Décision coloniale, qui décide ? Le cas du Maroc (années 1909-1912) – 5 – Fin – Les enseignements, la presse, avec Joseph Caillaux

DÉCISION COLONIALE, QUI DÉCIDE ?

Le CAS du MAROC des années 1909-1912 : avec Joseph Caillaux

5 – Fin

         Les enseignements

               A travers cet épisode colonial, et il y en a eu beaucoup, le lecteur aura déjà pu se faire une idée précise du fonctionnement d’un des gouvernements de la République française, sous la Troisième République, quelques années seulement avant la déflagration mondiale des années 1914-1918, la façon dont les affaires les plus graves étaient concrètement traitées, mais tout autant la façon dont la France officielle, celles de l’élite politique et de sa presse, abordait et traitait les problèmes coloniaux.

        Un mot sur la presse et sur son rôle :

       Tout d’abord, et une fois de plus, comment ne pas noter que l’histoire coloniale et postcoloniale souffre encore d’une grave carence d’analyse de la presse et de son rôle dans le domaine colonial.

       Les quelques lignes que Caillaux lui consacre dans ses Mémoires en montre pourtant le rôle et l’importance.

        A propos de Briand :

         « … Ce qu’il me faut expliquer de suite c’est comment le président du Conseil de 1909 parvint à mettre sur pied l’extraordinaire combinaison qu’il avait, selon toutes probabilités, méditée depuis longtemps, comment il arriva à cartelliser la presse de Paris.

          Il fut servi par les circonstances dont sa merveilleuse habileté sut tirer un parti prodigieux. J’ai montré dans un  manuscrit qui me fut  dérobé et dans des productions diverses, l’orientation que les maîtres des grands organes avaient tendance à donner depuis 1905 ou 1906 à leurs feuilles. J’ai indiqué pour quelles raisons ces puissants seigneurs faisaient de plus en plus grise mine aux gauches.

         C’est à l’heure actuelle…., un lieu commun pour les hommes politiques de constater l’effacement, dans les grandes villes du monde et surtout à Paris, des journaux de parti devant les grands journaux d’information. Le grand journal d’information, qui tire à plusieurs centaines de mille exemplaires, représente une grosse affaire. C’est une vaste firme étayée sur des millions. Ceux qui la dirigent ou qui la soutiennent appartiennent nécessairement aux classes riches, toujours disposées en France, à se rebeller quand leurs intérêts sont en cause…. Que leur importait la dissolution des congrégations, la séparation de l’Eglise et de l’Etat ?

       Tout changea du jour où cette partie de leur programme étant épuisé, au moins momentanément, les partis de gauche se prirent à aborder les réformes sociales et où se profila à l’horizon l’ombre de l’impôt sur le revenu…

        J’avais tenté de me rapprocher du plus considérable des directeurs de journaux, de M.Brunau-Varilla, « principal actionnaire » du Matin. J’eus beau multiplier les prévenances, les politesses, écouter patiemment, faire semblant d’approuver les calembredaines que débitait ce curieux homme, supérieur dans la conduite de ses affaires… j’aperçus que je me heurtais à un mur….

        « Tout ce que vous voudrez… pourvu que vous renonciez à l’impôt sur le revenu et à toutes mécaniques du même genre si parfaitement désobligeantes pour les multimillionnaires, surtout quand ils ont pêché leurs écus dans la grande eau trouble du Panama. »

       Car M. Bruneau-Varilla était un « panamiste », tout comme son rival à l’époque, son compère plus tard, M.Letellier propriétaire du Journal. » (p25,26,27) … ils avaient réalisé des fortunes colossales.

         Menacés de poursuites lorsque croula l’entreprise ; l’un et l’autre eurent l’idée de mettre à l’abri leurs personnes et leurs biens en s’embarquant sur des vaisseaux de ligne du journalisme qu’ils achetèrent, qu’ils affrétèrent à grand frais….

        Lorsqu’il se fut écoulé à peu près dix années après ces scandales, nos hommes jugèrent que la prescription leur était acquise. Ils s’émancipèrent. Letellier découvrit et exploita une nouvelle arme de bénéfices. Il hospitalisa dans les colonnes du Journal des annonces sur la nature desquelles mieux vaut ne pas insister…

         Bruneau-Varilla poursuivit, lui, tout autres buts, des buts grandioses. Il aspirait à « régner sur la France ». Clemenceau qui le harcelait d’épigrammes, l’appelait « l’empereur ». Toutes choses remises au point, le principal actionnaire du Matin voulait donner vie à de grands projets qu’il roulait dans sa tête. Il entendait surtout que les gouvernements brûlassent de l’encens à ses pieds et ne contrecarrassent aucune de ses idées maîtresses – sous un masque républicain, il était un parfait réactionnaire, réactionnaire social – il va de soi. – Des origines de sa fortune il ne s’embarrassait pas. «  (p28,29)

       Avec le Matin et le Petit Parisien, « Briand se trouva commander aux deux plus puissants journaux d’information. «  (p,30)

        Question : plus d’un siècle plus tard, les choses ont-elles réellement changé ?

            Presse et opinion publique ?

         L’auteur évoque à un moment donné l’opinion publique ;

      A propos du Congo,  Caillaux note « L’opinion est nerveuse », « elle regimbe », « elle s’insurge », (p,171), sans donner plus de précision sur la source qui lui permet d’affirmer qu’il s’agit bien de l’état de l’opinion publique.

      A propos de la négociation du traité, Caillaux note : « …l’opinion est incertaine. Elle a été offensée par le geste d’Agadir. Elle se demande si l’Allemagne a reçu la leçon qu’elle méritait. » (p172)

       De même écrit-il plus loin : « La masse du public français comprend que, s’il ne faut pas prendre au pied de la lettre les paroles de Maximilien Harden, adversaire passionné du Kaiser, l’échec de l’Allemagne n’en est pas moins patent. » (173)

        Comment prendre pour de l’argent comptant historique ce type de propos ? Je serais tenté d’écrire, l’opinion, le public, la masse  ont bon dos !

      L’état d’esprit colonial des hommes de gouvernement ? Impérialistes de tous les temps ou d’une époque déterminée ?

          A lire ce type de document, de témoignage, il est frappant de constater l’état d’esprit colonial qu’un de leurs éminents représentants exprime dans le langage même qu’il utilise :

        A cette lecture, on en tire en effet la conclusion, qu’en tout cas pour l’Afrique, les gouvernements occidentaux en décidaient comme s’il s’était agi de terres sans maîtres, qu’il s’agisse du Maroc ou du Congo.

       Caillaux note : « Le 4 novembre 1911 le traité est signé. La paix est maintenue. Le Maroc est à la France. Nous ne perdons que des bribes de possessions, acquises diplomatiquement de l’Allemagne elle-même moins de vingt ans auparavant (1895).

        Oublieuse de la lourde rançon que nous avons payée à l’Angleterre pour avoir les mains libres dans l’empire chérifien… » (p,172) 

          Plus loin, à propos de l’Italie, Caillaux note encore :

       « Attentive à l’accroissement considérable de forces dont bénéficiait la France réglant à son avantage la question marocaine, l’Italie résolut à la fin de septembre 1911 de s’approprier la Tripolitaine.

     «  Nous avions dès le 29 décembre 1900, écrit à nos voisins notre désintéressement sur Tripoli en échange de leur désintéressement sur Fez. Nous étions donc tenus non seulement à ne pas nous opposer à l’entreprise italienne mais à la considérer avec bienveillance. Le cabinet que je présidais n’y manqua pas. » (p,196)

        J’ai souligné les quelques mots qui marquent la tonalité du langage de domination occidentale qui avait cours à  l’époque considérée.

         N’étant pas un historien professionnel, je n’ai pas connaissance de recherches ou de travaux portant sur l’état d’esprit, les mentalités des « impérialistes » à chacune des époques impérialistes qu’a connues l’histoire du monde, mais il s’agit d’un des points qui m’ont le plus surpris dans la lecture des mémoires de Caillaux.

       Caillaux concluait :

        « Ainsi, tout était en bonne voie. Le haut-commandement avait été organisé. La rigoureuse observation de la neutralité belge était prescrite. La violation des traités par l’Allemagne n’en était pas moins prévue et l’état-major agençait, agencerait à coup sûr nos plans en conséquence. Enfin, l’armée était à la veille de posséder les premiers éléments d’une artillerie moderne.

       Ayant assuré la paix du monde, acquis le Maroc pour la France, amélioré l’institution militaire – le tout en sept mois, – le gouvernement de juin 1911 pouvait disparaître. 

         J’ai  décrit les phases diverses de l’affaire d’Agadir en pleine objectivité. C’est la même objectivité que j’ai apportée à mesurer les périls que faisaient courir à la France les graves lacunes dans l’organisation de sa Défense nationale auxquels mes collègues et moi-même mîmes un terme.

      Je ne conserverai pas plus longtemps l’entière sérénité dont je ne me suis pas départi quant à présent. … » (p,215)

        Les  « ragots » !

        « Ils ne voulaient pas admettre, oublieux du traité de février 1909, qu’un agrément quelconque, même limité à l’Afrique, fût passé avec nos voisins d’outre-Rhin. Ils ne pouvaient surtout digérer la phrase que j’avais prononcée à la tribune de la Chambre où je déclarais que la France et l’Allemagne « devaient être désireuses de s’accorder pour le plus grand profit de la civilisation dans le monde. » (p,216)

          Fin d’évocation de la situation coloniale du Maroc et du fonctionnement politique de son « règlement » au tout début du vingtième siècle.

          Jean Pierre Renaud    –   Tous droits réservés

Agit-prop postcoloniale contre propagande coloniale ? 5 (F) – Regards indiscrets sur la presse

 Regard indiscret sur la presse de l’entre-deux guerres- 5 (F)

            Complétons cette analyse critique en proposant un éclairage sur le fonctionnement concret de la presse entre les deux guerres, à partir notamment des analyses de l’Histoire Générale de la Presse (PUF 1972).

            Dans le monde d’aujourd’hui comme dans celui de l’entre-deux guerres, et compte tenu de son influence, la presse n’a jamais été une société de blancheur et de candeur. Les journaux étaient toujours à la recherche à la fois de lecteurs, et aussi de sources de financement complémentaires, publicité, subventions ou fonds secrets.

            En 1892, le scandale de Panama  avait montré dans toute son ampleur les subventions occultes versées aux journaux, et le Trésor russe n’avait pas ménagé son soutien à la presse française pour faciliter le placement des fameux emprunts russes en 1905, avec des complicités identifiées dans le système politique de l’époque.

            Entre 1919 et 1939, les journaux continuèrent à solliciter des soutiens financiers d’origine diverse. L’usage des fonds secrets se perpétuait : en 1933, le journal de Briand recevait une subvention mensuelle de 56 000 euros, soit un total annuel de 672 000 euros, montant supérieur au crédit de 550 000 euros que nous avons cité plus haut pour le total des subventions  à la presse métropolitaine et coloniale. (HGP/p, 488)

            Dans les années 1930, le gouvernement grec versa des subventions à la presse française, au Figaro, et au Temps.

            Quel que soit l’angle de l’analyse, on voit bien que les budgets consacrés à la propagande coloniale n’étaient pas à la hauteur des enjeux : presque anodins en ce qui concerne la presse métropolitaine, et transfusionnels pour la presse coloniale, dont les tirages étaient modestes, avec des résultats très mitigés, pour ne pas dire négligeables sur l’opinion publique.

            Arrêtons-nous encore un instant sur un cas concret, celui du Petit Parisien, cité par l’historienne. D’après les procès-verbaux de la commission officielle, ce quotidien reçut une subvention de 39 000 euros en 1937. Le prix de vente au numéro était en 1937 de 52 centimes d’euro, ce qui correspond  à l’achat officiel de 75 000  numéros, alors que le tirage quotidien de ce journal était de l’ordre du million. Donc une contribution anecdotique, pour ne pas dire anodine !

            Rapporté au chiffre d’affaires annuel du quotidien, cette subvention était purement homéopathique.

            Le lecteur aura donc pu se convaincre de la distance qui sépare les propos outranciers de l’historienne et la réalité historique : on voit mal avec l’organisation décrite, les budgets dédiés à la propagande coloniale, comment la Troisième République aurait pu réussir à fabriquer du colonial, à convaincre les marchands d’opinion, à obtenir le ralliement populaire au credo colonial. Non, vraiment, trop c’est trop, c’est vouloir faire prendre aux Français des vessies pour des lanternes historiques !

&

« En contrepoint, un grain … de riz et un grain …d’histoire !

Ouf ! Nous avons échappé à la publicité d’Uncle Ben’s et à l’Empire américain dans nos assiettes !

            Mais le lecteur n’échappera pas à notre travail de décorticage du riz indochinois !

            Dans le livre Culture Impériale (CI,p,75), l’historienne nous livre, sous le titre « Manipuler : A la conquête des goûts », son analyse de la propagande impériale à travers quelques cas de produits coloniaux, le thé et le riz, avec pour le riz un sous-titre ravageur

            « Du riz dans les assiettes, de l’Empire dans les esprits » (CI,p,82)

Rien de moins !

            Et dans sa conclusion :

            « De toute évidence, au cours des années 1930-1940, la propagande a accaparé les Français dans leur vie quotidienne et tenté de faire passer l’idée coloniale de la pensée aux actes ? Cette démarche n’était pas neutre puisqu’elle visait à imposer la notion de France impériale dans les pratiques journalières afin de nouer puis de consolider les liens avec l’Empire, avec les « autres » France. Leur consommation aujourd’hui banalisée, constitue l’un des indices de cette culture impériale qui a imprégné pour toujours, jusque dans les assiettes, les mœurs et les habitudes quotidiennes  des Français. (CI,p,91)

Je ne sais pas si Madame Lemaire a interrogé ses parents à ce sujet, mais je n’ai moi-même conservé aucun souvenir d’avoir vu du riz dans mon assiette. Alors faut-il faire appel à mon inconscient ? Mais allons à présent au fond des choses ;

            L’historienne rappelle qu’un comité du riz a été créé en octobre 1931, et que celui-ci « avait choisi d’aller à la rencontre des Français afin de transformer leurs goûts et de les « convertir » au produit. Or la seule façon de faire connaître un produit dont on ignore la saveur était d’offrir au maximum de personnes la possibilité d’en consommer avec la préparation adéquate. Ainsi le Comité a-t-il consacré une large part de son budget à cette tactique.

            Il lui fallait aussi « Façonner les goûts des jeunes consommateurs (CI,p,87)… Les jeux n’échappaient pas à la stratégie globale. Un très bel exemple nous est donné par un jeu de l’oie, pour la réalisation duquel une somme de trois cents mille francs sur le budget de 1932 fut accordée à hauteur d’un million d’exemplaires. Il était porteur de l’ensemble des messages de la campagne… Ce jeu a connu une diffusion importante dans la mesure où un demi-million d’exemplaires ont été distribués dans les principales écoles primaires des trois cent cinquante villes de France ayant une population supérieure à dix mille habitants. » (CI,p,88)

Plus loin, l’historienne écrit : « En effet, au-delà de la publicité commerciale, la propagande était décelable dans les orientations politiques des slogans…. La marque de l’idéologique était prégnante et le slogan transformait alors le programme politique en énoncé. « (CI,p,89)

Le décorticage du riz

L’historienne est beaucoup plus avare de chiffres que de paroles : les seuls cités concernent le fameux jeu de l’oie, 300 000 francs en 1932, soit 150 000 euros (2002).

            Rappelons que le budget de l’agence économique de l’Indochine était de plus de 416 000 euros en 1926, et que sur cette base l’opération jeu de l’oie aurait coûté 36% de son budget, ce qui n’est pas démesuré, compte tenu du poids considérable du riz dans les comptes de l’Indochine, aussi bien pour le budget fédéral que pour son commerce.

            Rappelons également qu’en 1937, la même agence consacra 37 000 euros à la seule presse coloniale. En 1935, le budget de la fédération était de l’ordre de 345 millions d’euros, dont plus de la moitié des ressources provenait du commerce du riz.

            150 000 euros par rapport à 345 millions d’euros, l’effort de publicité était négligeable.

            Quant au chiffre qu’il représente par rapport au chiffre du commerce extérieur total (importations  et exportations de l’Indochine, la conclusion est encore plus éclairante, 150 000 par rapport à 646 millions d’euros en 1935, ou à 902 millions en 1936 et 278 millions pour les exportations. Comme disent les journalistes : il n’y a donc pas photo !

            Il n’a pas toujours été possible de faire des comparaisons à même date, mais les écarts sont tels qu’ils ne sont pas de nature à mettre en cause cette démonstration.

            Quelques mots encore sur l’importance capitale du riz pour l’économie et la vie même de l’Indochine, confrontée en permanence aux aléas de la conjoncture internationale du commerce du riz, de la concurrence des autres pays asiatiques, et en métropole, à celle du blé dont le prix venait en concurrence de celui du riz. (Le commerce franco-colonial-R.Bouvier-1936)

Cet exemple est d’autant plus surprenant  que le riz de mauvaise qualité importé d’Indochine pour soutenir ses cours localement allait dans nos basse-cours.

        Conclusion : cette analyse démontre que la propagande coloniale était plutôt chétive, et qu’elle avait peu de chance  de donner une culture coloniale à cette France coloniale réduite à sa plus simple expression.

            Jr reviens sur le vecteur de la presse, qui s’il avait fait l’objet de  recherches statistiques sérieuses aurait sans doute confirmé les observations faites plus haut. En tout cas, c’est ce que nous avons fait en consultant les quelques mémoires universitaires qui ont été défendus sur le sujet.

            (Chap VII, pages 173 à 209, Sup col)

JPR – TDR