Un nouveau type de guerre, Bodard, suite

    Lucien Bodard propose alors dans les pages suivantes une description apocalyptique de cette Indochine de l’année 1948, sous l’intitulé «  La coalition de la piastre » dont les caractéristiques  éclairaient déjà la suite de cette guerre lointaine, et le désastre.

           « Cette Pacification où s’acharnent les Français, comme elle va lentement ! … C’est aussi un grouillement de haines et d’arrière-pensées. Cela reste à peu près solide à cause de la piastre, ce dénominateur commun permettant à chacun de satisfaire ses intérêts. Mais rien ne bouge, ne progresse vraiment dans ce statu quo du profit permanent

      Cela commence par le Corps expéditionnaire. L’Indochine est désormais un fief militaire complet, la propriété d’une armée professionnelle l… La Guerre d’Indochine, c’est une situation permanente. Combien de ses combattants sont volontaires pour revenir faire un deuxième et même un  troisième séjour. Pour ceux d’entre eux qui ne sont pas tués, l’Indochine est favorable à l’avancement, aux palmes et aux citations, aux économies aussi. C’est la pluie des récompenses…. Mais la guerre d’Indochine, c’est encore plus un idéal – celui du militarisme-. Pour être digne de la grande tradition de l’Armée française, le Corps expéditionnaire ne déroge pas, il se refuse aux nouveautés, aux concessions. Dédaignant de s’adapter aux Viets, à leurs étranges tactiques, il applique les leçons apprises à Saint Cyr et à l’Ecole de Guerre. Il vaut mieux se faire tuer que d’accorder trop d’importance à l’ennemi. Le Viet n’est toujours considéré que comme gibier – une proie suffisamment dangereuse, il est vrai pour que la guerre soit un « sport » vraiment noble. Quoi de plus beau, pour un officier que de s’avancer dans la rizière en tête de ses hommes, avec son uniforme, ses insignes, son stick et son calot ? Froid et impassible, il donne des ordres avec des lèvres minces, tout en étant la cible qui se désigne, qui s’offre aux « salopards « cachés.

      C’est la croisade de l’aristocratie : elle est faite du côté des Français, sans conscrits et sans peuple. Il s’agit d’instaurer la vraie « civilisation » guerrière. Certaines choses sont importantes, d’autres pas. Se faire battre est secondaire, si c’est avec « branche ». C’est réglé par toute une exégèse de l’honneur, d’une subtilité surprenante dans un milieu aussi sommaire. Ce qui compte avant tout, c’est le ton, l’allure, le style… (p116,117)

Commentaire : le propos est sans doute par trop caricatural, mais  sans doute sensé pour l’essentiel, un commandement dans l’impossibilité de trouver une réponse stratégique, d’inventer une doctrine contre-insurrectionnelle capable d’entraîner un peuple dont il avait beaucoup de mal à comprendre la culture, plus une touche de tradition militaire tout à fait incongrue, plus la corruption de la piastre qui pourrissait tout.

      Il ne faudrait tout de même pas oublier que tous les officiers ne restèrent pas enfermés dans la tour d’ivoire des stratégies inadéquates  et beaucoup d’entre aux y perdirent la vie, sans brandir leur stick.

     En tout cas, beaucoup des officiers survivants que nous retrouverons pendant la guerre d’Algérie avaient fort bien compris les enjeux et le type de stratégie contre-insurrectionnelle qu’il convenait de mettre en œuvre, sans réussir toutefois à entrainer le peuple algérien vers un autre destin que celui d’Evian.

    « … Dans cette incohérence se crée peu à peu le type du « seigneur ». C’est celui du condottière. Tout lui est possible. Il vit au champagne sans connaître le mal de tête ; il fait la guerre ou la noce jusqu’à six heures du matin et se réveille frais comme l’œil à sept heures ; il comprend Einstein et abat au fusil son homme à cinq cents mètres. C‘est avec la même désinvolture qu’il torture les Viets ou leur pardonne. Sa force physique est incroyable. Il est généreux et impitoyable. Il est beau, il séduit, il comprend tout. C’est à la fois une brute, un surhomme et même un saint.

    Certains officiers poussent très loin cet idéal de virilité. Ils n’admettent pas le danger. Il faut le braver, le défier, prendre tous les risques…

    « Etre un seigneur », c’est une éthique d’hommes de quarante ans. La vraie guerre, c’est surtout celle des sergents, des sous-lieutenants, des lieutenants qui ne posent pas de questions, qui ne font pas encore de philosophie. Mais chacun d’eux est dans son fiel un vrai roi. Il a le pouvoir de vie et de mort, sans personne pour lui demander compte. C’est grisant. Certains de ces petits gradés deviennent des asiatiques, arrivent à comprendre la guerre des Jaunes. Mais ce n’est pas tellement bien vu.

     A côté des militaires qui se battent, nombreux sont ceux qui ne combattent pas. Car l’Armée, s’est aussi constituée en une administration proliférante, juste bonne à s’administrer elle-même. Les villes sont remplies d’états-majors et de services où généraux et colonels pullulent par dizaines. C’est extraordinaire à quel point une armée stagnante arrive à multiplier et à développer ses organismes, à descendre dans le byzantinisme… »

« On ne peut pas tuer la guérilla » (chapitre 2) (p,159)

Pour avoir beaucoup fréquenté les analyses théoriques et concrètes de ce type de guerre, je ne partage pas le jugement de Lucien Bodard, lequel n’a d’ailleurs pas été confirmé en Asie, en Malaisie ou en Birmanie.

            Ceci dit, ces pages ont le mérite de décrire ce que fut le processus de la guerre révolutionnaire du Vietminh et le rôle majeur de la guérilla qu’il mena contre le Corps expéditionnaire entre 1945 et 1954.

            « Les guérillas d’Indochine durèrent huit années. Elles seront sans batailles, sans fronts, sans objectifs décisifs, sans tout ce qui constitue b normalement la guerre. Ce sera la trame de fond de l’Indochine jusqu’à Dien Bien Phu. Mais à mesure que passe le temps, l’on en parlera moins, on les oubliera presque ; les guérillas seront supplantées dans les journaux par la guerre.

C’est à partir de 1950, quand les divisions régulières de Giap surgies de leur « quadrilatère », auront crevé la RC4, quand elles déferleront vers Hanoi, vers le delta tonkinois, vers le sud, il y aura aussi la vraie guerre. Celles-ci aura des fronts, des batailles, des offensives, une logistique, une stratégie, tout un « Kriegspiel » adapté à la jungle et à la rizière. Ce  sera Vin Yen, le Day, la Rivière Noire, Nasan, Luang Prabang et Dien Bien Phu.

            Mais cette guerre ne fera que surajouter aux guérillas qui continueront, toujours partout. Les Français devront, jusqu’au bout, consacrer plus des quatre cinquièmes de leurs effectifs à tenir le pays contre elles… Ce que je veux montrer maintenant, par des récits vécus, c’est qu’une guérilla est impérissable tant qu’elle est au milieu du peuple comme un poisson dans l’eau. Je vais dépeindre la « guerre révolutionnaire ».       

            Petit commentaire : la formule du poisson dans l’eau est tirée de l’analyse de guerre révolutionnaire proposée par Mao Tsé Toung.

