion publique en général.
Généalogie ? Le mot est-il bien choisi ?
Influence « orientaliste » de Chateaubriand ou de Flaubert sur l’opinion publique de l’époque, ou tout simplement de la dose d’exotisme que contiennent certaines de leurs œuvres ?
Quelle évaluation est-il possible d’en faire aujourd’hui ? Très difficile, sauf à décortiquer toute une œuvre, et pas seulement une ou quelques-unes d’entre elles, à en extraire le discours dominant, s’il l’a été, sur l’orientalisme. Et à ajouter une évaluation des effets de l’œuvre sur la pensée et l’opinion publique de l’époque.
L’exercice intellectuel et scientifique auquel se livre l’auteur est singulièrement difficile, étant donné la difficulté qu’il rencontre à analyser l’orientalisme à chacune des époques, et dans toutes ses facettes.
A titre d’exemple, et pour mieux comprendre son analyse, revenons sur le chapitre 4, qu’il dénomme « crise » (pages 112 à 131).
A la fin de ce chapitre, l’auteur écrit : « La crise actuelle met en scène, de manière dramatique, la disparité entre les textes et la réalité » (p,130)
La crise à laquelle il fait allusion est celle qui aurait été provoquée au 20ème siècle par le révolte des peuples de l’Orient contre l’Occident, les orientalistes, et donc l’Occident, découvrant alors l’écart qui existait entre leur construction des « idées reçues » et la réalité « l’Orient réel et terre à terre » (p,120)
Après la première guerre mondiale, « Le domaine de l’orientalisme coïncidait exactement avec celui de l’empire » (p,124), colonial, faut-il le préciser.
L’auteur n’épargne pas les orientalistes modernes :
« Ces attitudes des orientalistes d’aujourd’hui inondent la presse et l’esprit public. On imagine les Arabes, par exemple, comme montés sur des chameaux, terroristes, comme des débauchés au nez crochu et vénaux dont la richesse imméritée est un affront pour la vraie civilisation. « (p,129)
Un texte un peu trop caricatural, vous ne trouvez pas ?
Qui montrerait le bout de l’oreille de cette démonstration ? Car derrière le « texte », l’auteur défend une vision « essentialiste » de l’orientaliste qui aurait existé dans les siècles et les siècles, et existerait encore, préjugé intellectuel qu’il reproche précisément aux scientifiques de l’Occident de continuer à avoir à l’égard de l’oriental.
Et derrière encore le fil rouge, ou plutôt vert, de l’Islam qui éclairerait les postions « canoniques », c’est le cas de le dire, de l’orientalisme de l’Occident.
La deuxième partie, intitulée « L’orientalisme structuré et restructuré » est destinée sans doute à apporter la démonstration de cette thèse, étant donné la place qui est accordée à l’examen du rôle d’une série d’hommes de sciences qui ont proposé, sinon imposé, leur image de l’Orient, de Sacy, Renan, et Marx, et de pèlerins qui ont fréquenté l’Orient au 19ème siècle.
Ces derniers, les pèlerins, auraient naturellement rapporté une image complètement artificielle de l’Orient, « un simulacre de l’Orient » (Lane- p,192)
« Chateaubriand cherche à consommer l’Orient » (p,201)
En ce qui concerne le rôle et l’importance du philologue de Sacy dans la naissance d’un mouvement de curiosité et de connaissance de l’Orient, mais dans le milieu de l’université, soit ! Mais le rôle des autres grands témoins cités parait plus discutable !
Est-ce que Nerval ou Flaubert ont contribué véritablement à former un mouvement orientaliste, on peut légitimement se poser la question ? Même si l’auteur relève ;
« L’importance exceptionnelle de Nerval et de Flaubert, pour une étude de l’esprit orientaliste du dix-neuvième siècle comme la nôtre, vient de ce qu’ils ont produit une œuvre qui est fonction de la forme d’orientalisme dont nous avons parlé jusqu’ici, sans en faire partie. » (p,208)
Précisons pour le lecteur que M.Said fait référence à cette image « textuelle », « canonique » qu’il reproche aux orientalistes, image fausse et dépréciative de l’Orient réel.
Marx est appelé aussi à la barre, et son propos sonnera étrangement aux oreilles des bons marxistes : » L’Angleterre a une double mission à remplir en Inde : l’une destructrice, l’autre régénératrice – l’annihilation de la vieille société asiatique et la pose des fondations matérielles de la société occidentale » (p,179)
Marx, parangon de l’orientalisme de l’Occident ?
Troisième partie, « L’orientalisme aujourd’hui », sans doute et à mon avis, la partie la plus discutable.
Dès la première page, l’auteur marque un territoire ambigu, le Proche-Orient, l’islam, les Arabes, plus loin l’Europe ou l’Occident et l’Orient, l’Est et l’Ouest, c’est-à-dire ? Alors que l’auteur a concentré son analyse sur la relation quasi-exclusive Grande Bretagne – France et Moyen Orient aux 19ème et 20ème siècles ?
« Il est donc exact que tout Européen, dans ce qu’il pouvait dire sur l’Orient, était, pour cette raison, raciste, impérialiste, et presque totalement ethnocentriste » (p,234)
« Ce que je prétends, c’est que l’orientalisme est fondamentalement une doctrine politique imposée à l’Orient parce que celui-ci était plus faible que l’Occident, qui supprimait la différence de l’Orient en la fondant dans sa faiblesse ; » (p,234)
.Doctrine politique seulement, voire ! Car les relations historiques entre l’Europe et le Moyen Orient, juif, chrétien, musulman, ont couvert bien autre chose !
Lecture politique de l’auteur sûrement !
L’auteur relève plus loin l’inégalité de la connaissance entre le nombre important de scientifiques ou pèlerins européens qui se sont intéressés à l’Orient, et des œuvres publiées et celui des scientifiques ou pèlerins orientaux.
A qui la faute ?
M.Said rappelle à juste titre que : « Durant son apogée politique et militaire, qui va du huitième au seizième siècle, l’islam a dominé et l’est et l’ouest. » (p,235)
Il ne semble donc pas anormal que cette domination ait laissé certaines traces, mais pas uniquement négatives.
Le tableau que l’auteur fait de la « ferveur expansionniste de la France » (p,249 et 250) et du rôle que le Journal Officiel aurait joué dans ce contexte laisse un peu rêveur.
Il est toujours difficile de juger un système de pensée qui aurait existé à une certaine époque, ici, l’orientalisme supposé, sans procéder à un examen minutieux d’une époque déterminée, de ses productions scientifiques et littéraires, de leur effet supposé ou réel sur les élites et l’opinion publique, et le livre de M.Said ne convainc pas vraiment à cet égard.
Que les scientifiques « orientalistes » aient influencé élites et gouvernements à l’époque de leurs œuvres, sans doute, l’opinion publique en aval, la chose est moins sûre !
L’œuvre de M.Said soulève beaucoup de questions :
– Tout d’abord, quant au grand flou qui règne sur le champ géographique choisi pour proposer sa démonstration : le Moyen Orient ou l’Orient de l’Inde et de l’Asie ? A la lecture, c’est bien le Moyen Orient qui est la cible.
– Quant au regard sur « l’Autre » ? C’est effectivement un problème difficile à résoudre dans la plupart des disciplines humaines, mais comme le note l’auteur, personne, ou quasiment, n’a proposé « en face », semble-t-il, son regard sur l’Occident, sauf à la période moderne. La relation Occident Orient manquait donc de la saine dialectique qui fait progresser la connaissance.
– Quant aux lignes de force historiques qui ont structuré les relations entre Occident et Orient, l’existence au Moyen Orient d’un foyer très ancien de civilisations, mais surtout des grandes religions, et en parallèle, le va-et-vient des conquêtes au cours des âges, et tout autant la curiosité de l’Occident à l’égard des grandes civilisations orientales disparues, celles du Tigre ou de l’Euphrate, ou celle des pharaons d’Egypte, pour ne citer que celles du Moyen Orient..
– Quant au rôle de « pont » humain, culturel, et économique du Moyen Orient entre Occident et Asie, avec la précoce prédominance des Anglais et leur volonté de contrôle de ces territoires, leur route des Indes, et la révolution du canal de Suez..
– Et à partir du début du 20ème siècle, quant à l’existence du pétrole qui a nourri toutes les ambitions et les rivalités occidentales, les relations entre l’Orient et l’Occident basculant dans le domaine économique et stratégique.
– Et aussi, pourquoi ne pas dire que les témoignages des pèlerins n’étaient pas toujours partiaux et négatifs ?
Dans les années 1830, Joseph Méry, en séjour à Rome, décrivait les Italiens, dans les mêmes termes que Pierre Loti décrivait les Hindous (en 1899-1900), les Bédouins du désert du Sinaï (1894), les Egyptiens (1907), avec à la fois l’émerveillement du témoin des civilisations anciennes rencontrées et le réalisme en face de la misère également rencontrée. Leur regard n’était pas obligatoirement partial.
La lecture de ce livre est utile, car il s’agit d’un témoignage sur les réactions qu’éprouvait, à tort ou à raison, un grand intellectuel d’origine orientale sur le regard « textuel », « canonique », et aussi « réel » en ce qui concerne les relations entre Occident et Orient, mais s’agit-il de littérature ou d’histoire ?
L’auteur lui-même écrivait : »L’Orientalisme est un livre partisan et non une machine théorique. » (p,367) – Dont acte !
Jean Pierre Renaud