« Le colonialisme en question » Mes conclusions. Quelle valeur ajoutée?

« Le colonialisme en question »

« Théorie, connaissance, histoire »

Frederick Cooper

Mes conclusions

Quelle est la valeur ajoutée proposée aux chercheurs ?

S’agit-il du « best of » postcolonial studies?

            Incontestablement un travail important, qu’il est difficile de situer dans l’une ou l’autre des disciplines intellectuelles qui se sont intéressées au « colonialisme », l’histoire des idées ou l’histoire politique, la sociologie ou l’anthropologie…

Une historiographie abondante et puissante que l’auteur met à la disposition des chercheurs, mais dans quel but, et avec quelle valeur ajoutée ?

L’auteur leur conseille, au fil des pages, d’user de beaucoup de précautions, pour tenter de définir le colonialisme et son histoire, à partir de concepts clés tels que « Lumières », identité, globalisation, ou modernité.

Ses préférences le portent incontestablement vers les concepts dialectiques états – empires ou états – nations, mais il est possible de se poser la question de leur pertinence historique en faisant l’impasse du contexte, précisément celui de « l’ancrage temporel » qu’il recommande aux chercheurs de ne pas oublier.

Remarquons au passage que certaines descriptions frôlent l’à peu près idéologique, mais la démonstration méthodologique qu’il propose dans le cas de l’AOF, après la seconde guerre mondialeavec le rôle majeur des grèves des « évolués » n’est pas vraiment « concluante » , comme nous l’avons dit.

Aucune référence marxiste dans ces mouvements ? Seulement une revendication d’égalité sociale et citoyenne avec les citoyens français ? Avec le succès paradoxal d’un colonialisme à bout de souffle ? Hors d’un contexte colonial connu des historiens, des géographes, et des africanistes ?

Une compilation savante de tous les travaux qui se sont penchés sur ce type d’histoire, utile sans doute, mais qui laisse le lecteur sur sa faim, car les réflexions les plus stimulantes en sont restées au stade des promesses : quid, et concrètement, des fameuses connexions et interconnexions, des réseaux, des trajectoires, des limitations ?

Quid de la description précise des trajectoires, des connexions, des réseaux et de leurs effets ? Au stade des idées générales, pas trop de problèmes ! Mais au stade des chemins suivis et des résultats, des chiffres, des évaluations, ce livre ne propose pas de réponse pertinente.

Evoquer l’importance des relations transsahariennes ou transocéaniques, sans proposer aucune évaluation comparative et chronologique créée une frustration intellectuelle, pour ne pas dire historique, évidente.

Et en ce qui concerne le fonctionnement des « limitations », le cas de l’AOF après 1945 ? Et il y avait tellement de « fissures », et dès la conquête !

Et quant au fonctionnement concret du colonialisme, sur le terrain, et pour avoir lu beaucoup de récits coloniaux, il ne rentrait pas dans le système intellectuel et abstrait qui est décrit, c’était le plus souvent, beaucoup plus simple, je dirais presque élémentaire.

A propos du chapitre 7, nous avons proposé des concepts d’analyses stratégiques qui paraissaient mieux décrire ce fonctionnement historique.

Dès l’origine, le processus de la décolonisation était inscrit dans la « situation coloniale », sur le terrain, chez un certain nombre d’officiers et d’administrateurs, et à Paris.

Au sein même de la Chambre des députés, à Paris et non dans l’empire, les « fissures » dont parle l’auteur existaient déjà, de « grosses fissures », et dans l’attitude réservée des Français à l’égard des conquêtes coloniales.

Dans son discours à la Chambre des députés du 31 juillet 1885, après les affaires de Lang Son et du Tonkin, Clemenceau déclarait, en contestant les ambitions coloniales de Jules Ferry et ses justifications :

« Races supérieures ? Races inférieures, c’est bientôt dit… Race inférieure, les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps. Avec cette grande religion bouddhiste qui a quitté l’Inde pour la Chine, avec cette grande effervescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois ! Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui parait avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites. Inférieur Confucius !… » 

   Il n’est pas inutile de rappeler que des historiens aussi sérieux que Brunschwig et Ageron ont conclu l’un et l’autre, dans leurs analyses de périodes historiques différentes, à une certaine indifférence, pour ne pas dire plus, de l’opinion publique à l’égard des colonies.

Après la fameuse grande exposition coloniale de 1931, dont certains chercheurs font le « must » du colonialisme, le maréchal Lyautey, son responsable, et grand  « colonialiste » s’il en fut, reconnaissait qu’elle n’avait pas beaucoup changé le sentiment de l’opinion publique.

C’est un des raisons pour lesquelles, après avoir beaucoup fréquenté notre histoire coloniale, je fais partie de ceux qui considèrent que la France a toujours été beaucoup plus attirée par l’exotisme ou le verbalisme des « Lumières » que par le colonialisme, « frère jumeau » ou non.

Et je serais tenté de dire que les Français manifestent une belle continuité à cet égard si l’on en croit leur intérêt pour les émissions télévisées consacrées au voyage, au dépaysement, à l’exotisme, en dehors de tout « inconscient collectif » cher à Mme Coquery-Vidrovitch.

Je proposerais donc en conclusion de revenir au contenu de la phrase de Sun Tsu que j’ai citée dans mon introduction :

« Le fin du fin, lorsqu’on dispose ses troupes, était de ne pas présenter une forme susceptible d’être définie clairement… »

Mais il s’agissait dans le cas d’espèce de gagner une bataille, bien sûr, et dans le cas de ce livre, de convaincre le lecteur, j’imagine, pour qu’il partage son analyse, après l’avoir impressionné par le jeu des drapeaux et des étendards (identité, globalisation, modernité, empires), et aussi le « bruit des tambours » (un zeste d’idéologie), de la trouver pertinente, et donc de lui proposer enfin « une forme… définie clairement », celle, j’imagine, qu’aurait été l’AOF, après 1945, avec la montée des revendications syndicales.

Je crains fort que cette bataille n’ait pas été gagnée, bien que certains chercheurs, mais pas tous, aient été séduits par ces nouveautés venues de l’Ouest, ces modes intellectuelles qui font flotter drapeaux, bannières, et étendards, dans le sens du vent.

Jean Pierre Renaud, le 2 décembre 2010

Avec mes remerciements à mon vieil ami d’études, M.A. qui m’a donné, en tout cas, je l’espère, et grâce à ses conseils, la possibilité de ne pas trop oublier l’« ancrage temporel » et contextuel indispensable à toute réflexion historique.

« Le colonialisme en question » de Frederick Cooper (première partie), lecture 2

« Le colonialisme en question »

Frederick Cooper

« Première Partie »

«  Etudes coloniales et interdisciplinaires (page 9 à 81) »

Lecture 2

Le discours

L’auteur brosse un tableau général de l’évolution conceptuelle et historique des études coloniales (ou postcoloniales ?) mondiales et en analyse les tendances et les défauts, en négligeant quasiment, comme déjà indiqué,  l’historiographie française, alors que les analyses portent principalement sur les empires coloniaux  de l’époque moderne.

Dans ce tableau, l’auteur relève : «Pourtant, une part significative de ces travaux a isolé les études coloniales de l’histoire, dont l’importance vient juste d’être affirmée, et traite le colonialisme de manière abstraite, générique, comme une chose à juxtaposer à une vision pareillement plate de la « modernité » européenne. ».

Et plus loin : « Refuser de considérer le « colonial » comme une dimension nettement délimitée, dissociable, de l’histoire européenne constitue un défi important pour l’analyse historique. » (page 10)

Plus loin encore, il relève que les travaux de chercheurs non européens ont facilité la discussion sur « la centralité de l’expérience coloniale dans l’histoire mondiale. » (page 51)

« La critique des Lumières et de la modernité est devenue l’une des activités favorites des études coloniales et postcoloniales ; » (page 13)

Les concepts d’analyse les plus fréquentés du colonialisme portent d’abord sur l’identité, la modernité, et la globalisation, et les analyses interdisciplinaires ont ouvert d’autres horizons :

« Or, si elles ont fait connaître à un large public transcontinental la place du colonialisme dans l’histoire mondiale, la majorité de ces études attribuent cependant à un colonialisme générique – situé quelque part entre 1492 et les années 1970 – le rôle décisif dans la construction du moment postcolonial, dans lequel on peut condamner des distinctions et une exploitation injustes et célébrer la prolifération des hybridations culturelles et la rupture des frontières culturelles. » (page 22)

Questions :

1492 – 1970, ce spectre chronologique n’est-il pas à la fois trop vaste et trop vague ?

Pour le lecteur, précisons que le terme les Lumières vise le siècle du même nom et l’Occident, avec l’énonciation de valeurs telles que la liberté et les droits naturels, mais l’historien anglais Headricks, dans son livre « The tools of Empire » a développé, en ce qui concerne l’impérialisme colonial des deux derniers siècles, une analyse qui parait plus convaincante, celle d’une supériorité occidentale assurée par les grandes découvertes technologiques du XIXème siècle.

Quant à la prolifération des « hybridations culturelles » et à l’affirmation d’après laquelle, le postcolonial correspondrait à « la rupture des frontières culturelles », le propos parait trop flou : l’histoire mondiale a été le fruit permanent d’une hybridation culturelle, sans d’ailleurs que les frontières culturelles aient le plus souvent disparu.

L’auteur soulève la question de la distinction qu’il conviendrait de faire ou de ne pas faire entre les empires coloniaux et les autres empires :

«  Les efforts des nouveaux empires se heurtèrent aux mêmes problèmes que ceux rencontrés par les anciens : la dispersion géographique, les chaînes de commandement étendues, le recours indispensable aux circuits économiques régionaux et aux systèmes locaux d’autorité et de patronage. » (page 36)

Et « Comment peut-on distinguer clairement les empires coloniaux des autres types d’empires ? ». (page 41)

Pour un esprit habitué à délimiter un objet de recherche, à le situer dans son contexte interdisciplinaire, et naturellement chronologique, ce discours flottant peut surprendre. Alors s’agit-il du colonialisme ou des empires ? Ou le colonialisme est-il un concept qui contient celui d’empire ? Et que dire de l’ambiguïté que recèle le mot même de colonialisme, selon le sens qu’on lui attribue !

            L’auteur intitule un de ses paragraphes « La fin des empires et la marginalisation des études coloniales » (page 52), et ce discours est tenu par un certain nombre de chercheurs français, lesquels feignent d’ignorer, dans le cas de la France, la place effectivement marginale que l’empire a occupée dans l’économie et l’opinion publique françaises, sauf au cours des deux guerres mondiales, après 1945, avec la guerre d’Algérie, et à l’époque postcoloniale avec l’immigration africaine. Donc, rien de surprenant à ce que ce créneau de recherche historique n’ait pas obligatoirement attiré nos chercheurs ! J’ajouterais même qu’il aurait été par ailleurs, et aux yeux d’excellents esprits, un des domaines de recherche de prédilection des chercheurs à culture marxiste.

Dans la conclusion de cette première partie, l’auteur écrit :

 «  L’histoire coloniale à l’époque de la décolonisation a souffert d’une double occultation des années 1950 aux années 1970, l’idée de modernisation a occulté le colonial. Dans les années 1980 à 1990, l’idée de modernité a occulté l’histoire. La spécificité du projet formulé par Balandier en 1951 a pendant un temps disparu derrière les espoirs de construction d’un avenir nouveau. » (page76)

Et plus loin : « Aujourd’hui, une fois que le colonialisme est identifié au jumeau malfaisant de la rationalité héritée des Lumières, on ne voit plus très bien ce que l’on doit faire ensuite. » (page77)

Jumeau malfaisant ? Ne s’agit-il pas d’un jugement moral ? Sommes-nous encore dans l’histoire coloniale ou postcoloniale ?

Ce chapitre d’introduction aborde la relation entre l’histoire et le colonial ou le postcolonial, dimension historique ou non, et c’est une des questions, mais son contenu laisse un peu sur la faim.

A ma décharge, n’étant ni chercheur universitaire, ni historien professionnel, je vous avouerai que le cheminement intellectuel de l’auteur, désarçonne plus qu’il ne convainc.

Si le colonial est partout, s’il a baigné tous les siècles de l’histoire européenne du quinzième au vingtième siècle, s’il s’agit de la domination des Lumières, alors il est à la fois un accessoire et un principal, mais je ne sache pas que l’histoire coloniale française n’ait pu être autre chose qu’un domaine mineur, sans qu’elle ait, à ma connaissance, négligé le contexte historique mondial.

En tout cas, et pour un chercheur « postcolonial », ce premier chapitre constitue un excellent répertoire, au plan international, des études les plus récentes sur ces vastes sujets. Les sujets qui peuvent « interpeller », ou « fâcher », c’est selon, seront abordés dans les chapitres suivants que nous tenterons d’analyser et de commenter au cours des prochaines semaines.

Alors le Colonial ou le Postcolonial ? Everywhere or anywhere ?

Jean Pierre Renaud