« L’éducation de la cruauté »

            « La guérilla,  ce n’est pas seulement un art de se battre. C’est d’abord la logique de l’impitoyable. C’est une « mathématique de la « persuasion », où l’on mêle dans des doses calculées, le lavage de cerveau et l’atrocité. Il s’agit d’arriver par le raisonnement dialectique aux « solutions correctes » permettant de dominer intégralement les êtres, d’en faire des outils parfaits de la Cause. C’est la déshumanisation totale. Tous les sentiments de la société civilisée disparaissent. Il n’y a plus d’individus. Le but, c’est fédérer le Peuple, la masse politisée qui est le support de la guérilla, la masse que l’on entraine vers un destin qui lui est supérieur, auquel on le sacrifie.

            Cette technique est à base de cruauté froide – une cruauté qui est désormais la vie courante de l’Indochine entière. On ne peut y échapper, elle est dans l’air, elle contamine même les Français. Pour leur contre-guérilla, ils en deviennent les adeptes, ils en appliquent les règles. Ils disent que c’est une nécessité, et c’est en parti vrai. Mais il y a aussi en elle une jouissance contagieuse, ce fameux sadisme de l’Asie. C’est finalement une maladie de l’esprit qui atteint même les êtres les plus normaux.

            C’est à Hoc Mon que j’ai vécu la routine de la guérilla. Elle est affreuse, et pourtant, elle parait naturelle à tout le monde. J’ai connu un couple de Français moyens qui se sont accoutumés à ces horreurs, en ont pris l’habitude, le goût, tout en restant par ailleurs de « braves gens de chez nous ». A leur éducation ancienne s’est surajoutée l’éducation orientale de la cruauté. » (p,160) (1) En Cochinchine)

L’auteur examine le cas concret de ce couple, puis celui de Mme Thibé, chef du chidoi vietminh 12 de la Plaine des Joncs, en citant une série d’actes qui témoignaient de la cruauté avec laquelle les adversaires rivalisaient dans la drogue de la cruauté.

            « Au Chidoi 12, la matière humaine est à bon marché. Comme punition rien que la mort – que ce soit pour la tiédeur politique, le vol d’un poulet ou un relâchement dans la hiérarchie » (p,164)

            « Pour le chidpi 12, la vie humaine ne compte donc guère, celle des soldats pas plus que celle des nhaqués. Le gaspillage calculé des existences est même un élément essentiel de la politique et de la guerre rouges. Bien au-dessus des hommes aux prises, l’enjeu essentiel, ce sont les armes. Les Viets se les procurent par l’emmêlement complexe de la contrebande, de la corruption et du meurtre.

      L’arme est tellement précieuse que l’homme qu’il y a trois hommes par arme – un qui ‘en sert, deux qui sont en réserve derrière lui…La circulation est presqu’à sens unique, de chez les Français vers les Viets… »(p,165)

      Des comités d’assassinat dans de nombreux villages, le double jeu, la construction de tours en vue d’assurer la sécurité des routes, leur solitude la nuit, leur prise d’assaut par traitrise, le recrutement de partisans qui font la guerre aux Viets, la découpe des vivants, l’engrenage de la torture la cruauté dans les deux camps, car comme l’indique un de ses acteurs : « Je suis condamné à me salir les mains. Pour lutter contre les viets, il faut employer leurs procédés. » (p176)

Commentaire :  à lire ces pages et la plupart de celles qui suivent au fur et à mesure des années jusqu’à Dien Bien Phu, et en me rappelant les conditions militaires de la guerre d’Algérie que j’ai connues, en tentant une comparaison, j’ai souvent envie de dire que notre guerre était une guerre d’enfants de chœur, une fois de Gaulle revenu au pouvoir, sans vouloir minimiser les excès militaires commis sur un certain nombre de théâtres d’opérations et à  certaines périodes, en oubliant jamais qu’en Algérie comme en Indochine, la guerre fut le plus souvent une guerre des lieutenants et des capitaines laissés le plus souvent à eux-mêmes.

       En Algérie, l’armée n’a jamais été,  sauf exception, dans un engrenage de cruauté, la mécanique de la guerre totale, la cruauté totale, tel que celui décrit dans le conflit avec le Vietminh, mais il était inévitable que les hommes  qui avaient connu cette sorte d’enfer en sortent plus ou moins contaminés. (« La technique de la torture, »( p,189 et suivantes)

      « La route de Camau »… cette pointe de Camau qui s’enfonce dans la mer bleue comme un dent pourrie… C’est la RC 16.  Tout de son long, de Saigon à Camau, les Viets attaquent  les Français. Ils les repoussent, les contre-attaquent. Il n’y a pas d’artère stratégique plus vitale que cette route, la seule liaison avec l’estuaire du Mékong et les étendues de l’Ouest lointain ; c’est aussi le chemin du riz, le ruban même de la civilisation. A tout prix les Viets veulent la détruire, et les Français la sauver.

    Les chidoi de Nguyen Binh sont cachés aux alentours, dans la nature. On ne les voit pas. Mais le Corps expéditionnaire s’est entassé sur la chaussée même, lui faisant un fourreau avec ses postes, ses tours, ses bataillons. Nulle part, je ne peux mieux l’examiner que là. Car mon but, c’est de le découvrir dans sa réalité profonde, savoir ce qu’il est vraiment.

     Je vais vivre avec lui pendant des semaines, allant d’un colonel à l’autre, d’une troupe à l’autre. Et c’est ainsi que je m’apercevrai qu’il n’y a pas un Corps expéditionnaire, mais mille.

     Sous l’uniformité de l’appareil militaire, c’est la diversité absolue, l’hétéroclisme. On ne trouve pas d’autorité et de direction centrales. Tout est laissé aux unités et aux hommes, à ce qu’ils sont, à leurs réactions. Chacun fait ce qu’il veut, à condition d’obéir à un certain code de chevalerie, comme  dans l’armée de Jean Le Bon.

     Je reproduis les notes que j’ai prises. Il est difficile d’en tirer des conclusions, tellement tout y est contradictoire. Mon journal avec le Corps expéditionnaire, c’est une sorte de tragi-comédie où l’on va sans cesse d’un extrême à l’autre, des combles de la bouffonnerie et de la brutalité jusqu’aux qualités les plus pures de l’abnégation et de l’héroïsme. Parfois même, tout cela est mêlé inextricablement, en même temps… » (p,194)

       Bodard va alors au contact  des hommes et des postes du Corps expéditionnaire qui longent la RC 16 à l’intérieur de la pointe de Camau et raconte le vécu de guerre des soldats, des officiers, et de ses habitants, avec son lot quotidien d’horreurs et de massacres, et quelquefois d’actes d’héroïsme, dans une sale guerre telle qu’en portent témoignage les propos recueillis par l’auteur, un vrai film.

      Il nous fait vivre le siège de Camau, au cœur d’une « immensité laissée aux fièvres et au Vietminh, « rien n’est plus menaçant que le silence de la jungle. » (p,213,215)

  « Déjà la vraie guerre rouge » (p,253)

      Le calvaire de la RC4, une route vertigineuse, couverte de jungle, qui longe la frontière de Chine dont chaque virage est propice aux embuscades !

     La route de Langson à Caobang de 140 kilomètres, les cols, l’ouverture de la route, les embuscades, Bodard rencontre un sergent qui en est déjà à ses six grosses embuscades, la litanie des embuscades, les morts, les Légionnaires allemands, la soulerie généralisée après y avoir une nouvelle fois échappé, leur chant « J’avais un camarade »… « La mort est notre métier » (p,263)

      Les officiers décrivent la préparation très sophistiquée que font les Viets avant d’attaquer un poste, tel celui de Phu Tug Hoa, avec la reconstitution du poste grandeur nature.

       Bodard rencontre le colonel Simon qui commande à Cao Bang « une cité de la prospérité, du plaisir et de la mort », une cité qui « bat au rythme des convois », la présence surprenante de Mme A, épouse de l’administrateur, et de Mme la Colonelle, les quatre bordels, le cinéma…

     L’auteur rappelle le lourd passé de Langson et sa position stratégique, comme porte de la Chine, le massacre des 1 200 soldats de sa garnison française en 1945 : le colonel et l’administrateur y furent décapités à la hache.

Commentaire : vous noterez les noms des deux colonels Simon, à Cao bang, et Vicaire à Langson, des noms que nous retrouverons plus loin dans la longue liste des acteurs de la guerre d’Algérie, une liste d’officiers qui permet de comprendre beaucoup mieux que toute autre source ce que fut l’héritage de la guerre d’Indochine dans leur paquetage.

« La sale guerre » (p,276)

      Lucien Bodard propose dans les pages qui suivent une description apocalyptique, en tout cas à mes yeux, avec beaucoup d’effets de plume, des états d’âme des officiers servant en Indochine qui mériterait, si cela n’a jamais été fait, d’être validée par des historiens militaires.

    Elle a au moins le mérite d’aborder sur le fond une des problématiques de cette guerre subversive, à savoir l’éthique dont il est possible de faire preuve, quelles que soient les circonstances, en particulier lorsque l’adversaire n’a aucun respect de la vie humaine, comme  ce fut souvent le cas en Indochine. Peut-être conviendrait-il d’ailleurs d’introduire à ce sujet une réflexion sur l’arrière-plan culturel, entre Asie et Occident, quant aux mœurs et pratiques de guerre et pratiques comparées.

     Puis-je noter qu’au cours des guerres de conquêtes coloniales, le même type de question s’est posée en Afrique, en Asie, ou dans le Pacifique sur les décapitations, qu’il s’agisse du delta du Tonkin, du fleuve Niger, ou de la Nouvelle Calédonie ?

        «  J’ai vu toutes les formes de la guérilla et de la contre-guérilla. Et que de fois, j’aurais voulu demander à un officier français, d’homme à homme :       «  Vous sentez-vous le droit de faire ce que vous faites ? Pouvez-vous défendre la Civilisation en vous laissant entraîner à tout ce qui qui lui est le plus contraire – à l’esprit même de la violence, au calcul atroce, à la torture ? Et même si vous pensez  que les moyens sont bons contre le Mal, même si vous êtes prêt à vous dégrader moralement, êtes-vous sûr que vous ne faites pas finalement le jeu du Vietminh, vous condamnant d’autant plus inexorablement à la défaite ? » 

   Mais pendant des mois, pendant une année, je n’ai pas trouvé un interlocuteur. Les officiers ne parlent jamais de leurs vrais problèmes, ils ne daignent pas s’expliquer, se justifier. Ils sont indéchiffrables, comme imperméables. Il m’a semblé parfois qu’ils n’avaient pas de pensée, pas de sensibilité humaine, qu’ils étaient détachés, de tout pour mieux se réfugier dans l’idéal du guerrier, dans une chevalerie de l’atroce…

     L’on rencontre quand même, au milieu de la masse des galonnés, quelques officiers intelligents, qui, dans leur for intérieur, se doutent que « quelque chose ne va pas en Indochine ». Ils ont même des idées à eux, mais ils les cachent soigneusement, pour ne pas être brisés. Le Commandement tolère fort bien la nullité, les excentricités et même les vices, car ils ne portent pas atteinte à « l’esprit militaire ». Il  est impitoyable pour l’intelligence et l’indépendance personnelle. Le bon officier croit ferme aux théories du Commandant en Chef ; car celui-ci en a toujours de très au point et de très optimiste… La consigne, c’est «  Pas d’histoire »… C’est une immense conspiration du silence. Et si elle est aussi parfaite, totale et sans faille, ce n’est pas seulement à cause du Commandement. C’est parce que chaque combattant du Corps expéditionnaire a, quelque part dans l’âme comme une zone d’ombre. Chaque soldat a son secret. C’est qu’il lui faut faire des choses innommables – et qu’il les a faites. Ce serait intolérable s’il ne maintenait ces choses loin de lui et de sa conscience, loin aussi de la connaissance des autres hommes. Avant tout, il ne faut pas leur donner un nom, une consistance, les répertorier. Ces horreurs appartiennent à un monde impersonnel et inéluctable.

     Cependant, comment autant de militaires français peuvent-ils supporter aussi impassiblement ce mensonge ? Car presque tous dont d’honnêtes gens. Il y a des Résistants de France, des hommes des maquis d’Auvergne ou des Alpes, d’anciens communistes –mais ils combattent sans remords les guérilleros, les résistants d’Indochine. Il y a des catholiques que l’on voit prier dans les églises dans les attitudes de ferveur intense – mais leur piété est celle d’hommes de guerre donnant à Dieu leur épée. Il y a des aumôniers aussi, habillés en officiers et portant au cou la crois du Christ supplicié – mais ils bénissent les bataillons de choc. Il y enfin beaucoup de bons pères de famille galonnés, des petits bourgeois de l’Armée, mais ils mangent tranquillement au mess. » (p, 276,277)

      Atrocités françaises contre atrocités vietminh ! Un système de torture généralisé ! Etait-il possible d’échapper à cette mécanique de la violence et de la mort ?

Commentaire : les extraits de texte ci-dessus mériteraient de trop nombreux commentaires pour les exprimer ici, et je me contenterai de l’essentiel.

   1 – Lucien Bodard, même s’il a pris beaucoup de risques physiques et moraux pour couvrir cette « sale guerre », n’a jamais pris les armes, et combattu les armes à la main un adversaire également armé, ni avoir non plus baigné pendant des jours et des mois dans une atmosphère permanente d’insécurité et d’isolement, qui était celle de la plupart des  postes d’Indochine, pour ne pas évoquer la sauvagerie de beaucoup de combats entre le Corps expéditionnaire et le Vietminh.

      2 – Curieusement, l’analyse de Bodard semble avoir oublié le contexte de culture chinoise qu’il a bien connu dans son enfance, celui d’une rudesse et de violence de mœurs, pour ne pas dire plus, qui fut aussi la nôtre dans un lointain passé.

     Elle parait avoir oublié aussi le contexte international de la guerre froide qui s’était déclarée avant qu’il ne rejoigne l’Indochine.

    3 – La guerre d’Algérie, excepté ses nombreux épisodes de guerre très chaude, n’a jamais connu la ou les violences de la guerre d’Indochine, et la torture, sans la minimiser, ni l’excuser, n’a jamais eu non plus l’ampleur de celle d’Indochine, laquelle avait évidemment laissé des traces profondes dans une partie du Corps expéditionnaire que la Quatrième République fit basculer dans ce nouveau conflit colonial.

    4 – Enfin, et en ma qualité d’ancien officier de la guerre d’Algérie et en compagnie de  beaucoup de mes camarades, je me suis évidemment, et dès le départ posé la question de la pratique de la torture en cas d’urgence absolue : une ou plusieurs bombes vont exploser dans une cité et l’Armée a mis la main sur un homme de main du FLN qui sait… Que fait-on ?

    Le cas s’est évidemment posé à maintes reprises dans les grandes villes d’Algérie.

    Lucien Bodard rencontre enfin un officier qui rompt le silence généralisé sur ces sujets :

       « Cet entretien, je peux aujourd’hui le raconter. Il  s’est déroulé dans des circonstances étranges, quelque part en Indochine sur un sampan, après un raid contre un comité d’assassinat où je participais comme invité…

     Nous rentrons. La nuit est tombée… à l’intérieur d’une embarcation recouverte d’un toit en joncs tressés… C’est sombre et grouillant. Dans cet espace minuscule, une vingtaine d’hommes en noir somnolent.

     Ce sont les partisans d’un commando français d’anciens vietminh… Le raid, c’est déjà pour moi comme un songe… Alors commence sur un sentier au bord de l’eau, une marche irréelle, hallucinante, une course en file indienne. Je me sens seul dans la nature hostile ; je ne vois personne, tellement les costumes noirs des hommes se confondent avec les ténèbres…. Cela a duré deux heures, avec des dizaines de ponts de singe plus acrobatiques les uns que les autres… deux kilomètres encore, et enfin nous distinguons au loin des lueurs clignotantes. Sans m’en apercevoir, je me suis assimilé à cette chasse à l’homme, à cette « murder party »… Nous sortons des ténèbres. Nous passons en courant devant les paillotes alignées au bord du rach… nous nous précipitons plus loin, vers la grand-place du hameau, vers la « maison du peuple » où doit siéger le comité d’assassinat… Nous n’avons rien trouvé… Et violant toutes les conventions, je demande à l’officier :

  • Avez-vous déjà torturé ?
  • Il me répond calmement :
  • J’ai fait torturer
  • Souvent ?
  • Sa voix reste impassible.
  • Quand c’est nécessaire. – Et, quand ce l’est-il ?
  • C’est moi qui décide…

      « Moi, officier français, je suis arrivé à la conclusion que la torture, c’est, dans la guerre d’Indochine, la méthode la plus humaine et la plus économique – je veux dire celle qui économise le plus de vies. C’est à la condition de savoir la pratiquer.

     « J’ai beaucoup changé. J’ai été un Résistant en France. Quand je suis arrivé en Asie, ce que j’ai vu m’a révolté. Je me suis dit : « Nous faisons come les Boches. Nous appliquons les mêmes procédés de l’Occupation, de l’Ordre, de la Collaboration, de la Répression. Moi aussi, je suis un assassin. «  J’ai pensé à démissionner, mais j’ai manqué de courage, craignant de flétrir l’Armée de France… Très vite, l’on s’aperçoit que la comparaison avec les Allemands est trop simple. Nous, les Français, étions revenus en Indochine pour faire une guerre de reconquête coloniale. Mais très rapidement, presque malgré nous, en tout cas malgré nos arrière-pensées, nos erreurs monstrueuses, notre incompréhension fondamentale, nous sommes devenus la seule force qui empêche les Vietnamiens de tomber dans le monde kafkaïen du communisme asiatique…

     Nous avons affaire à des Vietminh pour qui tout est simple et clair. C’est la « guerre populaire », c’est-à-dire la torture populaire. Le système est d’une logique absolue. Le peuple doit être « organisé ». L’individu soit être converti au Bien. Et le procédé de cette conversion, c’est la torture morale et physique étendue à l’ensemble du peuple et à chaque individu. C’est la surveillance de la pensée et l’emploi des remèdes de la psychologie collective pour améliorer cette pensée, l’arracher au mal. Les médications vont, par toute une gamme progressive, des « douceurs » de l’autocritique jusqu’à l’excommunication – la mise à mort dans les supplices… Le système du Bien est si impératif que les Viets l’étendent même à leurs prisonniers blancs. Autrefois, ils les  faisaient périr tout de suite affreusement, de façon à obtenir un effet primaire de terreur. Maintenant, au préalable, ils les brisent, ils les font se renier, ils les convertissent. Ils ont pour cela toute une technique compliquée, de plus en plus au point.

   On ne peut concevoir ces choses en France. Cela dépasse les esprits occidentaux. Mais pensez au Moyen Age chrétien, à l’Inquisition. Alors on n’avait pas non plus le droit de refuser le Bien – et ce n’était pas encore le Peuple, c’était Dieu. Le salaire de l’impiété était aussi la mort ; et même le condamné avant de mourir, devait se repentir et se confesser…

     Oui, je me suis aperçu que, pour les Viets, la torture est considérée en soi comme « bonne ». Oui, un gouffre s’est ouvert devant moi. Je suis un Européen rationaliste, et je me trouvais dans la plus terrifiante entreprise orientale de mysticisme. Je suis un Européen humaniste, et je découvre une Asie où le supplice fait partie du code de la civilisation…

     Tout à l’heure, je disais que la torture économisait les vies humaines. C’est vrai. Elle permet de venir à bout des quelques hommes qu’il faut tuer – elle épargne la masse. Et elle est bien plus efficace que tous les bouclages, les ratissages, toutes les opérations militaires qui font tant d’innocentes victimes…

     La « guerre populaire » crée un problème entièrement nouveau : comment une armée régulière, une armée occidentale doit se comporter à l’égard d’une population qui, que ce soit de gré ou de force, participe tout entière, constamment, sous toutes les formes, aux hostilités…

    Personne ne connait le point de vue officiel. Il me semble que le Corps expéditionnaire doive à la fois détruire les Viets et rallier la population, en somme faire en même temps la guerre et la paix – mais l’on ne dit jamais comment… Le résultat, c’est que l’on fait mal la guerre, même là où il faudrait la faire… Les lois classiques de la guerre n’existent plus, les officiers, les soldats sont laissés à eux-mêmes, dans les situations les plus complexes, les plus tragiques aussi. Pour les guider, ils n’ont que le sens de l’honneur, la tradition de la discipline militaire. Mais ce n’est pas assez… Alors tout retombe au niveau des unités, tout dépend des officiers et des troupes. La situation varie totalement selon les bataillons ; certains sont irréprochables, d’autres juste moyens ; quelques-uns mettent tout  à feu et à sang…

« La Parole de la France ? » Indochine-Algérie – Un nouveau type de guerre, la guerre subversive ?

La Parole de  la France ?

L’Honneur du Soldat ?

Guerre d’Indochine (1945- 1954)

Guerre d’Algérie (1954-1962)

VI

Un nouveau type de guerre ?

Les Guerres Subversives ?

            En Indochine, en 1945 et dans les années suivantes, le Corps expéditionnaire  découvrait un type de guerre auquel il n’était pas du tout préparé, à la fois sur le plan stratégique et tactique, en dehors de tous les schémas de guerre classique qui se déroulèrent aussi bien en Europe que dans la Pacifique, avec une nuance importante, celle des combats contre l’armée japonaise.

            A partir des mêmes sources et témoignages, nous proposons de décrire les différents aspects de ce type de guerre subversive, révolutionnaire et souvent totalitaire.

            Indiquons dès le départ que la différence essentielle à mes yeux portait sur la valeur attachée à la personne humaine, dans une culture plutôt individualiste, l’occidentale et les cultures asiatiques qui font primer le collectif social, une caractéristique qui n’a sans doute pas disparu.

            Forte de cette très mauvaise, mais utile expérience, l’armée française mit en œuvre en Algérie le même type de guerre contre-révolutionnaire, avec un certain succès, sauf que la stratégie mise en œuvre manquait d’un objectif politique crédible, de nature à rallier la population musulmane, c’est-à-dire une indépendance en association avec la France.

            La stratégie de la Troisième Force (la thèse de Galula) toujours introuvable, comme en Indochine (voir Graham Green), fut vouée à l’échec.

Quel type de guerre pour le Général Gras ?

Une guerre de la guérilla, du peuple et de la terreur

« Une guerre du tigre et de l’éléphant »

Extraits du livre du général Gras « Histoire de la guerre d’Indochine »

        « Il est certain que l’attitude de Ho Chi Minh à cette époque était ambigüe. S’il parlait de paix et d’amitié avec la France, il songeait aussi à lui faire la guerre. Quelques jours avant son départ, le 11 septembre, il accorda au journaliste américain David Schoenbrun une interview où il révélait ses intentions profondes.

      . Oui, disait-il, nous allons devoir nous battre. Les Français ont signé un traité et ils agitent les drapeaux. Mais tout cela n’est que mascarade.

      Et comme David Schoenbrun lui répliquait qu’une guerre contre les Français serait sans espoir, il lui répondit :

     . Non, elle ne serait pas sans espoir. Elle serait dure, acharnée, mais nous pourrions la gagner. Car, nous avons une arme aussi puissante que le canon moderne, le nationalisme. Quant aux armes, on peut se les procurer s’il le faut.

   Ce  sera donc une guerre de guérilla, une guerre de harcèlement et d’usure ?

      Ce sera une guerre entre un tigre et un éléphant. Si jamais le tigre s’arrête, l’éléphant le transpercera de ses puissantes défenses. Seulement, le tigre ne s’arrête pas. Il se tapit dans la jungle pendant le jour, pour ne sortir que la nuit. Il s’élancera sur l’éléphant et lui arrachera le dos par grands lambeaux, puis il disparaîtra de nouveau dans la jungle obscure. Et, lentement, l’éléphant mourra d’épuisement et d’hémorragie. Voilà ce que sera la guerre d’Indochine. »

     Les paroles sont trop précises, la vision trop claire pour ne pas correspondre à un projet mûrement réfléchi et déjà arrêté. A vrai dire, cette guerre qu’annonçait Ho Chi Minh, le Viet-minh la menait dans le Sud depuis un an.

            « Le Viet-Minh forme un gouvernement de combat »

     Quoiqu’il  en soit, dès le retour d’Ho Chi Minh, le Viet-minh durcit son attitude et renforça sa dictature en vue de l’épreuve de force…Afin d’interdire à cette opposition toute manœuvre au sein de l’Assemblée, le Viet-minh entreprit d’éliminer ce qu’il en restait.  Du 23 au 27 (octobre), la police opéra des arrestations massives… Le 3 novembre, Ho Chi Minh forma un nouveau gouvernement dans lequel tous les portefeuilles furent attribués à des militants communistes choisis parmi les plus durs… C’était un véritable gouvernement de combat…

     La guerre du peuple en Cochinchine

    … Dans cette forme de guerre, nouvelle pour les Français, le Viet-minh avait pour objectif essentiel d’étendre son emprise politique sur la population. Il y appliquait un terrorisme impitoyable… Mais le Viet-minh ne s’imposait que par la terreur… Les troupes françaises poursuivaient leurs opérations sans relâche. Elles se montraient capables d’aller partout sans que l’adversaire pût s’y opposer, mais elles ne pouvaient pas être partout en même temps. Elles avaient beau donner la chasse aux guérilleros et aux terroristes du Viet-minh, traquer ses chi doi et même leur infliger des pertes sévères, détruire leurs misérables repères cachés au plus profond des forêts et des marécages, par leur activité incessante elles plaçaient les forces du Viet-minh dans une situation très difficile, mais elles demeuraient impuissantes à rétablir l’autorité politique du gouvernement de Saigon en dehors des grands axes et des villes. La rizière et les villages restaient au Viet-minh… (p,138)

L’analyse du journaliste reporter Lucien Bodard

«  La Guerre d’Indochine »- Lucien Bodard- I – L’enlisement – II – L’humiliation-

III – L’aventure (Editions Grasset & Fasquelle- 1997)

            Lucien Bodard nous livre dans son pavé d’écriture de plus de 1 1OO pages un reportage vivant, foisonnant de vie et de mort, et truculent sur cette guerre qu’il a suivi aux côtés du corps expéditionnaire français, d’autant mieux documenté que, né en Chine, il bénéficiait d’une solide culture chinoise. Il avait donc  la chance de pouvoir décoder le cours sinueux et tout à fait asiatique de cette guerre, et de dresser au fil des pages une galerie de portraits de ses acteurs, toujours étonnants de vérité, et de grande qualité littéraire, tout autant que de scènes de guerre ou des arrières urbains de Saigon ou d’Hanoi qui étaient très loin de respirer la vertu guerrière.

            A lire ces pages, on ne sait jamais si on a affaire à un journaliste, à un romancier historique, ou à un grand romancier tout court.

            Notons dès le départ que Lucien Bodard ne débarqua dans la presqu’île indochinoise qu’en 1948, soit quelques années après le début des hostilités, en 1945.

            Notons également que, sans le dire ou l’avouer,  Lucien Bodard y manifeste une sorte de culte du Roi Jean, le Général de Lattre de Tassigny, sorte de nouveau héros antique qui perdit d’abord son fils Bernard, dans le delta du Tonkin, officier, comme lui, alors qu’il exerçait le commandement en chef et  tentait de reprendre la main dans cette guerre, et mourut lui-même à Paris, avant de connaître la fin de cette guerre funeste.

            Le livre commence par la description de « La fin d’Hanoï » après la défaite de Dien Bien Phu en 1954 et le témoignage d’officiers qui avaient été détenus par les Viet et libérés dans un état de santé déplorable :

            « Nous avions au camp une distraction un peu féroce. Nous passions au crible les principaux chefs de l’Indochine. Nous ne faisions grâce qu’à bien peu d’entre eux : à Vanuxem, à Bigeard, à d’Alançon, à Cogny aussi.

            Nous découvrions douloureusement que l’armée française était une institution dépassée. Nous portions  tous le même diagnostic. Pour nous, le drame de la guerre d’Indochine, venait de ce qu’un corps expéditionnaire ultramoderne avait été incapable de faire face à une armée révolutionnaire… Pendant huit années, nos généraux avaient combattu une révolution sans savoir ce qu’était une révolution, en employant des méthodes de l’Ecole de Guerre. Quand la situation avait trop empiré, le Commandement avait recouru à ce vieux procédé militaire – le mensonge. Nous frôlions la catastrophe depuis trois ans, nous ne l’avions évitée plusieurs fois que de justesse. Les Vietminh faisaient sans cesse leur autocritique et s’amélioraient. De notre côté, nous nous entre-décorions, nous proclamions que tout allait bien et nos généraux se haïssaient. Les états-majors fonctionnaient à plein, fabriquant sans cesse de nouvelles conceptions stratégiques, toujours plus optimistes, théoriques et intellectuelles. Il suffisait d’une erreur pour que tout notre système s’effondre. Le général Navarre y a pourvu. Dien Bien Phu n’a pas été un effet du hasard, mais un jugement.

            Mais nous, les vaincus, qui avons fait mourir nos hommes, qu’allons-nous devenir ? A quoi allons-nous croire ? Nous sommes désespérés moins de la défaite que de toute la pourriture qu’elle révèle. » (p,31)

Commentaire : cette citation constitue une bonne introduction pour l’analyse de la guerre d’Indochine et des prolongements qu’elle a eus dans la guerre d’Algérie.

            Ces témoignages résument parfaitement la problématique de cette première guerre impossible à gagner sans faire appel à la contre-insurrection, mais encore fallait-il qu’elle soit possible, et qu’intellectuellement le commandement et le gouvernement sortent des schémas de guerre classique.

            En 1939, le commandement fit une erreur du même genre en sous-estimant les guerres de blindés et d’avions, mais dans un contexte général de guerre encore classique, ce qui ne fut pas le cas en Indochine, puis en Algérie.

            Le commandement et les officiers tirèrent d’autant mieux les leçons du conflit que nombre d’entre eux, les survivants, furent les acteurs de la guerre d’Algérie, mirent en application des techniques de guerre psychologique qui n’auraient pu aboutir, permis de trouver une solution, qu’en jouant la carte d’un nationalisme indépendant,  ce qui ne fut pas le cas dans la perspective d’une « intégration » mal définie ou mal vendue.

            « Pour s’excuser, les combattants du Corps expéditionnaire disent : «  Nous n’avons pas été battus par une armée, mais par un peuple. » Ce n’est pas exact. Les Français n’ont pas été écrasés par un soulèvement spontané des masses, mais par leur embrigadement révolutionnaire. Les communistes d’Asie ont inventé une technique nouvelle pour s’emparer des corps et des âmes et les faire servir à leurs buts. Les Français ont été incapables de s’opposer à cette science de la psychologie des masses. Ils n’ont été en Indochine que les Français traditionnels, avec les qualités et les défauts de leur histoire millénaire… (p,33)

            Le Corps expéditionnaire évacue le Tonkin et se replie vers le port d’Haiphong, où il pénètre triomphalement :

      « Le général Cogny se dresse de tout son haut dans un scout-car. Toutes les troupes du Tonkin lui rendent les honneurs et défilent martialement. Le général Cogny prie l’évêque d’Haiphong de fair carillonner les cloches de sa cathédrale. Il parait que le saint homme a demandé s’il fallait sonner le Te Deum ou le De Profundis. » (p35)

            « L’Indochine perdue »

            « … Au nord, très rapidement, meurt le mythe du « bon Ho Chi Minh ». On s’aperçoit au bout de quelques jours que le nord-Vietnam n’est qu’un simple satellite rouge… Les Français ne comptent plus depuis Dien Bien Phu. Ils sont comme  effacés du continent jaune. Les Asiatiques les ignorent presque complètement… » (p,35)

      « … Au début, la disproportion en faveur des Français était énorme. Les Vietminh n’étaient alors que des guérilleros mal armés : ils vivaient sur le Corps expéditionnaire, selon le principe que c’est l’ennemi lui-même qui doit « entretenir » les forces populaires. Ils prenaient les armes par le vol et l’embuscade. En ce temps-là personne n’aidait vraiment les soldats d’Ho Chi Minh. La Chine de Mao Tsé Tung était encore loin, elle se battait en Mandchourie contre les immenses armées de Tchang Kaïchek.

            Face aux Vietminh misérables, les Français avaient le Corps expéditionnaire, la police et l’administration, la piastre et tout l’appareil économique. Une grande partie de la population était avec eux : ils recrutaient autant de soldats et de partisans jaunes qu’ils le voulaient. La métropole alimentait la guerre avec un milliard quotidien de francs. Ensuite vint le dollar, et le matériel américain.

            Maintenant, il est impossible de ne pas se poser la question : comment les Français ont-ils pu être battus, comment cela a-t-il été possible ? L’objet de ce livre, c’est de chercher des réponses… Je vais raconter l’histoire d’un déclin qui durera huit ans, s’accélérant d’année en  année, depuis la guerre heureuse d’avant 1950 jusqu’à l’agonie de Dien Bien Phu ».

     « L’on verra que personne n’a pu arrêter la courbe qui menait au désastre, pas même vraiment de Lattre – il arrivait trop tard. Ce qu’il aurait fallu faire dépassait par trop les imaginations et les préjugés des généraux et des ministres français…. Car il aurait fallu tout repenser. » (p,36)

      « La guerre d’Indochine a été le reflet de de la confusion française – l’on ne savait pas ce que l’on voulait, l’on ne faisait pas ce qu’il fallait.

      La chance de la victoire militaire a été perdue dans les trois premières années de la guerre, entre 1946 et 1949. A cette époque, il aurait été possible de saisir le Vietminh à la gorge et de l’étrangler. La France ne fit pas l’effort nécessaire, en prétendant qu’elle ne le pouvait pas (plus tard, elle en fit de bien plus grands sans aucun espoir de victoire).Quand la Chine de Mao Tsé Toung s’étendit jusqu’aux portes du Tonkin, c’était fini. Les Français étaient battus sur la RC 4, il n’était plus question, pour eux seuls, d’arriver à gagner la guerre d’Indochine.

      Le général de Lattre, après se premiers succès s’aperçut qu’il fallait aussi détruire la Chine rouge. Il voulait donc une grande guerre asiatique, l’extension du conflit à tout le continent jaune. Mac Arthur aurait commandé au nord de l’Asie, lui au sud. Mais, Mac Arthur fut renvoyé et de Lattre mourut. L’idée d’un conflit contre la Chine fut abandonnée, pour réapparaître au dernier moment, inutilement, à Dien Bien Phu.

      La sinistre bataille de la Rivière Noire, qui se déroulait lorsque de Lattre expirait à Paris, fut un terrible avertissement. Elle signifiait que les Vietminh étaient désormais les plus forts : il fallait se préparer à traiter avec eux ou tenter malgré tout de forcer le destin, en jetant dans la mêlée la puissance entière de la France. Mais, l’on ne fit rien, ni la paix, ni la guerre.

   Longtemps encore, les Français continuèrent leur aventure d’Indochine, sans savoir où elle les mènerait. Le Gouvernement de Paris, les Etats-Majors ne cherchaient qu’à en détourner l’attention. C’était facile, c’était tellement loin ! Le seul but, c’était de faire durer, c’était d’éviter la catastrophe toujours menaçante. Il en résulta une lente dégradation, sans idées nouvelles, au prix de combats effroyables dont on parlait le moins possible. Ce fut la marche logique au désastre. L’on ne peut pas toujours s’en tirer de justesse, par les cheveux. Même dans l’absurde, tout a une fin. » (p,37)

Commentaire : l’analyse de Lucien Bodard converge avec celles que le lecteur a trouvé dans les chroniques historiques qui ont été proposées, afin d’avoir un bon spectre de ce sujet, sauf à signaler à nouveau que ce reporter saisissait beaucoup mieux la complexité de ce conflit, que de nombreux confrères, compte tenu de son enfance chinoise.

     A mes yeux, cette guerre illustre le constat permanent qu’il m’est arrivé de faire et de proposer sur le fait que le peuple français, dans son ensemble, n’a jamais été un peuple colonial et qu’il a toujours porté un  regard de désintérêt sur les affaires coloniales tout au long de notre histoire coloniale.

     Seuls moments de conscience coloniale, quand les gouvernements applaudissaient à coups de trompette les exploits militaires de certains de ses enfants outre-mer, à Fachoda par exemple, en 1898, sur un fonds de rivalité historique avec les Anglais, ou découvraient les troupes noires pendant la guerre de 1914-1918, ou comptaient sur le même outre-mer, rallié au général de Gaulle, pendant la guerre 1939-1945.

      Désintérêt de l’opinion publique métropolitaine, doublé de l’ignorance de l’outre-mer de la part des élites politiques des Troisième, Quatrième et Cinquième République !

   Seule peut-être l’Algérie, proche de nos côtes, et peuplée par une importante population européenne, de triple origine – italienne, espagnole et française-, a suscité un certain intérêt, mais dans le même contexte d’ignorance des caractéristiques, de la culture, et de l’histoire de ce pays.

    Deuxième observation : il ne faut jamais oublier dans ce type d’analyse historique le contexte de l’époque, celui d’une France qui sortait d’un conflit destructeur avec des familles qui avaient de la peine à comprendre qu’on puisse refaire une nouvelle guerre alors qu’on s’alimenta encore avec des cartes d’alimentation, jusqu’en 1947.

    Ces différentes observations soulignent quelques grandes différences de contexte historique entre les deux conflits indochinois et algérien, en n’oubliant pas deux facteurs, la proximité géographique de nos côtes et des destinées du Maghreb, et le fait que le gouvernement Mollet ait décidé, avant le retour du général au pouvoir, d’envoyer en Algérie le contingent.

     Ce dernier facteur fut une des causes de la fin du conflit, le contingent ne comprenait pas les enjeux du conflit, et refusa d’apporter, en 1961, son concours au coup d’État militaire.

     Indiquons enfin que le général de Gaulle n’avait ni la tripe coloniale, ni l’expérience des Gallieni ou Lyautey, parce qu’il était avant tout familier des théâtres d’opérations des guerres modernes, et qu’à ses yeux le champ de bataille se situait alors en Europe, dans la configuration de la guerre froide et de la bombe atomique.

Les traits de ce nouveau type de guerre

La guerre des postes le long des pistes et dans la jungle

      « La RC 4 est un abcès sanglant » (p,53)…« La guerre ignorée d’Indochine » dans un « capharnaüm de jungles et de montagnes » (p,55)… Bientôt Ho Chi Minh dispose d’un corps de bataille de dix régiments solides bien armés, fanatisés » … Cette jungle du « quadrilatère, vue d’avion, est déserte ; au-dessous, elle grouille »

     En 1948, le corps expéditionnaire se lance dans la « pacification » contre la Résistance, ses « Comités d’assassinat », son terrorisme. « La nuit est vietminh » (p,58) De la cruauté partout, on dépèce les victimes, une guerre impitoyable, la torture, avec une guerre des centaines de postes qui quadrillent la presqu’île : « Chaque chef de poste sait quel sera son supplice s’il est pris ». Le poste est « une cage de verre », et les chefs de poste crèvent de solitude.

     « Flammes dans la nuit (p,62) « Sur l’horizon noir, une flamme dans la nuit, cela veut dire qu’un poste n’existe plus » et le Vietminh sait utiliser tous les moyens imaginables pour faire tomber les postes, notamment les « brigades d’amour » dans une civilisation viet plutôt prude.

    « J’ai connu des chefs de poste qui sont passés à travers des dizaines d’embuscades »… La plèbe seule peut protéger… « La plèbe c’est donc  le facteur décisif de la guerre entre le sergent français et le chef du chidoi vietminh…

    Mais chez les Viets, les hommes ne comptent que secondairement. Ce qui est essentiel, c’est le système. » (p,69

Commentaire : est ci-dessus évoquée la problématique de ce type de guerre révolutionnaire familière à tous ceux qui se sont penchés sur leur histoire, avec dans le cas présent, la source capitale que constituait la doctrine marxiste de Mao Tsé Toung.

     L’enjeu principal était constitué par le contrôle de la population par tous les moyens possibles et imaginables, et notamment  une propagande nourrie par une doctrine susceptible d’entrainer la population dans son sillage, ce qui fut le cas aussi avec le Vietminh, à la fois contre l’ennemi séculaire que constituait la puissance coloniale et avec l’espoir d’un meilleur sort une fois la révolution au pouvoir.

      En Algérie, le commandement militaire a tenté de tirer les leçons de l’échec indochinois en plaçant le peuple au cœur de son combat, avec des méthodes de pacification  inspirées de celle du théâtre indochinois : il n’a jamais réussi à proposer, ou trop tardivement, au peuple algérien, un objectif crédible d’intégration arbitrant entre une communauté européenne attachée à ses privilèges et un peuple de plus en plus épris de nationalisme et d’égalité.

     Dans ce débat historique très complexe, il convient aussi de ne pas oublier que les Européens d’Algérie, aux côtés des musulmans, constituèrent des régiments qui contribuèrent à la Libération de la métropole.

      L’auteur décrit alors de façon très détaillée ce qu’est la jungle « sur une surface presqu’aussi grande que la France, l’on se bat sans se voir, dans la pénombre. Des poignées d’hommes, perdus dans l’immensité, cherchent à se surprendre, pour s’entretuer à bout portant, dans la nuit et la végétation. », avec un avantage évident pour les Viets qui voient tout et les Français rien.

      La Cochinchine reste un monde à part, où la France tente d’occuper le terrain avec l’aide de sectes très puissantes, notamment le caodaïsme

     « Le miracle de la prospérité. (p,112)

    « Malgré ces tueries, tout ce sang répandu dans tous les camps ne comptent pas. La cruauté et le sadisme sont recouverts par une prospérité énorme, incroyable. Jamais l’on n’a aussi bien vécu en Indochine, jamais autant de gens n’ont connu un pareil bonheur.

      Un monsieur français de l’Import-Export me demande un jour :  » Combien croyez-vous qu’il y ait encore de bonnes années à faire en Cochinchine ? Pourvu que les hostilités durent longtemps ! En fait, cette pensée remplit chaque cervelle, pas seulement chez les riches et les puissants, blancs ou jaunes, mais même auprès de la plèbe, des coolies, des nhaqués. Qu’importe les victimes, il y a tellement plus de profiteurs. »

     C’est la guerre qui enrichit tout le monde. »

      L’auteur décrit alors le climat délétère de corruption généralisée qui règne à Saigon, la double administration qui y sévit, celle du Haut-Commissariat et celle du gouvernement vietnamien :

    « Par tous ces chenaux, bien d’autres aussi, la prospérité est sans fin. Elle est d’autant plus grande que tous les milliards déversés pour la guerre, un par jour – cette matière première de tout – sont doublés peut-être triplés par un acte magique de l’Administration financière, qui s’appelle le transfert. C’est une autorisation d’envoyer en France les piastres gagnées en Indochine au taux de dix-sept francs, alors qu’elles n’en valent réellement que sept ou huit. L’opération s’accomplit dans une poussiéreuse et lamentable maison de Saigon, l’Office des Changes, qui, plus que le Haut-Commissariat ou le Grand-Etat-Major, est le centre de l’Indochine. Là, des sous-ordres d’employés, par quelques traits de plume, multiplient par deux tous les bénéfices faits, les capitaux accumulés, tout l’argent qui roule. Et c’est l’État français qui paie la différence.

     Les bénéfices s’accroissent encore si les francs, si abondamment touchés dans la métropole reviennent en Indochine. Ils réapparaissent en Extrême Orient sous des formes diverses – marchandises, or ou devises. Ce retour peut être légal ou illégal : dans ce cas, c’est le fameux « trafic ». Mais, d’une façon ou d’une autre, tout est négocié, vendu, reconverti, ouvertement ou clandestinement, en piastres à huit francs. Il ne s’agit plus que d’obtenir un nouveau transfert ; cela dure infiniment.

      De toute façon, c’est entre l’Indochine et la France le circuit permanent de l’argent, un va-et-vient qui constitue probablement, honnêtement ou malhonnêtement, la meilleure affaire du monde.

