Gallieni et Lyautey, ces inconnus. Gallieni à Madagascar: les problèmes politiques

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

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Gallieni à Madagascar : les problèmes politiques

         Les pages qui viennent d’être consacrées aux « œuvres » de Gallieni seraient sans doute incomplètes, s’il n’était fait mention, en finale, des problèmes politiques que le Gouverneur général rencontra pour les mener à bonne fin : l’abolition de l’esclavage, l’action des églises et des missions, les caractéristiques de la nouvelle société coloniale, les colons et le groupe de pression de la Réunion.

            L’abolition de l’esclavage

 Il convient de rappeler que l’esclavage constituait une des caractéristiques du fonctionnement de la plupart des sociétés africaines, sinon de leur totalité, à l’époque des conquêtes de la Troisième République.

            C’était aussi le cas à Madagascar et la décision d’abolition qui fut prise avant l’arrivée du général à Tananarive créa des difficultés inévitables dans l’ensemble du corps social et économique de l’île, identiques à celles que causa la même mesure dans les autres sociétés d’Afrique concernées.

            Dans le livre que nous avons déjà cité, le colonel Charbonnel donnait sa version de cette abolition décidée par M.Laroche, qui était alors le Résident Général de France à Madagascar, et que Gallieni venait remplacer :

        « M.Laroche s’était flatté de rester Résident Général, Gallieni succédant simplement au général Voyron. Quand il comprit qu’il fallait y renoncer, il prit par dépit, à la veille de la remise de ses pouvoirs, une mesure d’une extrême gravité, l’abolition de l’esclavage. »

Il est évident que cette mesure devait être prise un jour ou l’autre, même si elle devait être la source de beaucoup de difficultés dans l’ensemble de la société malgache, mais elle n’avait pas été préparée.

        Le colonel dépeignait  l’esclavage alors existant de façon peut être trop idyllique :

      «  A Madagascar, il était fort doux. Tout esclave était libre de travailler à son compte où et comme il l’entendait, avec la seule obligation de verser à son maître un impôt mensuel de cinq francs. Moyennant trois cents francs, il pouvait acheter sa liberté…. En contrepartie, le maître était tenu de soigner et de nourrir l’esclave tombé malade ou devenu vieux et surtout, ce à quoi les malgaches tenaient essentiellement, le maître avait l’obligation d’assurer, à la mort de son esclave, le transport de son corps au tombeau familial… Avoir des esclaves était un placement à 10% de l’an… »

        Donc un rapport d’argent qui était tout de même confortable !

     « La brusque suppression de l’esclavage fut d’abord bien accueillie par les libérés valides. Très vite les maîtres déclarèrent que, leurs recettes taries, ils ne pouvaient plus remplir leurs obligations. Les milieux qui nous étaient hostiles, notamment ceux touchant à la Cour, répandirent le bruit que les Français condamnaient les vieux esclaves à mourir de faim et à être inhumés n’importe où, comme des chiens. En quelques semaines, le nombre des rebelles doubla. » (C/p,45)

       Gallieni institua le système des corvées afin de trouver la main d’œuvre nécessaire aussi bien au secteur public qu’au secteur privé, mais Gallieni prit ensuite des mesures pour mettre fin au détournement du nouveau système mis en place.

     Le problème de la main d’œuvre fut un problème récurrent tout au long de la période coloniale, et les formules de travail contraint que l’administration coloniale mit en œuvre, notamment, le SMOTIG,  n’étaient pas très éloignées de l’ancien servage.

La puissance des églises et des missions

    Les missions étrangères, majoritairement protestantes et de mouvance  anglaise, occupaient une place importante dans la société des plateaux, notamment grâce aux nombreuses écoles confessionnelles qu’elles avaient déjà construites avant la conquête française.

      Gallieni évoqua le sujet dans de nombreuses lettres.

     Dans une lettre du 26 décembre 1903, au secrétaire général de l’Union Coloniale, il écrivait :

     « … Mais, je veux répondre simplement et brièvement encore à quelques-uns des griefs, présentés par votre correspondant anonyme qui, ou je me trompe fort, doit porter une robe de missionnaire catholique ou une redingote de pasteur, la première plutôt.

    Le contrat avec les Frères a été dénoncé en vertu des instructions très précises du ministre qui m’a prescrit, à moi comme à tous les autres  gouverneurs, de laïciser toutes nos écoles. Le moment était d’ailleurs venu où cette mesure pouvait être prise sans inconvénient, avec avantage même. Pendant les premières années de mon séjour à Madagascar j’ai réagi, et vous savez avec quelle vigueur, contre l’influence anglaise, en ne cessant de seconder par tous les moyens possibles la mission  catholique : subventions, dons d’argent et de terrains, conseils aux Malgaches, etc. Mais il n’est jamais entré dans mon idée de soutenir en quoi que ce soit l’œuvre religieuse de cette mission, et c’était cependant au développement de cette œuvre qu’était surtout employé le concours financier que je donnais aux Jésuites. Mais depuis, la situation a changé. La mission protestante française s’est solidement installée dans l’île….Vous voyez donc l’avantage de la suppression du contrat avec les Frères. Nous avons supprimé, du même coup, la subvention  aux écoles protestantes. Toutes ces écoles sont désormais soumises à la règle générale… »(GM/p,137)

     Dans une lettre du 1er juin 1904, Gallieni écrivait :

     « …je me suis toujours efforcé de me placer au-dessus des querelles religieuses. Mais j’ai vu bientôt que je faisais fausse route. Mais je n’ai jamais perdu de vue le programme que je m’étais tracé : faire de notre colonie une terre vraiment française et pouvant être utilisée dans l’intérêt de notre commerce, de notre industrie, de nos compatriotes. A l’origine, au moment de l’insurrection et pour réagir contre les tendances trop protestantes de mon prédécesseur, ce qui avait été mal interprété par nos Hovas, j’ai favorisé les missions catholiques françaises en leur accordant faveurs de toutes sortes, terrains, argent, main d’œuvre gratuite, etc. Mon tiroir est plein de lettres de remerciements et de gratitude.

Mais, j’ai vu bientôt que je faisais fausse route. Jésuites, frères et Sœurs me considéraient comme l’homme prédestiné, devant assurer dans l’île la ruine du protestantisme et la prééminence du catholicisme. Nous ne parlions pas le même langage. Je parlais de l’influence française, de l’organisation de la vie économique dans un sens français. On me répondait religion et catholicisme…

     D’où ces querelles religieuses qui ont absorbé tout mon temps pendant mon premier séjour et qui ont été si funestes à la paix intérieure de l’île, engendrant entre les villages, entre les familles, des haines qui se continueraient aujourd’hui, si je n’étais intervenu avec notre enseignement officiel. Nous n’étions plus les maîtres d’accomplir la tâche d’organisation et d’apaisement, que nous avions entreprises après la période d’anarchie que vous connaissez. Prêtres et pasteurs mettaient aux mains les populations de nos villages de l’Imerina et du Betsiléo. » (GLM/p, 153)

     Comment ne pas noter que les relations entre les églises et les autorités civiles de Madagascar ont toujours été « affectées » par le pouvoir et l’influence que ces églises exercent sur la vie de la grande île ?

     Les convulsions politiques actuelles sont encore marquées par ce facteur religieux capital.

Les colons

         Un sujet très sensible et sur lequel Gallieni nourrissait beaucoup trop d’illusions.

      S’il est vrai que la faible population de Madagascar pouvait laisser croire qu’il était possible d’y favoriser une colonisation européenne proprement dite, la réalité des faits fut très différente, en particulier sur le plan agricole, car le climat et les conditions sanitaires de vie sur la côte orientale,  la plus favorable aux cultures d’exportation, étaient alors rédhibitoires.

Gallieni prit tout un ensemble de mesures pour encourager des colons français à venir dans l’île, ou pour inciter d’anciens soldats à s’y enraciner, en instituant une politique de petites ou grandes concessions, mais le succès ne fut pas au rendez-vous.

      Lorsque Gallieni tenta de réorganiser le marché du travail, bouleversé par la suppression de l’esclavage, en instituant un régime de prestation, ce dernier fut souvent détourné par des colons peu scrupuleux :

      Dans une lettre du 12 janvier 1900,

    «  Comme je l’explique dans mes instructions, la prestation indigène n’était pour moi qu’un moyen transitoire entre la mesure de l’abolition de l’esclavage et la liberté du travail complète. Pour favoriser nos colons, j’ai même pensé que l’on pouvait aller plus loin, et j’ai créé tourte une série d’avantages pour les indigènes qui s’employaient au service de nos colons. Mais les abus ont été grands. Un certain  nombre de nos colons, les moins intéressants d’ailleurs, se sont mis aussitôt à souscrire des engagements avec les indigènes, ceux-ci se faisant ainsi exempter des prestations à fournir à l’Etat et remettant en échange une somme donnée à leurs employeurs qui, bien entendu, ne leur faisaient faire aucun travail… Ces individus ne faisaient rien et, n’ayant aucune ressource apportée avec eux, se bornaient à vivre de cette espèce de rente, qui leur était faite par les engagés indigènes » (GM/67)

    Dans une lettre du 13 septembre 1903, Gallieni écrivait :

    « … Et cependant nous sommes de plus en plus infestés par des aventuriers de tous pays qui débarquent dans nos ports, mettant notre police sur les dents, entrent en prison ou à l’hôpital et finalement, leurs consuls refusant énergiquement de se charger d’eux, se font rapatrier à nos frais. » (GM/p,118)

     Le colonel Lyautey commentait de la même façon la piètre qualité des colons qui arrivaient dans l’île.

    Le 3 juillet, à Fort Dauphin, Lyautey réunissait les membres de la Chambre consultative, composée uniquement de Français :

    « Sauf … deux officiers démissionnaires fixés ici dans une grande concession, tous les autres membres sont des créoles besogneux. » (LSM/p128)

     Fort Dauphin, le 30 décembre 1901 :

    « … Les redoutables, ceux dont vous dites qu’ils nous obligent à « concilier les intérêts inconciliables », ce sont les petits colons, les besogneux, ceux qui marchandent sou par sou la rémunération de leur main d’œuvre, qui font flèche de tout bois au détriment de l’indigène. C’est ceux-là dont il ne faut à aucun prix dans nos « possessions ». (LSM/p,214) 

      Les créoles de la Réunion, un groupe de pression aussi actif que celui des églises.

     Nous avons déjà évoqué cette question, à l’occasion des réflexions que le colonel Lyautey faisait à ce sujet, mais un extrait d’une des lettres de Gallieni, du 26 décembre 1903, adressée à M.Chailley, suffira à décrire les difficultés qu’il rencontrait pour gouverner la colonie face au groupe de pression réunionnais :

     « Quoiqu’il en soit et bien que mon maintien ici pendant une période aussi longue prouve que nous avons fait de grands progrès en France au point de vue colonial, je crois que j’aurais mieux fait de suivre mon premier mouvement. C’est bien difficile de conserver si longtemps le même poste sans mécontenter un grand nombre de personnes : fonctionnaires inaptes ou paresseux, qu’il a fallu révoquer ou auxquels il a été impossible de donner l’avancement exagéré qu’ils réclamaient ; hommes d’affaires avides et besogneux, toujours prêts à la critique, au chantage même, si on ne veut leur livrer en pâture les ressources de la colonie ou les aider à tromper les naïfs ; colons inexpérimentés ou ignorants, qui ont dissipé leurs capitaux et font retomber leurs erreurs sur l’administration ; politiciens, recrutés surtout parmi les créoles, qui voudraient introduire à Madagascar mœurs, élections, quémandage, accaparement de tous les emplois, qui font la ruine de notre voisine et qui, ici, auraient pour effet de mettre à l’écart les colons sérieux et d’opprimer les indigènes qui peuvent, à peu près seuls, assurer la prospérité future de notre colonie ; enfin missionnaires catholiques ou protestants, toujours jaloux des avantages faits aux voisins et qui voudraient vivre exclusivement de subventions employées cependant pour un autre but que l’intérêt de la colonie, ou qui désireraient pouvoir, sans être dérangés, arracher aux indigènes des dons pour la construction d’églises ou de temples, etc… » (G/M p,126)

     Commentaire : rien à ajouter, sauf le regret, qu’à ma connaissance, et sauf erreur, les historiens ne se soient pas suffisamment intéressés à l’impérialisme secondaire de l’île de la Réunion, dont certains effets durent encore de nos jours.

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus. Madagascar, Marques de vie coloniale de Gallieni

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

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Madagascar

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Marques de vie coloniale de Gallieni

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            Le personnage et la vie de Gallieni ont déjà fait l’objet de très nombreux ouvrages. Notre ambition sera plus limitée, examiner quelques-unes des marques de vie coloniale de celui qui fut un véritable proconsul à Madagascar.

            Très brièvement, indiquons qu’au moment de la conquête, la reine Ranavalona III avait des gouverneurs dans la plupart des provinces de cette île immense, mais que la royauté exerçait, sauf sur les plateaux, un pouvoir mal assuré.

            Madagascar jouissait donc d’un Etat central, mais faible, et lorsque fut évoqué, dans un chapitre précédent,  le cas du ministre de l’Intérieur que le général fit fusiller, cette appellation ministérielle est à ramener aux justes proportions d’une organisation des pouvoirs infiniment modeste, beaucoup plus modeste, et comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, que celle de l’Empire d’Annam qu’avait fréquenté Gallieni et Lyautey.

            Par ailleurs, Madagascar ne disposait d’’aucune voie de communication moderne avec le monde extérieur, une situation qui assurait, sans conteste, la sécurité de la monarchie. Il n’existait alors que des pistes et les transports s’effectuaient par porteurs, les fameux bourjanes, capables de porter de lourdes charges sur des centaines de kilomètres. La reine disposait d’un service de courriers à pied officiels, les tsimandoas royaux, capables de porter ses dépêches dans toute l’île.

            Dans la grande île, Gallieni fut naturellement un chef de guerre, le général en chef chargé de conduire les opérations militaires contre la grave insurrection qui embrasait l’île, mais ses fonctions et responsabilités civiles, firent de lui le grand artisan de la modernité de Madagascar, franchissant, grâce à lui, un cap incontestable de progrès.

            En 1899, Gallieni notait :

«… il est certain que deux causes principales sont pour moi une gêne considérable dans l’exercice de mon commandement.

      En premier lieu, c’est dans cet immense Madagascar, grand comme notre ancienne France de 1800, l’absence de routes et de lignes télégraphiques… il me faut au moins 45 jours pour communiquer par terre avec Fort Dauphin… sans compter les cyclones de la saison actuelle….

Cela me ramène à parler de la deuxième cause, créant un obstacle sérieux à mon action de commandement. Cette cause est relative à la question du personnel… » (GM/p,43) 

    Et pour fixer les idées sur le faible peuplement de cette nouvelle colonie, elle comptait de l’ordre de 2 200 000 habitants, en 1900, alors que la population française de métropole comptait alors de l’ordre de 40 000 000 d’habitants pour un territoire un peu moins grand. Par ailleurs, on pouvait dénombrer dans la capitale 51 622 habitants, 3 517, à Majunga, et 8 047, à Tamatave.

     En 1920, on dénombrait 6 880 français dans la grande île.

     Au cours des neuf années de son gouvernement, il jeta les bases d’un Etat moderne, et donna à Madagascar une première armature de grandes infrastructures d’enseignement, de santé, et de communications.

       Dans de nombreuses lettres, le Gouverneur général se plaignait tout à la fois, de la politique suivie par la métropole, et de la doctrine financière d’après laquelle, la nouvelle colonie ne devait rien coûter à la métropole, à l’exemple des autres colonies. Un principe qui fut sanctionné par une loi du 13 avril 1900.

        La plupart des historiens font l’impasse sur un des principes cardinaux d’une politique coloniale qui n’existait pas.

         Les Britanniques avaient adopté le même principe depuis longtemps, mais leurs possessions avaient des atouts économiques qu’on ne trouvait pas souvent dans les colonies françaises.

       Gallieni avait incontestablement des convictions coloniales, mais à l’image des républicains laïcs des débuts de la Troisième République, convaincus de la supériorité de leur modèle social et politique sur tous les autres.

       Mais avant toute chose, ouvrons ce chapitre en évoquant deux innovations majeures et symboliques du Gouverneur général, la création, à son arrivée, d’un Journal Officiel quotidien, bilingue, français – merina, c’est-à-dire la langue de la monarchie des plateaux, et celle de « L’Académie Malgache » en 1901, deux initiatives qui contrebalancent peut-être son discours sur la politique des races, peut-être beaucoup plus conjoncturel, parce qu’inscrit dans un calendrier militaire de pacification connu, qu’enraciné dans des convictions profondes sur les races.

            Il s’agit d’un tout autre débat sur lequel nous avons déjà proposé, sur ce blog, quelques analyses de type historique et méthodologique.

            Après l’insurrection, la paix civile

        Une des raisons, sinon la principale, de la nomination de Gallieni en qualité de Gouverneur général et de Commandant en chef, fut la volonté d’un gouvernement qui découvrait un peu, au fur et à mesure des événements, les difficultés de la mise en place d’un nouveau pouvoir colonial, de confier les rênes de l’île à un général, républicain de confiance, qui avait largement fait ses preuves en Afrique et en Asie.

         Il faut dire que la folle expédition de Madagascar avait été décidée avec la légèreté qui caractérisait le plus souvent ce type de décision, dans l’ignorance de la situation de cette île immense, d’une superficie plus grande que la France.

      Une fois, la capitale Tananarive prise, en septembre 1895, et la monarchie hova placée sous tutelle, la conquête de l’île était très loin d’être réalisée. La résistance que n’avait pas su opposer l’armée malgache à l’expédition française, s’était développée sur le terrain beaucoup plus favorable d’une guérilla animée sur les plateaux par d’anciens grands serviteurs de la monarchie, devenus chefs de bandes, fortes de centaines de rebelles bien armés, en tout cas sur les plateaux.

     Car sur le reste de cette île immense, la royauté malgache n’avait jamais vraiment réussi à instaurer la paix civile générale, et à éradiquer de multiples bandes de ce que l’on aurait volontiers appelé des pirates au Tonkin, et s’agissant ici des favahalos, vivant du pillage et des exactions de toute nature.

Gallieni assimilait la piraterie qu’il avait affrontée au Tonkin au fahavalisme qui sévissait à Madagascar.

     Les opérations de pacification causèrent de nombreux tués et blessés aux troupes coloniales, mais une fois arrivées à leur terme, elles permirent de maintenir la paix civile avec des moyens modestes :

   « En somme, nous sommes capables actuellement de maintenir la tranquillité avec un régiment européen et quelques milliers de miliciens. » (Lettre à Chailley du 26 décembre 1903, LMG/p130- un régiment représentait de l’ordre de 4 à 5 000 personnes)

   A titre d’illustration, un simple échantillon de l’insécurité qui régnait alors, même aux abords de la capitale, au cours de la première année de la conquête.

   Le lieutenant Charbonnel était en garnison dans l’agglomération où il prit part à une opération policière, que lui proposa un autre officier :

   « A la nuit tombée, je le rejoignis dans une ruelle du quartier élégant de la capitale. Un groupe de Sénégalais s’y cachait. Après une longue attente, nous distinguâmes au clair de lune, un cortège qui s’avançait vers nous. En tête, récitant des prières, marchait un Pasteur anglais. Derrière lui, un corps emmailloté dans des pièces de tissu spécial, enduites d’aromates, était ficelé à un long bambou que portaient deux bourjanes. Une vingtaine d’hommes suivait en silence. Fait étrange, le cortège ne comportait pas le groupe de pleureuses échevelées qui, d’ordinaire, accompagne les convois funéraires.

    A Madagascar, le transport des morts à leur tombeau de famille, parfois fort éloigné, est un rite sacré. Chaque jour, les voyageurs croisent sur les chemins de l’île beaucoup de ces colis.

    Lorsque la tête du cortège parvint à notre hauteur, Pelletier fit barrer la rue et ordonna de poser le corps à terre. En anglais, le Pasteur se répandit en protestations. Il criait : « Sacrilège ! Profanation ! » Il fallut le faire immobiliser par deux Sénégalais. Pelletier fit procéder au démaillotage du corps. Le nombre et la qualité des pièces de soie montraient que le mort était un personnage important. A mesure qu’avançait l’opération, leur contenu ressemblait de moins ne moins à un corps humain. Bientôt apparut une mitrailleuse Maxim flanquée de nombreux chargeurs. Penaud, le Pasteur protestait de sa bonne foi. Quant aux Malgaches du cortège, ils s’étaient évanouis dans la nature. » (C/p,37)

    Un Etat central moderne

   Tout au long de son proconsulat, Gallieni mit en place les structures d’une administration moderne, souvent copiée, il faut le noter, sur le modèle français : le gouverneur général en qualité d’exécutif, et pour le représenter, des officiers ou des administrateurs à la tête des provinces et des cercles, un pouvoir judiciaire ramifié dans tout le pays, ainsi qu’une organisation des services de la santé, de l’enseignement, et de l’agriculture.

    La santé

    On prêtait à Gallieni la formule « un médecin vaut un bataillon »

    Le bilan du proconsul fut effectivement impressionnant : au fur et à mesure des années, il mit en place une véritable organisation de la santé publique. Création d’une Ecole de Médecine en 1897, avec son hôpital d’instruction attenant, de 43 hôpitaux en province, de 56 postes médicaux, 35 maternités et 11 léproseries.

   Mais la création la plus révolutionnaire fut incontestablement celle de l’Assistance Médicale Indigène gratuite sur l’ensemble de l’île, ainsi que la distribution gratuite de quinine, comme il l’indiquait dans une lettre du 25 septembre 1904 :

   «  Nous continuons la lutte contre le paludisme, surtout en ce qui concerne les populations indigènes de l’Imerina, toujours gravement atteintes. La quinine leur est distribuée partout gratuitement et à titre préventif, malgré les grosse dépenses qui en résultent pour nous. Un réseau très serré de postes de secours assure l’application des mesures préservatrices ordonnées… » (GM/p,158)

    L’enseignement

   Nous avons déjà vu le vif intérêt que Lyautey portait au développement des écoles, et Gallieni fut à l’origine de la création d’un réseau important d’écoles dites officielles, c’est-à-dire publiques, à côté d’un réseau d’écoles confessionnelles qui existaient déjà dans l’île.

   En 1905, les écoles publiques comptaient 23 500 élèves et les écoles privées, 16 000 élèves, mais ce réseau scolaire concernait surtout les plateaux de l’Imerina.

  Ses initiatives politiques laïques ont soulevé d’ailleurs beaucoup d’opposition de la part des missions, surtout protestantes, qui considéraient l’école comme leur monopole.

   L’agriculture

   Le Gouverneur général donna le départ à une agriculture moderne avec la création de stations d’essai et l’encouragement des cultures tropicales, mais les espoirs qu’il mit dans les colons ne furent pas couronnés de succès.

   Les grandes infrastructures

   Ce sont naturellement les grands projets d’équipement de Gallieni, afin de sortir la grande île de son isolement géographique complet, qui ont marqué les esprits.

  Les routes

   Comme cela déjà été dit, en 1895, à la date de sa conquête, Madagascar ne disposait d’aucune route susceptible de recevoir une quelconque charrette à roues, et tous les transports s’effectuaient par porteur, comme c’était d’ailleurs le cas de l’Afrique de l’Ouest.

   Dans les chapitres précédents, le lecteur a pu voir le colonel Lyautey à l’œuvre sur la route de Tananarive à Majunga (environ 350 km), afin de l’ouvrir au transport charretier ou automobile.

   Au mois de décembre 1900, la route ayant un développement total de 342 kilomètres, put être ouverte sur toute la longueur avec son tracé définitif. Elle se trouve en grande partie à une altitude supérieure à 1 200 mètres.

   Dans une lettre du 20 juin 1902, Gallieni notait :

« Je viens de faire la route de Tananarive à Majunga en 3 jours en déduisant les arrêts. Ceci vous prouve que nous avons fait de gros progrès, depuis le jour où le général Duchesne montait à Tananarive….

Notre Académie malgache s’est mise sérieusement au travail… » (GM/p,96).

   La tâche fut beaucoup plus difficile pour ouvrir une route entre la capitale et le port de Tamatave, car il fallait franchir un relief très escarpé, de 0 à plus de 1 400 mètres d’altitude, en franchissant des torrents, la forêt vierge, une sorte d’exploit technique et humain pour réaliser cette route de montagne, avant qu’elle n’atteigne le plateau.

   Les travaux commencèrent fin 1897, et au mois d’août 1900, la route pouvait aisément être pratiquée par des voitures, mais il convient de signaler que dans un premier temps, et sur la section Tamatave – Mahatsara, le trafic utilisait le canal des Pangalanes.

   « Entre Tananarive et Tamatave, un service d’automobiles a fonctionné régulièrement à partir de 1899 et ce jusqu’au jour de la mise en service du chemin de fer en 1909 ; il était assuré par 17 voitures de 12 et 24 chevaux qui ont transporté annuellement environ 1 500 voyageurs, 200 tonnes de courriers et de colis, 60 tonnes de bagages de voyageurs et 9 000 sacs de colis postaux. Quand ce service a été supprimé sur cette route, il a été transporté sur celle de Tananarive à Ankazobé, villes distantes d’un peu plus de cent kilomètres. Signalons encore les routes qui ont été construites dans la partie méridionale de la Grande Ile et qui rayonnent autour de Fianarantsoa, de Fort Dauphin et de Tuléar. » (EM/p,29)

   Le chemin de fer de Tamatave

   Gallieni lança enfin le projet gigantesque, compte tenu des grandes difficultés de climat et de relief qu’il fallait vaincre, pour le mener à bien, d’une ligne de chemin de fer entre le port de Tamatave et la capitale.

   « A la vérité, la construction du chemin de fer de la côte est de Madagascar était une des entreprises parmi les plus difficiles  qu’il fût possible de rencontrer aux colonies du fait du climat, de l’orographie et de la constitution géologique des régions qu’il fallait traverser ; aussi Gallieni, pour épargner les cent premiers kilomètres qu’il était à la rigueur possible de remplacer provisoirement par un transport par eau sur le canal des Pangalanes, fit – il  d’abord étudier le tracé de Brickaville à Tananarive, puis en entreprendre la construction.

   Le premier tronçon de 102 kilomètres a été inauguré le 1er novembre 1904, et livré le lendemain à l’exploitation publique. » (EM/p,29)

   La construction de la ligne ne fut achevée qu’en 1913.

  Indiquons à titre de curiosité et pour situer un des nombreux exploits techniques de sa construction que son point culminant était de 1 429 mètres, donc au-dessus du niveau de la mer de Tamatave.

   Le chapitre suivant sera consacré à des questions politiques qui méritent d’être évoquées brièvement, parce qu’elles orientaient ou conditionnaient le travail du Gouverneur général : la société coloniale de l’époque, la suppression de l’esclavage et la corvée, les missions et les colons, les politiciens et le groupe de pression de la Réunion, très présent à Tananarive, la « politique » coloniale de la métropole, pour autant qu’il y en ait eu une.

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus! Lyautey à Madagascar

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

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Morceaux choisis

Madagascar

Marques de la vie coloniale de Lyautey

14

            C’est sans doute à l’occasion du premier grand commandement que lui confia le général Gallieni, le premier territoire, dans le nord de Madagascar, notamment à Ankazobé, le chef- lieu de son territoire, à 80 kilomètres au nord de la capitale, que l’on voit le mieux Lyautey à l’œuvre, à l’ouvrage, urbaniste, ingénieur des ponts et chaussées, créateur d’écoles, inspirateur de vie…

            Premier chantier, la piste de Majunga, celle qui reliait la capitale Tananarive au port de Majunga, sur la côte Ouest.

            Le commandement de la folle expédition de Madagascar avait choisi de débarquer sur cette côte, et les troupes avaient subi une effroyable hécatombe dans la première partie d’une nouvelle route, qu’il fallait construire complètement dans une zone tropicale de marécages. En effet, l’idée d’utiliser des voitures Lefèbvre, adaptées aux transports du Soudan, mais inadaptées à Madagascar, avec précisément la nécessité de créer une route qui n’existait pas, avait causé un vrai désastre.

            Le général Gallieni lui avait donné la mission de rouvrir cette route de Majunga qui avait cessé d’être pratiquée depuis l’expédition de 1895. Entre la mer et la capitale, le trajet était beaucoup plus long que celui de la route de Tamatave :

 «… le parcours presque désert et sans ressources, mais le terrain beaucoup plus facile et, surtout comme tout le versant Ouest de l’île, soumis à un régime de pluies beaucoup plus modéré que le versant Est, ce qui faciliterait beaucoup les travaux….

A partir d’Andriba, personne, sauf quelques isolés, n’avait suivi ce parcours depuis l’expédition. Nous en retrouvions la trace à chaque pas après ces deux années, et c’était lamentable. Nous avions l’impression d’une « Retraite de Russie » en avant. Les voitures Lefèvre gisaient par centaines, les débris de toute sorte et, aussi, hélas ! les squelettes nombreux d’animaux, mulet et chevaux, mais d’hommes. Je me souviens du plaisir avec lequel, après le désert brûlé du Bouéni, nous vîmes la piste atteindre les bords riants de la Betsiboka ; nous nous faisions une joie de pouvoir désormais planter chaque jour, notre bivouac sur sa rive verdoyante. Notre joie dura peu ? dès le premier jour, le premier point propice nous rebuta par la vue des dépouilles macabres qui y étaient amoncelées et, de guerre lasse, nous nous fixâmes au point où il y avait le moins de squelettes. Et nous fûmes vite avertis que nous ne pouvions bénéficier du voisinage du fleuve qui nous invitait au repos et au bain, mais où la mort nous guettait sous les espèces de crocodiles pullulants.

Je me souviens qu’à l’un de ces bivouacs nous trouvâmes une voiture Lefèbvre ayant encore entre les brancards le squelette de son mulet et, dans l’intérieur le squelette de son conducteur. Et l’on évoquait malgré soi l’enfer de Scarron :

Je vis l’ombre d’un cocher

Brosser l’ombre d’un carrosse » ( LM/p,206)

Entre le mois de septembre et celui de novembre, Lyautey fit réaménager les passages les plus difficiles de cette piste, et après avoir réussi à récupérer un lot de 25 voitures Lefèvre, il fit former un premier convoi vers la capitale, rempli de produits de la côte.

Lyautey sur une charrette anglaise :

« J’étais en tête, menant une charrette anglaise que j’avais achetée à Majunga. Ce fut le great event de la saison. Jamais on n’avait vu, depuis l’origine des temps, une voiture à Tananarive ; et la population de la ville et de la région encombrait le parcours jusqu’à plusieurs kilomètres. » (LM/p,206)

Fondation de la ville d’Ankazobé

A Leclerc,

« En pirogue sur l’Ikopa entre Anbato et Majunga, le 21 septembre 1897,

Sur les entrefaites, on a triplé mon territoire, le poussant presque jusqu’à Majunga. Il me faut rouvrir cette route, y ramener la vie, y improviser une ligne de ravitaillement dont, jusqu’ici, on n’avait rien voulu savoir, secouer les inerties de Majunga, faire pousser du riz, de l’orge. Entre temps, j’ai « fondé une ville » à Ankazobé, dont je voudrais faire le centre d’échange, le lieu de transit entre l’Emyrne et la côte Ouest. » (LM/p,209)

Dans une lettre à sa sœur, datée du 10 janvier 1898, Lyautey fait le point de ses activités dans la nouvelle cité : « inauguration solennelle du premier pont sur l’Andranobé, pont de quatre travées en charpente, mes bourjanes (porteurs de mon filanzana) dans des lambas battant neuf, chapeaux à rubans  multicolores, musiques, re-discours, gratifications multiples.

Après-midi, concours d’école : ces écoles sont venues, amenées par leurs soldats-professeurs, bannières, chants, dinette de riz et de bœuf ; interrogation des trois plus forts de chaque école, deux garçons et une fille qui m’ont récité des fables de La Fontaine ; distribution de prix, lambas de couleur et livres d’images ; concours de chant. Et après cette séance… j’en avais assez

Depuis lors, je suis toujours dans mes constructions… vraiment Ankazobé devient épatant ! Les boulevards se plantent, les maisons s’arrangent, cela ne commence encore que lentement à prendre un aspect « fignolé » ;, mais l’ensemble se dessine bien et surtout présente déjà ce cachet de ville coloniale anglaises auquel je tiens tant, cottages et dissymétrie.

Toujours à sa sœur, à Ankazobé, le 27 mars 1897 :

« …Sauf les quelques coups de fusil que j’ai donnés en arrivant pour amener Rabezavana à se soumettre, que fais-je depuis un an ? Des routes, des ponts, des rizières, des marchés, des écoles.

A quoi ai-je passé cette journée-ci ! Permettez que je vous en donne « l’emploi du temps ».

Après mon courrier de service, j’ai, ce matin, passé une heure à mon école professionnelle, où, sous la direction de cinq soldats chefs d’atelier, vingt- cinq petits Malgaches apprennent à faire des meubles, à charpenter, à forger, à souder, à peindre. De là à mon lazaret, à une demi- heure d‘ici, où mon médecin a entrepris, avec une installation ingénieuse, de guérir en grand la gale qui depuis des siècles pourrit ce peuple. De là à l’école, où un caporal m’a présenté ses soixante élèves qui commencent à baragouiner en français toute la vie usuelle et à qui, en outre, il enseigne à se laver, à se peigner, à se vêtir…

A ma sortie de table, défilé de Malgaches ayant quelque chose à demander ; justice de Saint Louis sous son chêne…. »

Lyautey se rend ensuite à un chantier de captage de sources, longe une pépinière de cinq cents arbres fruitiers plantés par un de ses lieutenants, puis  visite celui de la construction d’une ferme-école…

« Un vieux cultivateur chassé d’Egypte par les Anglais, aidé de deux soldats, y établit cinquante vaches que je lui ai acheté, un poulailler multiple, des cochons, des lapins, et les Malgaches vont y apprendre l’élevage rationnel, et dans quelques mois je vendrai des fromages à Tananarive….

Voilà la seule guerre que j’aime et comprenne, celle qui fait, tout de suite, plus de richesses, plus de cultures, plus de sécurité, et la preuve, c’est qu’autour de moi, les vieux villages démolissent spontanément leurs parapets antiques, comblent leurs fossés séculaires en disant : « plus besoin, plus de voleurs, plus d’incursions de pillards sakhalaves. »

Et voilà toute la méthode Gallieni, et pourquoi les journaux bêtes ne parlent-ils pas de cela au lieu de faire mousser la moindre escarmouche, de donner des proportions de colonne au moindre changement de garnison ? Cette vie me console du vilain spectacle métropolitain. » (LTM/p,569)

Et pour compléter le tableau, Lyautey écrivait à Max Leclerc, le 14 mai 1898 : « J’ai commandé en France 50 charrues que j’attends dans deux mois : toutes sont retenues par des Malgaches, qui dressent des bœufs dans cette vue… » (LTM/p,577)

Commentaire : le récit de Lyautey se suffit à lui-même, parce qu’il met en évidence le retard multiforme, mais relatif, de Madagascar à l’époque de la conquête, et que parallèlement, le colonel fait une description bucolique du soldat artisan, paysan, et maître d’école. Alors, et naturellement, à l’exemple de certains chercheurs, il est possible de s’interroger sur les avantages et inconvénients de la vraie ou supposée modernité.

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus-1898, avec la reine sakhalave Bibiassy à Maintirano

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Madagascar

Lyautey à Madagascar en 1898

13

Le retour de la reine sakhalave Bibiassy à Maintirano

En 1898, « … à la fin de janvier, le général Gallieni avait été amené à étendre mon commandement à l’Ouest jusqu’à l’Andranomava, puis, en mars, à disloquer le territoire sakhalave et à m’en donner la partie Nord. » (LTM/p,571)

Dans une lettre à Chailley, le secrétaire de l’Union coloniale, du 6 février 1899, Gallieni écrivait  au sujet de la résistance sakhalave :

« … J’ai justement sous les yeux le rapport du colonel commandant le deuxième territoire militaire (territoire comprenant les vallées de la Tsirihibina, du Manambolo et du Mangoky) sur les résultats obtenus en 1898 et j’y lis que nous avons eu, durant cette année, 1 officier tué et 3 blessés, 3 sous-officiers et soldats tués et 4 blessés, 37 indigènes ( Sénégalais et Malgaches) tués ou noyés et 77 blessés, et tous, dans des surprises, des embuscades, des attaques de convois, etc… Vous voyez, rien que par ces chiffres, que nos adversaires Sakalaves sont autrement dangereux que les Hovas de 1895. » (G/p,41)

Ce ne fut en effet pas une partie de plaisir, car la pacification fut longue et difficile, avec de nombreux morts et blessés

Dans son livre « De Madagascar à Verdun », le colonel Charbonnel qui fut chef de poste dans cette région côtière, et à la même époque, et qui servit longtemps à l’ombre de Gallieni, écrit :

« Nous n’étions pas à Adembe les plus éprouvés. Le même jour, 10 octobre 1897, à la même heure, l’assaut avait été donné aux dix Postes crées par le commandant Gérard. Quatre avaient été enlevés, dont Mahabe où était restée la pièce de Sangouard. Nos pertes étaient importantes : un quart de notre effectif, dont cinq officiers, tués ; autant de blessés. Le succès de la conquête du pays sakhalave était compromis. Cependant un désastre total avait pu être évité. On annonçait que Mahabe était déjà réoccupé. «  (C/p, 69)

Et plus loin, le même officier écrivait : « Pendant cette période de concentration des troupes, j’allais parfois à Monrondava revoir les survivants de la colonne Gérard. Sur les vingt officiers appartenant aux armes combattantes qu’elle comptait à son départ, nous restions neuf vivants. Un seul était mort de maladie. Les dix autres avaient été tués au combat ou étaient morts de leurs blessures. » (C/p,73)

Le nouveau territoire de Lyautey allait donc jusqu’à la mer, puisqu’il comprenait à présent le cercle de Maintarano. Lyautey allait donc, à l’exemple de Gallieni, pouvoir emprunter, comme nouveau moyen de communication, une des canonnières côtières de la Marine, pour effectuer certains de ses déplacements.

Précisons en effet que non seulement le Gouverneur général passa la moitié de son temps en tournées, mais qu’il fit le tour de Madagascar en bateau plusieurs fois pendant son séjour, alors seul moyen efficace d’atteindre les provinces les plus éloignées.

La relation de sa tournée sur la côte ouest est intéressante à un double titre :

– elle montre que l’opinion de Lyautey sur l’avenir de la nouvelle colonie a un peu changé, précisément parce qu’il a pu prendre conscience des atouts quelle pouvait faire valoir sur le plan économique, à la condition de réorienter la politique en direction du canal du Mozambique, et donc de l’Afrique Orientale, et ne plus dépendre de la seule influence de la Réunion.

– elle propose un exemple d’application de la fameuse  « politique des races » de Gallieni qui, peut se prêter à toutes les interprétations historiques ou idéologiques.

Un avenir pour Madagascar, vers l’ouest, le canal du Mozambique.

A Max Leclerc, A Ankazobé, le 14 mai 1898,

           « Ici, notre majeure raison d’être économique, c’est la côte orientale d’Afrique : il y là un marché à prendre, et il nous attend. J’ai de ce côté avec le Transvaal, avec Mozambique, avec Zanzibar des relations personnelles suivies, et c’est en homme informé que je vous écris : ils attendent que notre élevage leur fournisse des bœufs et des moutons, que notre Emyrne leur envoie du riz, notre côte du maïs ; ils manquent des trois articles et n’attendent que l’offre ; le marché est à prendre, je le répète.

           Or, nous ne sommes guère ici à nous en préoccuper. Les coulisses électorales ont tout détourné sur la côte Est et la Réunion. Tout pour Tamatave et Saint Denis. Or, franchement, quand on a à choisir entre le marché de l’Afrique australe et celui de la Réunion, c’est trop bête d’hésiter, – et on n’est plus à même d’hésiter. On enfouit des millions dans cette route de Tamatave dont la terminaison est encore si éloignée, tandis qu’un seul million mis sur la route de Majunga, où il ne pleut que quatre mois par an et dont le sol est un macadam naturel, eût permis d’y assurer dès cette année des transports de voitures ininterrompus ; j’en ai fait l’expérience l’an passé en l’aménageant presque sans crédits, de manière à y faire passer un premier convoi de voitures et à démontrer ce qu’un million consacré à faire les quinze ou vingt ponts nécessaires eût permis de faire le définitif…

           Malheureusement, le Général a trouvé engagée cette entreprise de Tamatave ; il n’a pas pu, et je le comprends, revenir en arrière quand tant d’intérêts et d’argent y étaient engrenés. Mais cela ne devait pas empêcher d’aller concurremment au plus pressé et de faire ceci d’abord beaucoup plus vite et beaucoup moins cher. Un élément, hélas ! est intervenu contre Majunga et la côte Ouest : les influences politiques et parlementaires de la Réunion. » (LTM/p,579, 580)

Lyautey à Maintirano, où doit le rejoindre le général Gallieni, en tournée sur la côte Ouest.

           Le 27 juin, Lyautey embarquait à Majunga sur une des canonnières de la Division navale, pour rejoindre le poste de Maintirano.

« Maintirano, le 23 juillet 1898,

A mon frère, mon bon vieux,

… le 2 au soir, c’était l’arrivée à Maintirano où commande mon excellent, loyal, cordial et vaillant camarade le commandant Ditte ; qui après avoir excellé dans l’Oubangui, au Dahomey, au Tonkin, m’a fait depuis trois mois de l’excellent travail…

De l’îlot de Maintirano, blanc de sable, égayé de quelques cocotiers, où voici un an étaient à peine quelques pauvres cases, Ditte a fait en quelques mois un petit centre coquet qui se développe et draine le commerce de l’intérieur renaissant. Aidé d’officiers prodigieusement actifs, il a fait de belles cases en bois, grandes, propres, confortables, avec de larges vérandas. La mer est en bordure de la mer qui, à la haute marée en baigne la terrasse. Les officiers sont gais et jeunes, ils reçoivent des revues et des journaux multiples, ont un commencement de bibliothèque intelligente ; le docteur joue du violon, et ce soir m’a donné la joie de réentendre, après combien d’années, les morceaux des Noces de Figaro que préférait papa ; une cavatine de Raff, la Marche turque, Plaisir d’amour ne dure qu’un moment et autres vieilleries très vielles, mais qui gardent combien de saveur à cette distance, sous ce ciel, et évoquent combien de passé… » (LTM/p,590)

           Lyautey rend évidemment compte, dans les mêmes lettres, des opérations qu’il mène contre les rebelles Sakhalaves, et fait état de la rencontre qu’il fit avec le professeur Gautier, directeur de l’Enseignement à Tananarive :

« Il explore Madagascar depuis sept ans. Interprète émérite, il mène de front la géologie, l’ethnologie et la guerre, se joint aux reconnaissances, en prend le commandement et conquiert ses fossiles à coups de fusil. » (LTM/p,591)

Donc un personnage haut en couleurs que nous avons déjà rencontré sur ce blog en citant son récit de la vie et de la mort de Rainaindrampandry, ministre de l’Intérieur de Gallieni, qu’il avait baptisé « Le prince de la paix » dans son livre « Les trois héros ». (voir blog du 15 avril 2011)

Retour d’opérations, Lyautey rentre à Maintirano, pour y accueillir le général Gallieni.

La surprise de Gallieni ! La reine sakhalave Bibiassy !

«  A mon frère,

… Nous y rentrons le 12 juillet, et, le 14, trois coups de canon à 7 heures du matin, signalent un bateau, puis un second. C’est le Lapeyrouse et le Pourvoyeur, le Général et sa suite. Toute la flottille des pirogues-oiseaux de mer se mobilise, et à 10 heures, nous sommes à bord où nous déjeunons tous. A midi débarque le Général ; je ne réédite pas le tableau de notre arrivée. Mais le Général a ménagé un coup de théâtre. Sur nos instances, il nous a ramené de Nossi-Bé la reine sakhalave Bibiassy, exilée maladroitement il y a un an, et que Ditte et moi jugeons devoir être ici un utile moyen d’action. Tous les rois sakhalaves de la côte Ouest de Madagascar, depuis le cap d’Ambre jusqu’au cap Sainte Marie, appartiennent à une même dynastie, descendant d’un ancêtre commun assez récent, presque autant dieu ou fétiche que roi ; ils ont un caractère essentiellement religieux, plus encore que politique, car au fond leurs sujets obéissent assez mal. Les rois ou chefs actuellement encore dans la brousse sont donc tous plus ou moins cousins de Bibiassy, et son enlèvement et sa déportation de l’an dernier sont un des arguments le plus souvent invoqués par eux pour ne pas rentrer. Dès le 15, nous avons été avec le Général réinstaller solennellement Bibiassy chez elle, à Antsamaka, à quatre heures d’ici ; le peu qu’il reste de population, 500 environ, y avait été convoqué. Bibiassy a été installée sous un velum et représentée à son peuple, et rien n’a été curieux comme la véritable cérémonie d’adoration qui a suivi le Kabary (le discours) : prosternation, bras étendus, chants, puis danses ; elle recevait l’hommage en idole impassible et son caractère fétichiforme explique seul son influence, car elle est affreuse, boiteuse, abrutie. Les lobes de ses oreilles découpés pendent en longs et hideux anneaux de chair. Les hommes de son peuple sont assez beaux et fiers avec leurs seules ceintures, leurs armes et leurs gris-gris. Les femmes sont hideuses, au nez percé, aux oreilles surchargées, beaucoup couvertes d’un masque de plâtre qui en fait de vrais monstres à effrayer les enfants. Nous sommes loin des Hovas en redingote et en kinkerbroker. Après avoir montré au peuple ce Saint-Sacrement de reine, nous nous sommes empressés de la ramener à Maintirano, ne voulant pas laisser aux rois de la brousse la tentation de venir enlever ce fétiche…

Le Général est parti le 17. Depuis six jours, je me suis mis en demi-vacances. Cette plage est exquise, une brise délicieuse… (LTM/p,594)

Commentaire

Le premier commentaire a trait à la philosophie « coloniale » de Lyautey : incontestablement, dans le sillage de Gallieni qui avait toujours en tête la place de la France sur les marchés internationaux, Lyautey ne perdait jamais de vue cette question comme le montre l’extrait de texte choisi.

On peut ne pas aimer le portrait que Lyautey campe de la reine Bibiassy, ou tout simplement considérer qu’il correspondait à une époque déterminée de la grande ile.

Toujours est-il que l’épisode caractérise parfaitement la politique des races, telle que le Général Gallieni la concevait et la mettait en application, à l’occasion de son proconsulat.

Dans le cas considéré, hors Emyrne, où il avait mis une « croix » sur la monarchie hova, il n’hésitait pas à jouer la carte des autres pouvoirs religieux ou politiques traditionnels.

A Maintirano, il s’appuyait effectivement sur les structures traditionnelles du commandement local, constitué des rois et des chefs sakhalaves.

Nous avons vu, qu’au  Tonkin, Lyautey donnait la préférence à l’administration indirecte, celle du protectorat, et sans refaire l’histoire, il est possible d’émettre l’hypothèse qu’à la place de Gallieni, le colonel  aurait sans doute beaucoup hésité à se priver de l’appui de la monarchie hova qui, elle aussi, avait un double caractère politique et religieux.

Comment ne pas ajouter qu’une des clés de la réussite de Lyautey au Maroc fut précisément son respect des pouvoirs établis, ceux d’un sultan, à la fois monarque et commandeur des croyants ?

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus! Madagascar 1897 La reddition de Rabezavana

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

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Morceaux choisis

Madagascar

12

1897, Madagascar, avec Lyautey, commandant du territoire du Nord-Est, lac Alaotra, forêt et vallée de la Mahajamba

Le reddition du chef rebelle Rabezavana

            Si le lecteur a pris la peine de lire les chapitres précédents, il aura pu prendre la mesure des hésitations qui étaient celles de Lyautey entre la mise en valeur de l’Indochine, le «  joyau des colonies » et l’aventure malgache.

Mais ses relations de confiance et d’amitié étaient telles qu’il n’hésita pas à  rejoindre le général Gallieni à Madagascar, afin de le seconder dans son grand commandement.

A peine débarqué à Tamatave, le 7 mars 1897, le général Gallieni le pressait déjà de le rejoindre dans la capitale :

A mon frère,

«…Logé, hébergé, nourri chez lui, l’accueil d’un grand frère… bref s’il me faisait monter « maoulen » (vite en annamite), c’est que mon vieux camarade de promotion, le colonel Gonard, commandant le cercle de Babay, ne tenait plus debout, rentrait en France, et que c’était moi qui le remplaçait.

«  Le plateau central de Madagascar, seule partie de l’intérieur encore effectivement occupée, était à ce moment divisé en deux territoires militaires : le premier, au Nord-Est, colonel Combes, lac Alaotra, la forêt et la vallée de la Mahajamba ; – la deuxième, au Sud-Ouest, colonel Borbal-Combret. – La région côtière jusqu’au plateau est territoire civil. Entre les deux territoires militaires, un cercle indépendant, ne relevant que du général, celui de Babay, à cheval sur le débouché Ouest de Tananarive, par la route de Majunga, allant au Sud jusqu’à un jour de marche de Tananarive, limité à l’Est à la Betsiboka, à l’Ouest à l’Ikopa, au Nord à Andriba, et au-delà les terres à conquérir. Grosse responsabilité à cause de la route à refaire et à protéger (celle de Tananarive à Majunga), ce qui, en tout pays d’insurrection, est un des plus sales problèmes à résoudre. Ce terrain était d’ailleurs entièrement pacifié, sauf un coin aux sources de la Betsiboka encore occupé par les chefs Rabezavana et Rabozaka contre lesquels opérait mon voisin de droite, le colonel Combes, l’homme du Soudan….

            Le colonel Combes, malade, demande à rentrer, et le Général veut me donner le premier territoire plus mon cercle, c’est-à-dire le tiers du Madagascar militaire occupé. Il me passe un petit frisson dans le dos à l’idée de succéder d’emblée dans ce vaste commandement, moi, chétif, tombant du Tonkin avec mes quatre galons, à ce légendaire colonel Combes, la terreur du Soudan, commandeur de la légion d’honneur, un des chefs les plus autoritaires et les plus éprouvés de l’Infanterie de Marine. Je ne me voyais pas, si récent colonial, m’imposant à ces troupes et surtout à leurs chefs de même grade que moi. Je me défends en invoquant ces motifs : le Général finit par reconnaître qu’il y a intérêt à me graduer la tâche, et, coupant le territoire en deux, ajoute simplement à mon cercle la rive droite de la Betsiboka, jusqu’à la Mahajamnba, en me donnant autorité sur le cercle voisin, Ambatondrazaka, commandant B…, pour assurer l’unité d’action…

            Puis je pars seul, sans un officier, n’en n’ayant pas un disponible, avec seulement quelques hommes d’escorte pour me mettre à la recherche du colonel Combes et de sa colonne. Je le trouve, après six jours de marche, le 18 avril, bivouaquant à Vohilena, en pleine opération contre Rabezavana.

            J’avoue que je n’arrivais pas très tranquille. La brusquerie et l’accueil de sanglier du colonel Combes sont légendaires. On le disait de fort méchante humeur, aigri, mécontent du Général, dont, imbu d’autres méthodes de guerre, il ne partageait pas la doctrine, et demandant à partir beaucoup plus par suite de ses divergences de vue que par raison de santé. Je m’apprêtais donc à être fort mal reçu. Il n’en fut rien. Il était réellement malade, en avait assez et m’attendit avec impatience pour me passer le commandement. Il n’avait qu’un regret que je discernais vite, celui de ne pas achever l’opération commencée contre Rabezavana qu’il comptait atteindre à Antsatrana, à quatre journées plus loin, position fortifiée où il pensait le trouver retranché et le réduire par la force.

J’insiste vivement pour qu’il continuât jusque-là, invoquant l’inconvénient, réel d’ailleurs, de changer  le commandement en pleine marche, en lui offrant de lui servir de major de colonne. …

Le lendemain, faisant appel à tous mes souvenirs d’état-major de brousse du Tonkin, je fis le contrôle le plus sévère du convoi et de l’approvisionnement des sacs de riz et gagnai ainsi la confiance du Colonel qui cessa de me regarder comme unnovice. Nous devînmes une paire d’amis et, malgré quelques bourrades sérieuses, nous le restâmes. »

La méthode de pacification Combes

« J’eus le même jour, un aperçu de la façon dont il entendait la pacification ? Le général Gallieni m’avait annoncé que je trouverais à la colonne deux émissaires de premier choix, qu’il avait envoyés pour servir d’intermédiaires avec les insurgés : un magistrat malgache, personnage considérable, et un jeune interprète. Tous deux étaient venus dans le costume européen dont ils sont affublés, l’un d’eux même en chapeau haut de forme ; et comme je m’en enquérais auprès du Colonel pour les interroger : « Ces deux civils ? me répondit-il, je n’aime pas ces gens- là, je ne les ai même pas regardés, je les ai fourrés dans un silo ; mais faites-en ce que vous voudrez, ça vous regarde. »

Je ne me le fis pas dire deux fois : je les fis remonter, ahuris et un peu défraichis, du fond de leur puits, et ce me furent, dans la suite, des agents incomparables.

Le 21 avril, nous piquions avec 400 fusils et 2 canons sur Antsatrana, qui était en effet, l’ancien siège de Rabezavana, lorsqu’il était gouverneur royal, où il avait son rova (sa citadelle), ses réserves, ses ressources…. Le 28 avril, nous arrivons devant Antsatrana ; mais nous y entrons sans combat, Rabezavana a déménagé….

Ce mécompte exaspère le colonel Combes ; du coup, il déclare qu’il part le lendemain et me remet le commandement. »

La méthode Gallieni

« Libre de mon action, j’en reviens sans délai aux méthodes que m’avait apprises Gallieni, et avant tout, renonçant à la colonne linéaire poussant droit devant elle, j’en reviens à la méthode des colonnes convergentes, la seule qu’on m’ait appris à regarder comme efficace….

Le 2 mai, sur un renseignement, je me rejette au Sud, où Rabezavana m’est signalé ; je ne le pince pas parce qu’il me file sous le nez, mais c’est à deux heures près que je tombe sur le village inconnu de Marotsipoy, bien caché dans une vallée latérale, où aucun européen n’avait pénétré. J’y pince cette fois d’énormes approvisionnements, les silos pleins de riz, combien de poulets ! des fusils, des cartouches. J’y prends aussi ses instruments de musique : une trentaine de grosses caisses, de tambours, de violons, et une malle où étaient ses uniformes officiels de Gouverneur royal, un habit rouge brodé et un chapeau de général à plumes blanches. Mais ce que je trouve avec le plus de joie, c’est un centre de rizières en pleine récolte… » (LTM/p,533)

Les opérations continuent :

« Le premier point à occuper ensuite, c’est Ambohimanjaka, que je sais être un ancien et important centre, nœud de communications, à mi-chemin entre moi et le cercle d’Ambatondrazaka, avec qui il faut me relier. Je veux y aller, mais je n’ai plus de fusils disponibles ; échange de télégrammes optiques, d’ultimatums avec Tananarive. Enfin, on m’envoie le 14 mai 250 tirailleurs de renfort et, le lendemain 15, je pars avec 400 fusils et 2 canons.- Là, ç’a été une jolie opération… tout cela me ramenait au centre 250 prisonniers, dont la mère de Rabezavana, 50 fusils et 3 000 boeufs, sans pertes de notre côté, avec 11 tués chez eux…. Ce beau coup de filet met de plus en plus la troupe en confiance…… Pour la première fois, on sort du vide ; on se sent sur un terrain qui commence à se solidifier, et le dîner, pour spartiate qu’il soit encore, est joyeux. A la nuit, je vais contrôler un de mes postes optiques ; je me fais stupidement éclairer par mon photophore qui nous repère, et la balle d’un guetteur voisin me tape en plein dans la lunette de l’objectif. Le petit télégraphiste, un gamin de Paris, qui en avait retiré son œil une seconde avant, en est tout bleu…

Le résultat de la razzia, qui atteignait notre adversaire dans ses ressources vives, ne s’est pas fait attendre. Depuis avant-hier, Rabezavana me fait des offres de soumission. » (LTM/p,535)

Le commandant Lyautey disposait alors de forces relativement importantes,  un effectif de 1 700 hommes, soit de l’ordre de deux bataillons, avec 3 canons.

« Antsatrana, 24 mai,

Je rouvre ma lettre pour la terminer sur une nouvelle sensationnelle : Rabezavana s’est rendu ce matin.

Le 22, je recevais un mot du capitaine Raymond me disant que, d’après tous ses renseignements, Rabezavana était sur ses fins, que la capture de ses troupeaux, de ses réserves lui avait porté le dernier coup, qu’il ne trouvait plus à vivre dans un pays désolé, que ses partisans le lâchaient par groupes, que le fruit était mûr, et qu’il ne fallait plus pour le cueillir, qu’une rapide et opportune démonstration de forces. Je suis parti à marche forcée avant-hier, avant le jour, avec la colonne et je suis arrivé hier soir. Dès l’aube, un billet de Raymond m’annonçait que le Monsieur se présentait aux avant-postes et serait ici dans deux heures. Personne au monde ne s’en doutait : j’avais gardé pour moi le secret absolu, de crainte que cela ne ratât. Comme il n’y avait plus de doute, je me mis à dicter un télégramme pour le Général, à tenir tout prêt à lancer par l’optique dès que la chose serait consommée. Au premier mot, la plume tomba des mains de mon interprète-secrétaire, le fidèle Jean-Baptiste Rahajarisafy, élève des jésuites de Tananarive, parlant français comme toi et moi, et l’écrivant, certes, mieux que moi : « C’est bien Rabezavana que vous dites, mon Commandant ? – Parfaitement. – Mais alors, l’insurrection est finie ? – Parfaitement….

Précédé de Raymond, Rabezavana arriva à cheval, suivi de 500 guerriers, dernier contingent de ses fidèles, tous armés de fusils à tir rapide, et qui nous eussent certes donné bien du fil à retordre, s’ils avaient eu encore de quoi manger. Sa troupe défila entre les deux rangs de la colonne. Entré dans la cour du rova, il mit le pied à terre, ses hommes jetèrent leurs fusils en un tas et tous se prosternèrent, tandis que leur chef, à mes pieds, malgré mes instances pour le relever, me récitait un discours de soumission qu’on me traduisait à mesure. Pour terminer, il tira de son doigt une bague, cabochon de corail monté en or, en me disant : « Ceci est mon anneau de commandement ; je ne commande plus. Prends-le pour que tous voient que désormais c’est toi qui commandes. »

Je le passai à mon doigt et ce fut le signal d’une grande acclamation. Si Dieu me prête vie, vous le verrez un jour en breloque à ma chaine de montre, car je ne compte plus m’en séparer.

Je n’avais garanti à Rabezavana que la vie sauve. Il s’attendait pour le moins à la déportation et, dans sa lassitude, c’est tout ce qu’il osait espérer. Après avoir tâté le bonhomme et causé avec les émissaires, j’ai pris un grand parti : c’est de le laisser libre, de le réintégrer ici même dans son ancien commandement et de lui confier la restauration de cette région, où tous le connaissent et le respectent, et l’œuvre de réconciliation qu’il est temps de commencer. Je le lui ai annoncé. Il se Tâte encore pour voir s’il ne rêve pas. Il vient de dîner avec nous. Nous avons trouvé au fond de nos caisses une bouteille de champagne et il y a fait honneur, retrouvant ses habitudes de haut fonctionnaire hova civilisé, accoutumé à fréquenter le « meilleur monde », comme il apparaissait dans sa tenue à table.

Sa femme, qu’il a tirée de ses bagages, est venue nous rejoindre au café et l’entente est scellée.

Demain, je commence avec lui une tournée où j’aurai son anneau au doigt, mais où il me servira d’ad latus et d’intermédiaire pour ramener à leurs foyers ces malheureuses populations et restaurer ce pays dévasté. Et je verrai bien si je me suis trompé.

Et, sans aucune exagération, c’est vraiment une bonne journée, pleine de choses et de lendemains. Et vive la méthode Gallieni ! La voici ayant fait une fois de plus ses preuves ; et c’est bien la vraie méthode coloniale. » (LTM/p,539)

Commentaire :

Le premier a trait au comportement hova face à l’envahisseur qu’étaient les troupes coloniales : certains commentateurs ont glosé sur la faible résistance de l’armée malgache lors de l’expédition de conquête, mais l’histoire a montré que cette résistance, mal commandée, avait pris d’autres formes, indirectes avec l’insurrection qui se développa dans l’île, une fois la capitale prise.

Car les forces en présence n’étaient pas négligeables : Rabezavana disposait de bandes qui comptaient des centaines de combattants, équipés d’armes modernes, c’est-à-dire des fusils à répétition.

Cet épisode montre que l’administration de la reine Ranavalona disposait de fonctionnaires de qualité, en tout cas sur les plateaux, tel l’ancien gouverneur Rabezavana.

Le même récit  fait état du système de communication militaire qui avait été mis en place par l’armée, c’est-à-dire un réseau de télégraphie optique, que viendra remplacer ultérieurement un réseau de télégraphie électrique.

Le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » (editionsjpr.com) a décrit le rôle que les communications, techniques et politiques, ont joué au cours des conquêtes coloniales des années 1880-1914 au Soudan, au Tonkin,  à Madagascar, et à Fachoda.

Dans le même livre, un chapitre a été consacré à la campagne de Combes sur le Niger, en 1885, et à sa méthode militaire qui alluma « un grand incendie » sur le Niger.

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus, à Madagascar (1896-1905)

Information

Dans le courant de l’année 2012, nous avons publié sur ce blog, et sous le titre « Gallieni et Lyautey, ces inconnus – Eclats de vie coloniale – Morceaux choisis », une série d’extraits de lettres de Gallieni et de Lyautey qui concernaient leurs commandements du Tonkin.

Ces extraits ont été choisis en fonction de l’intérêt qu’ils représentent pour la compréhension de cette période coloniale très active, en donnant la parole à ces deux grands acteurs de la conquête et de la pacification du Tonkin.

Au cours des mois qui suivent, nous nous proposons de publier le même type d’extraits de lettres qui concernent Madagascar.

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Gallieni et Lyautey, ces inconnus

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Madagascar 

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Madagascar avec Gallieni (1896-1905) et Lyautey, (1897-1902)

Prologue

Les épisodes relatés par des extraits des lettres de nos deux « colonialistes » se situent au début des opérations de pacification militaire et civile de la grande île. Un pays en pleine insurrection, mais une insurrection multiforme, attisée, sur les plateaux, par la noblesse, en partie alliée à des bandes de fahavalos qui rançonnaient traditionnellement les villages, aussi bien sur les plateaux que sur les côtes.

La monarchie hova avait eu maille à partir, aussi, avec ces bandes pour établir son pouvoir sur toute l’étendue de l’île, et ce dernier, avant l’arrivée des Français, demeurait souvent fragile dans les provinces les plus éloignées.

La Cour de l’Emyrne et les attributs de sa puissance ne soutenaient pas la comparaison, et à beaucoup de points de vue, avec celle de l’Empereur d’Annam, qu’avaient connus les deux officiers.

Nos morceaux choisis sont donc, à beaucoup d’égards, moins pittoresques que ceux du Tonkin, mais les situations historiques n’étaient pas du tout les mêmes.

Bref rappel historique

            Lorsque la première expédition militaire débarqua à Madagascar, en 1885, dans l’Océan Indien, les relations entre les deux pays étaient aussi anciennes que superficielles, et pour de nombreuses raisons : la marine française fréquentait les côtes malgaches depuis longtemps, compte tenu de sa position géographique sur la route des Indes, où la France avait été en rivalité militaire avec les Anglais pour la conquête des Indes, et de la présence française notamment à l’île de la Réunion, anciennement île Bourbon sous la monarchie, et à l’île de France, aujourd’hui île Maurice, cédée aux Anglais en 1814.

            La France disposait aussi, sur la côte est, de quelques comptoirs anciens à Sainte Marie et à Fort Dauphin.

Français et Anglais se disputaient alors le contrôle des deux îles de Madagascar et de Zanzibar, et c’est à la suite d’un accord diplomatique franco-anglais, en 1890, que l’Angleterre laissa à la France les mains libres en échange de Zanzibar.

Il convient de rappeler qu’en 1885, la première expédition coloniale fut décidée par un ministre éphémère de la Marine et des Colonies, – jusqu’en 1893, Marine et Colonies ne faisaient qu’une à l’époque, – M.de Mahy, député de la Réunion.

C’est un aspect plutôt ignoré, à mon avis, de l’histoire coloniale de l’Océan Indien que le rôle de la Réunion dans ce type d’impérialisme régional, que certains historiens ont cru pouvoir qualifier ailleurs, notamment dans le cas de l’Empire des Indes anglais, d’impérialisme secondaire.

En 1885, la France ne disposait pas de beaucoup d’informations sur la grande île, à la fois sur le plan géographique, économique, et politique, et pour bien dire cette expédition fut décidée à l’aveuglette, à l’exemple de beaucoup des expéditions coloniales de la Troisième République.

Lors du débarquement sur la côte de Tamatave, le commandant des troupes malgaches remporta une victoire contre les troupes françaises qui y avaient débarqué, à Farafate.

Pour la petite histoire et la grande aussi, cet officier malgache devint le ministre de l’Intérieur de Gallieni lorsqu’il prit le commandement civil et militaire de la Grande Ile, ministre qu’il fit fusiller pour avoir été l’instigateur secret de l’insurrection qui ravageait alors le pays.

Le blog des 15 et 26 avril 2011 a consacré deux articles à cet épisode.

A la suite de cette première expédition, un traité fut signé, mais dont les clauses étaient tout à fait ambigües ; ce traité, complété par un échange de lettres, ouvrait la porte à toutes les interprétations possibles, et donna à la France les motifs nécessaires pour se lancer dans sa folle expédition militaire de 1895.

Plus de 6 000 morts, plus de 60 millions de francs or dépensés (côté français), pour la conquête d’une île que la France connaissait mal, était dans l’incapacité d’en mesurer les atouts, alors que la population évoluée habitait sur les plateaux, à plus de 1000 mètres d’altitude, et qu’aucune communication moderne ne reliait encore les côtes à leurs plateaux : aucune route et aucun port ! Naturellement pas de chemin de fer ! Le transport des hommes (nobles, riches, ou fonctionnaires) et des marchandises s’effectuait en totalité par porteurs, les fameux « bourjanes ».

Madagascar avait la particularité tout à fait étrange d’avoir une élite évoluée sur les plateaux, les Merinas, presque complètement coupée des mers et du monde extérieur !

Une situation non moins  étrange du côté français alors que le gouvernement français se lançait dans une nouvelle aventure coloniale sans connaître le terrain de sa nouvelle aventure, et alors que la politique officielle, s’il y en avait une, n’avait pas opté entre la solution du protectorat et celle de la colonie !

Dans la série de morceaux choisis sur l’Indochine, le lecteur a pu prendre connaissance des hésitations, pour ne pas dire plus, que cette expédition soulevait  chez Lyautey.

Toujours est-il, qu’une fois la capitale Tananarive investie, et le pouvoir colonial installé, une grave insurrection se développa rapidement dans toute l’île, et notamment sur les plateaux, raison de la nomination de Gallieni en qualité de gouverneur général, avec pour mission de pacifier le pays.

 Il y eut un long « règne », de 1896 à 1905.

Le commandant Lyautey le rejoignit, en 1897, pour exercer des commandements, d’abord au nord de l’île, puis au sud, notamment à Fianarantsoa, au sud de Tananarive, à une distance de 250 kilomètres, et sur les côtes, les chefs-lieux des cercles de Fort Dauphin, à l’est, et de Tuléar, à l’ouest, se trouvant respectivement à une distance de 450 et 350 kilomètres de Fianarantsoa, étant précisé que ces mesures kilométriques modernes n’avaient aucun sens à l’époque considérée, compte tenu de l’absence de routes..

Seront évoqués successivement quelques-uns des épisodes qui ont émaillé les commandements de Gallieni et de Lyautey :

1-    En 1896, avec ses lettres, la « main lourde » de Gallieni, c’est-à-dire l’exécution de deux membres de la noblesse malgache, le ministre de l’Intérieur, et l’oncle de la reine.

2-    En 1897, avec Lyautey, la reddition du grand chef rebelle Rabezavana, ancien gouverneur royal.

3-     En 1898, avec Gallieni et Lyautey, le retour d’exil de la reine sakalave Bibiassy en pays Sakalave.

Et seront ensuite rapportés des extraits de lettres relatifs aux « œuvres » de Gallieni et de Lyautey dans la grande île, à la vie mondaine de cette époque, à la présence des femmes, aux problèmes politiques de Gallieni, et « Au haro » sur la métropole, le cri du cœur de Gallieni et de Lyautey.

Jean Pierre Renaud

Guerre d’Algérie: Galula, nouveau maître à penser de la guerre contre-révolutionnaire? Sa pertinence?

Gregor Mathias

« David Galula

Combattant, espion, maître à penser de la guerre contre-révolutionnaire »

Editions Economica

Lecture critique

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Volet 1

Le deuxième volet sera publié dans quinze jours

            Les qualificatifs du titre ci-dessus, notamment le troisième, celui de « maître à penser de la guerre contre-révolutionnaire », et beaucoup d’autres, souvent élogieux, donnés au cours du livre, notamment par des Américains admirateurs de Galula, ont de quoi impressionner, intriguer, interpeller un ancien acteur de la guerre d’Algérie, lecteur aussi des écrits militaires de cette époque, sur cette même guerre, et enfin, au moins autant, ancien lecteur de Sun Tzu, de Clausewitz, de Mao Tse-Tung, de Liddell Hart, pour ne pas citer les noms de Gallieni ou de Lyautey.

            La juxtaposition des deux expressions, ici, la « contre-révolution », et dans la thèse Galula, celle de « contre-insurrection » est, dès le départ source de perplexité, mais la lecture de cette thèse est de nature à nous plonger dans une plus grande perplexité encore, quels que soient les mérites d’une analyse fouillée, exigeante, quelquefois difficile, tellement l’exposé de la  théorie de la contre-insurrection proposée par Galula soulève une multitude de questions et d’interprétations possibles, compte tenu à la fois du terrain algérien qui a été le sien, non loin de la capitale de la Grande Kabylie, Tizi Ouzou, et de la brièveté du temps de pacification qui a été aussi le sien dans le Djebel Aïssa Mimoun, 13 ou 14 mois, selon les décomptes.

            Notre lecture critique s’articulera autour de trois thèmes :

            1 – Le personnage de Galula est un mystère

            2 – La crédibilité de la théorie de la pacification, ou de la contre-insurrection initiée par Galula, avec ses huit étapes, comparée à une expérience comparable de terrain, en Petite Kabylie, sur une période plus longue de 21 mois.

            3 – La crédibilité de cette même théorie, à égalité avec les analyses remarquables d’un officier dont le nom n’est même pas cité dans l’ouvrage, Hogard, ainsi que quelques-uns de ses brillants collègues emportés par la tragédie de l’Algérie Française ?

Une crédibilité qui effacerait les analyses de la guerre proposées par Sun Tzu, Clausewitz, ou Liddell Hart, pour ne pas citer des auteurs français tels que Gambiez ou Beaufre ? Des théoriciens de la guerre auxquels Galula ne parait pas accorder d’importance !

Notre analyse ne portera pas sur la troisième partie du livre « David Galula et la contre-insurrection médiatique », pas plus que sur la cinquième « David Galula et la guerre des ondes », dont la critique du contenu est laissée aux spécialistes, sauf à faire observer que cette analyse aurait pu être rattachée à la stratégie indirecte, très insuffisamment utilisée pendant la guerre d’Algérie. Nous y reviendrons, mais sous cet angle.

L’histoire du vingtième siècle, et celle des avant et des après la deuxième guerre mondiale, des médias nazis et fascistes, de la BBC pendant cette guerre, puis de la Voix de l’Amérique pendant la guerre froide, ont, bien avant la théorie de Galula, laissé suffisamment d’enseignements et de stratégies pratiquées, dont il ne semble pas qu’elles aient retenu l’attention du capitaine dans son livre.

1

Le mystère Galula

            Avant son affectation en Algérie, en 1956, quelques repères !

Sorti de Saint-Cyr en 1940,  rayé des cadres par Vichy, il aurait été agent de renseignement à Tanger entre 1941 et 1943, avant d’être réintégré dans l’armée en 1943. Avec la 9ème Division d’Infanterie Coloniale, il participe en 1944 et 1945 à la campagne de France et d’Allemagne.

De 1945 à 1949, il est attaché militaire à Pékin, et c’est là sans doute qu’il puise une mine d’informations sur la guerre révolutionnaire de Mao.

1949-1950 : observateur des Nations Unies dans une Grèce bouleversée par une grave insurrection communiste.

1951- 1956 : attaché militaire au Consulat de Hong Kong, où il noue des relations précieuses avec des journalistes célèbres tels que John Alsop ou Henri Luce, et avec des membres de la représentation diplomatique américaine.

Affecté en Algérie, il dispose sans doute d’une bonne information sur les guerres révolutionnaires, mais sans avoir acquis l’expérience indochinoise de beaucoup de ses collègues avec lesquels il eut alors à collaborer, les Lacheroy ou les Trinquier, par exemple.

D’après les indications données par ce livre, il ne semble pas que l’intéressé ait jamais servi en Indochine, à la différence de la plupart de ses collègues, alors que la France ne s’est retirée d’Indochine qu’en 1956.

Dans son livre, « Orient Extrême », et à propos de la guerre d’Indochine, le grand journaliste Robert Guillain y évoque l’hécatombe des officiers :

« Sous de Lattre, la guerre consommait déjà une promotion de Saint Cyr par an. Maintenant, nous étions arrivés à trois en deux ans. En cinq mois 250 officiers avaient été tués, et à ce rythme on en serait à 800 pour l’année 1954. » (page 246)

Le capitaine Galula, électron libre en Algérie?

Beaucoup de lecteurs qui, comme moi, ont eu une assez large expérience du fonctionnement des sous-quartiers et quartiers, et des capitaines qui commandaient ces sous-quartiers, seront sans doute surpris de voir un modeste capitaine user de toutes les libertés de contact dont il est fait état dans ce livre, notamment avec des journalistes, mais aussi avec le commandement  civil ou militaire en Algérie.

« Hors hiérarchie militaire » ?

Même en considérant que cette guerre d’Algérie fut d’abord celle des sous-lieutenants, lieutenants, et capitaines !

A titre d’exemple : « Au début de l’année 1957, David Galula envoie des invitations aux journalistes pour venir voir les progrès de la pacification. » (page 108)

Invitations tout à fait étranges de la part d’un capitaine, commandant de sous-quartier !

Le « charisme » de ce capitaine dont il est fait état (page 24) ne peut suffire à expliquer cette situation exceptionnelle d’électron libre au sein de l’armée française.

Peut-être la proximité géographique de Tizi-Ouzou, lieu du commandement de cette zone militaire de Grande Kabylie, est un élément d’explication, mais sans doute insuffisant, en concurrence avec un réseau de relations, des « parrains », qui n’apparaissent pas clairement.

Le capitaine Galula a effectué de 13 à 14 mois de commandement en Grande Kabylie, au cours d’une période 1956-1957, une période plutôt courte, au cours de laquelle l’armée avait déjà largement défini les caractéristiques de la guerre qu’elle entendait mener en Algérie.

L’Algérie Française du capitaine Galula ?

Là est peut-être la clé de l’énigme Galula et de son succès auprès des Américains.

Le capitaine s’est tout d’abord engagé dans la défense de l’Algérie Française, telle que racontée, mais l’itinéraire qu’il suit après n’est pas clair, sauf qu’à la différence de beaucoup de ses collègues, en pointe intellectuelle sur les mêmes sujets de guerre contre-révolutionnaire ou de guerre psychologique, « épurés » par le gouvernement du général de Gaulle, il survit et rend des services dans une autre configuration militaire et politique.

Question : est-ce que la pléiade d’officiers, souvent brillants, nouveaux théoriciens de la guerre révolutionnaire, comme ils l’avaient dénommée, écartée de l’armée française, avait quelque chance de voir leur expertise être sollicitée par les Etats Unis ?

Il est permis d’en douter dans le contexte politique très sensible de l’époque, et c’est une interprétation que semble retenir M.Mathias.

Un électron libre avec l’éclairage du commandant Guillermaz 

Le capitaine Galula  servit en Chine, dans les années 1945-1951, sous les ordres du commandant Guillermaz qui avait alors la responsabilité des services de renseignement militaire à Pékin.

Dans son livre « Une vie pour la Chine », la commandant Guillermaz cite à plusieurs reprises le nom du capitaine, avec des commentaires élogieux.

Il raconte notamment l’expédition que fit le capitaine, en 1947, à travers une Chine bouleversée par la révolution communiste. Il fut fait prisonnier à deux reprises, eut la chance d’être libéré, et de pouvoir rejoindre le commandant Guillermaz pour effectuer, avec lui cette fois, une longue reconnaissance en Chine.

Le capitaine avait donc incontestablement l’esprit d’aventure, mais ses fonctions dans un service de renseignement, dans des conditions de discipline très différentes de la hiérarchie militaire habituelle, faite d’initiatives et de relations avec le monde extérieur, chefs de guerre, diplomates, ou journalistes, expliquent sans doute ses pratiques « dérangeantes » du commandement militaire, et la grande liberté de manœuvre qui fut la sienne en Algérie.

D’autant plus que le commandant Guillermaz, promu colonel, commanda, en 1957, au cours de la même période que celle de Galula, le 9ème Régiment d’Infanterie Coloniale à Dra El Mizan, dans la même zone géographique et militaire de Tizi- Ouzou.

Comment ne pas penser que cette forme de « cohabitation militaire » assez proche ne donna pas au capitaine un supplément de coudées franches, de relations, et de contact que celles d’un commandant « standard » de sous-quartier ?

Il conviendrait d’en savoir plus sur les contacts qui ont pu exister entre les deux officiers, mais à lire au moins un des témoignages, celui du colonel Guillermaz, sur son commandement en Algérie, il est possible de penser, qu’ils ne partageaient peut-être pas la même analyse du dossier algérien.

Le témoignage Guillermaz :

« Se posa alors la question de mon affectation. Le général Ely me demanda de retourner à Bangkok pour y prendre un poste à l’OTASE, dont les organismes militaires se mettaient peu à peu en place. Mais nommé colonel, je tenais à retourner au moins pour un temps dans la troupe et à prendre le commandement d’un régiment en Algérie. Finalement, le général Salan m’y confia le commandement du 9ème régiment d’infanterie coloniale, installé en Kabylie entre la mer, la forêt de la Mizrana et la chaine du Djurdjura, PC Bordj -Ménaïel. Le secteur, calme au nord de la route Alger-Tizi-Ouzou qui le coupait en deux, était beaucoup moins sûr dans sa partie sud où nos compagnies, installées en gros postes sur les crêtes, dominaient les maquis d’Ali Bounab, vieille zone refuge de tous les dissidents depuis la conquête romaine. Etonnantes continuités de l’histoire ! Il m’arriva à cette époque de relire Count Belizarius de Robert Graves, un de mes auteurs préférés. J’y retrouvai beaucoup de nos problèmes : Vandales et surtout Numides menant une guérilla insaisissable, difficultés de protéger les colons romains, insécurité des routes, indifférence de l’empereur de Constantinople aux demandes de renforts. Dans les deux cas la guerre devait se terminer par le renoncement de la métropole.

Personnellement, j’éprouvais estime et sympathie pour la population kabyle, laborieuse et grave, des villages et des mechtas de mon secteur, mais le monde musulman était trop loin du monde asiatique pour m’attirer vraiment. Son histoire, sa mentalité, ses habitudes, m’étaient également trop peu familières.

Je fus aussi rapidement déçu par notre politique hésitante mais dont, après l’abandon de nos protectorats sur la Tunisie et le Maroc, il était aisé de prévoir l’aboutissement. Notre prétention de mener « une guerre révolutionnaire », dont Mao Tse-Tung pouvait apparaître faussement comme l’inspirateur, me semblait absurde. Tout en empruntant à la guerre révolutionnaire quelques procédés de contrôle de la population ou d’action psychologique, nous menions au contraire, compte tenu des réalités ethniques et des aspirations des Algériens au nationalisme, une guerre contre-révolutionnaire, sans bases idéologiques ou politiques certaines. Enfin, puisque l’administration civile, aux mains d’un sous-préfet, avec lequel je m’entendais bien, m’échappait largement, il me semblait qu’elle dût se charger de toutes les missions et responsabilités non militaires y compris les moins agréables. Ce n’était pas le point de vue du général commandant la zone qui regroupait huit secteurs dont le mien. Mais, s’il avait raison, nous devions alors faire la guerre en respectant toutes les entraves légales d’un pays faussement réputé en paix et cela conduisait parfois sur le terrain à d’ubuesques absurdités. La situation devait s’améliorer un peu avec le retour du général de Gaulle au pouvoir en 1958, mais j’avais quitté l’Algérie et l’armée active quelques jours plus tôt, pour me consacrer totalement aux affaires chinoises dans un cadre universitaire. » (pages 268 et 269)

2

Une théorie de la contre-insurrection crédible ?

A-   La théorie

             « En l’absence de toute doctrine, D.Galula conçoit lui-même les étapes de la contre-insurrection, qu’il décrit dans son ouvrage théorique. » (page 39)

  « Les huit étapes de la contre-insurrection au Djebel Aïssa Mimoun. »

Donc, une ambition de programmation chronologique de la pacification sur un terrain plus tactique que stratégique, car il convient de rappeler qu’un sous-quartier de Grande Kabylie avait des dimensions géographiques  très modestes, celles d’un « timbre-poste ».

Notre propos reprendra succinctement les éléments de ces étapes, en indiquant après chaque étape, l’appréciation de leurs résultats qu’en a faite M.Mathias dans ses conclusions, d’étape, ou générale.

Indiquons, dès le départ, qu’il existait bien alors, une doctrine de la contre-insurrection !

Etape 1 : « concentrer suffisamment de forces », c’est-à-dire ? Car dans l’analyse Galula, le propos n’est pas clair, « il faut mouiller la population », on est loin de la doctrine stratégique ou même tactique du concept de concentration des forces militaires, alors que l’opération Jumelles (1959-1960), en Kabylie, a effectivement constitué une première phase nécessaire de concentration et d’action des forces sur celles des rebelles, avec pour but, leur destruction, ce qui a été fait.

Est-il besoin de signaler qu’en tout état de cause elle ne pouvait être conçue ou mise en œuvre qu’au niveau d’un grand commandement, au minimum d’un secteur, et mieux d’une grande zone militaire, telle que la Kabylie, et pas dans un modeste sous-quartier, ce que confirme bien l’appréciation ci-après.

Appréciation Mathias : « La première étape concernant la concentration des troupes ne dépend pas de son niveau, mais des échelons supérieurs. » (page 163)

Etape 2 : « Affecter un volume de troupes suffisant pour empêcher tout retour en force des insurgés et installer des unités dans chaque hameau »

Une deuxième étape techniquement possible, à la condition que les bandes rebelles, et leurs sanctuaires aient été anéantis, mais avec la réserve qu’avait bien relevée le colonel Nemo et sa distinction majeure entre « les postes de combat fixes et les équipes-choc… chargées des missions mobiles. », c’est-à-dire, ce que furent effectivement les « commandos-chasse » dont l’efficacité fut grande dans cette deuxième phase de pacification.

En 1956, 1957, le capitaine Galula ne disposait pas des moyens militaires nécessaires, et en tout état de cause, ce type d’organisation dépassait ses compétences.

Arrêtons- nous un instant sur le rapprochement qui est proposé par l’analyse entre le travail du capitaine et celui de Gallieni et de Lyautey, lorsqu’ils définirent et mirent en œuvre leur tactique de la « tache d’huile ».

Le commandant Hogard utilise la même expression dans un de ses articles, pourquoi pas ?  Mais en ayant bien conscience que dans le sens algérien, l’expression avait inévitablement un autre sens, tant les périodes, le terrain, le contexte, et les moyens étaient différents, qu’il s’agisse des Hautes régions du Tonkin pour Gallieni (1894), ou de Madagascar pour Lyautey (1899).

Ajoutons que si Gallieni a été dans l’obligation de traiter le facteur « indirect » de la Chine, ce ne fut pas le cas de Lyautey, et à ce point de vue, le « modèle » de pacification proposé ne tient pas assez compte de ce facteur de stratégie indirecte qui a été capital dans la guerre d’Algérie, le Maghreb, l’Egypte, le Tiers Monde, les Etats Unis et l’URSS, mais tout autant la métropole.

Pour avoir été témoin et  acteur de cette deuxième phase mise en œuvre après l’opération Jumelles dans le sous-quartier de Vieux Marché – Chemini, la dispersion des moyens de la compagnie du sous-quartier dans plusieurs postes n’a été possible qu’après l’opération Jumelles, et elle n’a pas donné de garanties suffisantes de succès dans les phases ultérieures.

Ajoutons enfin que l’idée d’occuper chaque hameau était curieuse, alors que l’armée n’a jamais été en mesure d’installer un poste dans chaque village, et que cette installation n’aurait pas apporté de solution à la pacification.

Appréciation Mathias : « Cette étape n’atteint donc pas son objectif »

Etape 3 : « Nouer des liens avec la population et contrôler ses mouvements pour briser les liens avec la guérilla »

Incontestablement, la clé du problème, mais il était nul besoin d’un Galula pour avoir cet objectif en tête, et beaucoup d’officiers avaient également cet objectif, notamment tous ceux qui avaient combattu contre le Viet – Minh, ou qui avaient, au moins, quelques notions de la guerre révolutionnaire prônée par Mao Tsé-toung.

Les « bonbons » qu’avait le colonel dans sa poche pour adoucir son contact avec la population ont évidemment de quoi nous faire sourire, mais le véritable défi que la population lançait à l’armée française, était celui de son contrôle total, c’est-à-dire inévitablement de type totalitaire, avec quel objectif, quelle idéologie, pour ne pas dire quel idéal national ?

Appréciation Mathias : « Mais M.Galula exagère son action quand il donne un bilan chiffré de son action… Cette troisième étape est pourtant un succès : Galula semble avoir réussi à rassurer la population. Sa compagnie bénéficie de l’aide et du soutien de la SAS pour aider la population. Si le contrôle de la population est réussi dans les villages, il échoue en revanche sur les contrôles des déplacements de cette population ». »

Etape 4 : « « Détruire l’organisation politique locale des insurgés. »,

 c’est-à-dire l’OPA du FLN

            Une séquence politico-militaire qui ne peut venir en séquence, après la trois ou la deux, mais concomitamment avec la 2 et la 3.

Cette étape mélange les opérations de destruction de l’OPA et une action continue de contre-propagande, mais il faut reconnaître que les actions de contre-propagande menées par l’armée n’ont jamais été très efficaces, comme le signale le capitaine, mais pour des raisons de fond que nous examinerons plus loin.

Car, comme indiqué, seule une conception de guerre totale, à tous les niveaux, et dans le cadre d’une unité de commandement stricte, était de nature à priver les insurgés de toute chance de succès, ce qui ne fut pas le cas.

En tout cas, l’idée qui conduisit un subordonné à faire blanchir les maisons de certains villages kabyles dénotait une totale méconnaissance des mœurs kabyles, en même temps que de leur habitat traditionnel pittoresque.

Appréciation Mathias : «  La quatrième étape qui consiste à détruire l’OPA est un succès initial à court terme, mais un échec à long terme. »

Etape 5 : « Organiser des élections locales pour désigner de nouveaux dirigeants provisoires »

L’analyse que fait Galula du processus administratif et politique qu’il dit avoir mis en route dans son sous-quartier est plutôt confuse entre les délégués nommés par l’administration préfectorale, puis l’élection de conseils municipaux, de même que celle des rôles respectifs du capitaine et du chef de SAS.

En revanche, la même analyse montre bien toute la difficulté qu’il y avait à trouver des interlocuteurs « valables », et encore moins ceux que le capitaine appelle les « loyalistes »

Une élection municipale ne pouvait être organisée qu’au terme d’un processus de pacification long et crédible, et en n’ayant pas l’illusion de voir élus des conseillers ou un maire de type « loyaliste », loyaliste à quelle autorité ?

Enfin, ce type d’initiative et de prise de responsabilité n’entrait pas dans la compétence d’un commandant de sous-quartier, mais dans celle d’un officier SAS.

Et il conviendra de revenir sur la problématique générale de la pacification ou de la « contre-insurrection ».

Appréciation Mathias « La cinquième étape de désignation des nouveaux élus est clairement un échec, malgré les efforts de l’armée, de la SAS et de la préfecture. »

Etape 6 : « Tester la fiabilité des dirigeants en leur confiant des missions précises. Remplacer les mous et les incompétents, et distinguer les bons. Organiser des unités défense passive. »

Très beau programme, mais on ne voit pas pourquoi il s’inscrit dans cette chronologie, une sixième étape, alors qu’il est partie intégrante de la phase 2.

Une étape qui n’est de toute façon réalisable que dans une conception totale de la guerre contre-révolutionnaire, c’est-à-dire avec une perspective de sortie politique crédible, ce qui n’a pas été le cas en Algérie.

La citation de Galula qui aurait été faite par référence à la saga de Lawrence d’Arabie, pendant la première guerre mondiale, pour soulever les Arabes contre les Turcs, est difficile à comprendre, tant la chanson de geste de guerre, tout indirecte, de Lawrence d’Arabie, n’avait rien à voir avec la situation de la pacification en Algérie, mais soit !

Appréciation Mathias : «  La sixième étape, qui consiste à tester la fiabilité et l’efficacité des élus et à impliquer la population dans le maintien de l’ordre, est un échec. »

Etape 7 : « Regrouper les dirigeants au sein d’un mouvement politique national et les former »

National, c’est-à-dire ? Un qualificatif très ambigu, qui n’a jamais trouvé de traduction concrète, qu’il s’agisse de la fameuse troisième force toujours introuvable, ou du mythe de l’intégration défendue par les officiers de l’Algérie française.

Galula passe de son niveau local au niveau national, pour proposer quoi ? Ce n’est pas clair du tout !

Intégration contre indépendance ? Alors que l’intégration était un mythe ?

Appréciation Mathias : « La septième étape, qui consiste à former un mouvement politique national, est soutenue par D.Galula localement… Mais en raison de l’incompétence, de la passivité et du noyautage des élus locaux, ce mouvement ne peut qu’échouer à long terme avec le départ de son initiateur et en raison de l’échec de l’étape précédente. »

Cette étape n’était, de toute façon, pas du ressort d’un petit capitaine de sous-quartier !

Etape 8 : « Rallier ou neutraliser le reliquat des insurgés »,  la dernière étape d’une pacification « heureuse » ?

Appréciation Mathias : « Cette étape est donc un succès à très court terme, mais un échec à long terme, comme le montre la détérioration de la situation, après le départ de D.Galula, avec le retour de l’ALN »

Conclusion générale Mathias :

« Sur les huit étapes de la Contre-Insurrection prônées par D.Galula et appliquées au Djebel Aïssa Mimoun : une étape a un succès indéniable (la troisième étape : rassurer, aider, contrôler la population), trois autres étapes sont des succès à court terme et des échecs à long terme (les deuxième, quatrième et huitième étapes, une unité dans chaque hameau, la lutte contre l’OPA et l’ALN), deux étapes sont des échecs (les cinquième et sixième étapes : désigner et tester la fiabilité, ainsi que l’efficacité des élus), deux étapes ne relèvent pas dans sa compétence et n’ont pas une efficacité avérée (les première et septième étapes : concentrer des troupes et former un mouvement politique national). »

B – La pratique

Il convient  tout d’abord de saluer le travail d’ un historien qui a l’ambition d’analyser, de démonter, de critiquer, et donc d’évaluer, un exercice politique et militaire aussi difficile qu’une expérience de pacification pendant la guerre d’Algérie, une véritable analyse de cas militaire qui suppose d’avoir en mains tous les éléments d’information utiles et nécessaires, au niveau modeste de commandement d’un sous-quartier, et sur une période très courte.

Canevas de pacification ou théorie de la contre-insurrection ?

Pour avoir été un des  acteurs d’une expérience de pacification comparable, à Vieux Marché, en Petite Kabylie, dans les années 1959-1960, il parait possible de porter un jugement sur ce que j’appellerais plus volontiers le canevas de pacification de M.Galula, qu’une théorie de la contre-insurrection.

Il s’agit, en effet, beaucoup plus d’un canevas tactique de pacification, d’ailleurs contestable, dans l’ordre proposé de ses « huit étapes », que d’une théorie de contre-insurrection, et le fait que cette dernière ait connu un succès auprès des généraux américains ne peut que susciter étonnement et perplexité.

M.Galula a mis le doigt sur certains points sensibles de la pacification, mais dans un cadre tactique et stratégique incomplet, qui n’était pas celui de la guerre d’Algérie, car un processus  de pacification ne pouvait fonctionner de la façon décrite dans le Djebel Aïssa Mimoun.

Dans sa durée, 13 ou 14 mois d’action, en laissant croire qu’il ait été possible d’obtenir des résultats sérieux et stabilisés dans un délai aussi court ?

Avec un commandant de sous-quartier que se mêlait de tout, de la pacification militaire, des écoles, des affaires civiles qui étaient de la compétence de la SAS, notamment de tout ce qui touchait aux élections, allant jusqu’à demander à ses subordonnés d’aller assister aux conseils municipaux pour contrôler leur bon fonctionnement ? Et le capitaine aurait été capable dans un délai aussi court de mettre en place des conseils municipaux et de faire élire des maires ? Ce canevas ne s’inscrit pas suffisamment dans un cadre chronologique rigoureux et précis.

Et le canevas Galula mélange les niveaux de compétence entre un modeste échelon de sous-quartier et les échelons supérieurs du commandement civil et militaire, notamment en esquissant une réponse politique dans l’étape 8, celle du mouvement politique national.

Une question qu’il conviendra d’aborder plus loin.

La situation politique et militaire ?

La tout première séquence (étape 1) aurait dû porter sur l’analyse de la situation du sous-quartier, générale et militaire, l’état des forces dans le secteur, et hors des limites géographiques étroites d’un sous-quartier, nature et rapport entre forces rebelles et forces armées, en notant que notre armée n’était pas adaptée à ce type de guerre plus nationale que révolutionnaire, et que les soldats du contingent qui débarquaient dans le bled ,dans le djebel , n’avaient pas besoin de dessin pour réaliser aussitôt que l’Algérie n’était pas la France.

Les vrais théoriciens de la guerre sont d’ailleurs tous partis d’une analyse de la situation.

Comment penser qu’un canevas de pacification tiré d’une expérience limitée, à tous points de vue, puisse être représentative de la pacification en général, alors que les situations algériennes n’avaient souvent guère de points communs, entre les côtes vivant à la française, leurs villes, en contraste avec le bled et le djebel, entre incontestablement, des douars encore attachés à la France et d’autres passés dans le camp rebelle, comme c’était le cas dans le douar des Béni Oughlis, à Vieux Marché – Chemini.

Dans quelle chronologie efficace ?

La chronologie des étapes de la pacification ne pouvait guère être différente du schéma suivant,  qui a assez bien fonctionné concrètement, dans le sous-quartier de Chemini, sauf à remarquer que le cadre stratégique de ce schéma n’a jamais bien fonctionné, indépendance contre intégration, avec toute l’ambigüité du mythe de l’Algérie Française.

Nous verrons d’ailleurs plus loin que les théoriciens de la guerre révolutionnaire, notamment le commandant Hogard, mettaient en avant, comme conditions de réussite, la volonté (voir Clausewitz), la destruction des forces ennemies, et une action intégrée et combinée de toutes les autres actions de pacification qui avaient pour but de reprendre en mains la population, de lui redonner confiance, le facteur numéro 1 de réussite, donc la population, la population…

Une fois examinée la situation (étape 1), l’étape 2 : concentration des forces, c’est-à-dire une opération Jumelles, comme ce fut le cas en Kabylie, une grande opération de type stratégique et tactique durant le temps qu’il fallait, afin de détruire les katibas de la willaya 3, ainsi que leurs bases refuges, telle celle de la forêt d’Akfadou. Cette étape n’était évidemment pas du ressort d’un sous-quartier.

Etape 3, objectif : la population, grâce à une action à la fois militaire et civile de pacification (comme l’indiquait Hogard) : militaire avec un processus minimum de dispersion dans quelques postes clé, la destruction des restes des forces rebelles grâce à des commandos-chasse, et parallèlement la destruction de l’OPA des villages ; civile, avec la scolarisation, l’action médico-sociale, les travaux de reconstruction, la mise en place de délégués spéciaux des communes, et enfin, l’élection de conseils municipaux, avec effectivement tout le problème de la fiabilité de ses membres.

Car cette élection ne réglait rien à partir du moment où la France hésitait entre plusieurs politiques, notamment entre l’indépendance et l’intégration.

De Gaulle, en proposant aux Algériens le choix de l’autodétermination a ouvert un boulevard aux partisans de l’indépendance, étant donné que la France n’a jamais été en mesure de susciter une véritable troisième force algérienne, et convaincu les Algériens du sérieux du choix de l’intégration.

Ce type de débat concret et théorique fait ressortir plusieurs points que la doctrine révolutionnaire, notamment celle de Mao Tsé-toung, avait mis en valeur, le contrôle de la population, sans avoir peur de sa dimension totalitaire, mais en proposant un mythe révolutionnaire à réaliser, bien avant Galula, et alors que ce dernier avait pu se familiariser avec cette doctrine lors de ses séjours en Chine.

Le déroulement des nouveaux conflits révolutionnaires a fait également apparaître toute l’importance des opérations de stratégie indirecte telles que décrites dans les œuvres de Liddell Hart, la victoire ne pouvant procéder que de l’annihilation des forces étrangères qui soutenaient la rébellion. Est-ce que le Viet Minh aurait pu gagner la population à sa cause, sans l’appui de la Chine et de l’URSS ? Et dans le cas de l’Algérie, la Tunisie et le Maroc ont apporté un appui précieux à la cause du FLN.

Or dans les enjeux limités de la pacification décrite par Galula peu de facteurs dépendaient du capitaine, commandant de sous-quartier, et beaucoup du commandement supérieur, civil et surtout militaire d’alors, et en définitive du gouvernement français.

Tout cela dépassait très largement le champ d’une tentative de pacification très localisée, intéressante, mais très insuffisante, tant en termes de processus, de contenu, et donc de portée tactique et stratégique.

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus – La politique des races de Gallieni au Tonkin (1892- 1894) et à Madagascar (1896-1905)

Gallieni et Lyautey, ces inconnus

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

9

Au Tonkin (années 1892-1894), et à Madagascar (années 1896-1905), la politique des races de Gallieni

            Au fur et à mesure des années, le mot et le concept ont accusé le poids de la théorie des races inférieures et supérieures, mais à la fin du 19ème siècle, le sens du mot et du concept ne faisaient déjà pas l’unanimité parmi l’élite politique et intellectuelle.

            Pour illustrer cette situation, le Président Jules Ferry, dans le discours qu’il  prononça à la Chambre des Députés, en 1885, pour défendre son expédition du Tonkin, s’inscrivait au rang des défenseurs de cette théorie.

Il y exaltait l’opposition et la hiérarchie qui existait entre ce qu’il appelait les « races supérieures » et les « races inférieures », les premières disposant d’un droit à gouverner les deuxièmes, et à leur apporter la « civilisation ».

Clemenceau fut l’un de ceux qui contesta cette analyse encore largement partagée dans le corps politique, à gauche comme à droite. Ferry était un républicain de gauche.

Les livres scolaires distinguaient alors quatre races, la blanche, la jaune, la noire, et la rouge.

            Le petit livre « Les mots de la colonisation » (Presses Universitaires du Mirail) introduit le sujet en écrivant :

« Concept polémique par sa double inscription naturaliste et politique la race s’oppose clairement, dès le 19ème siècle, à la notion classique de « variété ». Celle-ci reste superficielle et surtout réversible… »

 et plus loin :

«La « psychologie ethnique » s’émancipera ultérieurement pour devenir la science des mentalités collectives sans renier ses premières attaches naturalistes. Le concept a tardivement perdu toute validité scientifique. » (p,99 et 100)

« Le dictionnaire de la colonisation française » (Larousse) propose un commentaire plus détaillé du concept et consacre un long paragraphe à « la politique des races », précisément, l’objet de ces pages.

Tout cela semble bien dépassé et depuis longtemps, mais il n’est pas démontré que Gallieni ou Lyautey, son élève, lorsqu’ils parlaient de politique des races, l’aient fait  dans cette lignée hiérarchique à caractère raciste.

Et afin d’actualiser ce débat d’une autre façon, à la suite de la polémique qui a agité les dernières élections présidentielles, quant à la demande de suppression du mot race dans l’article 1er de notre Constitution, nous proposons en additif, à la fin de ce texte, quelques citations du mot race faites par le grand journaliste Robert Guillain dans son livre « Orient Extrême – Une vie en Asie »

&

Au Tonkin, dans le commandement qu’il exerça dans le deuxième Territoire Militaire à la frontière de Chine, Gallieni énonça ses principes de politique des races, dans le cadre de sa mission de pacification militaire et civile qui lui avait été confiée par le Gouverneur général : donc dans un cadre historique très précis et dans une formulation qui avait sans doute beaucoup à voir avec une tactique ou une stratégie d’efficacité militaire et politique, dans un contexte donné et à un moment historique donné, pour assumer la mission qui lui avait été confiée.

Il n’y a donc rien de mieux que de lui donner la parole pour bien comprendre à la fois ces principes et le contexte historique dans lequel il les appliquait, et rappeler auparavant quelques éléments du contexte historique dans lequel il accomplissait cette mission.

.Les hautes régions du Tonkin étaient troublées en permanence par les exactions de plusieurs bandes de pirates annamites ou chinois qu’il lui fallut détruire, avec la coopération plus ou moins forcée de la Chine, et notamment grâce aux relations de confiance que Gallieni sut nouer avec le maréchal Sou, le commandant militaire de la province du Quang-Si.

Leur coopération étroite a déjà été évoquée sur ce blog.

Mais les hautes régions du Tonkin étaient théoriquement administrées par des mandarins qui représentaient l’Empereur d’Annam, alors qu’elles étaient peuplées de deux peuples de culture différente, les Mongs, et les Thos, peuples qui ne supportaient pas plus les pirates que le mandarinat annamite.

Gallieni, dont les moyens que le gouvernement lui accordait, ont été toujours limités, utilisa donc le levier ethnique que ces deux peuples lui proposaient.

« Suivre une politique de race, tel a été le principe qui m’a constamment guidé dans mes commandements coloniaux et qui, partout, au Soudan comme au Tonkin et à Madagascar, m’a toujours donné les résultats les plus décisifs. Or, quand j’étais arrivé à Lang-Son, je trouvai, dans le 2° territoire militaire des mandarins annamites pour administrer des populations Thôs, Mans ou Nungs, populations montagnardes de race essentiellement différente des Annamites et de mœurs féodales : dans chaque village, dans chaque canton même, c’est une famille, presque toujours la même, qui fournit les chefs, généralement des vieillards, qui détiennent l’autorité réelle et qui servent de conseillers obligés dans toutes les affaires du pays.

On comprend le peu d’action exercée par des mandarins annamites arrivant dans des contrées dont ils ignorent tout, les mœurs et même la langue. Les vieux chefs Thös disparurent ; mais leur influence occulte resta toujours. Et les fonctionnaires annamites qui les avaient remplacés ne pouvaient nous être d’aucune utilité, ainsi que je l’avais démontré à M.de Lanessan ; en ce qui concerne la piraterie notamment, ils ne pouvaient nous renseigner sur les agissements ou mouvements des bandes ; car les habitants leur opposaient une force d’inertie, une hostilité sourde, dont profitaient les pirates.

J’obtins alors du Gouverneur général l’autorisation de renvoyer tous ces fonctionnaires annamites dans leurs lieux d’origine et de revenir au système féodal, qui était la base même de l’organisation de ces régions de montagne. Comme on l’a vu en lisant le récit de la première partie de ma tournée, l’effet fut instantané : les habitants, conduits par leurs chefs naturels, devinrent désormais nos plus zélés collaborateurs dans la chasse aux pirates, surtout après que nous eûmes distribué les fusils nécessaires pour organiser la résistance contre les ennemis séculaires de leur tranquillité. » (GT/p,91)

Il n’est jamais inutile de rappeler que le gouvernement français a toujours spécifié, qu’une fois la conquête de la colonie réalisée, cette dernière ne devait rien coûter à la métropole.

Gallieni le rappelait dans une correspondance datée du 27 avril 1898 :

« Je suis très partisan de ce principe : que les colonies ne doivent rien coûter à la France. Mais, cela n’est pas encore possible à Madagascar… «  (GM/p,31)

En 1901, la Chambre des Députés vota une loi qui consacrait un tel principe budgétaire, et ce ne fut qu’après la deuxième guerre mondiale que ce principe de base fut abandonné, notamment avec la création du FIDES.

Il est évident que l’application d’un tel principe d’autonomie budgétaire des colonies françaises ne pouvait manquer d’avoir de multiples conséquences sur la politique coloniale de la Troisième République.

Quelques citations de Robert Guillain :

En Chine, Pékin, sa  Cité Interdite : « Pour quatre cents millions d’hommes, il fallait un palais impérial dix fois plus grand que nos palais royaux, des enceintes où nous logerions une. Les herbes elles-mêmes qui envahissaient les cours évoquaient pour moi les vastes steppes de l’arrière-Chine, de ce pays qui dans sa muraille était grand comme une Europe, mais petit par rapport à l’immense Asie ? Quelle race, pour construire grand ! Où étais-tu, petit Japon ? » (page 51- 1937-1938)

Au Japon : «  J’étais même tenté de penser parfois que le Japon était peuplé de deux races, celle des hommes et celle des femmes. Une race dure et une race douce. » (page 56- 1938-1941)

En Chine : «Il est temps pour nous de repenser la Chine, et le premier cliché qu’il faut abandonner, c’est celui de inchangeable. La plus vieille race du monde est entrée dans une crise de jeunesse. » (page 181- 1949) 

Au Japon : « Entre nous, la mentalité du milieu européen ou américain, à l’époque dont je parle, reste fortement teintée de colonialisme, parfois même de racisme. » (page 312- 1955-1970)

Jean Pierre Renaud

Gallieni, Lyautey, ces inconnus – Hanoï et Lang-Son (1895-1896)

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

8

Hanoï et Lang-Son en 1895-1896

            Lorsque la France prit possession du Tonkin, en 1885, sa capitale séculaire, Hanoï, n’était pas encore entrée dans la modernité occidentale, et ce fut surtout le Gouverneur général Doumer qui s’attacha à cette mission.

Il fit construire par ailleurs la première ligne de chemin de fer Hanoï – Lang-Son, d’une longueur de cent cinquante kilomètres environ, dont l’objectif affiché était d’ouvrir la Chine du Yunnan au commerce français.

Lang-Son n’était alors qu’une petite cité endormie.

Les textes qui suivent ont donc l’ambition de proposer la vision qu’en eut Lyautey, lors de son séjour au Tonkin.

Indiquons tout d’abord, que Lyautey déplorait le choix qu’on avait fait de créer un port à Haïphong, « une ville dans un marais », au lieu de Honghaï.

Le versant annamite d’Hanoï :

« Hanoï, 8 janvier 1895,

A ma sœur,

Ce pays-ci est attachant au possible, et davantage encore vu de haut, de l’observatoire de chef d’Etat-Major que je me trouve avoir momentanément….

Dire que je n’ai pas une ombre à mon tableau ? si : c’est d’abord le départ de Lanessan ; il est certain que nous nous étions accrochés à fond, et il ne le dissimulait pas. Pour la première fois, je rencontrais un haut fonctionnaire français dégagé des formules, désempêtré des règlements, abordable, voyant tout de large et de haut, ne vivant pas au jour le jour, mais concevant une œuvre, s’y accrochant et la menant large…

Le froid sec des jours passés a nettoyé le ciel, – la lourde buée opaque s’en est allée, – et la grande lumière élargit l’horizon, le ciel et la pensée. Celle-ci se répand féconde ; et tout, en ce paysage plein de choses éloquentes, la sollicite. Tous les cent pas, d’une touffe de bambous, d’une lisière de bois, sous un dôme de banians, surgit une pagode, – monumentale comme celle des Corbeaux, gardée par ses hautes stèles, – minuscule comme certaines au bout du grand lac, – diverses, vieilles et grises ou neuves et blanches, mais toutes fréquentées, avec des parfums qui brûlent, des offrandes qui attendent, des fleurs semées. Et pourtant, il est notoire que ce peuple est sans religion ; c’est un axiome chez tous ceux qui le pratiquent, amis ou ennemis, il faut les croire, mais qu’est-ce alors ? – Et qu’il me tarde de pénétrer un peu cette âme dont la vie est encore un tel mystère, dont nulle explication ne me satisfait ! Les chaussées serpentent à travers la puissante végétation. Sous les feuilles, c’est un  village ininterrompu, – pauvres villages de claies, de nattes et de torchis, – mais quelle vie y fourmille ! Quelle immense usine que ce delta avec ses douze millions d’habitants pressés ! que d’enfants ! ils bourdonnent comme des mouches sous les roues de la voiture.

Sur la chaussée, ce sont vraiment des fourmis que ces files de petits êtres trottinant, hommes et femmes, tous à leur tâche, portant le double fardeau suspendu au bambou, venant de la rizière, menant l’équipage de buffles. Jusqu’à plus de de 6 kilomètres d’Hanoï, c’est une rue continue, grouillante comme la rue du Bac. Or, ce peuple est laborieux et soumis comme le fellah d’Egypte ; mais aussi, ce que n’est pas le fellah, industrieux et lettré. Il n’y a pas un boy qui ne sache lire ; il y a autre chose là que des bras à exploiter les rizières. Toute une vie fermente dans ces têtes de macaques. Ce ne sont pas des sauvages que ces vieux civilisés, si vieux, ces derniers fils des vieilles grandes races ; toute cette eau que je bois, c’est des plateaux originaires qu’elle descend, c’est du Tibet, père des peuples ; et le limon rouge et fécond qu’elle roule pour en faire le sol à peine solidifié, elle l’a pris au pied des vieilles lamasseries où dorment, depuis des milliers d’années, les livres sacrés primitifs sous la garde de prêtres immuables. Et ce peuple a gardé sans conteste les grandes forces sociales, le respect des hiérarchies, le culte de la famille.

Et non pas la petite famille de chez nous, – à trois ou quatre, – mais la grande famille ramifiée dont les branches s’enlacent autour du tronc commun. Il y a là encore toute une si curieuse organisation à pénétrer : vie phalanstérienne dans chaque groupe, à chef unique, où les enfants se multiplient suivant la loi de nature, sans cause restrictive. Que de dessous dans cet organisme profond et vénérable, auquel nous sommes venus nous superposer ! Et que fragile notre frêle couche de résidents, d’entrepreneurs et d’officiers, si elle ne jette pas au travers de ces sédiments séculaires d’autres racines que nos règlements, notre bureaucratie, notre galonnage satisfait ! Un peu d’histoire, un peu de philosophie, un peu d’extériorité, un peu de compréhension de ce qui n’est pas nous, ne messiérait pas aux gouvernants éphémères que nous expédions à ce pays qui n’est pas d’hier. » (LTM/p, 106)

Le versant français d’Hanoï:

La découverte, janvier 1895 :

« Et les nouveaux venus comme moi, dans cette ville à guinguettes et à lumière électrique, à société philharmonique et à loge maçonnique, ont peine à se figurer que ce soit d’hier cette histoire déjà reculée par la légende aux arrière-plans, 22 ans seulement depuis Garnier, 11 ans depuis Rivière… » (LT/p,218)

Commentaire

La société coloniale d’origine française et européenne n’était pas très nombreuse et avait toutes les caractéristiques d’une sorte de demi-monde fait, d’un côté, d’aventuriers, de fils de famille et de couples en rupture de bans, composition sulfureuse à laquelle Lyautey a fait allusion dans son évocation du voyage du train de plaisir de Lang-Son, et de l’autre de fonctionnaires de l’Etat et d’officiers qui ne faisaient que passer en Indochine.

Lyautey décrivait cette dernière société coloniale avec sévérité :

« Les questions de personnes priment tout et tiennent une place que je n’ai vu nulle part. Le plus grand nombre, civils ou militaires, se fiche de la colonie comme d’une guigne. » (LT/p,76)

Cette société coloniale vivait côte à côte avec la cité grouillante que décrivait Lyautey plus haut.

Il existait alors une vie mondaine turbulente à Hanoï, souvent animée par les officiers eux-mêmes.

« J’ai profité de mes derniers jours de chef d’Etat- Major pour rendre mes politesses à ma popote. Le « Tout Hanoï » y a passé en une série de dîners.

Dîners de 12 à 20 couverts, ce n’est jamais ici difficile à improviser. L’Annamite est né cuisinier et décorateur ; le dernier boy a le don inné de l’arrangement d’une table et spécialement des fleurs. Les fleurs, c’est le plaisir de ce pays. Du 1er janvier au 31 décembre, toujours elles sont là ; et variées, éclatantes, décoratives. Les tables en sont jonchées, les boys ont avec elles mille fantaisies. Quelques ivoires, quelques pièces amusantes de vieilles porcelaines, et voilà une table que Paris envierait.

Du reste, elles aiment beaucoup mon home, ma grande pièce, avec ses huit portes -fenêtres ouvertes sur la véranda, a pris un aspect de pagode encombrée de toute la défroque, de tout le bric-à-brac que dix- huit mois y ont accumulé…

Je leur sers des attractions de choix. Après le dernier dîner, le Tong-Doc d’Hanoï m’avait très aimablement envoyé tout un lot de femmes cataleptiques : au son d’un orchestre diabolique, elles nous ont servi le grand jeu des Assaouas d’Algérie, avalant bougies en flamme, sabres et ciseaux, se coupant la langue, se perforant le bras…

Autre fête ; un brillant capitaine de cavalerie tombé de la « Rue Royale » au Tonkin où il dirige la remonte, rend aussi ses politesses sous la forme d’une garden-party nocturne, souper, flirt, etc… à la pagode Balmy, ainsi nommée parce que c’est au coin de son mur d’enceinte que tomba, voici vingt-trois ans, l’enseigne Balny d’Avricourt, le même jour que Garnier. Et, à la même avenue d’énormes banians, s’accrochent ce soir les lanternes de couleur, et devant l’exquise vieille pagode, pleine de vieux bronzes et d’étoffes passées, se reflètent ce soir dans le bassin d’eau dormante, sous les lotus, entre de larges dalles, non plus les feux du bivouac, mais les lanternes des charrettes anglaises et les fusées de fête tirées par les boys… » (LTM/p,367)

Quelques journaux au tirage modeste étaient d’ores et déjà imprimés et diffusés à Hanoï.

La ville disposait d’un champ de courses et des troupes de théâtres françaises venaient régulièrement en représentation.

Lang-Son, une petite ville au développement américain, où les courses de chevaux étaient devenues à la mode :

« Lang-Son, 24 mars 1895

Première journée de courses à Lang-Son. Une improvisation, tout un débarquement de Chinois, un temps superbe, la piste entre 2 blockhaus pavoisés, une tente, un buffet, deux Européennes, femmes d’employés : je juge à l’arrivée – énorme ! – Le colonel s’amuse comme un enfant. Ce grand guerroyeur, cet abatteur de travail, a des jeunesses étonnantes. Le Tong-Doc, préfet indigène, y est venu dans son palanquin (je vais m’en octroyer un pareil) avec toute sa suite. »  (LT/p,172)

« Dong Dang, 14 février, soir

… Je trouve Grandmaison au milieu de ses constructions, traçant une rectification de route, dans le plein de cette curieuse vie d’officier-farmer. Tout ce soir, il m’a fourré dans ses plans ; artiste, il vient de dessiner une belle maison d’allure chinoise pour son trichau (chef de canton) ; mais son projet favori, c’est une petite chapelle romane qu’il a dessinée avec amour et voudrait bien édifier dans son cimetière s’il avait quelques piastres. Au fait, si nous quêtions pour la chapelle de Dong Dang ? dans cette région orientale, la situation catholique est lamentable. De temps immémorial, la rive gauche du Fleuve Rouge, c’est-à-dire les deux-tiers du Tonkin, appartient aux missions espagnoles. » (LTM/p,119)

Plus loin, à Na- Cham :

« … Rogerie, capitaine de la Légion ; – il y arrive avec mission d’y faire la même œuvre d’ingénieur, de voyer, d’architecte, d’organisateur que Grandmaison à Lang-Son. L’importance de Na-Cham, c’est que c’est sur le Song-Ki-Long,  au point où, avant d’entrer en Chine, la rivière devient navigable. Le chemin de fer va donc y être amené, avec l’espoir du transit par eau. » (LT/p,131)

   Commentaire :

A l’occasion de ses commandements à Madagascar, que nous évoquerons plus loin, Lyautey eut l’occasion d’imiter les officiers qu’il avait admirés, et qui, au Tonkin, avaient créé les conditions d’une vie urbaine à l’européenne, Grandmaison à Lang-Son, Vallière à Tuyen-Quan.

Il fut en effet le véritable créateur de la ville nouvelle d’Ankazobé, au nord de Tananarive.

 Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus – Tonkin 1896: la visite du Maréchal Sou à Lang-Son

Gallieni et Lyautey, ces inconnus

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Annam, Tonkin 1896

7

La visite du maréchal Sou à Lang-Son (1)

Cette nouvelle évocation a l’intérêt de montrer l’importance que la France attachait alors à la continuation du chemin de fer de Lang-Son vers le Yunnan, dont on espérait faire le débouché économique de cette province.

Mais elle permet également d’illustrer le niveau de relations sociales étroites qui existaient alors entre le maréchal Sou et les autorités françaises, ainsi que le décorum très sophistiqué de l’Empire chinois.

            Le 5 avril 1896, le général Duchemin,  commandant en chef des troupes d’Indochine, était à Lang-Son pour y recevoir le maréchal Sou, gouverneur militaire de la province du Quang-Si 

« On y attendait en effet le maréchal Sou, auquel le gouvernement chinois avait donné l’autorisation de se rendre à Lang-Son pour s’y rencontrer avec le général Duchemin, avec lequel il a, depuis plus de trois ans, d’étroites relations amicales qui ont puissamment contribué à la pacification de la piraterie du Quang-Si, jadis si troublé. »

Le maréchal était en retard en raison du mauvais temps :

« Le colonel de Joux l’attendait au pont avec le commandant Lyautey et le capitaine A…. A leur vue, le maréchal Sou descendit de sa chaise à porteur et se rendit à pied à la résidence, en passant devant le front des troupes pendant que l’artillerie tirait les salves dues à son grade.

Le maréchal Sou était vêtu d’une robe jaune insigne de sa dignité à la Cour du Céleste Empire, entouré de ses porte-sabre, porte-hallebarde, porte-pipes, etc…escorté par une cinquantaine de réguliers précédés de leurs trompes de guerre ; le tout encadré de nos braves petits miliciens à cheval, dont les trompettes claires et joyeuses contrastaient agréablement avec les lugubres sons des instruments chinois. »

Les deux généraux entrèrent à la résidence, échangèrent des paroles et burent le thé…

« le colonel de Joux et M.Bons d’Anti conduisirent à la gare notre hôte, qui ne connaissait d’un chemin de fer que ce qu’il avait pu voir sur des images.

On fit manœuvrer une locomotive devant lui, on le fit monter dans un train et faire quelques kilomètres sur la ligne. Tout cela parut l’intéresser au plus haut point.

En revenant de la gare, le maréchal Sou eut une longue conversation avec le général en chef : puis vers cinq heures on se mit à table pour déjeuner et dîner en même temps.

Une vingtaine de couverts dans le grand hall de la résidence, une douzaine dans la salle voisine pour les officiers subalternes chinois et les interprètes. Menu fort soigné. Il y avait des huitres et un immense poisson de mer. Décidément, notre ville est une capitale.

Le repas a été fort gai, on a beaucoup mangé, beaucoup toasté, et après deux heures de ces divers exercices on s’est reposé un peu pendant qu’on transformait la salle de banquet en salle de bal.

A neuf heures, colons, fonctionnaires, officiers, invités par le Commandant du territoire, se pressaient et se faisaient présenter au maréchal Sou ; huit dames avaient été invitées, cinq purent seulement se rendre à l’appel aimable du colonel de Joux, mais il parait que ces cinq se sont multipliées et ont suffi à contenter tous les danseurs, assez enragés pourtant.

            Le clou de la soirée a été un pas de quatre dansé par la maréchal Sou avec Mme Bons d’Anti ; voilà qui n’est pas commun et qui ne s’est jamais vu qu’à Lang Son le 5 avril 1896. » (LTM/p, 346 –extrait d’un journal)

            Autre évocation de la même visite dans un autre journal (LTM/p,346) :

            « … Qu’on me permette d’en donner le détail complet, car vraiment il y avait quelque chose d’imposant dans ce groupement aux couleurs bizarres d’officiers, sous-officiers, de réguliers, de coolies, de drapeaux, de chevaux, de mules…etc…etc…

            Viennent vingt réguliers à la blouse rouge brodée de caractères en velours noir, porteurs de bannières jaunes à bandes noires, munis de guidons à six couleurs, sous les ordres d’un capitaine chinois qui précède la chaise du Maréchal.

Suivent vingt réguliers armés de fusils à tir rapide de divers modèles ; à gauche et à droite de l’officier, deux trompettes, mieux vaudrait dire deux hérauts dont les instruments rappellent les trompettes d’Aïda par leurs sons lugubres et presque continus ; elles annoncent aux populations le passage d’un grand chef….

            Un boy (un rengagé sûrement), armé d’un superbe riflard en sautoir, présente aux officiers attendant son général les cartes de visite de ce dernier. Ce sont de vastes rectangles en papier rouge portant verticalement trois caractères représentant les nom et prénoms du général Sû Yuan Tchouen (premier printemps). Précédant immédiatement la chaise, un Sal (parasol) rouge destiné à abriter le Maréchal une fois à pied, un hallebardier portant la hallebarde, don de l’empereur de Chine, un des insignes du commandement, un régulier qui porte son bâton, autre insigne de commandement, celui-ci porte sa canne, celui-là sa lorgnette, un autre sa montre, un quatrième son revolver, un cinquième sa pipe, que dis-je ses pipes… quatre chinois portent de superbes sabres de commandement, glaives précieux (packien), il y en a beaucoup qui ne portent que des parapluies, toujours en sautoir, il y en a aussi qui ne portent rien… pour le moment, car ils porteront le Maréchal ; il y en a enfin une dernière série qui portent tout sur leur visage… »

            Après sa visite à la résidence, et l’entrevue officielle terminée :

            « visite de la gare, où un train sous pression attend le maréchal Sou désireux de faire quelques kilomètres en chemin de fer. Ce numéro parait avoir tout particulièrement intéressé le Maréchal, la création prochaine d’une voie ferrée entre le Tonkin et la Chine en faisant une vraie actualité. Au retour, on dételle la machine ; il se fait expliquer le mécanisme, la possibilité de changer de voie, le maniement de l’aiguille qu’il manœuvre lui-même… Une grosse bascule attire son attention, on lui propose de se faire peser, et, comme on s’expliquait difficilement le peu de poids de cette sorte de colosse, comparativement à un officier « fort maigre » : « Je n’ai pas déjeuné, » dit-il…

            On quitte la gare sur ce bon mot, et on gagne l’hôtel du territoire, en traversant la Citadelle. Disons en passant que notre ami d’aujourd’hui fut un héros de la défense de Lang-Son ; un des officiers de son escorte nous montre les traces d’une profonde blessure reçue dans la Citadelle, de nombreux soldats curieux saluent le Maréchal, qui courtoisement leur rend leur salut…

            A 3 heures 30, un somptueux repas de 20 couverts :

Menu

Jambon d’York

Tête de veau vinaigrette

Poisson sauce aux cafres

Omelettes aux truffes

Gigot bretonne

Dindonneau farci

Salade

Bombe glacée

Dessert

Vins

Graves, Bordeaux, Bourgogne, Champagne

            La décoration de l’hôtel est merveilleuse, les couleurs chinoises se mêlent heureusement aux trois couleurs…

            Le clou ! Voilà le clou ! Successivement et à différents moments, l’hôte de Lang-Son a quitté un de ses nombreux vêtements, tous plus soyeux et plus riches, j’en ai compté quatre. Changement aussi de coiffure : au bonnet au diamant de très belle eau, don du protectorat, succède un autre bonnet à la perle grise du plus pur orient…extrême-orient….

            Selon la coutume chinoise on a fait parler les verres, car le maréchal, levant fréquemment sa coupe, désignait un des convives qui était tenu de vider la sienne quand l’honneur de la partager ne lui était pas dévolu.

            Ouf ! il est six heures ; on quitte la table et chacun de gagner un fauteuil dans les différents salons. Le Maréchal disparait avec ses officiers ; laissons-les savourer béatement les douceurs de l’opium, nous les retrouverons ce soir au bal…

            Il s’ouvre à 9 heures le bal, sous les brillants accords exécutés par un brillant capitaine… Les danses succèdent aux danses, beaucoup d’appelés, mais peu d’élus à danser, à cause du nombre très restreint de danseuses… Tout à coup une note bien imprévue vient égayer l’assistance ; vers minuit, le maréchal Sou, qu’avait sans doute laissé rêveur l’exécution très heureuse de plusieurs pas de quatre, se lève et, saisissant Mme Bons d’Anti, la femme de notre sympathique consul, l’entraîne pour se mêler crânement aux danseurs. Ne pas croire qu’il fut ridicule et très emprunté : car, très observateur, s’il manquait de cadence, il n’oubliait pas de fixer les yeux de sa danseuse et s’en tirait très honorablement par de gracieuses révérences.

A 2 heures on soupe et, avec non moins de gaieté, reprennent valses entrainantes, quadrilles américains, cela dure jusqu’à qu’à 4 heures du matin… » (LTM/p,351)

            Jean Pierre Renaud

(1)  Texte précédent sur le blog du 22 juin 2012 : 1894 – Gallieni chez le Maréchal Sou, en Chine