Gallieni et Lyautey, ces inconnus !
Eclats de vie coloniale
Morceaux choisis
8
Hanoï et Lang-Son en 1895-1896
Lorsque la France prit possession du Tonkin, en 1885, sa capitale séculaire, Hanoï, n’était pas encore entrée dans la modernité occidentale, et ce fut surtout le Gouverneur général Doumer qui s’attacha à cette mission.
Il fit construire par ailleurs la première ligne de chemin de fer Hanoï – Lang-Son, d’une longueur de cent cinquante kilomètres environ, dont l’objectif affiché était d’ouvrir la Chine du Yunnan au commerce français.
Lang-Son n’était alors qu’une petite cité endormie.
Les textes qui suivent ont donc l’ambition de proposer la vision qu’en eut Lyautey, lors de son séjour au Tonkin.
Indiquons tout d’abord, que Lyautey déplorait le choix qu’on avait fait de créer un port à Haïphong, « une ville dans un marais », au lieu de Honghaï.
Le versant annamite d’Hanoï :
« Hanoï, 8 janvier 1895,
A ma sœur,
Ce pays-ci est attachant au possible, et davantage encore vu de haut, de l’observatoire de chef d’Etat-Major que je me trouve avoir momentanément….
Dire que je n’ai pas une ombre à mon tableau ? si : c’est d’abord le départ de Lanessan ; il est certain que nous nous étions accrochés à fond, et il ne le dissimulait pas. Pour la première fois, je rencontrais un haut fonctionnaire français dégagé des formules, désempêtré des règlements, abordable, voyant tout de large et de haut, ne vivant pas au jour le jour, mais concevant une œuvre, s’y accrochant et la menant large…
Le froid sec des jours passés a nettoyé le ciel, – la lourde buée opaque s’en est allée, – et la grande lumière élargit l’horizon, le ciel et la pensée. Celle-ci se répand féconde ; et tout, en ce paysage plein de choses éloquentes, la sollicite. Tous les cent pas, d’une touffe de bambous, d’une lisière de bois, sous un dôme de banians, surgit une pagode, – monumentale comme celle des Corbeaux, gardée par ses hautes stèles, – minuscule comme certaines au bout du grand lac, – diverses, vieilles et grises ou neuves et blanches, mais toutes fréquentées, avec des parfums qui brûlent, des offrandes qui attendent, des fleurs semées. Et pourtant, il est notoire que ce peuple est sans religion ; c’est un axiome chez tous ceux qui le pratiquent, amis ou ennemis, il faut les croire, mais qu’est-ce alors ? – Et qu’il me tarde de pénétrer un peu cette âme dont la vie est encore un tel mystère, dont nulle explication ne me satisfait ! Les chaussées serpentent à travers la puissante végétation. Sous les feuilles, c’est un village ininterrompu, – pauvres villages de claies, de nattes et de torchis, – mais quelle vie y fourmille ! Quelle immense usine que ce delta avec ses douze millions d’habitants pressés ! que d’enfants ! ils bourdonnent comme des mouches sous les roues de la voiture.
Sur la chaussée, ce sont vraiment des fourmis que ces files de petits êtres trottinant, hommes et femmes, tous à leur tâche, portant le double fardeau suspendu au bambou, venant de la rizière, menant l’équipage de buffles. Jusqu’à plus de de 6 kilomètres d’Hanoï, c’est une rue continue, grouillante comme la rue du Bac. Or, ce peuple est laborieux et soumis comme le fellah d’Egypte ; mais aussi, ce que n’est pas le fellah, industrieux et lettré. Il n’y a pas un boy qui ne sache lire ; il y a autre chose là que des bras à exploiter les rizières. Toute une vie fermente dans ces têtes de macaques. Ce ne sont pas des sauvages que ces vieux civilisés, si vieux, ces derniers fils des vieilles grandes races ; toute cette eau que je bois, c’est des plateaux originaires qu’elle descend, c’est du Tibet, père des peuples ; et le limon rouge et fécond qu’elle roule pour en faire le sol à peine solidifié, elle l’a pris au pied des vieilles lamasseries où dorment, depuis des milliers d’années, les livres sacrés primitifs sous la garde de prêtres immuables. Et ce peuple a gardé sans conteste les grandes forces sociales, le respect des hiérarchies, le culte de la famille.
Et non pas la petite famille de chez nous, – à trois ou quatre, – mais la grande famille ramifiée dont les branches s’enlacent autour du tronc commun. Il y a là encore toute une si curieuse organisation à pénétrer : vie phalanstérienne dans chaque groupe, à chef unique, où les enfants se multiplient suivant la loi de nature, sans cause restrictive. Que de dessous dans cet organisme profond et vénérable, auquel nous sommes venus nous superposer ! Et que fragile notre frêle couche de résidents, d’entrepreneurs et d’officiers, si elle ne jette pas au travers de ces sédiments séculaires d’autres racines que nos règlements, notre bureaucratie, notre galonnage satisfait ! Un peu d’histoire, un peu de philosophie, un peu d’extériorité, un peu de compréhension de ce qui n’est pas nous, ne messiérait pas aux gouvernants éphémères que nous expédions à ce pays qui n’est pas d’hier. » (LTM/p, 106)
Le versant français d’Hanoï:
La découverte, janvier 1895 :
« Et les nouveaux venus comme moi, dans cette ville à guinguettes et à lumière électrique, à société philharmonique et à loge maçonnique, ont peine à se figurer que ce soit d’hier cette histoire déjà reculée par la légende aux arrière-plans, 22 ans seulement depuis Garnier, 11 ans depuis Rivière… » (LT/p,218)
Commentaire
La société coloniale d’origine française et européenne n’était pas très nombreuse et avait toutes les caractéristiques d’une sorte de demi-monde fait, d’un côté, d’aventuriers, de fils de famille et de couples en rupture de bans, composition sulfureuse à laquelle Lyautey a fait allusion dans son évocation du voyage du train de plaisir de Lang-Son, et de l’autre de fonctionnaires de l’Etat et d’officiers qui ne faisaient que passer en Indochine.
Lyautey décrivait cette dernière société coloniale avec sévérité :
« Les questions de personnes priment tout et tiennent une place que je n’ai vu nulle part. Le plus grand nombre, civils ou militaires, se fiche de la colonie comme d’une guigne. » (LT/p,76)
Cette société coloniale vivait côte à côte avec la cité grouillante que décrivait Lyautey plus haut.
Il existait alors une vie mondaine turbulente à Hanoï, souvent animée par les officiers eux-mêmes.
« J’ai profité de mes derniers jours de chef d’Etat- Major pour rendre mes politesses à ma popote. Le « Tout Hanoï » y a passé en une série de dîners.
Dîners de 12 à 20 couverts, ce n’est jamais ici difficile à improviser. L’Annamite est né cuisinier et décorateur ; le dernier boy a le don inné de l’arrangement d’une table et spécialement des fleurs. Les fleurs, c’est le plaisir de ce pays. Du 1er janvier au 31 décembre, toujours elles sont là ; et variées, éclatantes, décoratives. Les tables en sont jonchées, les boys ont avec elles mille fantaisies. Quelques ivoires, quelques pièces amusantes de vieilles porcelaines, et voilà une table que Paris envierait.
Du reste, elles aiment beaucoup mon home, ma grande pièce, avec ses huit portes -fenêtres ouvertes sur la véranda, a pris un aspect de pagode encombrée de toute la défroque, de tout le bric-à-brac que dix- huit mois y ont accumulé…
Je leur sers des attractions de choix. Après le dernier dîner, le Tong-Doc d’Hanoï m’avait très aimablement envoyé tout un lot de femmes cataleptiques : au son d’un orchestre diabolique, elles nous ont servi le grand jeu des Assaouas d’Algérie, avalant bougies en flamme, sabres et ciseaux, se coupant la langue, se perforant le bras…
Autre fête ; un brillant capitaine de cavalerie tombé de la « Rue Royale » au Tonkin où il dirige la remonte, rend aussi ses politesses sous la forme d’une garden-party nocturne, souper, flirt, etc… à la pagode Balmy, ainsi nommée parce que c’est au coin de son mur d’enceinte que tomba, voici vingt-trois ans, l’enseigne Balny d’Avricourt, le même jour que Garnier. Et, à la même avenue d’énormes banians, s’accrochent ce soir les lanternes de couleur, et devant l’exquise vieille pagode, pleine de vieux bronzes et d’étoffes passées, se reflètent ce soir dans le bassin d’eau dormante, sous les lotus, entre de larges dalles, non plus les feux du bivouac, mais les lanternes des charrettes anglaises et les fusées de fête tirées par les boys… » (LTM/p,367)
Quelques journaux au tirage modeste étaient d’ores et déjà imprimés et diffusés à Hanoï.
La ville disposait d’un champ de courses et des troupes de théâtres françaises venaient régulièrement en représentation.
Lang-Son, une petite ville au développement américain, où les courses de chevaux étaient devenues à la mode :
« Lang-Son, 24 mars 1895
Première journée de courses à Lang-Son. Une improvisation, tout un débarquement de Chinois, un temps superbe, la piste entre 2 blockhaus pavoisés, une tente, un buffet, deux Européennes, femmes d’employés : je juge à l’arrivée – énorme ! – Le colonel s’amuse comme un enfant. Ce grand guerroyeur, cet abatteur de travail, a des jeunesses étonnantes. Le Tong-Doc, préfet indigène, y est venu dans son palanquin (je vais m’en octroyer un pareil) avec toute sa suite. » (LT/p,172)
« Dong Dang, 14 février, soir
… Je trouve Grandmaison au milieu de ses constructions, traçant une rectification de route, dans le plein de cette curieuse vie d’officier-farmer. Tout ce soir, il m’a fourré dans ses plans ; artiste, il vient de dessiner une belle maison d’allure chinoise pour son trichau (chef de canton) ; mais son projet favori, c’est une petite chapelle romane qu’il a dessinée avec amour et voudrait bien édifier dans son cimetière s’il avait quelques piastres. Au fait, si nous quêtions pour la chapelle de Dong Dang ? dans cette région orientale, la situation catholique est lamentable. De temps immémorial, la rive gauche du Fleuve Rouge, c’est-à-dire les deux-tiers du Tonkin, appartient aux missions espagnoles. » (LTM/p,119)
Plus loin, à Na- Cham :
« … Rogerie, capitaine de la Légion ; – il y arrive avec mission d’y faire la même œuvre d’ingénieur, de voyer, d’architecte, d’organisateur que Grandmaison à Lang-Son. L’importance de Na-Cham, c’est que c’est sur le Song-Ki-Long, au point où, avant d’entrer en Chine, la rivière devient navigable. Le chemin de fer va donc y être amené, avec l’espoir du transit par eau. » (LT/p,131)
Commentaire :
A l’occasion de ses commandements à Madagascar, que nous évoquerons plus loin, Lyautey eut l’occasion d’imiter les officiers qu’il avait admirés, et qui, au Tonkin, avaient créé les conditions d’une vie urbaine à l’européenne, Grandmaison à Lang-Son, Vallière à Tuyen-Quan.
Il fut en effet le véritable créateur de la ville nouvelle d’Ankazobé, au nord de Tananarive.
Jean Pierre Renaud