      « … En réalité, tout se tient. C’est partout la même fermentation autour de la piastre surévaluée. Pour l’Indochine entière, il s’agit de profiter de la mirifique aubaine. Les gens bien placés, le font officiellement, les autres « se débrouillent ». C’est toute la différence. » (p,116)

« Mémoires dangereuses » Deuxième partie Club Mediapart

Deuxième partie

        Non Messieurs Stora et Jenni, nous,  anciens soldats du contingent n’avons pas tous torturé, violé les femmes algériennes, fait partie d’une armée soi-disant « coloniale » !

            C’est un mensonge de dire que ces histoires ont fait l’objet d’un déni de la part des Français qui ont été tenus largement au courant de ce qui se passait en Algérie ou dans les autres colonies, pour le petit nombre que la chose concernait et intéressait, car il n’y en avait pas beaucoup.

            Dans la vallée de la Soummam, plus en état d’insécurité qu’à Alger, Oran, ou Constantine, dans les années 1959-1960, il m’est arrivé de pouvoir me procurer le journal Le Monde, lequel n’était pas spécialement tendre, et même honnête, à l’égard de notre action en Algérie.

            Ce type de discours est à mes yeux une forme beaucoup plus subtile et plus massive de propagande que ne l’a jamais été la propagande coloniale.

            L’historienne Sophie Dulucq a consacré une étude approfondie de l’écriture de l’histoire ou de l’historiographie à l’époque coloniale, et tout au long de son ouvrage, comme je l’ai signalé dans ma lecture critique sur ce blog, court un des nombreux fils conducteurs, à savoir la question de savoir si ses rédacteurs étaient soumis à une servilité à l’égard du ou des pouvoirs.

            Ma conclusion était on ne peut plus nuancée, en observant qu’il existait plusieurs sortes de servilité, notamment dans la catégorie idéologique, les quatre plus récentes étant le marxisme, le tiers-mondisme, le marché en monnaie sonnante et trébuchante, et la repentance- victimisation- assistance.

            Le discours mémoriel de Monsieur Stora relève d’au moins une des formes de cette servilité.

            Mais puisqu’il s’agit aussi d’histoire au moins autant que de mémoire, pourquoi ne rangerait-on pas les deux romans de Messieurs Jenni et Ferrari, couronnés tous deux par le prix Goncourt, dans la catégorie des romans historiques, avec deux auteurs qui, avec un réel talent d’écriture, réécrivent un pan de l’histoire de France ?

            Etrangement ces deux romanciers troussent leurs intrigues en mettant en scène une partie de notre histoire coloniale, d’abord celle de la guerre d’Algérie, en donnant vie ou parole à certains de leurs personnages qui émaillent leur récit d’exemples qui généralement ne font pas à honneur à notre pays.

            Seul problème, Monsieur Ferrari n’a connu de l’Algérie, sauf erreur, que celle récente des années 2003-2007, au cours de son expérience de professeur en Algérie pendant ces quelques années, et Monsieur Jenni, en effectuant ses propres recherches historiques en France comme il l’indique dans le dialogue :

            « J’ai écrit l’Art français de la guerre en me documentant par moi-même, mais après sa parution, j’avais été très frappé de réaliser l’ignorance extraordinaire des gens sur l’histoire coloniale en général : notre propre histoire nous est totalement méconnue. Je tombais des nues : moi qui ne suis pas historien du tout, je me suis rendu compte que tout ce que j’avais trouvé facilement était ignoré par le public – je n’étais pas chercheur, je n’avais pas fréquenté des bibliothèques universitaires pour trouver ce dont j’avais besoin pour écrire sur l’Algérie coloniale, j’ai seulement ramassé ce qui était accessible au grand public. Je me suis rendu compte de l’ignorance à l’égard de notre histoire, et aussi de l’ignorance à l’égard des autres, qui est encore plus profonde. »

            Est-ce que ces propos n’apporteraient pas la preuve de la thèse que j’essaie de défendre depuis quelques années, à savoir que la France n’a jamais été coloniale, que seule la guerre d’Algérie par son côté de sale guerre comme toutes les guerres subversives,  a fait découvrir à l’opinion publique, mais surtout aux familles des jeunes gens du contingent, un des domaines de cette histoire, où, comme par hasard, existait la seule communauté européenne.

            Ai-je besoin d’ajouter, comme je l’ai déjà écrit aussi, que dans beaucoup de situations algériennes, hormis la côte, tous mes camarades constataient que l’Algérie n’était pas la France ?

            Un mot encore sur le prix Goncourt et sur les pseudo-romans de guerre !

            Par un étrange concours de circonstances, et au début du siècle passé, à l’heure de la colonisation soi-disant triomphante, dans une France qui « baignait dans la culture coloniale », dixit le collectif Blanchard and Co, le même prix Goncourt, en tout cas dans son appellation, fut décerné à deux ouvrages qui dénonçaient à leur façon les dessous ou les à-côtés du « roman » colonial, Claude Farrère dans son livre « Les Civilisés » et plus tard René Maran, dans son livre « Batouala »

            Les deux auteurs mettaient leur talent au service de la France, en ne cachant pas grand-chose des conquêtes coloniales, et beaucoup de témoignages dénonçaient aussi la violence coloniale, mais beaucoup d’autres récits d’explorateurs, d’officiers et d’administrateurs décrivaient dans leurs carnets de route, sans servilité à l’égard du pouvoir, les mondes qu’ils découvraient.

       En est-il de même pour les deux bénéficiaires de ce prix, lesquels, un siècle plus tard, reconstruisent purement et simplement un pan de notre histoire coloniale, qui ne fut jamais véritablement nationale, sans avoir, semble-t-il, aucune expérience de la guerre, et guère plus des terres exotiques décrites ?

            A mes yeux, le prix Goncourt a couronné purement et simplement deux œuvres qui distillent ou diffusent un discours national de repentance ou d’autoflagellation.

            Dans un passé plus ou moins lointain, d’autres écrivains et romanciers ont obtenu le prix Goncourt en proposant des récits des guerres auxquelles ils avaient participé ou dont ils avaient été témoins, sans avoir besoin de faire appel plus de cinquante plus tard à leur imagination inventive et livresque, pour intéresser leurs lecteurs.

            Après la première guerre mondiale, Dorgelès, Genevoix seraient à citer,  ou Jules Roy, après la deuxième guerre mondiale.

        En ce qui concerne les guerres de décolonisation, les récits de Lucien Bodard sur l’Indochine et l’Extrême Orient seraient à citer, et pour l’Algérie, « La grotte » du colonel Buis, très bon exemple de la problématique très compliquée des guerres coloniales que les deux auteurs décrivent dans leur « salon », sinon du haut ou du bas de leurs chaires d’enseignants.

            Non messieurs les romanciers, tous les soldats, tous les sous-officiers, tous les officiers d’une armée française qui ne fut pas coloniale, fusse du contingent ou de l’armée de métier n’ont pas été des tortionnaires ou des salauds !

            Dernières remarques : 1) ce dialogue ne se situe évidemment pas encore au niveau intellectuel du dialogue Camus-Char (Angers, 1951), et encore moins à ceux de Platon.

            2) Ou comme le déclarait en 2009, le Président actuel de l’AFP, Emmanuel Hoog : « Trop de mémoire tue l’histoire »

            3) Pourquoi ne pas recommander à ces romanciers de s’inspirer par exemple de la méthode d’écriture d’un excellent romancier historique, Jean d’Aillon, qui prend soin de conclure souvent ses ouvrages par une rubrique sur « Le vrai, le faux » ?

            Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés