Gallieni et Lyautey, ces inconnus – Tonkin 1896: la visite du Maréchal Sou à Lang-Son

Gallieni et Lyautey, ces inconnus

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Annam, Tonkin 1896

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La visite du maréchal Sou à Lang-Son (1)

Cette nouvelle évocation a l’intérêt de montrer l’importance que la France attachait alors à la continuation du chemin de fer de Lang-Son vers le Yunnan, dont on espérait faire le débouché économique de cette province.

Mais elle permet également d’illustrer le niveau de relations sociales étroites qui existaient alors entre le maréchal Sou et les autorités françaises, ainsi que le décorum très sophistiqué de l’Empire chinois.

            Le 5 avril 1896, le général Duchemin,  commandant en chef des troupes d’Indochine, était à Lang-Son pour y recevoir le maréchal Sou, gouverneur militaire de la province du Quang-Si 

« On y attendait en effet le maréchal Sou, auquel le gouvernement chinois avait donné l’autorisation de se rendre à Lang-Son pour s’y rencontrer avec le général Duchemin, avec lequel il a, depuis plus de trois ans, d’étroites relations amicales qui ont puissamment contribué à la pacification de la piraterie du Quang-Si, jadis si troublé. »

Le maréchal était en retard en raison du mauvais temps :

« Le colonel de Joux l’attendait au pont avec le commandant Lyautey et le capitaine A…. A leur vue, le maréchal Sou descendit de sa chaise à porteur et se rendit à pied à la résidence, en passant devant le front des troupes pendant que l’artillerie tirait les salves dues à son grade.

Le maréchal Sou était vêtu d’une robe jaune insigne de sa dignité à la Cour du Céleste Empire, entouré de ses porte-sabre, porte-hallebarde, porte-pipes, etc…escorté par une cinquantaine de réguliers précédés de leurs trompes de guerre ; le tout encadré de nos braves petits miliciens à cheval, dont les trompettes claires et joyeuses contrastaient agréablement avec les lugubres sons des instruments chinois. »

Les deux généraux entrèrent à la résidence, échangèrent des paroles et burent le thé…

« le colonel de Joux et M.Bons d’Anti conduisirent à la gare notre hôte, qui ne connaissait d’un chemin de fer que ce qu’il avait pu voir sur des images.

On fit manœuvrer une locomotive devant lui, on le fit monter dans un train et faire quelques kilomètres sur la ligne. Tout cela parut l’intéresser au plus haut point.

En revenant de la gare, le maréchal Sou eut une longue conversation avec le général en chef : puis vers cinq heures on se mit à table pour déjeuner et dîner en même temps.

Une vingtaine de couverts dans le grand hall de la résidence, une douzaine dans la salle voisine pour les officiers subalternes chinois et les interprètes. Menu fort soigné. Il y avait des huitres et un immense poisson de mer. Décidément, notre ville est une capitale.

Le repas a été fort gai, on a beaucoup mangé, beaucoup toasté, et après deux heures de ces divers exercices on s’est reposé un peu pendant qu’on transformait la salle de banquet en salle de bal.

A neuf heures, colons, fonctionnaires, officiers, invités par le Commandant du territoire, se pressaient et se faisaient présenter au maréchal Sou ; huit dames avaient été invitées, cinq purent seulement se rendre à l’appel aimable du colonel de Joux, mais il parait que ces cinq se sont multipliées et ont suffi à contenter tous les danseurs, assez enragés pourtant.

            Le clou de la soirée a été un pas de quatre dansé par la maréchal Sou avec Mme Bons d’Anti ; voilà qui n’est pas commun et qui ne s’est jamais vu qu’à Lang Son le 5 avril 1896. » (LTM/p, 346 –extrait d’un journal)

            Autre évocation de la même visite dans un autre journal (LTM/p,346) :

            « … Qu’on me permette d’en donner le détail complet, car vraiment il y avait quelque chose d’imposant dans ce groupement aux couleurs bizarres d’officiers, sous-officiers, de réguliers, de coolies, de drapeaux, de chevaux, de mules…etc…etc…

            Viennent vingt réguliers à la blouse rouge brodée de caractères en velours noir, porteurs de bannières jaunes à bandes noires, munis de guidons à six couleurs, sous les ordres d’un capitaine chinois qui précède la chaise du Maréchal.

Suivent vingt réguliers armés de fusils à tir rapide de divers modèles ; à gauche et à droite de l’officier, deux trompettes, mieux vaudrait dire deux hérauts dont les instruments rappellent les trompettes d’Aïda par leurs sons lugubres et presque continus ; elles annoncent aux populations le passage d’un grand chef….

            Un boy (un rengagé sûrement), armé d’un superbe riflard en sautoir, présente aux officiers attendant son général les cartes de visite de ce dernier. Ce sont de vastes rectangles en papier rouge portant verticalement trois caractères représentant les nom et prénoms du général Sû Yuan Tchouen (premier printemps). Précédant immédiatement la chaise, un Sal (parasol) rouge destiné à abriter le Maréchal une fois à pied, un hallebardier portant la hallebarde, don de l’empereur de Chine, un des insignes du commandement, un régulier qui porte son bâton, autre insigne de commandement, celui-ci porte sa canne, celui-là sa lorgnette, un autre sa montre, un quatrième son revolver, un cinquième sa pipe, que dis-je ses pipes… quatre chinois portent de superbes sabres de commandement, glaives précieux (packien), il y en a beaucoup qui ne portent que des parapluies, toujours en sautoir, il y en a aussi qui ne portent rien… pour le moment, car ils porteront le Maréchal ; il y en a enfin une dernière série qui portent tout sur leur visage… »

            Après sa visite à la résidence, et l’entrevue officielle terminée :

            « visite de la gare, où un train sous pression attend le maréchal Sou désireux de faire quelques kilomètres en chemin de fer. Ce numéro parait avoir tout particulièrement intéressé le Maréchal, la création prochaine d’une voie ferrée entre le Tonkin et la Chine en faisant une vraie actualité. Au retour, on dételle la machine ; il se fait expliquer le mécanisme, la possibilité de changer de voie, le maniement de l’aiguille qu’il manœuvre lui-même… Une grosse bascule attire son attention, on lui propose de se faire peser, et, comme on s’expliquait difficilement le peu de poids de cette sorte de colosse, comparativement à un officier « fort maigre » : « Je n’ai pas déjeuné, » dit-il…

            On quitte la gare sur ce bon mot, et on gagne l’hôtel du territoire, en traversant la Citadelle. Disons en passant que notre ami d’aujourd’hui fut un héros de la défense de Lang-Son ; un des officiers de son escorte nous montre les traces d’une profonde blessure reçue dans la Citadelle, de nombreux soldats curieux saluent le Maréchal, qui courtoisement leur rend leur salut…

            A 3 heures 30, un somptueux repas de 20 couverts :

Menu

Jambon d’York

Tête de veau vinaigrette

Poisson sauce aux cafres

Omelettes aux truffes

Gigot bretonne

Dindonneau farci

Salade

Bombe glacée

Dessert

Vins

Graves, Bordeaux, Bourgogne, Champagne

            La décoration de l’hôtel est merveilleuse, les couleurs chinoises se mêlent heureusement aux trois couleurs…

            Le clou ! Voilà le clou ! Successivement et à différents moments, l’hôte de Lang-Son a quitté un de ses nombreux vêtements, tous plus soyeux et plus riches, j’en ai compté quatre. Changement aussi de coiffure : au bonnet au diamant de très belle eau, don du protectorat, succède un autre bonnet à la perle grise du plus pur orient…extrême-orient….

            Selon la coutume chinoise on a fait parler les verres, car le maréchal, levant fréquemment sa coupe, désignait un des convives qui était tenu de vider la sienne quand l’honneur de la partager ne lui était pas dévolu.

            Ouf ! il est six heures ; on quitte la table et chacun de gagner un fauteuil dans les différents salons. Le Maréchal disparait avec ses officiers ; laissons-les savourer béatement les douceurs de l’opium, nous les retrouverons ce soir au bal…

            Il s’ouvre à 9 heures le bal, sous les brillants accords exécutés par un brillant capitaine… Les danses succèdent aux danses, beaucoup d’appelés, mais peu d’élus à danser, à cause du nombre très restreint de danseuses… Tout à coup une note bien imprévue vient égayer l’assistance ; vers minuit, le maréchal Sou, qu’avait sans doute laissé rêveur l’exécution très heureuse de plusieurs pas de quatre, se lève et, saisissant Mme Bons d’Anti, la femme de notre sympathique consul, l’entraîne pour se mêler crânement aux danseurs. Ne pas croire qu’il fut ridicule et très emprunté : car, très observateur, s’il manquait de cadence, il n’oubliait pas de fixer les yeux de sa danseuse et s’en tirait très honorablement par de gracieuses révérences.

A 2 heures on soupe et, avec non moins de gaieté, reprennent valses entrainantes, quadrilles américains, cela dure jusqu’à qu’à 4 heures du matin… » (LTM/p,351)

            Jean Pierre Renaud

(1)  Texte précédent sur le blog du 22 juin 2012 : 1894 – Gallieni chez le Maréchal Sou, en Chine

Gallieni et Lyautey, ces inconnus. Tonkin 1894, Gallieni en Chine chez le maréchal Sou

Gallieni et Lyautey, ces inconnus.

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Morceaux choisis

Tonkin

5

1894, Gallieni en Chine : son premier voyage en Chine chez le maréchal Sou, le commandant militaire de la province du Quang-Si

            En 1892, lorsque le colonel Gallieni fut affecté au Tonkin, après avoir servi pendant de longues années, en Afrique de l’Ouest, au Soudan,  la retraite des troupes françaises devant les troupes chinoises, à Lang Son, en 1885, à une des portes de la Chine, était déjà du passé.

Par le traité de Tien- Tsin, signé la même année, la Chine avait reconnu la tutelle de la France sur le royaume d’Annam, et au fur et à mesure des années, le delta du Tonkin, partie la plus peuplée du royaume, fut pratiquement pacifié à l’exception de la petite zone du Yen-Thé, proche du 2ème Territoire Militaire, dont Gallieni allait prendre le commandement.

            Gallieni avait reçu la mission de pacifier la Haute Région du Tonkin, à la frontière de la Chine, dans sa province du Quang-Si, dont le maréchal Sou était le commandant militaire.

            Une très grande insécurité régnait dans cette région, habitée par les Mongs et les Thos, faite de massifs élevés et déchiquetés, coupés de vallées profondes, dans un paysage montagneux sauvage que Lyautey représenta fort bien dans les nombreux croquis qu’il a réalisés, car Lyautey était un fin dessinateur.

            Au-delà de l’évocation de sa mission de pacification dont il rend compte avec minutie dans son livre, celle de ses voyages en Chine est tout à fait intéressante. Elle nous ouvre en effet une fenêtre historique sur la Chine de l’époque, laquelle avait conservé beaucoup des attributs de sa puissance passée, tout en s’engageant dans la voie de la modernité occidentale.

Gallieni écrivait :

« Il ne se passait guère de jour sans que nous ayons à enregistrer des attaques de poste, de convois, des assassinats de courriers, d’habitants, des villages incendiés, etc. » (G/p, 25)

            Plusieurs bandes de pirates avaient mis ce territoire en coupe réglée, sans qu’on ne sache jamais s’il s’agissait de pirates annamites ou de pirates chinois.

            Gallieni décrivait fort bien cette situation :

            « Les Chinois savent ce qu’ils font en favorisant la piraterie au Tonkin : ils l’éloignent ainsi de leur territoire. Tous les malandrins des frontières savent qu’ils pourront piller, voler et tuer à leur aise au Tonkin, et transporter ensuite, en toute sécurité, leur butin, femmes, buffles, riz en Chine, mais à condition d’épargner leurs compatriotes chinois. Les mandarins de cette partie du Quang-Si favorisent la piraterie, parce qu’ils en vivent… » (G/p,30)

            « Les chefs des bandes les plus importantes, les Ba-Ky, Luong-Tam-Ky, Luc-A-Song, A-Coc-Thuong, etc… se trouvaient à la tête d’une vaste association, en quelque sorte commerciale, qui avait ses profits et ses pertes. De leurs repaires, situés surtout dans le 3ème Territoire militaire et dans cette région qui s’avançait en coin entre le 2ème et le 3ème Territoires, ils dirigeaient leurs incursions, dans toute la Haute Région, ramassant surtout des buffles, indispensables aux indigènes pour leurs cultures, et des femmes.

Les femmes sont rares dans le Quang-Si, ou tout au moins dans la partie méridionale de cette vaste province où, me disait-on à Long -Tchéou, on comptait à peine une femme pour cinq ou six hommes ; de plus, les femmes annamites étant particulièrement recherchées pour leurs qualités d’activité, de travail, d’économie et leurs aptitudes au négoce, les marchands chinois étaient très désireux d’en acquérir pour se faire aider dans leur commerce. Notre consul me fit remarquer plusieurs fois, dans nos visites aux boutiques de Long-Tchéou, la présence de femmes qui, malgré leur costume chinois et leur chignon caractéristique, étaient annamites et avaient été ainsi importées du Tonkin…

            En échange des buffles et des femmes, les pirates rapportaient au Tonkin de l’opium, avidement recherché par les habitants de la Haute région, et même par les Annamites du Delta. Mais pour se procurer cet opium ainsi que les fusils et cartouches qui leur étaient nécessaires, les chefs de bande avaient besoin d’intermédiaires : c’étaient précisément les honnêtes marchands de soie, au souvenir si prévenant, que je visitais ce jour-même…

C’était bien une véritable entreprise commerciale qui s’exécutait sous l’œil bienveillant des mandarins chinois, qu’on aurait certainement trouvés également à l’article dépenses, si on avait pu consulter d’un peu plus près les registres en question. » (G/p, 134)

En mars 1894, le colonel Gallieni se rendit donc en territoire chinois pour y rencontrer le maréchal Sou, commandant des troupes chinoises de cette province, et à Long-Tchéou, son chef- lieu, le Tao-Taï,  c’est-à-dire le préfet de cette même province, ainsi que le maire de Long-Tchéou, afin de mettre au point le dossier définitif de l’abornement de la frontière qui arrivait à son terme, et de tenter d’obtenir la neutralité de la Chine à l’égard des fameuses bandes pirates qui dévastaient encore la Haute Région.

Dès l’entrée en Chine, l’impression était bonne, avec des villages propres, mais des villes sales, où l’on sentait partout une odeur nauséabonde d’excréments et d’ordures.

Premier contact avec le maréchal Sou :

« Nous nous débarrassons de nos vêtements de voyage, revêtant nos uniformes de petite tenue, et, par une rue très étroite, précédés de plusieurs réguliers à hallebardes et suivis d’une foule de curieux, nous parvenons à la Pagode des Mandarins, où nous sommes reçus avec tout le cérémonial cher aux Chinois, dont nous avions déjà eu un échantillon dans la matinée.. Des soldats à casaques rouges, armés de fusils à répétition de modèles divers, ou porteurs de drapeaux, forment la haie dans une première pièce à l’extrémité de laquelle Sou vient au- devant de nous, la main tendue. Il nous salue à la chinoise, les poings levés à la hauteur du visage et nous conduit aussitôt sur des sièges élevés, disposés autour d’une deuxième salle, près de petites tables supportant des tasses de thé, sans sucre, à la mode chinoise.

Le maréchal Sou ne dément pas l’excellente impression qu’il avait faite, jusqu’à ce jour, sur tous les Européens qui avaient pu l’approcher. C’est un homme grand, vigoureux, de belle prestance, avec la tête assez petite, le visage plein, sous la calotte de soie des mandarins de rang élevé. Ses yeux sont vifs et intelligents ; ils regardent bien en face. Il porte avec aisance un élégant costume de soie rose et jaune.

Nous sommes tout de suite en confiance. » (G/p,34)

Plusieurs sujets sont abordés au cours de ce premier entretien, la piraterie, le réseau télégraphique et le chemin de fer de Lang-Son qui intéressent les Chinois, et enfin le dossier de l’abornement de la frontière entre Chine et Tonkin.

« Puis, nous passions à table où nous attendait une copieuse collation. Les mets étaient servis à la mode chinoise ; nous leur fîmes honneur sans aucune contrainte. La boisson offerte était du champagne, mais de qualité médiocre. Sou continua, pendant le repas, à nous entretenir de questions diverses, développant sur beaucoup de sujets, notamment au point de vue des cultures du pays et des aptitudes commerciales des Chinois, des idées réellement intéressantes à entendre. Bref, nous nous séparâmes très satisfaits l’un de l’autre, en nous donnant rendez-vous pour le surlendemain à Long-Tchéou (le chef- lieu de la province). Avant de partir, il exigea que nous emportions avec nous des pièces et poteries chinoises que nous avions admirées en entrant et qu’il remit, malgré notre refus, à l’un de nos boys.

Telle fut ma première entrevue avec le maréchal Sou. Depuis, nous nous revîmes bien souvent et nos relations devinrent de plus en plus étroites. De véritables liens d’amitié s’établirent entre nous. » (G/p,35)

Par souci de sécurité et de conservation des secrets militaires, les Chinois ne permirent pas au colonel de se rendre à à Long-Tchéou par la belle route large et stratégique qui existait, mais par de mauvaises pistes.

Il découvrit la ville chef-lieu, accompagné du consul de France, M.. Bons d’Anty :

« Long-Tchéou présente l’aspect de toutes les villes chinoises : rues étroites, pavées, d’une saleté et d’une odeur repoussantes, bordées de nombreuses boutiques parmi lesquelles dominent les boucheries, rôtisseries pâtisseries. Tout cela sent la viande faisandée, l’huile, la graisse rance et l’ordure. »

Il y rencontra le Directeur des Douanes qui y était domicilié, car il convient de rappeler ici que les douanes chinoises étaient contrôlées par les nations occidentales, en garantie des emprunts que le gouvernement de Pékin avait contractés auprès d’elles.

Les visites officielles du colonel et du consul s’effectuaient dans des chaises à porteur.

Au cours de ces visites, le colonel eut l’occasion de visiter la jonque de Canton, et nous évoquons cette visite pour illustrer la vie qui était celle de la Chine de la fin du dix-neuvième siècle :

« Nous visitons une grande et belle jonque chinoise, d’une trentaine de mètres de long, qui fait le service de Canton. Le bateau est bien aménagé, avec salon, cabines relativement propres. Le commandant du bateau, un Chinois de pure race, nous reçoit très courtoisement, nous offre la tasse de thé traditionnelle et nous donne des renseignements utiles sur les voyages qu’il accomplit. Il met en moyenne, quarante – cinq jours pour monter de Canton à Long-Tchéou et vingt – cinq jours pour en descendre. La navigation est pénible, le cours du fleuve étant accidenté et coupé de nombreux rapides. » (G/p,40)

Le colonel se rendit ensuite au Yamen, la résidence officielle du Tao-Taï « beau vieillard de haute taille, ayant réellement grand air avec sa barbe blanche et sa robe constellée de broderies… Il nous salue à la chinoise et nous conduit immédiatement à une table où est servie une copieuse collation ; mais les vins, Champagne, Bordeaux sont exécrables et dénotent la mauvaise qualité des marchandises que l’Europe envoie vers ces régions lointaines. » (G/p,43), puis s’enchaîne la visite au maire de Long-Tchéou :

«  Le Maire de Long-Tchéou vient au-devant de nous, empressé et souriant. C’est un homme de taille moyenne, encore jeune, sans barbe, au visage franc et ouvert, intelligent et sympathique. Il nous fait la meilleure impression. On reconnait en lui un Chinois de la nouvelle école, ami du progrès et de la civilisation européenne. Il faut se remettre à table et « collationner » à nouveau. Les mets servis, gâteaux, pâtes de fruit, confitures, bonbons à la menthe, sont d’ailleurs excellents. » (G/p,45)

Le colonel décrivait alors le système de pouvoir chinois :

« Il faut bien se reporter d’ailleurs ici aux mobiles qui dominent les actions de l’administration du Céleste Empire. Tout le système de cette administration repose sur la suspicion. Dans cette partie du Quang-Si, il y avait trois autorités : le maréchal Sou, le Tao-Taï et le Maire, tous les trois indépendants l’un de l’autre et chargés de se surveiller réciproquement. Sou, tant par la dignité et le rang qu’il occupait à la Cour de Pékin que par l’importance du commandement militaire sur les frontières du Quang-Si, semblait bien avoir le pas sur les deux autres ; mais, outre que les mandarins civils affectaient de mépriser leurs collègues militaires, il n’ignorait pas que toutes ses paroles et tous ses actes étaient espionnés et rapportés aux agents du Tsong-Ly-Yamen (Cour de Pékin). « (G/p,45)

Le colonel continuait à négocier avec le Tao-Taï, à son Yamen, le dossier de l’abornement des frontières, négociation qui fut conclue, une fois de plus, par une collation.

« Après cette longue séance, nous prenons part au copieux dîner auquel nous sommes invités, en même temps que nous, tous les officiers français et chinois qui ont collaboré aux travaux de la Commission d’abornement. Suivant l’usage, de ces sortes d’agapes chinoises, il y a un très grand nombre de plats. J’en ai compté trente au moins, parmi lesquels le potage traditionnel aux nids d’hirondelles, le ragoût aux ailerons de requins, de nombreuses espèces de porc rôti ou grillé, etc… Tous ces plats étaient bien préparés et se mangeaient avec plaisir. Mais, hélas, avec les Chinois, il faut boire. Sans cesse, il me fallait répondre aux toasts que le Tao-Taï, le Maire, le maréchal Sou, qui assistaient aussi à la réunion et les nombreux mandarins, assis à côté de nous, me portaient. Le champagne qui nous était offert était atrocement mauvais. De plus, dès que nos verres étaient vides, les boys allaient prendre dans une armoire placée dans un coin de la salle, des bouteilles nouvelles qu’ils choisissaient au hasard, de sorte que nos coupes étaient remplies successivement de bordeaux, de madère, de kirsch, de cognac, de pipermint, de curaçao, d’anisette, etc… Et moi qui, depuis de longues années, suis un abstinent, ne buvant que de l’eau ! Mon estomac fut soumis à une rude épreuve bien que, pour répondre à tous ces toasts portés, j’eusse délégué mes officiers, les lieutenants Détrié et Dumat, de la Légion et le lieutenant Querette de l’infanterie de marine, qui, pendant ce festin, poussèrent très loin leur dévouement à leur chef. Quant aux convives chinois, ils semblaient absorber tous ces affreux mélanges avec un plaisir évident. On devine dans quel état ils se trouvaient quand nous quittâmes la salle de banquet vers huit heures du soir. » (G /p,50)

Mais il fallut que le colonel Gallieni fasse un deuxième voyage en Chine, en juin 1894, pour signer la convention d’abornement de la frontière. Ce voyage sera évoqué dans le prochain chapitre.                    

    Jean Pierre Renaud

Chapitre précédent sur le blog du 3 juin 2012 : Than-Taï, l’Empereur d’Annam