Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française » Mme Huillery, MM Cogneau, Piketty – Chapitre 2 « Le coût de la colonisation pour les contribuables fr

« HISTOIRE COLONIALE, DEVELOPPEMENT ET INEGALITES DANS L’ANCIENNE AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE »

Thèse de Mme Elise Huillery

Sous la direction de Denis Cogneau et de Thomas Piketty

27 novembre 2008

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Thèse Huillery

Rappel de publication des notes précédentes : annonce de publication, le 10 juillet 2014 – avant- propos, le 27 septembre 2014 – Chapitre 1, les 10 et 11 octobre 2014 – Chapitre 3, le 5 novembre 2014 – Chapitre 4, le 6 novembre 2014

Notes de lecture critique

VI

Chapitre 2

« LE COÛT DE LA COLONISATION POUR LES CONTRIBUABLES FRANÇAIS ET LES INVESTISSEMENTS PUBLICS EN AFRIQUE OCCIDENTALE FRANCAISE » (p,71)

Le 10 juillet 2014, nous avons annoncé la publication de nos notes de lecture critique en concluant ainsi :

« Avec deux énigmes historiques à résoudre :

La première : Avec ou sans « concession » ?

La deuxième : Avec quelles « corrélations » ? »

En ce qui concerne ce chapitre 2, et comme nous tenterons de le démontrer, il serait tentant de dire, effectivement, et sans discussion, sans « concession » !

            Un résumé (abstract) annonce le contenu du chapitre :

            « Cet article s’appuie sur l’extraction des données budgétaires de l’Afrique Occidentale Française sur toute la période coloniale pour étudier le coût que la colonisation a fait peser sur le budget de l’Etat français, et l’ampleur des bénéfices qu’en aurait retirés les pays de l’ancienne AOF en termes de ressources publiques et d’investissements en écoles, enseignants, médecins, et infrastructures. Il s’avère que les transferts de fonds publics de la France vers l’AOF, subventions et prêts confondus, n’ont représenté en moyenne que 0,1% des dépenses de l’Etat français ; seuls 0,007% des dépenses de l’Etat sont de plus imputables à de l’aide publique…Les populations de l’AOF ont donc non seulement subvenu presque totalement à leurs besoins, mais aussi supporté de lourdes dépenses liées à la présence française. » (p,72)

&

 Avant d’aller dans le texte lui-même, quelques remarques sur les termes et concepts utilisés :

         1) s’agissant du domaine de l’histoire, les dates retenues par les différentes analyses effectuées ne sont pas toujours les mêmes, et nous verrons que dans ce type d’analyse, le respect de la chronologie est capital

         2) il convient de retenir que l’analyse annoncée porte sur les flux de capitaux publics, et non sur les flux de capitaux privés,

          3) on peut regretter qu’avant toute réflexion historique, l’auteur n’ait pas donné les ordres de grandeur respectifs des budgets de la France et de l’AOF, ainsi que du commerce extérieur,  au moment de la création d’une AOF créée de toute pièce, c’est à dire en 1895, et en ce qui concerne les années ultérieures, afin d’éclairer la portée des deux pourcentages donnés plus haut.

          Nous verrons par ailleurs que les démonstrations techniques de l’auteur n’accréditent pas nécessairement les deux pourcentages cités plus haut, 0,1% ou 0,007%.

            Nous nous sommes déjà interrogés sur le sens qu’il convenait d’accorder à ce type d’évaluation comparative qui ne tient pas compte de l’effet marginal d’un franc AOF de même valeur que le franc métropolitain jusqu’en 1945, puis convertible au taux fixe avec le franc métropolitain, de 1,7, puis de 2 francs CFA.

 Dans son introduction, l’auteure regrette qu’en ce qui concerne le bilan de la colonisation, c’est-à-dire des coûts et bénéfices de la colonisation « les historiens se fondent sur des données anecdotiques et sur des hypothèses très approximatives » (p,74).

 L’auteure note tout d’abord que «Le besoin se fait donc sentir d’en revenir aux fondamentaux de l’histoire coloniale et d’interroger directement les comptes publics coloniaux. », tout en faisant remarquer que « on a souvent le sentiment au niveau médiatique, tout du moins, que la colonisation française est assimilée à la colonisation de l’Algérie. » (p,75)

 Tout à fait ! J’ajouterais volontiers, mais en respectant l’histoire coloniale des comptes publics

            L’auteur écrit  qu’ : « Il est donc plus pertinent de concentrer  son attention sur les territoires séparément les uns des autres, et nous proposons ici de le faire pour l’Afrique de l’ouest. » (,76)

  1. I.             Présentation des données
  2.            A   L’organisation financière

              Pour que le lecteur puisse bien apprécier le contenu de l’objet de cette thèse, un objet avant tout budgétaire et financier, il aurait fallu que l’organisation financière décrite soit la plus claire et la plus complète possible. II aurait été utile de définir très exactement le système monétaire et financier dans lequel se trouvait l’AOF, les concepts d’emprunt et d’avance utilisés, leur mécanisme, les relations juridiques et techniques qui existaient en la matière entre la France et l’AOF, qui furent différentes au cours de la période étudiée, qui va de 1898 à 1960, notamment entre l’avant et l’après 1945, et enfin de fournir le calendrier historique des emprunts et de leurs montants, ainsi que des avances.

             En 1901, la Banque de l’Afrique Occidentale bénéficia du privilège d’émission du franc AOF, en parité avec le franc or de l’époque, et il aurait été utile d’expliquer comment fonctionnait le système colonial du franc, les relations existant entre le Trésor métropolitain et le Trésor d’AOF, qui lui était très étroitement rattaché, sur toute la période coloniale, avec la rupture historique de la deuxième guerre mondiale.

       L’analyse ne parait en effet pas correspondre  au contenu des relations financières existant historiquement, ainsi qu’à celui des concepts étudiés.

         L’auteure écrit  au sujet des différents budgets :

        «  Les budgets des fonds d’emprunt géraient, comme leur nom l’indique,  les fonds d’emprunts publics émis par le gouvernement général de l’AOF à l’égard du Trésor public français » (p,78) 

      La nature de ces emprunts demanderait à être précisée et donc confirmée : s’agissait-il bien de cela ? Emprunts auprès du Trésor, sur fonds budgétaires de l’Etat, c’est-à-dire du contribuable, – le « contribuable » du titre ? – ou emprunts souscrits auprès de de l’épargne des particuliers, avec la garantie de l’Etat, par la voie du Trésor ?

        Il ne s’agissait pas en effet d’emprunts effectués auprès du Trésor Public français, mais d’emprunts émis par des syndicats bancaires avec la garantie du Trésor, en cas de défaillance : le contraire m’étonnerait beaucoup, d’autant plus, et comme le relève l’auteur, fut appliqué jusqu’en 1945, le « principe fondamental du financement de la colonisation énoncé par la loi du 13 avril 1900, dite « Loi d’autonomie financière des colonies. » (p,79)

       L’Etat « a surtout concédé d’importants emprunts aux territoires » (p,79) :

     Questions :

   1) La même question : L’Etat a-t-il « concédé », ou l’Etat n’a-t-il donné que sa garantie ? Ce n’est pas tout à fait la même chose !

     A ce stade de la démonstration,  l’analyse historique ne pouvait pas ne pas tenir compte de la loi de 1900, capitale pour tout examen. L’Empire britannique appliqua le même principe du « self-suffering ».

     A plusieurs reprises, l’auteure fait référence à ce principe, mais ne parait pas en avoir tiré toutes les conséquences historiques.

    2) Comment analyser en effet les flux publics de capitaux sans distinguer entre les deux périodes de financement public des colonies, sans distinguer entre l’avant 1945, avec la loi de 1900, et l’après 1945, avec l’institution du FIDES, et sa comptabilité en termes de programme de développement, distinguant entre autorisations de programme et crédits de paiement, et en décrivant à la fois le système des subventions et des avances, des quasi-subventions mises en place par la loi du FIDES, complètement différentes de celles du régime financier fixé par le décret de 1912 ?

      3) Les emprunts – rappel du texte de base : article 87 du décret de 1912 :

     « Les colonies non groupées ou les groupes de colonies constitués en Gouvernements généraux peuvent recourir à des emprunts…. Les emprunts doivent être approuvés par des décrets en Conseil d’Etat ou par une loi si la garantie de l’Etat est demandée…. Ces emprunts peuvent être réalisés, soit avec publicité et concurrence, soit de gré à gré, soit par souscription publique avec faculté d’émettre des obligations négociables soit directement auprès de la Caisse des dépôts et consignations, ou de la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse, par extension de l’article 22 de la loi du 20 juillet 1886, aux conditions de ces établissements. »

      Avant 1914, l’AOF a contracté quatre emprunts autorisés par une loi et bénéficiant de la garantie de l’Etat : loi du 05/07/1903 = 65 millions de francs – loi du 22/01/1907 = 100 millions – loi du 11/02/1910 = 14 millions – loi du 28/12/1913 = 167 millions, soit un total de 346 millions francs courants or, soit 374 millions de francs 1914.

     A titre anecdotique, indiquons que l’AOF ne mit pas en jeu la garantie de l’Etat, alors que dans le cas de l’AEF, faute de sécurité financière, l’Etat prenait le soin d’inscrire dans son propre budget le montant des annuités de remboursement, au cas où ?…

  1. B.   Sélection des données

        L’auteure écrit : « Pour établir le bilan économique de la colonisation française en Afrique Occidentale Française… » (p,80)

       Question s’agit-il d’un bilan financier ou d’un bilan économique ?

  1. II.           Le financement public de la colonisation française en AOF

         L’auteure dit se démarquer de l’analyse de Jacques Marseille :

     «  Mais nous avons montré dans la partie I que la thèse de Jacques Marseille reposait uniquement sur des hypothèses faites à partir de la balance commerciale entre la France et ses colonies. » (p,85)

     Question : comme nous l’avons déjà indiqué, pourquoi l’auteure n’a pas analysé  historiquement la balance commerciale et la balance des paiements de l’AOF, afin de vérifier le bien-fondé des calculs de Jacques Marseille, précisément dans l’objet étudié, c’est-à-dire l’AOF ?

       La consultation des rapports budgétaires présentés par les Gouverneurs Généraux de l’AOF à leurs Conseils de Gouvernement font en effet apparaître des  déficits de balance qu’il a bien fallu couvrir, comment ?

        Il est donc difficile de barrer d’un trait de plume à la fois les travaux de cet historien, sans en avoir apporté la démonstration contraire avec le cas de l’AOF, et les travaux décrits par François Bloch Lainé dans le livre « La Zone Franc » qui contient un ensemble de chiffres qui corroborent leur analyse.

  1. Combien l’Etat français a versé à l’AOF ?

      L’auteure distingue trois formes de transferts publics, les emprunts, les avances et les subventions, mais sans définir précisément le régime juridique et financier de ces trois catégories de transfert, ce que nous avons déjà souligné.

       Le montant total des avances retenu dans cette thèse parait en effet surprenant, sauf à les imputer sur la période 1946-1958.

      Réserve est également faite à nouveau sur la nature des flux observés et analysés : « les décaissements accordés par le Trésor Public français à l’AOF… Les décaissements des prêts accordés à l’AOF étaient versés au budget des fonds d’emprunts, spécialement dédié à la gestion des fonds prêtés par le Trésor Français à toute la fédération puisque les emprunts étaient contractés au niveau fédéral par le gouvernement général de l’AOF. «  (p,85)

      Comme nous l’avons déjà indiqué, il ne s’agissait pas du Trésor français, et donc pas de « décaissements accordés par le Trésor Public français ».

      Le cadrage historique :

      Le Tableau I « Transferts publics de l’Etat français vers l’AOF entre 1898 et 1957 » (page 86) fixe des bornes historiques qui vont de 1898 à 1957, alors que dans l’introduction, la période historique examinée devait s’échelonner sur 40 ans : en millions de francs 1914,

Prêts : 509,7 + Avances : 547,2 + Subventions : 247,3 = Total : 1.304 millions francs 1914

      Questions :  1 – L’analyse proposée n’est pas pertinente historiquement, étant donné qu’elle fait comme si la loi de 1900 et la création du FIDES, après 1945, n’avaient pas existé, et qu’il puisse être possible de proposer une analyse en flux financier continu et cohérent sur le plan conceptuel, en additionnant ou en soustrayant des sommes non cohérentes.

       Historiquement, le système de relations avait changé, et il n’est pas pertinent de faire comme s’il y avait eu une continuité dans le système des relations entre la métropole et l’AOF.

     2 – Sans mettre obligatoirement en cause les calculs effectués, sauf à les comparer plus loin à ceux cités par François Bloch-Lainé, quant à leur montant, celui des avances parait tout à fait surprenant, compte tenu du régime juridique des avances qui fut la règle du jeu budgétaire de l’AOF jusqu’en 1945, celle que fixa, à l’origine, le décret du 30 décembre 1912.

       D’après le texte de la page 91, les avances furent effectivement celles accordées au titre du FIDES :

       « Les avances accordées par le Trésor Public au budget général de l’AOF à partir de 1946 pour l’alimentation du programme du FIDES étaient assorties d’un taux variant entre 3 et 4 pourcent. Leur échéance très courte, de l’ordre de quelques années seulement, ne permet pas à l’élément don de dépasser 10%. Concernant les six prêts contractés par l’AOF vis-à-vis du Trésor français, leur taux variant d’une tranche à l’autre entre 5 et 6,5 pourcent. L’échéance de ces prêts variait quant à elle de 30 à 50 ans. Aucun de ces prêts n’a un élément de don supérieur à 25 pourcent, le plus élevé étant celui de 1903 dont l’élément don, selon les définitions internationales adoptées depuis 1969, aux subventions nettes de la France vers l’AOF… » (p,91,92)

      Critique de l’analyse :

     Cette analyse suscite plusieurs critiques :

       & Les avances de type FIDES furent effectivement versées par le Trésor français, mais les emprunts ne furent pas contractés vis-à-vis du Trésor, comme déjà indiqué : il aurait fallu donner les dates et le montant des « six prêts contractés par l’AOF ».

     & Les deux tableaux 1 (p,86) (1898-1957)  et 2 (p,88) (1907-1957), ont des dates de référence différentes, pourquoi ?

      & Le propos financier et historique manque de clarté, en ne précisant pas si un régime juridique d’avances existait ou non avant 1946, ou si elles avaient une nature différente, c’est-à-dire laquelle, ce que l’auteur a enfin précisé à la page 91.

       L’article 49 du décret du 30 décembre 1912 avait fixé un régime des « avances à régulariser » qui étaient alors autorisées, différentes de celles instituées par la loi du FIDES :

     « Les dépenses à effectuer aux colonies pour le compte de l’Etat, autres que les dépenses énumérées aux chapitres II et III du présent décret, et pour lesquelles existent des crédits au budget du département ministériel intéressé, sont acquittées soit sur ordonnances de payement émises par le Ministre compétent, soit à titre d’avances à régulariser en vertu d’ordres de payement délivrés par l’un des ordonnateurs de la colonie suivant la nature de la dépense et conformément aux instructions du Ministre des Finances. »

     Le graphique 1 de la page 87 fait apparaître qu’effectivement les avances furent celles des années 1946-1957, mais il pose en même temps la question de la raison pour laquelle le même graphique  ne fait pas apparaître clairement le mouvement des emprunts pour la période 1907-1945.

      & La loi du 30 avril 1946 créant le FIDES a en effet réglementé un autre régime d’avances, tout à fait différent, assimilable progressivement à un régime de subventions, et dont les caractéristiques ne sont pas celles décrites dans le paragraphe cité plus-haut :

      « Article 3  Le financement de ces plans est assuré par un fonds d’investissement pour le développement économique et social des territoires d’outre-mer (FIDES) qui sera alimenté en recettes :

  a) Par une dotation de la métropole qui sera fixée chaque année par la loi de finances

   b) Par des contributions des territoires intéressés… soit enfin d’avances à long terme que ces territoires pourront demander à la Caisse centrale de la France d’outre-mer dans la limite des sommes nécessaires à l’exécution des programmes approuvés. »

   « Article 4 – La Caisse centrale de la France d’outre-mer est autorisée par la présente loi :

    A accorder les avances précitées au taux d’intérêt de 1% l’an et avec des délais de remboursement suffisants pour ne pas gêner l’exécution des programmes ;

   A constituer directement la part revenant à la puissance publique dans le capital des entreprises prévues…

   A assurer ou garantir aux collectivités ou aux entreprises concourant à l’exécution des programmes, directement ou par l’intermédiaire d’établissements publics, toutes opérations financières autorisées par la loi et destinées à faciliter cette exécution. »

    & Les taux d’intérêt ainsi que les échéances de ces avances ne furent pas celles décrites dans le paragraphe en question.

    Comme l’écrit François Bloch Lainé (p,133), les avances en question, largement accordées, entre autres à l’AOF, se transformèrent rapidement en subventions, dont le taux passa de 55% à 90%, 10% restant à souscrire au titre des avances :

        « Elles ont été, d’ailleurs, été encouragées (les autorités territoriales) dans cette attitude, par les conditions relativement peu onéreuses auxquelles sont consenties les avances, malgré le léger relèvement des taux et la réduction de la période d’amortissement différé intervenus à partir du 1°juillet 1950. Le taux d’intérêt des avances que la Caisse Centrale consent aux territoires d’outre-mer est, depuis cette date, de 2,20% contre 2% précédemment. Quant à l’amortissement, il est calculé sur 20 annuités, avec une période d’amortissement différé, qui, après avoir été de cinq ans, a été, à la même date, ramené à deux ans. »

     Les conditions de financement du FIDES ont évolué en faveur des territoires d’outre-mer, en subvention, le rapport entre la part respective de la métropole et celle des territoires passa de  55%-45% à 75%-25% à partir du 1° juillet 1953, et à 90%-10% à partir du 1° janvier 1956.

      Autant dire que la part d’autofinancement des territoires confinait alors avec un taux voisin de zéro, étant donné qu’ils continuaient à bénéficier des avances décrites.

    François Bloch-Lainé calculait qu’au terme de l’exécution du premier plan FIDES (30/04/1946 à 30/06/1953), les territoires d’outre-mer n’avaient financé sur leurs ressources propres, pas plus de 3 % du budget total, soit 3.640 millions (23,7 millions de francs 1914) sur 113.309 millions de francs (737 millions de francs 1914). (p,132)

Sur ce total, la note 2 (p,132) indique que l’AOF n’a financé sur ses ressources propres qu’un montant de 2.370 millions de francs, soit 15,4 millions de francs 1914 .

      Nous verrons plus loin que les chiffres qui figurent dans le livre « La Zone Franc » soulèvent des difficultés de cohérence avec ceux cités notamment à la page 86, outre le fait que cette analyse ne nous dit pas comment ont évolué les subventions et les avances après le 30 juin 1953, jusqu’en 1957, la date butoir choisi par l’auteure.

    Quid encore pour la période 1957-1960 ?

  & Enfin, ce paragraphe introduit un mode de raisonnement de calcul financier purement et simplement anachronique fondé sur un concept de don qui appellera un commentaire ultérieur.

      Les chiffres :

      Le Tableau 1 fait état d’un montant total des emprunts garantis et non « consentis » par la puissance publique, de 509,7 millions de francs 1914 : prend-t-il en compte la totalité des emprunts contractés par l’AOF, au cours de la période examinée ? Avant 1914, la Fédération avait déjà contracté 374 millions d’emprunt (374 par rapport à 509,7), et à lire les rapports de présentation des budgets par les gouverneurs généraux, d’autres emprunts ont été contractés après 1918.

      Dans son rapport de novembre 1932, le Gouverneur Général de l’AOF (rapport Brévié page 13) fait état par exemple d’un emprunt de 1.570 millions de francs autorisé par la loi du 22 février 1931, soit  318, 5 millions de francs 1914.

     Comment expliquer l’écart entre les deux chiffres de 509,7 millions francs 1914 et de 692,5 millions francs 1914, (374 millions francs 1914  + 318,5 millions francs 1914) ? Pour autant que tous les emprunts garantis par le Trésor Public aient été recensés.

     Dans quelle catégorie de financement classer  une convention de remboursement passée le 29/7/1927 entre le Gouverneur Général de l’AOF et le Ministre des Finances, d’un montant de 22 millions de marks or  (de l’ordre de 25 millions de francs 1914 ?, page 47, rapport Carde 1927), au titre des réparations allemandes ?

   A plusieurs reprises, notamment à la page 90, l’auteure marque bien le changement  important qui a affecté les relations économiques et financières après 1945, mais elle ne parait pas en tenir toujours compte dans ses calculs.

      Retenons pour l’instant, et sous réserve que les chiffres cités soient exhaustifs pour la période 1898 – 1957 :

      « Au total, retenons que la France a versé à l’AOF 1 304 millions de Francs 1914, dont 697 (53%) après 1946 et 1 057 (81%) sous forme de prêts ou d’avances à rembourser par le budget général de l’AOF. » (p,87)

     A ce stade de l’analyse et des questions posées, il n’est pas inutile de se reporter aux chiffres cités dans le livre « La Zone Franc » (p,136).

Programme FIDES  1946-1953, en millions de francs :

AOF : Total des subventions    Total des avances   Total général

              71.107  millions             76. 342  millions            147.449 millions

Soit en francs 1914 :

                   463 millions                     496 millions             959 millions

      Ces chiffres posent d’ores et déjà un problème de cohérence avec ceux des chiffres du tableau 1, d’autant plus que les années 1954-1957 ne sont pas prises en compte dans les statistiques Bloch-Lainé.

      Comment expliquer la différence entre le chiffre affiché à la page 86,  en millions de francs 1914, 247,1 millions au lieu des 463 millions pour la seule période 1946-1953 ?     Hors les années 1953-1957 ?

    Comment interpréter, sur un autre plan, les chiffres assez proches des avances sans rien dire du sort qui leur a été réservé après 1957, remboursées ou effacées ?

    Je laisse donc le soin aux historiens de métier d’aller plus loin dans cette récapitulation conceptuellement difficile, et de confirmer ou non les chiffres cités dans cette analyse.

  1. A.   Combien l’AOF a versé à l’Etat français ?

     Le Tableau 2 récapitule le montant des transferts publics de l’AOF vers l’Etat français entre 1907 et 1957 (donc 50 ans), et non plus entre 1898 et 1957, comme dans le Tableau 1, dont le total est de 571,9 millions Francs 1914.

    Par catégorie de remboursement : emprunts = 228,5 millions, avances = 145,1 millions, subventions = 198,3 millions.

     Questions :

   En considérant que les chiffres précédents puissent être confirmés, la comparaison des Tableaux 1 et 2 fait donc apparaître entre les transferts publics de la France et l’AOF et leur « remboursement », un écart positif de 732,1 millions Francs 1914, un écart de financement qui n’est pas négligeable.

    Les montants cités pour les prêts, 509,7 millions de francs 1914 contre 228,5 millions de francs 1914 remboursés, soit un écart favorable pour l’AOF de 509,7 – 228,5, soit 281, 2 millions de francs 1914, correspondent-ils à la perte ou à la contribution des épargnants français au développement de l’AOF, c’est-à-dire pour l’essentiel des emprunts souscrits avant la première guerre mondiale pour la réalisation de grandes infrastructures de la Fédération (voies de chemin de fer et ports)  ?

     A titre documentaire, rappelons que les porteurs d’obligations libellées en francs, ceux communément appelés les rentiers, ont perdu plus du tiers de la valeur de leur portefeuille après la guerre 1914-1918.

  1. C.   Quel est le solde des transferts publics entre la France et l’AOF ?

       L’auteure rappelle à juste titre l’existence de « la loi de 1900 qui prônait l’autonomie financière des colonies », mais elle fait aussitôt intervenir dans son raisonnement  de calcul financier du « fardeau » le concept de « concessionnalité » (p,91)

      «  Le concept de « concessionnalité  a été introduit initialement en 1969 par le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE » – selon lequel  – « tout prêt contient un pourcentage de don »… Pour calculer l’aide effectivement apportée par la France à l’AOF, nous allons utiliser cette définition, bien qu’elle soit postérieure à la période coloniale » (p,91)

  Question : la phrase en caractères gras est capitale pour comprendre le raisonnement « historique » sur lequel repose le fondement « scientifique » de la thèse Huillery.

      Ne s’agit-il pas d’un beau tour de passe-passe anachronique, dont le résultat recherché est évidemment de diminuer le montant des transferts de la France vers l’AOF !

     « L’aide apportée par la France à l’AOF se réduit donc, selon les définitions internationales adoptées depuis 1969 aux subventions nettes de la France vers l’AOF. » (p,92)

    Et le tour est joué !

    « Au total, le solde net des subventions de la France à l’AOF est positif, mais ne s’élève qu’à 48,8 millions de francs 1914 », même en calculant les flux engendrés par la création du FIDES :

     « La logique d’autonomie financière des colonies  a donc été largement poursuivie avec l’AOF après la seconde guerre mondiale, les subventions de la métropole à l’AOF n’ayant pas été tellement plus élevées que les subventions de l’AOF à la métropole. » (p,92)

     Soit 48,8 millions de francs 1914, au lieu donc du chiffre cité plus haut de 732,1 millions de francs 1914, qui mériterait sans aucun doute d’être confirmé, compte tenu de toutes les incertitudes qui pèsent sur certains chiffres, et à la condition de bien chiffrer l’avant 1945 et l’après 1945, soit de l’ordre de 2,5 milliards d’euros.

  1. L’aide publique française a-t-elle pesé lourd pour le contribuable français ?

      L’auteure conteste à nouveau les analyses de Jacques Marseille, et écrit :

     « L’aide publique de la France vers l’AOF, c’est-à-dire uniquement les subventions nettes, a représenté 0,007% du total des dépenses de l’Etat de 1898 à 1957. » (p,94)

   Questions : comment est-il possible de baser un calcul anachronique d’une aide publique mal définie, sur un trend historique supposé continu, alors qu’au moins deux grandes ruptures historiques l’ont affecté ?

     Il aurait été, de toute façon nécessaire, de fournir les chiffres concernant les budgets de l’Etat, année par année et au total, car il s’agit d’une sommation difficile à effectuer, pour ne pas dire impossible, même pour des spécialistes, sur une aussi longue période.

  1. E.   L’aide publique a-t-elle été une ressource importante pour l’AOF ?

 J’ai envie de dire tout de go, à l’évidence, en tout cas, au moment de sa création, et en comparant des choses comparables, étant donné l’écart gigantesque qui existait  alors entre les ordres de grandeur comparés des budgets de la France et de l’AOF : en 1900, le budget de la France était de 3,592 milliards de francs 1914, alors que le total du premier budget de l’AOF, en 1907, n’était que de 44 millions de francs 1914, alors même que l’AOF avait bénéficié d’un premier prêt de 60 millions de francs 1914 en 1903.

    « Si les transferts métropolitains vers l’AOF n’ont pas pesé lourd pour le contribuable français, ont-ils été précieux pour le bon fonctionnement des pouvoirs publics ouest-africains et l’équipement du territoire ? » (p, 94)

     Question : à nouveau, la même question lancinanteau risque de la reditepoids pour le contribuable ou pour l’épargnant français selon le découpage historique de l’avant et de l’après 1946 ?

     Nous avons déjà relevé qu’il n’est techniquement pas possible d’additionner les trois flux, prêts, avances, et subventions, en partant du postulat qu’il s’agit de charges des contribuables.

    L’auteure analyse les recettes du budget général (la fédération) et des budgets locaux (les colonies) et fait le constat que dans le cas de la fédération, ce sont les contributions indirectes qui constituent l’essentiel des ressources, alors que dans le cas des budgets locaux, ce sont les contributions directes (les impôts de capitation) qui ont constitué l’essentiel de la ressource budgétaire, ce qui correspondait à la conception budgétaire de la répartition des compétences entre fédération et colonies.

      L’auteure en tire la conclusion :

     « Contrairement au type de fiscalité qui nous est familier aujourd’hui, l les couches les plus pauvres de la population ont donc produit un effort incommensurablement plus important que les élites pour alimenter les finances publiques durant la période coloniale. » (p,97)

     Arrêtons- nous un instant sur la comparaison des deux graphiques 6 et 7, le premier portant sur la « décomposition du total des recettes du budget général de l’AOF (en millions de francs 1914), entre 1907 et 1958, le deuxième portant sur l’ « Importance des contributions directes dans le total des recettes des budgets locaux en millions de francs 1914 » toujours entre les années 1907 et 1958 :

    Les échelles retenues ne sont pas les mêmes, un centimètre le million de francs dans le graphique 6 et un centimètre et demi pour le même million dans le graphique 7.

     Si nous prenons à titre d’exemple l’année 1928, pour tenter de nous représenter la structure des recettes entre le fédéral et le local,  nous aurons pour le fédéral, de l’ordre de 50 millions de recettes, dont 40 en contributions indirectes, et pour le local, de l’ordre de 66 millions de recettes, dont 53 millions en contributions directes.

     La consultation des rapports présentés au Conseil de Gouvernement par les Gouverneurs Généraux de l’AOF pour la présentation des budgets aux sessions de décembre permet d’éclairer la composition des recettes du budget fédéral et des budgets locaux.

      Le constat que fait l’auteure sur la place des contributions directes mériterait un débat approfondi que je laisse le soin aux spécialistes d’ouvrir, si cela n’a déjà été fait, mais le graphique 8 de la page 98 en pose les jalons, étant donné qu’au fur et à mesure d’un certain développement de l’AOF, ce sont les recettes indirectes, les droits de douane notamment, qui expliquent la croissance du budget de l’AOF.

       En appliquant sa méthode de calcul, l’auteure écrit : « En moyenne, sur l’ensemble de la période, les transferts nets de la France vers l’AOF ont représenté 5,7% du total des ressources du territoire. » (p,99) (entre 1907 et 1957)

     « Pour connaître la part d’aide publique française sur le total des ressources publiques de l’AOF, nous devons considérer uniquement les subventions de la France vers l’AOF –nettes des subventions de l’AOF vers la France, puisque nous avons vu que l’élément don des prêts et avances de la France vers l’AOF ne permettait pas de considérer ces derniers comme relevant de l’aide publique. »  (p,100)

      En application de cette méthode de calcul anachronique, l’auteur écrit :

     «  En moyenne sur l’ensemble de la période, l’aide publique française a représenté à peine 0,4% du total des ressources publiques. » (p,100)

     « Le financement public de la colonisation a donc finalement été presque entièrement supporté par les contribuables locaux, mis à part les 0,4% de ressources publiques locales donnés par les contribuables français. » (p,101)

    Une fois de plus la confusion conceptuelle et historique est entretenue entre le contribuable et l’épargnant, c’est-à-dire à la fois dans la chronologie et les concepts financiers !

    Pourquoi ne pas s’interroger enfin sur le progrès que pouvait constituer la levée d’un impôt égalitaire par tête et par colonie, par rapport à toutes les charges ou contributions variées, qui pesaient sur les Africains de l’ouest, captifs ou anciens captifs,, sujets ou nobles, dans telle ou telle chefferie ou royaume à l’époque précoloniale ?

  1. F.    Qui a donc payé les déséquilibres commerciaux de l’AOF vis-avis-de la France ?

     Chaque page ajoute une question à une autre, quant aux périodes examinées,  quant au sens des concepts, quant au contenu des antithèses proposées face aux thèses de Jacques Marseille, de Catherine Coquery-Vidrovitch, ou de Daniel Lefeuvre, comme c’est à nouveau le cas pour la réponse proposée à la question ci-dessus posée.

    L’auteure s’appuie, pour sa démonstration (p,104), sur le chiffre cité par Jacques Marseille de 2 309,1 millions de francs 1914 de déficits commerciaux pour la période 1907-1957, en indiquant qu’il n’était pas besoin du concours financier extérieur de la métropole pour couvrir les déficits commerciaux, étant donné l’existence  des excédents budgétaires considérés comme une épargne publique d’un montant total de 941,6 millions de francs 1914. (p,104), lesquels étaient insuffisants, sans avancer une explication crédible de l’écart qu’il fallait en définitive bien couvrir.

       Pourquoi l’auteure n’a – t- elle pas porté son attention sur l’analyse des balances extérieures de l’AOF, afin de démontrer que les calculs et le raisonnement de Jacques Marseille n’étaient pas fondés dans le cas de l’AOF ?

.       « Nous ne pouvons clore ce débat du financement public de la colonisation française en AOF sans revenir sur les croyances que les historiens avaient véhiculées auparavant concernant le coût des colonies pour l’Etat français

      «  Il est vrai que Jacques Marseille n’est pas le seul ni le premier à avoir employé des expressions trompeuses pour qualifier les transferts de capitaux français qui compensaient les déficits commerciaux de l’outre-mer, François Bloch-lainé écrit lui aussi :

    « Tout se passe comme si la France fournissait les francs métropolitains qui permettent à ses correspondants d’avoir une balance profondément déséquilibrée : ainsi s’opère aux frais de la métropole, le développement économique de tous les pays d’outre-mer sans exception » (p,102)…

      A partir d’une confusion entretenuesur la nature des capitaux français venus outre-mer, on en vient donc à assimiler déficits commerciaux et aide au développement. » (p,103)..

        L’auteure propose une deuxième explication comptable : « Mais cet équilibre comptable, qui veut que le déficit de la balance commerciale courante soit compensé par un excédent de la balance financière, ne se traduit pas nécessairement par une égalité entre déficit commercial et réception de capitaux extérieurs. » (p103)

      L’auteure avance des solutions surprenantes pour qui a une connaissance minimum du fonctionnement de la zone monétaire qu’était la zone franc, une compensation de mouvements par voie liquide «  une partie des importations sont en effet payées en liquide » en faisant intervenir l’épargne publique, et même privée.

     Je laisse le soin aux spécialistes des comptes extérieurs d’examiner le bien- fondé technique de cette solution qui, par définition, semble-t-il, échapperait, à une comptabilité publique des échanges extérieurs.

     Question : – Comment est couvert en définitive le déficit commercial de 2 309,1 milliards moins 941,6 milliards de Francs 1914, soit la somme de 1 367,5 milliards de Francs 1914 ?

     Il est difficile d’être convaincu que la « confusion » prêtée à Jacques Marseille ne soit pas en réalité dans le camp opposé, sauf à aller  au cœur de l’analyse de la balance commerciale et de la balance des paiements de l’AOF, ce qui n’a pas été fait.

L’auteure n’a en effet pas proposé la démonstration chiffrée de son propos.

  1. G.   Conclusion

        «  Le financement public de la colonisation en AOF a donc été entièrement supporté par les contribuables locaux. L’aide publique française n’a représenté que 0,4 % des ressources publiques locales. Le poids de la colonisation de l’AOF pour les contribuables français a été totalement négligeable, puisque seuls 0, 006 % des dépenses annuelles de l’Etat français ont été en moyenne, consacrés à l’aide publique en AOF. Même en incluant les prêts et les avances, les transferts publics de la France vers l’AOF n’ont représenté, en moyenne, que 0,09 % des dépenses annuelles. » (p,105)…

       « Les 48,8 millions de Francs 1914 de dons versés entre 1898 et 1957 ne sont pas le signe d’un grand laxisme de la part de la France vis-à-vis de ‘l’AOF. » (p,106)

      Question : en conclusion provisoire, je serais tenté de dire que ce type d’analyse économique et financière soulève une montagne de questions, sinon d’objections,  tenant au fonctionnement économique et financier de la zone Franc au cours de la période coloniale,  au sens des concepts « manipulés », les emprunts, les avances, les subventions, aux périodes historiquement examinées avec au minimum deux critiques de fond, l’une portant sur le postulat d’une continuité historique qui n’existait pas, alors que la thèse tient le discours contraire d’une loi de 1900 qui existait bien et d’un FIDES qui a lui aussi bien existé, l’autre n’hésitant pas à réécrire l’histoire des relations entre la France et l’AOF en utilisant le fameux concept de « concessionnalité ».

        Je laisse à d’autres chercheurs plus compétents et plus jeunes le soin d’aller plus loin dans cette analyse.       

       Pour qui a eu à un moment de sa vie professionnelle la charge de budgets publics,  ou de leur contrôle, la question se pose de savoir si l’ambition, pour ne pas dire les ambitions, techniques et politiques de son auteure, n’étaient pas démesurées.

 Jean Pierre Renaud

Suite et fin le 3 décembre 2014

Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française – Thèse Huillery 2008- Lecture critique

« Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française »

HESS – 2008 – Thèse de Mme Huillery

Notes de lecture critique

II

Chapitre 1 (p,19 à 71)

« Mythes et réalités du bilan économique de la colonisation française »

Lecture critique – Première partie

             Noter que le titre de ce chapitre est une démarque à la fois du titre d’un des nombreux ouvrages de l’historien Henri Brunschwig intitulé « Mythes et Réalités de l’Impérialisme colonial français »(1960), et d’un livre de Paul Bairoch intitulé «  Mythes et paradoxes de l’histoire économique » (1993).

            Noter que les mots ou phrases en caractères gras sont de ma responsabilité.

            L’auteure résume (Abstract)  tout d’abord son chapitre en écrivant :

            « Il passe en revue quarante ans d’écriture du bilan économique de la colonisation française et fait ressortir les acquis, les zones d’ombre et les zones d’oubli »… en indiquant que « Certains aspects du bilan économique ne sont d’ailleurs pas quantifiables et rendent impossible toute tentative de bilan comptable total des coûts et bénéfices de la colonisation. Mais d’autres aspects du bilan se prêtent davantage au dénombrement comme le poids des colonies dans le budget de l’Etat français, l’importance des apports métropolitains dans les dépenses de fonctionnement et d’équipement des colonies, ou encore l’ampleur des investissements publics, écoles, hôpitaux et infrastructures, dans les colonies. Ils n’ont pourtant pas fait l’objet, jusqu’à présent, que d’une quantification incomplète ou décevante. »

            Tel est donc l’objectif annoncé, modeste, étant donné la restriction faite au départ sur les difficultés de la quantification.

            L’auteure annonce qu’elle va passer «  en revue quarante années d’écriture du bilan économique de la colonisation française », mais à la lecture du chapitre 1, nous constaterons que les limites de cette période sont plutôt flottantes, ainsi que le contenu du concept de « bilan économique », tel qu’il est du reste annoncé plus haut.

          L’auteure développe sa réflexion dans une introduction au même chapitre.

         Référence est tout d’abord faite à la France-Afrique d’Houphouët-Boigny, en 1955, puis au discours de Dakar de Sarkozy, en 2007,  mais avant tout aux travaux de Jacques Marseille, lequel se demandait dans sa thèse parue en 1984 si : « Les colonies (avaient été) une bonne affaire pour la France, et concluait que non. »

         L’ambition déclarée de l’auteure est de lever la grande part d’ombre qui recouvre la réalité économique de la colonisation, notamment son financement, les investissements dans les territoires d’outre-mer et l’apport métropolitain dans ces investissements, un sujet qui a « représenté un secteur périphérique et marginal de la recherche historique », outre le fait que « l’histoire coloniale n’a tenu qu’une place marginale dans l’historiographie d’après 1960.

         L’auteure observe toutefois que « les travaux académiques dédiés à l’histoire coloniale depuis les indépendances se sont rapidement structurés autour de deux courants historiographiques de nature politique. Le premier courant, que l’on qualifiera d’ « anticolonial » insiste sur les méfaits que la colonisation a fait subir aux pays colonisés. « … face à ce premier courant s’est constitué un deuxième courant que l’on qualifiera d’« anti-repentance » et qui insiste pour sa part sur la générosité de la métropole à l’égard de ses colonies. »(p,22)

         L’auteure note : « L’argument récurrent utilisé par le courant anti-repentance concerne en effet l’investissement public effectué par l’Etat français dans les colonies sur recettes budgétaires métropolitaines, investissement qui représenterait un gain important pour les colonies et par symétrie une perte importante pour la métropole »… la colonisation aurait été, pour reprendre l’expression de Jacques Marseille, une « bonne affaire » pour les colonies plutôt que pour la métropole. Cette idée est reprise en force dans le dernier ouvrage de Daniel Lefeuvre… » (p,23)

         L’auteure observe que l’opposition entre les deux courants s’est radicalisée, « malheureusement au détriment de la rigueur historique et scientifique », alors qu’en même temps « la polémique au sujet du bilan colonial est sortie des sphères universitaires pour s’installer pleinement dans le débat public depuis le début des années 2000. » (p,24)

       « Face à cette politisation croissante du passé colonial de la France, nous proposons de revenir sur quarante ans d’écriture du bilan économique de la colonisation pour restituer l’état actuel des connaissances et en faire un inventaire critique. » (p26)… « Nous allons donc ici prendre connaissance des recherches effectuées et sonder le type de socle scientifique sur lequel elles étaient fondées. »

«  nous présenterons l’ensemble des connaissances que nous avons pu rassembler en deux catégories : 1) Coûts et bénéfices du point de vue de la France, 2) Coût et  bénéfices du point de vue des colonies » (p,26)

         Notons que dès les annonces de départ, il existe un certain flou sur le concept de bilan, et sur la définition d’un bilan du type « coûts et bénéfices ».

        L’auteure prend soin de préciser que sa revue historique ne se limitera pas à celle de l’Afrique Occidentale Française, alors que ses recherches ont porté sur cette ancienne Fédération coloniale.

      Le lecteur constatera par ailleurs dans les pages qui suivent,  que le titre de la deuxième partie aura changé et que la thèse sera passée du concept de bilan à celui du développement.

I – Coûts et bénéfices de la colonisation pour la France (p,29)

     A – Qu’est-ce que la France a gagné à la colonisation ?

     1)    De nouveaux débouchés commerciaux

     2)    Des approvisionnements de matières premières moins chères

     3)      Des placements de capitaux plus rentables

     « Examinons les preuves empiriques associées à chacun de ces trois arguments » (p,30)

      a)    Des débouchés commerciaux ?

     L’auteure valide l’analyse de Jacques Marseille sur le poids du commerce impérial dans le commerce extérieur de la France, avec la place importante de l’Algérie.

      b)    Un approvisionnement en matières premières à bas prix ?

     Pillage ou non des colonies en fonction d’un échange économique par définition inégal, ou paiement des matières premières au prix du marché mondial, ou même au-dessus, comme le soulignait Jacques Marseille ?

      L’auteure ne valide pas l’analyse Marseille et fait référence aux travaux en sens contraire de MM .Arghiri Emmanuel, Samir Amin, et André Vanhaeverberke, les travaux de ce dernier apportant un éclairage sur le cas du Sénégal.

      L’auteure conclut : « Les observations d’André Vanhaeverbeke sur l’évolution des termes de l’échange factoriels doubles entre le Sénégal et la France semblent plus solides, et un travail serait nécessaire à mener pour les généraliser à l’ensemble des produits importés par la France en provenance de ses colonies. » (p,34)

     Donc, à voir !

     c)       Des placements de capitaux rémunérateurs

    Trois sources sont citées : Catherine Coquery-Vidrovitch, Jacques Marseille, et la Cote Desfossés.

     L’auteure se réfère à nouveau à Jacques Marseille en indiquant que d’après son évaluation : « les capitaux privés auraient représenté ¼ de l’ensemble des capitaux français investis dans l’empire entre le début de la période coloniale et 1958, soit 6 384 millions sur un total de 25 743 millions de francs 1914. » (p,37), et en citant quelques chiffres de rentabilité capitalistique plutôt élevés, notamment en Afrique de l’Ouest en 1913.

       L’auteure conclut : «  Pour conclure sur les gains que la colonisation a permis à la France de réaliser, il ne semble donc pas, au vue de l’actif, que le bilan soit si négatif : les statistiques commerciales mettent en évidence l’apport d’indéniables débouchés commerciauxles termes de l’échange factoriels doubles montrent que l’approvisionnement en matières premières a vraisemblablement été payé moins cher que ne l’aurait permis un prix prenant en compte les quantités réelles de travail incorporé dans les produits échangés, et l’étude des sociétés inscrites à l’Annuaire Desfossés indique que les placements outre-mer bénéficiaient de rémunérations très élevées. Au moins jusque dans les années 1950, les données empiriques confirment les prédictions formulées habituellement sur les gains de la colonisation pour la France. Ce n’est que dans la dernière décennie que certaines modifications du contexte colonial et international viennent les remettre en cause. Il parait plutôt étonnant dans ces conditions que l’histoire actuelle tende à ne retenir que cette idée que la colonisation n’a pas été avantageuse pour la France. Myopie des historiens limitant leur regard aux dix dernières années de la période coloniale ou existence d’un passif tel que les gains évoqués ci-dessus s’en seraient trouvés largement annulés ? «  (p,39)

      Question : s’agissant d’une thèse économique, il parait tout de même difficile de se contenter de ce survol proposé par l’auteure et de raisonner comme si la colonisation avait été un long fleuve tranquille et continu, entre les années 1900 et 1960, alors que l’histoire coloniale a connu au moins cinq étapes, la conquête, le premier conflit mondial, un entre-deux guerres instable, le deuxième conflit mondial, et la décolonisation postérieure à 1945.

     B – Qu’est-ce que la colonisation a coûté à la France ?

     L’auteure s’intéresse à nouveau à Jacques Marseille en rappelant que l’intéressé distinguait deux types de coûts, un coût direct, les transferts de fonds vers les colonies, et un coût indirect, constitué des effets pervers du détournement des marchés concurrentiels.

      a)    Les effets pervers du détournement des marchés concurrentiels 

      Il s’agit de l’analyse des effets pervers du régime protectionniste qui a régné en métropole et dans les colonies,  « un boulet entravant le processus de modernisation du capitalisme français », un régime douanier qui a par ailleurs sclérosé les exportations de la France.

    L’auteure propose quelques exemples de situations économiques qui ne convainquent pas dans un sens ou dans l’autre, en faisant le constat suivant :

     «  S’il est impossible de quantifier la perte indirecte qu’aurait ainsi connue l’économie française, il apparait aux vues des analyses effectuées, que le maintien de certains secteurs déclinants au détriment de secteurs plus prometteurs  a effectivement été une conséquence néfaste des relations économiques privilégies qu’entretenait la France avec son empire…L’argument tient plus généralement à toute forme d’arrangement visant à exclure la France d’une situation de véritable concurrence. » (p,42)

    Question : est-ce qu’une étude plus précise des cas de prospérité ou de déclin des exportations françaises n’aurait pas apporté plus de lumière sur cet indirect obscur ? Je pense au cas de l’importation du riz d’Indochine, entre les deux guerres, qui posa un problème de concurrence avec la production des céréales de métropole, mais d’une façon plus générale, il conviendrait de cibler l’analyse sur les poids lourds des échanges, l’Algérie tout d’abord, et l’Indochine.

        Pourquoi, puisqu’il s’agissait de l’AOF ne pas avoir apporté des précisions sur le marché des oléagineux, notamment sur l’arachide du Sénégal  (la loi du 6 août 1933) ?

     b. Les transferts publics de la France vers les colonies

     Nous sommes au cœur du sujet de cette thèse, quand l’auteur écrit :

     « Dans toutes les études que l’on trouve sur le coût de la colonisation pour la métropole, l’importance des transferts publics effectués par la France vers ses colonies occupe la quasi-totalité de la place. Comme nous l’avons rappelé dans notre introduction, le courant anti-repentance a largement fondé son argumentaire sur la participation importante des contribuables français aux dépenses d’équipement et de développement dans les colonies.

      La question que nous devons avoir en tête désormais est de savoir si cette contribution a vraisemblablement dépassé les gains économiques que la France a retirés de la colonisation à travers les débouchés économiques, l’approvisionnement  à bas prix et le placement des capitaux. Il est donc nécessaire de se livrer à un exercice comptable pour évaluer le montant des capitaux publics français qui ont été apportés par la métropole pour subvenir aux besoins des colonies. » (p,42)

     J’ai souligné en gras les mots qui comptent à mes yeux, les contribuables français, les gains économiques, le montant des capitaux publics, tout en notant que les gains économiques n’ont pas encore été chiffrés, faute souvent d’une quantification difficile sinon impossible, comme l’a souligné l’auteur dans son introduction.

    L’auteure limite son analyse aux « capitaux publics » et met en cause l’absence des données actuelles en indiquant :

     « Pourquoi a-t-il été donc nécessaire dans le cadre de notre travail de refaire cet exercice de collecte de données à partir des comptes définitifs des budgets  coloniaux ? 

     Nous allons voir que les analyses qui ont été effectuées dans le cadre de ce programme de recherches des années 1970 n’ont pas permis de répondre totalement à la question du coût direct de la colonisation pour la France. » (p,42,43)

     L’auteure relève trois faiblesses, l’absence de chiffres postérieurs à 1940, le manque de différenciation de l’analyse entre flux de capitaux privés et publics, et entre territoires, et dans les capitaux publics, l’absence de différenciation entre emprunts publics et subventions.

    L’auteure précise plus loin  qu’il s’agit des comptes définitifs de l’AOF, mais elle s’appuie à nouveau sur le résultat des recherches de Jacques Marseille et de Catherine Coquery-Vidrovitch pour récapituler les données relatives aux flux de capitaux de l’empire, en précisant que ces travaux ne portaient que sur la période 1900-1940.

    L’auteure cite les travaux de François Bobrie et ceux de Catherine Coquery-Vidrovitch dont elle donne les résultats,  tout en les mettant en doute.

    D’après Mme Coquery-Vidrovitch « le total des équipements financés par les fonds publics métropolitains entre 1905 et 1938 est de 220 millions de francs 1914, soit 6 millions par an en moyenne. De l’avis de l’auteur, c’est en tout état de cause fort peu. Cette somme permet de chiffrer à 13% la part métropolitaine dans le total des équipements financés sur fonds publics entre 1905 et 1938 en AOF. »…. Ceci amène Catherine Coquery-Vidrovitch à conclure que l’AOF a très largement assuré elle-même le financement de son propre équipement. » (p,46)

    L’auteure note que cette analyse s’arrête malheureusement en 1938, et que les évaluations faites se révèlent encore optimistes par rapport à ses propres recherches :

     « En outre, nous pouvons déjà avouer que les données dont semble disposer Catherine Coquery-Vidrovitch ne correspondent pas bien avec celles que nous avons collectées nous-mêmes… », entre autres, parce que son étude « ne permet pas de distinguer entre les subventions et les prêts accordés par l’Etat français. » (p,47)

     L’auteure note à juste titre :

   « A partir de 1946, les transferts de fonds publics ne sont plus des prêts mais des subventions, qui selon Jacques Marseille couvraient une grande partie des dépenses d’équipement : 66% pour l’Algérie en 1954, 72% pour les territoires d’outre met à la même date… Toujours est-il que l’importance des sommes allouées par le budget métropolitain aux territoires entre 1946 et 1958 permettait, au niveau de la balance des paiements de l’outre- mer de compenser le déficit commercial vis-à-vis la métropole et des pays étrangers. Ceci avait été souligné par François Bloch Lainé examinant l’économie générale de la zone franc dans les années 1950. » (p,48)

     Tout à fait ! Le livre de l’intéressé « La Zone Franc » fournit tout un ensemble de démonstrations chiffrées de cette situation, et la phrase de l’auteur:

    « Au niveau comptable, les transferts publics de la métropole vers son empire dans les années 1950 étaient donc à peu près équivalents aux recettes que la France a engrangées grâce à ses excédents commerciaux avec son empire. » (p,48) mériterait d’être validée, afin de déterminer la nature des deux types de mouvements.

     Le fait que les colonies aient eu la possibilité d’acheter en métropole ou à l’étranger, au-delà de leur capacité financière, serait bien la preuve que le contribuable français payait en définitive l’addition, grâce aux transferts de fonds publics, c’est-à-dire les subventions du FIDES, comme nous le verrons à l’occasion de l’examen du chapitre 2.

     Ce type d’analyse montre bien qu’il est difficile en effet, sur le plan historique, d’additionner des chiffres dans une continuité de système qui n’a pas existé, et sans définir chaque fois le contenu des concepts utilisés.

     L’affirmation d’après laquelle :

     « Le coût net des colonies pour la métropole n’est donc pas calculé…La part de la France dans les dépenses publiques d’équipement des pays d’outre-mer reste donc essentiellement inconnue. » (p,49)

     ne parait pas couvrir la réalité historique.

     Questions 1 – Est-ce qu’il n’aurait pas été intéressant que l’auteur nous éclaire sur le contenu et l’évolution des deux balances du commerce et des paiements France-AOF, compte tenu de l’objectif principal de sa thèse, précisément le bilan économique France-AOF, en distinguant les grandes périodes de la chronologie coloniale, avant 1914, la guerre 14-18, l’entre-deux guerres de 1919 à 1939, la deuxième guerre mondiale, 1945- 1960, date des indépendances ?

        En ne prenant pas ce chemin, cette thèse souffre d’une première fragilité, d’autant plus qu’un des objectifs principaux de ce chapitre est précisément de contester, sur un plan général,  la thèse qui était celle de Jacques Marseille sur les conditions d’équilibre des balances coloniales.

       2 – Est-ce qu’il n’aurait pas été de bonne gouvernance scientifique de définir, tout en les récapitulant par période et par nature, les emprunts de l’AOFgarantis par l’Etat ou accordés par le Trésor ? Comme a l’air de le penser l’auteur, en indiquant pour chaque emprunt la valeur nominale et la valeur de remboursement ?

    A supposer que cette hypothèse soit la bonne, la dépréciation calculée correspondrait bien à une subvention déguisée de la métropole, non pas des contribuables mais des porteurs d’obligations. (voir page 47)

      Le même type de question technique est à poser en ce qui concerne les avances dont le contenu et le déroulé historique mériteraient d’être décortiqués, si cela n’a pas déjà été fait, mais nous reviendrons sur ce sujet dans l’examen du chapitre 2.

    3 – Il conviendrait tout de même de rappeler que la loi du 13 avril 1900 interdisait toute subvention publique aux colonies, et que parallèlement, en l’absence d’une Fédération d’AOF créée en 1895, intégrée dans la zone franc de l’époque, et sans la garantie de la métropole, aucun emprunt n’aurait pu être honoré.

        Il est évident que cette interdiction éclaire les calculs qu’a effectués Catherine Coquery-Vidrovitch.

    4 – Est-ce que l’introduction d’un système monétaire moderne et commun à toute l’AOF, avec la possibilité nouvelle d’emprunter des fonds sur le marché ne représentaient pas une aide indirecte dont le prix était difficilement mesurable ?

     En conclusion de l’examen de ce premier point, il est difficile de partager les appréciations de l’auteur lorsqu’elle écrit :

      « Nous voyons donc à l’issue de cette revue de littérature que le coût que la colonisation a fait peser sur les finances publiques françaises reste encore aujourd’hui indéterminé et en proie à une vaste entreprise de désinformation. »

     « Désinformation » ? Vraiment ?

        Il est loin d’être assuré que « la revue de littérature » en question ait permis d’y voir plus clair dans le bilan économique proposé : bilan ou littérature ?

Jean Pierre Renaud

Histoire coloniale: France et Afrique occidentale française, la thèse Huillery

« Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française »

HESS – 2008 – Thèse de Mme Huillery

Notes de lecture critique que nous allons publier successivement au cours du quatrième trimestre 2014

II

Les caractères gras sont de ma responsabilité

Avant-propos 1

 Sur ce blog, à la date du 10 juillet, j’ai fait part aux lecteurs de mon intention de publier, au cours de le l’automne prochain, mes notes de lecture critique de la thèse de Mme Huillery, intitulée « Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française ».

           Comme je l’ai indiqué, cette thèse vient de faire l’objet d’une certaine publicité, pour ne pas dire de propagande, parce qu’elle démontrerait, que l’homme blanc a été le fardeau de l’homme noir, et non l’inverse.

          Après sa soutenance, j’ai passé beaucoup de temps à analyser et à décortiquer ce document, compte tenu de l’intérêt du sujet sur le plan de l’histoire économique de la colonisation, incontestablement un  des points faibles de l’histoire coloniale et postcoloniale.

            Etant donné l’écho que ce travail vient de recevoir dans les médias, j’ai repris complètement mon travail de lecture critique et décidé d’en publier les résultats, pour la raison simple, que je ne partage pas la plupart des analyses de Mme Huillery.

         La lecture de cette thèse, qui a demandé beaucoup d’effort de la part d’une thésarde brillante, dotée d’un vrai savoir-faire économétrique, m’incite, à nouveau, à poser la question de la scientificité des thèses, alors que dans ce cas-là, comme dans d’autres, il ne reste aucune trace publique d’une soutenance que les textes officiels qualifient de « publique ».

         Il aurait été en effet intéressant d’avoir communication du ou des rapports présentés par le rapporteur ou tel ou tel membre du jury, des questions ou avis donnés par le jury, des résultats du vote, afin d’éclairer les lecteurs sur la pertinence scientifique des analyses proposées, sur le rôle d’un directeur de thèse, afin d’éviter sans doute les questions qui fâchent quant à la lecture de ce type de document.

         Les orientations données à ce travail, dont l’ambition était théoriquement historique, les résultats de cette recherche financière et économique importante, le ou les rapports présentés au jury, le débat qui a peut-être suivi, auraient peut-être conduit à éclairer les questions que cette thèse ne pouvait manquer de poser sur plusieurs plans : la description du système économique financier colonial, entre métropole et AOF, et entre Fédération de l’AOF et colonies rattachées, son historicité avant et après la Deuxième guerre mondiale, la signification  des concepts économiques et financiers utilisés, les chiffres eux-mêmes, la composition et l’évolution des balances commerciales et financières de l’AOF, la pertinence des bases des corrélations proposées, c’est-à-dire à la fois la représentativité des bases de début de siècle ou de fin de siècle, avec une projection inédite de calculs de valeurs portant sur presqu’un siècle…

Avant-propos 2

           Avant d’analyser le contenu de cette thèse qui démontre une très grande vélocité technique dans le maniement des outils économétriques et statistiques, avec force cartes, tableaux et graphiques, souvent en couleur, j’aimerais introduire ma lecture critique avec deux citations, celles du géographe Richard-Molard et du directeur de la thèse de Mme Huillery, et une interrogation sur les échelles des grandeurs en jeu entre la France et l’AOF :

–        Une première clé géographique : dans son livre « Afrique Occidentale Française » (1952), le géographe Richard-Molard écrivait :

         « Un autre contraste éclate entre l’Europe et l’AOF. Là, le Continent fait corps avec la mer. La voie maritime s’avance du sud, de l’ouest, du nord dans l’intimité des terres ; elle s’y prolonge par des fleuves navigables. Sans cela, l’Occident méditerranéen serait inintelligible. Les « peuples de la mer » font les civilisations. L’Afrique de l’ouest n’en possède aucun. Elle subit une anémiante continentalité ; et l’AOF la subit particulièrement pour trois raisons…. La « barre » en souligne la netteté ; en fait une barrière…L’Afrique occidentale tourne le dos à la mer… Contrairement au Pacifique et à l’Océan Indien, l’Atlantique n’a jamais été une mer de civilisation. ..Enfin l’AOF est particulièrement enfermée dans la continentalité pour des raisons purement historiques et politiques qui proviennent de la façon dont les Français l’ont acquise et dessinée… » (p,XII) ( C’est-à-dire à partir du Sénégal vers le Niger)

         « On trouverait difficilement, dans le monde, un aussi considérable bloc continental que la nature aurait avec autant de soin réussi à séparer des mers. » (p,39)

          « La géographie physique, les genres de vie et l’histoire ont enfermé ce monde noir dans l’un des blocs continentaux les plus étanches du monde, marginal dans un monde marginal. » (p,129)

        « Il en résulte que si  le monde des savanes tient la vedette dans le passé de l’Afrique occidentale, aujourd’hui il forme le « secteur intérieur », gravement handicapé par sa continentalité, au profit du « secteur extérieur » naguère ignoré, aujourd’hui seul ouvert. » (p,186)

          Une deuxième clé postcoloniale proposée par M.Cogneau, directeur de cette thèse, dans un article de M.Philippe Fort paru dans Look@sciences intitulée « Le lourd héritage colonial en Afrique de l’Ouest ».

        L’auteur introduit son sujet en écrivant :

        « Et si le modèle colonial français expliquait le retard des pays francophones d’Afrique de l’Ouest ? C’est à cette question que s’est intéressée Elise Huillery, enseignante et chercheuse à Sciences Po. L’origine des inégalités de développement observées au sein même de l’ancien « pré carré » français en Afrique résiderait, selon elle, pour une large part, dans les logiques de l’investissement public colonial…. 

       « En analysant les données des archives coloniales à l’échelon du district où étaient concentrés les pouvoirs effectifs, explique Elise Huillery, j’ai constaté l’existence de liens entre les investissements réalisés alors et des indicateurs de l’état de développement actuel : taux d’accès à l’école primaire, à l’eau potable, à l’électricité ou aux soins médicaux…

      Cette étude permet de sortir d’une impasse. « Il existe un trou noir sur les investissements publics entre l’indépendance dans les années 1960 et les années 1990 » constate Denis Cogneau, professeur associé à la Paris School of Economics et directeur de recherche à l’IRD. «  Cela rend extrêmement difficiles les comparaisons directes entre investissements pré et post coloniaux. » Le choix du district comme échelon de l’étude permet de surmonter cette difficulté. En effet, en offrant un vaste échantillon de données très précises, il rend possible l’analyse des politiques d’investissement de plusieurs zones de colonisation qui disposaient au départ, d’un potentiel similaire. Au terme de son analyse, l’héritage colonial est la seule explication des inégalités de développement observées au sein même de l’ancien « pré carré » français en Afrique. Elise Huillery l’affirme : « la colonisation a bouleversé la carte économique de l’Afrique de l’Ouest »…

        Dans le mode d’organisation colonial français, le choix des investissements est du ressort des administrateurs locaux…

     L’étude montre bien que le niveau de développement régional actuel dépend des investissements coloniaux initiaux. Elise Huillery cite notamment l’exemple du Bénin : « Le choix colonial français a été de privilégier Cotonou, aujourd’hui capitale administrative et économique du pays, au détriment de Porto Novo, hostile à la présence étrangère. Cotonou, après l’indépendance du Bénin, a ensuite continué à attirer la plupart des investissements et est aujourd’hui  largement plus développée. »

           Précisons que ces deux cités du Bénin actuel, proches l’une de l’autre, sont situées toutes les deux sur la côte du Golfe de Guinée, et non dans l’hinterland du massif de l’Atakora, à une distance de l’ordre d’une cinquantaine de kilomètres, l’une de l’autre.

        « Héritage colonial » ou « trou noir » statistique sur trente années?

       Ces quelques extraits permettent déjà de mettre le doigt sur tout un ensemble de questions qui n’appellent pas obligatoirement les réponses de Mme Huillery ou de M.Cogneau.

        Dans le cadre de quelles échelles de grandeurs entre la France et l’Afrique occidentale française ? Un rapport inégal quasiment constant.

        Tout au long de la période 1895- 1939, il n’y avait aucun rapport dans les ordres de grandeur, entre les budgets et le commerce extérieur de l’AOF et ceux de la France. Citons en quelques-uns en laissant aux chercheurs le soin d’aller plus loin dans ce type de comparaison statistique.

        En 1906, le budget de la Fédération de l’AOF était de 42 millions de francs (rapport Gouverneur Général décembre 1907) et celui de la France de 3,6 milliards.

         Le chiffre du commerce extérieur de l’AOF était alors de 144 millions de francs, dont 62 pour les exportations, et 82 pour les importations, soit un écart négatif de 20 millions

        En 1938, après la crise, le budget de l’AOF était de 51 millions F 14 (francs 14), et celui de la France de 3,4 milliards F14.

        En 1938, le chiffre du commerce extérieur de l’AOF était de 458 millions de F 14 (import = 245 millions et export = 213 millions, soit un écart négatif de 32 millions), à comparer, à deux années près,  au chiffre du commerce extérieur  « France Colonies » de la même année, de 2,7 milliards de F14, et à celui de la France, 8,742 milliards de F14, soit 5% environ. (Richard-Mollard, p,209)

     Ce rapport inégal dans les ordres de grandeur persista jusqu’aux indépendances des années 1960.

        Il est évident que toute analyse économique et financière du sujet AOF ne peut pas ne pas tenir compte de ce type de disproportion de valeurs entre les deux acteurs étudiés, et introduire des raisonnements de type marginaliste.

       L’AOF n’a représenté qu’un coût marginal pour la France, et une utilité marginale qui reste peut-être à démontrer, au moins jusqu’en 1939, alors que le même franc pouvait avoir une utilité marginale très élevée pour l’AOF, notamment à l’occasion des grands travaux d’infrastructure réalisés.

       L’auteur de cette thèse pourrait d’ailleurs accréditer ce type de raisonnement dans ses démonstrations de corrélations marginales calculées à partir des bases  retenues, si elles ne prêtaient pas à discussion.

        Enfin, et de nos jours, combien d’ONG agissant en Afrique ne font-elles pas leur publicité de collecte des fonds en usant d’un raisonnement de type marginal en disant à leurs donateurs, si vous donnez un euro, ou dix euros, vous sauvez de la famine x personnes ?

Avant-propos 3

            Dans ce type d’analyse portant sur l’histoire des relations économiques et financières entre la France et l’Afrique Occidentale Française, il est capital, dès le départ, de prendre au moins deux précautions de méthode, et donc de vérifier :

          1 – que cette analyse soit étroitement reliée à l’histoire classique des faits et des événements, celle qui a généralement la faveur de beaucoup d’historiens, et au fur et à mesure de nos observations et questions, nous verrons que ce n’est pas toujours le cas.

        2 –  que la même analyse s’inscrive rigoureusement dans l’histoire du système économique et financier qui était celui des relations coloniales, fixées juridiquement, entre la métropole et l’Afrique Occidentale Française.

        Les règles de fonctionnement de ce système furent très différentes après 1945, notamment en raison de la création du FIDES.

          Comme nous le verrons, cette histoire économique et financière s’inscrit dans un avant et un après 1945.

          Rappelons que l’objet que s’est fixé cette thèse s’inscrivait très étroitement dans un cadre juridique et historique fixant tout un ensemble de règles à appliquer sur le plan de la zone monétaire du franc, avec la création d’un institut d’émission propre à l’AOF, la Banque de l’Afrique Occidentale, la parité entre le franc AOF et le franc métropolitain, au moins jusqu’à la création du franc CFA, c’est-à-dire une relation monétaire, financière, et douanière, sous contrôle métropolitain.

         La métropole avait également fixé un cadre budgétaire tout à fait clair pour les deux types d’entités, la fédération et la colonie, un cadre également contrôlé par cette dernière, c’est-à-dire par ses Ministres des Finances ;

      Indiquons qu’après la loi du 13 avril 1900 arrêtant le principe de base qui laissait à la charge des colonies le financement de leur développement, deux textes de base, le décret du 30 décembre 1912 et la loi du 30 avril 1946 portant création du FIDES fixèrent les règles du jeu du système financier et économique colonial.

Le chemin de lecture critique proposée :

             Mes analyses ne suivront pas le cours normal des chapitres, c’est-à-dire de 1 à 4, mais un cours différent, le chapitre 1 en premier, un chapitre de revue de lecture de la « littérature coloniale » publiée sur le sujet, puis les deux chapitres 3 et 4 qui traitent des corrélations pouvant exister dans les 120 districts d’AOF entre investissements publics (infrastructures, personnel enseignant, personnel soignant), réalisés entre 1910 et 1928 et les « current performances » constatées dans les mêmes districts dans les années 1995, un des deux objectifs de cette thèse étant de démontrer que c’est la politique d’inégalité coloniale des investissements qui a été la cause des inégalités modernes constatées, et enfin le chapitre 2 qui me parait se situer au cœur du sujet traité, un sujet qui m’a conduit à raviver ma connaissance de ce sujet.

        L’ambition du chapitre 2 est en effet de démontrer que l’Afrique Occidentale Française a été une bonne affaire pour la France, ou en tout cas, qu’elle n’a pas coûté à ses contribuables.

          Ce chapitre est important parce qu’il pose beaucoup de questions capitales sur la connaissance du système financier colonial, sur son fonctionnement, et tout autant sur sa pertinence historique, questions que nous avons examinées à la fois à la lumière de l’histoire classique, du cadre juridique qui régentait ces questions, ainsi que de quelques éléments statistiques qu’il sera utile de confronter à ceux qui figurent dans le livre « La Zone Franc » de François Bloch-Lainé.

        Dans l’ordre donc :

             Chapitre 1 – Mythes et réalités du bilan économique de la colonisation française – p,19

         Chapitre 3 – History matters: the long term impact of colonial public investments in French West Africa – p,123

        Chapitre 4 – The impact of European Settlement within French West Africa – Did pre-colonial prosperous areas fall behind ? – p, 179

         Chapitre 2 –   Le coût de la colonisation pour les contribuables français et les investissements publics en Afrique Occidentale Française – p,71

Jean Pierre Renaud