Indigènes de France et Indigènes des colonies françaises : en dedans et en dehors de la France, était-ce bien différent ?
Les biais de l’histoire postcoloniale
Source : « La fin des terroirs 1870-1914 »
Eugen Weber
Synthèse rapide et évocation du chapitre XXIX
« Cultures et civilisation » (pages 575 à 587)
A lire certains écrits de l’histoire postcoloniale, notamment ceux publiés par le collectif Blanchard and Co sur la culture coloniale et impériale qui aurait été celle de la France, en tout cas au cours de la période qui a précédé la première guerre mondiale, la lecture de l’ouvrage cité ci-dessus a de quoi dessiller les yeux des plus incrédules.
Dans les pages qui suivent, et à partir de la source Weber, nous nous proposons de dresser le portrait de cette France des indigènes qui avait la folle ambition de civiliser les indigènes des colonies, alors qu’elle avait déjà beaucoup de peine à civiliser les indigènes de France, à les franciser, à les assimiler.
Dès l’ouverture, l’auteur met le lecteur dans l’ambiance coloniale, « Première partie Les choses telles qu’elles étaient » Chapitre premier « Un pays de sauvages » (p,17)
« Vous n’avez pas besoin d’aller en Amérique pour voir des sauvages » songeait un Parisien en traversant la campagne bourguignonne vers 1840 » « Les Peaux Rouges de Fenimore Cooper sont ici », écrivait Balzac, dans ses « Paysans » (1844). De fait de nombreux témoignages nous suggèrent qu’une grande partie de la France du XIXème siècle était habitée par des sauvages. » (p,17)
« Les soulèvements populaires de 1851 apportèrent leur lot de commentaires : horde sauvage, pays de sauvages, de barbares. Il ne faut pas oublier que traiter abusivement quelqu’un de sauvage était considéré comme un outrage passible d’amende ou même de prison, si l’affaire allait jusqu’aux tribunaux. » (p,19)
« Les habitants des villes, qui souvent (comme dans les villes coloniales de la Bretagne) ne comprenaient pas la langue rurale, méprisaient les paysans, exagéraient leur sauvagerie, insistaient sur les aspects les plus pittoresques – et donc les plus arriérés – de leurs activités, et allaient jusqu’à faire des comparaisons défavorables avec les populations colonisées d’Afrique du Nord ou du Nouveau Monde. Dans le Brest du XIXème siècle, il n’était pas rare d’entendre parler de la campagne avoisinante en termes coloniaux : la brousse, ou la cambrousse. Mais ces parallèles n’étaient guère nécessaires, car le stock de préjugés était bien fourni ; Les pommes de terre pour les cochons, les épluchures pour les Bretons ». » (p,21)
L’auteur relève que cet aspect de la société rurale de cette époque n’avait jamais véritablement intéressé les anthropologues et ethnologues français, plus tournés vers les peuples exotiques :
« Ce type de question réclame une réponse, mais il est difficile d’en apporter une précise. La suite de cet ouvrage le montrera. L’une des raisons en est que les ethnographes et les anthropologues français (ils ne sont certes pas le seuls, mais ils ont suivi cette tendance peut-être plus que leurs collègues étrangers) ont, récemment encore, étudié avec zèle les peuples exotiques, mais grandement négligé le leur. Quant aux sociologues, beaucoup sont passés directement de leurs premières études sur les sociétés primitives à l’étude des zones urbaines et industrielles, en laissant de côté les réalités paysannes qui les environnent.
Il est caractéristique, par exemple, que le célèbre sociologue Maurice Halbwachs, lorsqu’il étudie les styles de vie, en 1907, de 87 familles (33 chez les paysans, 54 chez les travailleurs urbains), ne se réfère spécifiquement dans l’ouvrage publié en 1939 qu’au groupe urbain (et même dans ce cas, qu’à cinq familles d’ouvriers à Paris)… Dans toute la masse d’études qui marque la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle, aucune ne dépasse l’horizon de Paris et de ce qui s’y déroule. Et cela sans aucune restriction, assuré que l’on est que les vues et les aspirations d’une petite minorité qui se prend pour l’ensemble du pays représente réellement cet ensemble. » (p,23)
Je ne suis pas sûr que les choses aient beaucoup changé de nos jours avec le rôle écrasant que s’attribue encore l’establishment parisien.
« De Balzac à Zola, de Maeterlinck à l’abbé Roux en passant par beaucoup d’autres, le paysan apparait comme un être obscur, mystérieux, hostile et menaçant, et est décrit comme tel. Quand il ne s’agit pas d’un noble sauvage, comme chez George Sand, c’est un sauvage tout court. » (p,27)
Chapitre IV « Seul avec les siens » (p,66)
« En Bretagne, les indigènes, comme on les appelait encore sous la Troisième République, semblaient assez aimables mais peu coopérants. « On ne peut rien obtenir des habitants qui ne parlent pas ou ne veulent pas parler français, rapportait un fonctionnaire en 1873 à propos du Morbihan. »(p,66)
La situation mit beaucoup de temps pour évoluer, et c’est à la fois la scolarisation et les effets de la première guère qui furent un facteur puissant de changement :
Chapitre XI « La famille » (p,209)
« Malheureusement, les vieilles habitudes qui régissaient la vie domestique, l’alimentation et l’éducation des enfants, prévalurent beaucoup plus longtemps qu’on ne l’avait espéré. Entre 1914 et 1918, les femmes des campagnes avaient certes acquis un sentiment nouveau d’autonomie et de confiance, grâce aux initiatives et responsabilités qu’elles étaient forcées de prendre, aux métiers qu’elles apprenaient à faire, aux pensions familiales qu’elles avaient à gérer. Et pourtant, en 1937, le directeur des services agricoles du Lot pouvait répondre à une enquête dans des termes qui reprenaient ceux du siècle précédent : « La femme conserve ses traditions et ses vertus domestiques qui se manifestent comme un esclavage librement consenti ». La vie à la ferme devait être un esclavage. Le seul changement : il était à présent « librement consenti », parce qu’il existait d’autres choix. » (p217)
Deuxième Partie
Les agents du changement
Quelques citations qui marquent la parenté qui existait alors entre les indigènes de France et ceux des colonies !
Chapitre XIV « La campagne dans la ville » (p,283)
Au fur et à mesure des années et de l’arrivée de nouveaux fonctionnaires, beaucoup de réactions étaient enregistrées:
« La présence d’une communauté d’étrangers dans de petites villes, comme celles-là (Parthenay, Vic-le-Comte, Mende, ou Tournon), sans rapport avec leur mode de vie normal, créait quelque chose qui ressemblait fort à une situation coloniale. Taine avait senti cela, quand, en 1864, il avait décrit les provinces en disant qu’elles étaient sous la tutelle de Paris, qui les civilisait de loin en y envoyant ses voyageurs, ses fonctionnaires et ses garnisons. Quarante ans après, la situation n’avait guère changé. Ardouin-Dumazet, voyageur professionnel, observait que la ville de Bellac (Haute Vienne), n’aurait pas été grand-chose sans ses fonctionnaires et sa garnison. Elle avait peu d’industriels – tout juste une fabrique de soufflets et une tannerie – , mais sur la place du marché, « les paysannes, disposées sur deux rangs, se tiennent devant leurs maigres apports : un fromage, quelques cerises, des fraises, un lapin ou une poule. Entre elles vont et viennent les dames de la société, femmes de fonctionnaires suivies d’une bonne, femmes d’officiers accompagnées du classique soldat – ordonnance en casquette plate ». C’est bien la place de marché coloniale typique avec ses étalages pitoyablement maigres, ses vendeurs d’une patience infinie, faisant de petits gains, à la longue importants, en approvisionnant les coloniaux ou les créoles. » (p,284)
Le chapitre XVIII est un des chapitres importants de ce livre, en raison de l’importance de son sujet et de son rôle de civilisation : « Une sérieuse entreprise de civilisation : l’école et la scolarisation » (p,365) :
« L’école et particulièrement l’école du village, gratuite et obligatoire, s’est vue attribuer le processus d’acculturation final qui a transformé les Français en français – qui finalement les a civilisés, comme aimaient à le dire de nombreux éducateurs du XIXème siècle ». (p,365)
L’auteur cite le rôle important qu’a joué dans les écoles le Lavisse, ainsi que la diffusion massive, à partir de 1877, du livre intitulé « Le Tour de France » de Bruno :
« Cet enseignement des hauts faits eux-mêmes faisait partie d’’un tout plus vaste. En 1884, Le Tour de France de Bruno, publié en 1877, avait été réimprimé 108 fois,, et vers 1900, les ventes dépassaient huit millions d’exemplaires. Chaque enfant lisait et relisait l’histoire des deux garçons alsaciens quittant leur foyer à la mort de leur père pour répondre au vœu qu’il avait exprimé – qu’ils puissent être des Français. » (p,401)
En ce qui concerne le Petit Lavisse, et son effet éventuel sur la culture coloniale des Français de l’époque, j’ai écrit ailleurs que les quelques pages consacrées par l’ouvrage aux colonies, à la fin du livre, à la veille des grandes vacances, ne suffisait pas à démontrer son rôle à ce sujet.
Dans le cas du livre de Bruno, très populaire, comme les chiffres ci-dessus le démontrent, il est tout à fait curieux que, dans aucune de ses pages, n’est évoquée la question des conquêtes coloniales, une curieuse impasse qui tendrait à démontrer que le collectif de chercheurs Blanchard and Co a pris des vessies pour des lanternes.
Le titre de la Troisième Partie flotte déjà comme un drapeau sur un tel sujet : « Changement et assimilation » (p,447)
L’auteur évoque la destinée curieuse de la Marseillaise née dans une ville où l’on ne parlait pas le français, un chant qui eut de la peine à s’imposer, et il fallut attendre 1879, pour que ce chant soit réimposé comme hymne national.
Dans le chapitre XXVIII, « Le glas du passé », et en ce qui concerne la vie culturelle, l’auteur écrit :
« En 1895, la Société d’Ethnographie nationale et des Arts populaires commença à étudier non seulement le folklore littéraire – le seul aspect qui avait intéressé les romantiques – mais aussi l’art populaire, les objets et les techniques. On étudia les paysans comme une espèce en voie de disparition, leur culture fut disséquée et sa valeur sentimentale s’accrut. De George Sand à Maurice Barrès, les écrivains s’emparèrent du paysan comme un siècle avant on s’était emparé du bon sauvage. Des séries de cartes postales représentaient des scènes qui, il y a peu de temps, n’étaient pas dignes d’être représentées : chaumières, fermières engrangeant du foin, fêtes des moissons, paysans en costume régional. » (p,560)
Dans son dernier chapitre, le XXXIX, « Cultures et civilisation » brosse une synthèse de ce que fut la France coloniale, celle des indigènes qui dans certaines des régions ressemblaient fort aux indigènes des colonies que les colonisateurs avaient l’ambition de civiliser.
« On peut voir le fameux hexagone comme un empire colonial qui s’est formé au cours des siècles, un ensemble de territoires conquis, annexé et intégrés dans une unique structure administrative et politique, nombre de ces territoires possédant des personnalités régionales très fortement développées et certaines d’entre elles des traditions spécifiquement non- ou antifrançaises. Un rappel partiel nous servira d’aide-mémoire : au XIII° siècle, le Languedoc et les régions du centre ; au XV °siècle l’Aquitaine et la Provence, au XVI °siècle, la Bretagne ; au XVII° siècle, la Navarre, le Béarn, le pays Basque, le Roussillon et la Cerdagne, une partie de l’Alsace et des Flandres françaises, la Franche Comté; au XVIII° siècle, le duché de Lorraine, la Corse, l’Etat pontifical du Comtat-Venaissin ; au XIX° siècle, la Savoie et Nice. En 1870, cet ensemble – et le reste – formait une entité politique appelée France, royaume, empire ou république, organisée par les conquêtes et par les décisions administratives ou politiques prises à (ou près) de Paris. Mais le point de vue moderne de la nation en tant qu’un ensemble de populations unies selon leur propre volonté et ayant certains attributs en commun (au moins l’histoire) était difficilement applicable à la France de 1870 » (p,575)
« Après la Première Guerre mondiale, Marcel Mauss médita sur la différence entre les peuples ou les empires, et les nations…. Il voyait la nation comme « une société matériellement et moralement unifiée » et caractérisée par « l’unité relative morale, mentale, et culturelle de ses habitants qui soutiennent sciemment l’Etat et ses lois ». Il est évident que la France de 1870 ne correspondait pas au modèle de la nation de Mauss…. »
Et si l’on raisonne comme Deutsch :
« En dehors des centres urbains, dans presque toute la France il n’y avait pas « d’histoire commune qui puisse être mise en commun », ni de « communauté d’habitudes complémentaires », peu d’échanges du fait de la division du travail dans la production des biens et des services, et seulement des « réseaux de communication sociale et de relations économiques » très limités. Si par « société », nous entendons un groupe de gens qui ont appris à travailler ensemble, alors la société française était de taille réduite…
En 1870, en dépit de l’évidence contraire, les habitants de l’hexagone se reconnaissaient généralement comme sujets français, mais pour beaucoup ce statut n’était rien d’autre qu’une abstraction. Les habitants de régions entières ressentaient peu d’affinités à l’égard de l’Etat, ou des habitants des autres régions…. L’idéologie nationale était encore diffuse et informelle au milieu du XIXème siècle. La culture française ne devint réellement nationale que dans les dernières années du siècle. » (p,576)
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés