« Culture et impérialisme »
D’Edward W. Said
ou
« Comment peut-on être un impérialiste ? »
(Chapitres 1,2, et 3 sur blog des 7et19/10/11, et 8/11/11
&
Chapitre 4
Lecture et questions
et Conclusions avec un questionnement de synthèse
&
Chapitre 4
« Avenir affranchi de la domination »
I – Lecture
L’auteur nous propose à présent de parcourir les allées d’un « avenir affranchi de la domination ».
I – La suprématie américaine : l’espace public en guerre
« L’impérialisme n’a pas pris fin, n’est pas soudain devenu « du passé » avec la décolonisation, le grand démantèlement des empires classiques….Le triomphe des Etats-Unis, restés seuls superpuissance, suggère qu’un nouveau jeu de lignes de force va structurer le monde – celui dont la gestation était perceptible dans les années 1960 et 1970. » (p,395)
Les Etats-Unis ont déployé toutes les armes de leur nouvelle puissance, sous le drapeau des libertés, de la démocratie, et de la régénération morale, et l’auteur s’attarde sur les conditions de l’intervention américaine en Irak, en écrivant :
« Le postulat était entièrement colonial : une petite dictature du tiers monde nourrie et soutenue par l’Occident n’avait pas le droit de défier l’Amérique blanche et supérieure. » (p,413).
Les origines de l’’auteur le rendent naturellement plus sensible à sa démonstration :
« Mon environnement arabe était en grande partie colonial, mais pendant mon adolescence, je pouvais me rendre par voie de terre du Liban et de la Syrie jusqu’en Egypte en traversant la Palestine, puis poursuivre vers l’Ouest. Aujourd’hui, c’est impossible. Chaque pays place à ses frontières des obstacles effroyables (et, pour les Palestiniens, les traverser est une expérience particulièrement horrible, car les Etats qui soutiennent haut et fort la Palestine traitent souvent de la pire façon les individus palestiniens). (p,415)
Au lieu des chemins anciens, ouverts, de nouveaux chemins barrés par les frontières du nationalisme arabe, « L’identité, toujours l’identité, aux dépens et au- dessus de la connaissance des autres…la démocratie, à tous les sens réels du mot, n’existe nulle part au proche Orient encore « nationaliste » : il y a soit des oligarchies privilégiées, soit des groupes ethniques privilégiés. » (p,418)
Mais son analyse reste fondamentalement la même quant au rôle des Etats-Unis :
« « Tempête du désert » a été en fin de compte une guerre impériale contre le peuple irakien : on a brisé et tué ses citoyens dans le cadre d’un effort pour briser et tuer Saddam Hussein. » (p,420)
II – Défier l’autorité et l’orthodoxie
L’auteur fait à présent un constat : « La démystification de tous les construits culturels, « les nôtres » comme « les leurs » est un fait nouveau, sur lequel des chercheurs, critiques et artistes nous ont ouvert les yeux. » (p,423)
« …nous avons une vision très nette des mécanismes de réglementation et de contrainte par lesquels l’hégémonie culturelle se reproduit et fait entrer jusqu‘à la poésie et la spiritualité dans la gestion commerciale et la forme marchandise. » (p,423)
. Et l’auteur de partir en guerre contre « ces guerres de frontières » :
« Ces guerres de frontières sont l’expression d’essentialisations : on africanise l’Africain, on orientalise l’Oriental, on occidentalise l’Occidental, on américanise l’Américain, et cela pour l’éternité et sans alternative (puisque les essences africaine, orientale, et occidentale ne peuvent rester que des essences). C’est un modèle hérité de l’époque de l’impérialisme classique et de ses systèmes. » (p,432)
Edward W.Said croit alors pouvoir discerner une évolution du monde plus positive : « Peut-être pouvons-nous commencer à voir dans cette humeur oppositionnelle un peu insaisissable et dans ces stratégies naissantes une contre-articulation internationaliste. » (p,432)
L’auteur propose donc à l’intellectuel :
« La tâche de l’intellectuel qui réfléchit à la culture est donc de ne pas prendre pour naturelle la politique identitaire, mais de montrer comment toutes ces représentations sont construites, à quelles fins, par qui et à partir de quoi.
C’est loin d’être facile. » (p,435)
En route donc vers l’internationalisme, le multiculturalisme :
« Au lieu de l’analyse partielle qu’offrent les diverses écoles nationales ou les théories systématiques, j’ai proposé la logique en contrepoint d’une analyse planétaire, où l’on voit fonctionner ensemble les textes et les institutions mondiales, où Dickens et Thackeray, auteurs londoniens, sont lus aussi en écrivains dont l’expérience historique est nourrie par les entreprises coloniales en Inde et en Australie auxquelles ils étaient si attentifs, où la littérature d’une communauté politique entre en jeu dans la littérature des autres. Les entreprises séparatistes et indigénistes me paraissent clairement épuisées. « (p,441)
« Il y a rarement eu dans l’histoire humaine transfert si massif de de forces et d’idées d’une culture à une autre qu’aujourd’hui de l’Amérique au reste du monde…. Mais il est vrai aussi que, globalement, nous avons rarement eu un sentiment aussi fragmenté, aussi réduit, aussi radicalement appauvri, de ce qu’est notre identité culturelle véritable (pas celle que nous proclamons). La fantastique explosion des savoirs spécialisés et séparatistes en est en partie responsable : l’afrocentrisme, l’eurocentrisme, l’occidentalisme, le féminisme, le marxisme, la déconstruction, etc.» (p,443)
III – Mouvements et migrations
Après avoir décortiqué les formes nouvelles de la domination, notamment celles incarnées par les Etats-Unis, l’auteur fait appel aux idées du sociologue Virilio pour proposer des alternatives :
Il faut « désenfermer les gens » !
« Malgré sa force apparente, ce nouveau modèle global de domination, élaboré en une ère de sociétés de masse contrôlées d’en haut par une puissante centralisation culturelle et une complexe intégration économique, est instable. Comme l’a dit Paul Virilio, remarquable sociologue français, c’est un corps politique fondé sur la vitesse, la communication en temps réel, l’action à très longue distance, l’urgence permanente, l’insécurité crée l’aggravation des crises, dont certaines conduisent à la guerre. Dans un tel contexte, l’occupation rapide de l’espace réel et de l’espace public – la colonisation – devient la grande prérogative militaire de l’Etat moderne : les Etats Unis l’ont montré en envoyant une immense armée dans le Golfe et en dirigeant les médias pour qu’ils les aident à mener à bien cette opération. Virilio suggère, pour s’opposer à cette occupation, un moyen parallèle au projet moderniste de « libération de la parole » : la libération d’espaces critiques – hôpitaux, universités, théâtres, usines, églises, immeubles inoccupés. Dans les deux cas, l’acte de transgression fondamentale consiste à habiter ce qui en temps normal est inhabité. Virilio cite en exemple des populations dont le statut actuel résulte soit de la décolonisation (travailleurs immigrés, réfugiés, Gastarbeiter), soit de mutations démographiques et politiques majeures (autres migrants, Noirs, squatters des villes, étudiants, insurrections populaires, etc.) Ces forces constituent une alternative réelle à l’autorité de l’Etat. » (p,452)
« Avec l’épuisement virtuel des grands systèmes et théories totales (la guerre froide, l’entente de Bretton Woods, les économies collectivisées soviétique et chinoise, le nationalisme anti-impérialiste du tiers monde), nous entrons dans une nouvelle période d’immense incertitude. » (p,455)
Avec toutefois un accord général sur deux points :
« Il y a pratiquement partout accord général sur deux points : il faut sauvegarder les libertés individuelles, et l’environnement terrestre doit être protégé de toute nouvelle dégradation. » (p,456)
« Nous ne devons pas oublier la ferme critique du nationalisme qu’impliquent les diverses théories de la libération dont j’ai parlé : il ne faut surtout pas nous condamner nous-mêmes à répéter l’expérience impériale. » (p,458)
« Toutes ces contre-énergies hybrides, à l’œuvre en de nombreux terrains, individus et moments, instaurent une communauté ou une culture faite de nombreuses ébauches et pratiques anti-systémiques (et non de doctrines, ni de théories complètes) d’une vie sociale qui ne serait pas fondée sur la coercition et la domination. » (p,463)
Et pour ponctuer la finale :
« Nul aujourd’hui n’est seulement ceci ou cela, Indien, femme, musulman, américain, ces étiquettes ne sont que des points de départ. Accompagnons ne serait-ce qu’un instant la personne dans sa vie réelle et elles seront vite dépassées…
Mais cela implique de ne pas chercher à dominer, étiqueter, hiérarchiser ces autres, et surtout d’arrêter de répéter que « notre » culture, « notre pays » sont (ou ne sont pas) les premiers. L’intellectuel a suffisamment de travail sérieux à faire pour oublier ça. » (p,464)
II – Questions
Nous sommes arrivés presqu’au terme de notre questionnement sur la thèse que défend Edward W.Said, quant au rôle éminent que la culture aurait eu en matière d’impérialisme.
Le chapitre IV est celui qui a incontestablement le contenu le plus politique.
A la différence des chapitres précédents, il est beaucoup centré sur l’impérialisme américain, et sur la période moderne, mais il est possible de se poser la question suivante : prolongement des analyses précédentes ou analyse toute nouvelle dans son contenu ?
Prolongement sans doute, car l’impérialisme se caractérise d’abord par sa capacité à imposer sa loi à un autre pays, mais les Etats Unis soulèvent, plus encore que dans le cas de la Grande Bretagne, la question de la relation qu’entretient la culture et l’impérialisme, une culture cause ou une culture effet ?
Une culture américaine, et au-delà, mondiale comme sous-produit de l’impérialisme, c’est-à-dire de la puissance technologique, économique, et militaire, des Etats Unis ?
Une répétition donc de l’explosion technologique du XIXème siècle qui a été un des facteurs principaux, sinon le facteur principal des impérialismes anglais et français, mais avec une toute autre puissance de « frappe » ?
A lire son analyse, on retire en effet la conviction que la puissance technologique et économique explique mieux l’impérialisme que la culture proprement dite, d’un américan way of life qui a conquis la planète.
Les Etats Unis se sont érigés en peuple de Dieu, du bien contre la mal, mais le rôle capital qu’ils ont joué, grâce à leur puissance gigantesque, au cours des premières guerres mondiales et après la chute de l’Union Soviétique, l’ont placé sur ce piédestal, plus que leur culture anglo-saxonne.
Je me rallierais donc plus volontiers aux analyses pertinentes de l’historien Daniel R.Headricks dans son livre « The Tools of Empire » (1981), quant au rôle majeur qu’ont joué les technologies dans le développement de l’impérialisme anglais, quinine comprise.
Et tout autant en ce qui concerne le développement de l’impérialisme français : sans télégraphe, sans bateaux à vapeur, sans fusils à répétition, et sans quinine, l’empire français n’aurait pas existé !
L’historien Henri Brunschwig écrivait que sans télégraphe, il n’y aurait pas eu de conquête de l’Afrique noire.
Edward W.Said brosse donc une fresque qui se veut mondiale des situations impériales modernes et des tentatives qui tentent d’en briser l’étau, en connaissance de cause, et avec des outils tels que « la démystification de tous les construits culturels », ou « la vision très nette des mécanismes de réglementation et de contrainte par lesquels l’hégémonie culturelle se reproduit ».
Il propose de sortir de tous ces carcans en prônant un internationalisme volontaire, le cosmopolitisme, mais sa vision risque d’être beaucoup trop idéaliste, le nouveau rêve rousseauiste du vingt et unième siècle, des habitants de la planète se moquant des frontières et des identités, alors qu’un minimum de règles conditionne la préservation ou la construction d’un bien commun, déjà bien difficile à réaliser au niveau « national ».
Le concept de bien commun qui constituait un des fondements de la doctrine civile de l’Eglise catholique, apostolique, et romaine, constitue encore un bon garde-fou dans beaucoup de pays.
Je serais tenté de dire qu’il est d’autant plus facile d’applaudir à la thèse généreuse d’Edward W.Said qu’elle a peu de chances de se réaliser, un rêve donc, une utopie, sauf à provoquer dans l’état actuel du monde les anarchies les plus folles.
« Culture et impérialisme »
d’Edward W. Said
ou
« Comment peut-on être un impérialiste ? »
Le questionnement de l’œuvre d’Edward W.Said : essai de synthèse
Parmi les multiples questions que pose la lecture d’un livre aussi riche en analyses, en réflexions, et en perspectives ouvertes, il nous faut à présent faire le tri de celles qui nous paraissent les plus importantes, sinon capitales.
Rappelons que la thèse centrale de l’auteur consiste à dire que dans les cas examinés et, au cours de la longue période visée, allant du XIX° au XX° siècle, du tout début du XIX° siècle à la guerre du Golfe, en Grande Bretagne, en France, et aux Etats Unis, la culture et l’impérialisme, entretenaient des liens on ne peut plus étroits, confinant à une fusion, un concept que l’auteur dénomme la « Pensée unique »
Et ce concept est intitulé « structure d’attitudes et de références », « d’affinités » qui nourrit et habite l’impérialisme, une sorte de nouveau maître de cet univers.
Le propos est ambitieux, même si l’auteur a pris soin de préciser que :
« Nous n’en sommes, sur le plan théorique, qu’à tenter d’inventorier l’interpellation de la culture par l’empire – sans dépasser jusqu’ici, le rudimentaire. » (p,110)
Une démonstration ? Une histoire des idées ou une histoire des faits ?
Première fragilité, une absence d’évaluation des phénomènes décrits, donc une absence de représentativité de cette théorie.
L’auteur a incontestablement une connaissance très approfondie de beaucoup d’œuvres qui ont fait l’objet sans doute la délectation du professeur de littérature comparée qu’il était, notamment dans les lettres anglo-saxonnes, dans les lettres françaises, et dans les lettres des périphéries impériales, ces dernières beaucoup plus récentes en dates.
Mais une première question surgit, celle de l’évaluation des supports de culture choisis, quant au chiffre de leur diffusion, à leur lectorat, et donc à leurs effets mesurés sur l’opinion publique.
En évoquant « Au cœur des ténèbres », l’auteur s’interroge sur son lectorat plutôt faible, et lorsqu’il évoque les quatre textes majeurs qu’il cite à l’appui de sa thèse dans le chapitre 3 « Résistance et opposition », il remarque :
« La question du milieu représenté soulève celle, plus générale, du lectorat. En regard du nombre de lecteurs non spécialistes qu’ont eu les Jacobins et The Arab Awakening, le public est bien moindre pour les deux livres récents, plus universitaires et complexes » (p,359).
Même type d’observation, en ce qui concerne les travaux de Manuela Semidei sur les livres scolaires, avec les réserves méthodologiques qu’elle indique, et à nouveau, en ce qui concerne l’audience de plusieurs des auteurs, dans une période plus récente, et réputés pour leur opposition à la politique officielle américaine, alors que beaucoup de moyens d’évaluation étaient d’ores et déjà disponibles, Edward W. Said écrit :
« Quelle est l’importance du soutien populaire à ces idées défendues par l’opposition ? C’est très difficile à dire. » (p,401)
Comme je l’ai indiqué, l’auteur a accordé une grande place à Jane Austen et à son œuvre, sans donner aucune mesure de ses tirages d’édition, alors qu’au cours de la même période, on sait que la Case de l’Oncle Tom, qui n’était pas véritablement une œuvre impérialiste, connaissait un immense succès populaire, le livre le plus vendu au XIX° siècle. En 1852, et sauf erreur, première année de son édition, 300 000 exemplaires ont été vendus.
Et d’après certaines sources, les livres de Jane Austen, que l’auteur propose comme argument important de sa démonstration, avaient un tirage de quelques milliers d’exemplaires.
Ce livre souffre donc d’une première critique importante, celle de l’absence d’évaluation des vecteurs de culture choisis et de leurs effets possibles sur l’opinion publique, et donc d’une représentativité seulement supposée.
Alors des idées sûrement, mais en face de quels faits mesurables ?
J’ai fait le même type de critique, fondamentale à mes yeux, aux livres qu’une équipe de chercheurs a commis sur le thème de la culture coloniale ou impériale en France.
L’histoire coloniale française souffre encore, de la part de beaucoup de chercheurs, d’une carence incontestable dans l’analyse quantitative des hypothèses de travail, en chiffres, en flux, en grandeurs, proportionnelles ou non, en relations quantitatives,… en un mot, d’une carence de la statistique.
Deuxième fragilité, une articulation historique et géographique défaillante, pour ne pas dire un livre « anhistorique ».
Une fragilité d’autant plus paradoxale et surprenante, que dans un livre postérieur, en date, « Humanisme et démocratie », une sorte de testament, Edward W. Said avait démontré tout l’intérêt des disciplines linguistiques en raison notamment de la rigueur de pensée historique qu’elles imposaient.
Il n’hésitait pas à relier toute sa réflexion à l’historicisme, et notamment, à l’œuvre de Vico.
Alors qu’ici, l’auteur n’hésite pas à faire de fréquents rapprochements d’œuvres qui n’ont été publiées, ni dans la même chronologie, ni dans la même situation historique.
L’exercice intellectuel devient sans doute plus alerte, mais il compromet la cohérence des analyses : ce défaut procède sans doute d’une trop grande ambition de l’auteur, à vouloir chevaucher allégrement siècles et continents, pour mieux suivre son fil conducteur.
A titre d’exemple, une confrontation entre Jane Austen et Franz Fanon peut surprendre, tellement sont différentes les situations historiques, les époques et les lieux.
Est-il possible de lire l’ouvrage comme représentation fidèle du passé ?
Troisième fragilité, à la fois la relativité des concepts d’analyse proposés et leur degré d’indétermination
Le concept de « structure d’attitudes et de références », est incontestablement séduisant, attractif, mais l’auteur se contente de proposer une multitude de cas de figure qui tendent à illustrer sa thèse, sans aller jusqu’à la définition du concept lui-même de structure, mais reconnaissons que l’exercice est difficile. Ne s’agit-il pas, dans le cas d’espèce, des difficultés que rencontrent les disciplines littéraires pour faire entrer leurs analyses dans des concepts de type arithmétique ou géométrique ?
Le concept de « résistance » n’est pas obligatoirement approprié aux nombreux cas de figure impériaux, aux différentes situations impériales connues, et quelles que fussent leur époque et le continent où les faits ont pu être enregistrés.
Quoi de commun entre la résistance d’un Samory, dans le bassin du Niger, à la fin du XIX° siècle, et celle du Dé-Tham au Tonkin ?
Entre les résistances anciennes et les modernes, attisées par les nouveaux impérialismes que furent ceux des Etats-Unis et de l’URSS ?
Les chercheurs modernes des anciennes périphéries impériales ont naturellement tendance à embellir leur passé, comme l’ont d’ailleurs toujours fait la plupart des historiens « impérialistes », mais je serais tenté de dire, en ce qui concerne les anciennes colonies françaises, que ce nouveau type de propagande est beaucoup plus efficace, dans leur périphérie et en France, que celle qui fut qualifiée de propagande coloniale : il joue en effet, et en permanence, à la fois sur l’ignorance de notre passé colonial et sur l’état incommensurable de mauvaise conscience qu’éprouvent, de façon sans doute masochiste, certains milieux intellectuels que la défaite du marxisme a fait basculer dans un nouveau combat, celui de l’ « humanitarisme ».
Par ailleurs, et autres concepts, le recours que fait l’auteur à certains mots, tels que « nations captives », « peuples », ou « citoyens », ne s’inscrivait pas dans le cours historique de beaucoup de ces pays.
Même en 1950, le concept de « citoyen » ou de « peuple » n’avait pas beaucoup de réalité dans le territoire sous mandat de l’ONU, qu’était le Togo, pas plus d’ailleurs que celui d’opinion publique.
Quatrième fragilité, l’impérialisme concret ne fonctionnait pas comme il est décrit abstraitement, ni en France, ni dans les colonies.
Pour n’évoquer en effet que les anciennes colonies françaises, culture et impérialisme ne rentraient pas dans les grilles d’analyse de l’auteur, même pas à l’époque de son déclin.
La culture française ne s’est jamais précipitée sur l’impérialisme, et sans doute faudra-t-il attendre encore longtemps, pour que des chercheurs aient le courage de tenter d’évaluer si la France, a été un des paradigmes de la thèse Said.
La France n’a été dans les colonies qu’à reculons, et au cours de la fameuse période de la « course au clocher », le pays était beaucoup plus préoccupé par la ligne bleue des Vosges, et par l’Allemagne, que par les mirages d’un nouvel empire.
Après la Grande Guerre, le pays n’a fait qu’enterrer ses millions de morts, et la deuxième guerre est intervenue, alors que le pays sortait d’une très longue convalescence. Mais il est vrai qu’à certains moments de leur histoire, les Français ont vu dans l’empire un recours possible en face de l’Allemagne, mais le Français n’a jamais eu la fibre impériale.
Curiosités exotiques des Français ? Certainement ! Mais un grand doute en ce qui concerne un empire français qui aurait été fondé sur une culture impériale, et donc trouvé sa colonne vertébrale dans une supposée « structure d’attitudes et de références », « d’affinités ».
Et pour conclure :
Structure ou disposition ?
Au-delà de ces quatre critiques, n’y-t-il pas lieu de faire appel à d’autres concepts, familiers en stratégie occidentale et asiatique, ceux de position, de disposition ou de propension ? Aussi bien position et disposition de Clausewitz que de Sun Tzu !
Une disposition à l’impérialisme plus qu’une « structure d’attitudes et de références », avec l’entrée en scène d’autres facteurs que la culture ?
Est-ce que dans le cas de la Grande Bretagne le concept de disposition ne serait pas mieux adapté à expliquer l’impérialisme anglais, sur toutes les mers avec une marine et des lignes de commerce contrôlées à l’échelle mondiale, et avec au cœur, l’empire des Indes ?
Dans le cas Français, cette explication a peu de valeur, tant le pays a été long à se tourner vers le large, et souvent avec des initiatives inopinées de groupes de pression politiques ou économiques, et sous le regard indifférent de l’opinion publique.
A un moment donné de son histoire, un pays est dans une situation relative de puissance, une disposition, telle qu’il peut envahir un autre pays ou être envahi, en fonction de toutes sortes d’enjeux religieux, militaires, économiques, ou démographiques.
Au XIX° siècle, l’impérialisme occidental, tel que décrit par Edward W. Said, a bénéficié d’une supériorité technique telle que, sur les rives de toutes les mers du globe, rien ne pouvait contrarier son expansion, et ma préférence dans la recherche des explications causales va donc nettement en faveur des fameuses technologies qui ont changé le monde de ce siècle.
Ces technologies ont créé une disposition stratégique favorable à l’Occident, et la montée en puissance postérieure des Etats Unis a prolongé cette disposition stratégique favorable.
Dans le cadre d’une telle disposition, exceptionnellement favorable au peuple marin et marchand que fut alors l’Angleterre, il est très possible que la culture ait été un facteur d’exaltation de l’impérialisme britannique, mais la source elle-même de cet impérialisme, rien ne le prouve vraiment.
En ce qui concerne la France, il est difficile d’admettre qu’elle ait bénéficié d’une disposition stratégique aussi favorable à l’impérialisme que l’Angleterre, et rien ne prouve que la culture et l’impérialisme aient fait un aussi bon ménage que le laisse entendre l’auteur.
Ma thèse personnelle est que la France n’a jamais été une nation coloniale, mais que son peuple a laissé le plus souvent ses gouvernements faire ce qui leur semblait bon de faire outre- mer, sauf quand il y eut un grave conflit, du type Indochine ou Algérie.
En résumé donc, en Grande Bretagne, culture et impérialisme en chœur, mais avec la question œuf ou poule ? Alors qu’aux Etats Unis, il semble bien que la culture émane le plus souvent de son impérialisme, une culture impérialiste de sous-produit.
En ce qui concerne la France, grande suspicion quant à la validité de la thèse Said.
Ceci dit et pour reprendre un des thèmes d’une pièce de Shakespeare, « La tempête », adaptée ensuite par Césaire, que cite d’ailleurs Edward W. Said, et à lire son livre, il m’est arrivé souvent, au cours de la lecture, d’avoir l’impression d’incarner le personnage de Caliban, l’esclave, au service d’un nouveau Prospero, le magicien, c’est-à-dire le professeur de littérature comparée..
Les caractères gras sont de ma responsabilité
Jean Pierre Renaud – Paris, le 1er décembre 2011
– Tous droits réservés –