La Parole de la France ? L’Honneur du Soldat – Les Héritages – Indochine- La Piastre et le Fusil – Hugues Tertrais

La Parole de la France ?

L’Honneur du Soldat

Les Héritages

Guerre d’Indochine (1945-1954)

Guerre d’Algérie (1954- 1962)

B

&

« La Piastre et le Fusil »

« Le coût de la guerre d’Indochine »

« 1945-1954 »

Hugues Tertrais

Avant propos : comment ne pas apprécier ce livre d’histoire coloniale et postcoloniale, un ouvrage qui va au fond des choses, des faits et des chiffres qui concernaient cette guerre d’Indochine presqu’ignorée de l’opinion publique française jusqu’au désastre de Dien Bien Phu, en 1954 ?

       Neuf années d’un conflit encore colonial qui fut à mes yeux un symbole de plus de la thèse historique que je défends depuis des années, à savoir    que la France ne fut jamais une nation coloniale, laissant à des « pros » quels qu’ils soient le soin de s’en occuper, sinon d’en profiter, comme ce fut le cas exceptionnel  en Indochine, notre « joyau colonial » aux yeux de Lyautey.

       Dans le cas de l’Indochine, la France « officielle » laissa le soin à une armée de métier et à des groupes de pression publics ou  privés divers, à la fois d’accompagner une  « sale » guerre et d’en profiter jusqu’au bout

      Dans une longue introduction, l’auteur expose les difficultés rencontrées dans tous les domaines, et notamment dans celui des chiffres, pour pouvoir procéder à une analyse rigoureuse.

      « L’extrême difficulté rencontrée à établir des données statistiques précises et définitives surprend et, d’une certaine manière, contrarie celui qui s’est longuement immergé dans les archives économiques et financières. » (p,17)

      « Une triple démarche »

       « Cet ouvrage suit un plan en trois parties. La première s’attache au déroulement de la question dans le temps. La configuration du conflit, les enjeux financiers, le jeu des belligérants et des partenaires ne sont en effet pas les mêmes à toutes les époques. Dans ce domaine, comme dans les autres, l’histoire est faite de situations successives, à l’intérieur desquelles la combinaison et le poids des principaux facteurs, anciens et nouveaux varient. Les données économiques et financières de la guerre d’Indochine, par leur propre évolution, suggèrent on l’a dit, trois moments dans l’évolution du conflit, trois périodes de trois ans environ chacune : 1945-1948, 1949-1951, 1952-1954. » (p,19)

       Première Partie

       « Tout problème n’est pas financier mais le devient un jour » (p,21)

       « La guerre d’Indochine ne se résume pas à cet aspect  des choses mais, compte tenu au moins de la réputation qu’elle s’est faite, il importe de tirer au clair l’importance du facteur financier dans son déroulement. Toujours trop chère pour les Français d’une part, au regard des autres besoins du pays, la « sale guerre » a généré aussi son lot de scandales financiers. Forcément très onéreuses pour le Viet Minh d’autre part, qui conduit une guerre dont les moyens excèdent largement ses propres capacités économiques, la Résistance n’en a pas moins été menée de main de maître.

      A considérer plus attentivement l’évolution de la guerre, trois moments se succèdent, les facteurs financiers apparaissent au fur et à mesure toujours plus contraignants, décisifs même, ce qui suggéra cette formule à Pierre Mendès France : « Tout problème n’est pas financier mais le devient un jour. Ainsi de l’affaire d’Indochine, mal engagée politiquement, militairement et moralement, précisait-il, elle tournait encore plus mal sur le plan budgétaire. » Dans sa première configuration de conflit colonial, entre 1945 et 1948, la guerre d’Indochine est chère sans l’être vraiment : le facteur financier pèse en tout cas moins lourd pour la France que pour le Viet Minh. Brusquement rattrapé pat  les crises de la guerre froide, le conflit change de physionomie : les dépenses militaires s’emballent, les problèmes financiers surgissent sur le devant de la scène, et l’urgence commande de trouver des solutions nouvelles, alors que le Viet Minh dispose de moyens supplémentaires mis notamment à sa disposition par la Chine populaire. A partir de 1952, dans une troisième époque qui s’achève en 1954, l’élargissement de la guerre à de nouveaux alliés nourrit la montée en puissance des combats, le coût de la guerre atteint des cimes vertigineuses et, cette fois, les « financiers » paraissent être devenus les vrais décideurs. »  (p,23)

 Commentaire : 1 – Le découpage historique proposé en trois périodes correspond à celui que l’on trouve dans les analyses consultées, avec trois phases de guerre bien identifiées.

     2 – Le contexte historique de l’après-guerre   est d’autant  plus important qu’en 1945, la France était ruinée, les cartes d’alimentation encore en circulation, et le pays déjà en état de perfusion du dollar américain.    

    3 –  Avec le départ du pouvoir du général de Gaulle le 20 janvier 1946, le déclenchement de la Guerre Froide en 1947 et le départ des ministres communistes, en 1947, provoqué par le Président du Conseil socialiste Paul Ramadier mit fin au tripartisme PC-SFIO-MRP, les communistes français venant en appui des revendications du Viet Minh.

    4 – La Quatrième République fit preuve d’une belle continuité avec la Troisième République par la volatilité de ses gouvernements, six mois en moyenne : il est difficile de faire la guerre, quelle qu’elle soit, dans de telles conditions d’instabilité, pour ne pas dire d’incompétence et de manque de courage.

    Chapitre I

     « Une guerre coloniale aux moindres frais (1945-1948) » (p,25)

    « Durant les trois années qui suivent les capitulations allemande et japonaise, un é tat de guerre dispendieux s’installe donc en Indochine. Les raisons de cette situation ne sont qu’indirectement économiques, tenant plutôt aux modalités de la libération en Asie et en Europe : au Vietnam, secoué du nord au sud par la Révolution d’août 1945(1), qui ne déplait ni aux Japonais ni aux Américains, la France évincée conserve une attitude impériale. Elle-même-est occupée à reconstruire son territoire, partiellement en ruine, son économie, son régime politique aussi. Mais elle a également des intérêts en Indochine, des investissements qu’elle n’envisage pas plus d’abandonner que l’idée qu’elle se fait de sa grandeur et de sa « mission civilisatrice ». Les rêves de la France sont-ils alors conciliables avec ceux du Vietnam, et des trois pays d’Indochine, la situation est la plus embrouillée ? » (p,25)

  1. La prise de pouvoir par Ho Chi Minh et le Vietminh

I.Le coût de la guerre avant la guerre

    « La guerre d’Indochine est officiellement déclenchée, si l’on peur dire le 19 décembre 1946, date à laquelle le gouvernement vietnamien dirigé par Ho Chi Minh doit abandonner Hanoi pour le « maquis » tonkinois.

  1. Indochine, année zéro

     « En France, on le sait, à la fin de la seconde guerre mondiale, « tout était à refaire ». En Indochine aussi : après avoir relativement échappé à la guerre du Pacifique, du fait de la politique conciliante à l’égard du Japon du gouverneur général Decoux, l’Indochine française avait été balayée durant six mois, en 1945, par un violent cyclone d’ordre politico-militaire, entrainant une rupture historique qui le rendait méconnaissable… Au début du mois d’août 1945, la conférence de Postdam avait écarté la France du règlement du conflit en Indochine, Chinois et Anglais y étaient chargés de désarmer les troupes japonaises, au nord du 16ème parallèle pour les premiers  et au sud pour les seconds. Peu après la Révolution d’août lancée par le Vietminh, suivie le 2 septembre 1945 par la proclamation de l’indépendance à Hanoi par Ho Chi Minh tournait vraiment aux yeux des vietnamiens la page de la colonisation.

 Encore pour peu de temps au pouvoir, de Gaulle lance le 24 mars l’idée d’une « fédération indochinoise » dans le cadre de l’Union française : seul petit problème, la France n’avait pas les moyens de reconquérir l’Indochine,, ignorait presque tout de la situation concrète de l’Indochine, et n’avait de toute façon pas encore pris le virage d’une décolonisation nécessaire.

      La France décide la création d’un Corps expéditionnaire qu’il faut financer et équiper sans en avoir les moyens, en utilisant des expédients et en faisant appel au concours des Anglais et des Américains qui disposaient alors des moyens d’équipement et de transport nécessaires : « il faut donc pratiquement tout acquérir… Les troupes ne suffisent pas », il faut de l’argent, et la monnaie est bien sûr un des enjeux, la piastre, la monnaie émise par la Banque d’Indochine, avec les difficultés inextricables crées par la présence de troupes chinoises nationalistes et du taux de change avec le franc à fixer :

    « Ainsi, le passage de la piastre de 10 à 17 francs apparait fin 1945 comme une mesure de circonstance, et une mesure provisoire… » (p39)

     Ce « provisoire » dura longtemps, presque jusqu’à Dien Bien Phu, alors qu’il fut très rapidement contesté et qu’il fut la cause du scandale des transferts frauduleux de piastres.

     « D.  Une logique de reconquête » (p,39)

     « Un accord est obtenu le 6 mars 1946 entre Sainteny et Ho Chi Minh à Hanoi, reconnaissant le Vietnam comme un Etat libre au sein de l’Union française, et prévoyant notamment une relève au Nord des troupes chinoises par celles du général Leclerc. Mais cet accord obtenu « à l’arraché », e’t qui fera date, ne semble pas modifier la logique militaire en cours en Indochine, qui est une logique de reconquête. D’ailleurs, si l’on en croit Leclerc, accord ou pas accord, les troupes françaises ont vocation à se réinstaller au Nord : « il importe en effet de ne pas oublier, précisa-t-il, que, si les forces françaises ne sont pas arrivées avant le mois de mars au Tonkin, ce n’est nullement pour une question d’accords non signés, mais pour des raisons techniques : elles ont embarqué dès que les bateaux nécessaires ont pu être rassemblés, et si les accords du 6 mars n’avaient pas été signés, elles avaient l’ordre de s’emparer de Haiphong, de Hanoi… » (p,40)

       Le Corps expéditionnaire fait face à beaucoup de difficultés et ne peut compter sur l’aide américaine «  en raison de l’attitude résolument anticoloniale qui prévaut à Washington, selon, comme l’écrit l’ambassadeur de France  Henri Bonnet, une sorte de principe tacite prévalant depuis la capitulation japonaise. Selon lui, le gouvernement des Etats-Unis est décidé à ne rien faire « qui fut de nature à aider (les anciennes puissances coloniales) dans la reconquête de (leurs) territoires si les populations indigènes tentaient de mettre obstacle à la réinstallation de leur souveraineté » en conséquence, « le gouvernement de Washington a interdit la cession de matériel de combat, à quelque titre que ce soit, aux Etats possessionnés dans le Sud-Est de l’Asie pour l’utiliser dans cette partie du monde. » (p,41)

    Décembre 1946  « A cette date, le nord est entièrement à reconquérir… Hanoi n’est dégagée que le 18 janvier 1947… et chaque déplacement des troupes françaises, de timides excursions d’abord dans  sa périphérie, est une « opération ».

      Au total, le coût de la reconquête de l’Indochine, entre le 15 août 1945 et le 31 décembre 1946 – reconquête encore très partielle – est évalué dans un document sans autre référence, datant  sans doute du début 1947, à environ 75 milliards de francs – soit l’équivalent de plus de 10 % du budget de 1946… Avant même  le « clash » du 19 décembre, date à laquelle les ponts sont définitivement coupés entre Vietnamiens et Français, la facture de la réoccupation du territoire est donc déjà lourde. Par la nature de ses dépenses, elle suggère que le conflit a bien commencé dès l’été 1945. » (p,43)

       II Les moyens de la Résistance (p,44)

      Les Vietnamiens – on dira bientôt le Viet Minh- ne vivent pas le conflit dans le même « temps » que les Français : c’est une guerre de longue durée qu’ils mènent contre la France et sa première phase, celle de la défensive a commencé dès le 23 septembre 1945, date de la reprise du contrôle de Saigon par les Français…

      A- Le temps de l’autosuffisance

     Les documents du Viet Minh ne sont pas innombrables _ ceux que nous avons pu consulter, apparemment authentiques, ont été le plus souvent saisis par les Français – mais ils donnent tout de même une impression : le Viet Minh n’est pas un mouvement mais un Etat, ou s’il n’est pas un Etat au sens complet du terme, il s’efforce de fonctionner comme tel. En 1947 par exemple, replié loin au nord de la capitale, hors d’atteinte des troupes françaises, un gouvernement central existe bien, réunissant plus de vingt ministres et secrétaires d’Etat : six notamment en matière financière et économique… L’administration Viet Minh s’appuie d’autre part sur une organisation territoriale décentralisée, six interzones (lien khu) en particulier, après la réorganisation de mars 1948. Des comités économiques fonctionnent… au niveau des provinces comme à celui des villages… »

        A la même page 45, l’auteur publie une carte de Bernard Fall intitulée « Le réduit » tonkinois », autre appellation du « quadrilatère » Viet Minh, sorte de forteresse repaire montagneux à la frontière de Chine, avec quelques défilés, notamment celui du Fleuve Rouge, qui furent  les voies séculaires des invasions chinoises ou des pirates que la France combattit lors de la conquête du Tonkin, à l’heure des Gallieni et Lyautey.

     « Cet Etat dispose d’une armée, une armée jeune  et sans doute, encore très onéreuse, mis qu’il faut former, nourrir et équiper. Elle regrouperait, en 1946, 80 000 à 100 000 hommes, dont 60 000 réguliers, soit pratiquement l’équivalent numérique des ex-forces françaises d’Indochine en état de mobilisation…. La République démocratique du Vietnam (RDV) dispose enfin d’un territoire… La RDV et son territoire, enfin, ont bientôt leur monnaie… la RDV s’est également donné un système fiscal… Le Viet Minh fonctionne ainsi à son propre rythme : la pratique autarcique va de pair avec l’idée de résistance de longue durée…

  1. La lutte économique et monétaire

       « Objectif essentiel » pour le Viet Minh, la lutte économique apparait comme un complément – ou comme un substitut – à une lutte militaire qui compte tenu du rapport des forces est toujours difficile… L’aspect le plus visible de cette lutte économique et financière concerne la monnaie, véritable « cheval de bataille » du Viet Minh pour des raisons qui touchent à la fois à la propagande et au financement de l’effort militaire… Propagande et répression se combinent pour imposer la monnaie « Ho Chi Minh ». (p,45 à 53)

III Un conflit mal maitrisé (1947-1948)

   Si l’état de guerre remonte à 1945, les événements de la fin de l’année 1946, font évidemment passer celui-ci à un cran supérieur… les dépenses trimestrielles … tournaient fin 1946 autour de 6 milliards de francs, elles bondissent à environ 10 milliards pour le premier trimestre 1947. »

  1. Une période incertaine

     Entre 1946 et 1948 : « Indépendamment de cet aspect technique de  la relève, la monotonie des chiffres traduit pour cette période une grande incertitude. Sur place, le Viet est partout, et l’on ne circule, même au Sud, qu’en convoi, et à ses risques et périls… Du côté français, la mésentente paraît l’emporter. Ce n’est pas ici le lieu de faire l’inventaire des conflits qui opposèrent civils et militaires en Indochine dans les premières années de la guerre, mais ils n’étaient pas sans arrière-plan ni conséquences financières. Le général Gras en a décrit les principaux épisodes… » (p,56)

  1. Un effort militaire parcimonieux (p,58)

     « … La logique coloniale continue pour sa part d’être à l’œuvre… Depuis la fin juin 1948, dans un contexte général de crise des paiements, la question des crédits militaires menaçait le gouvernement. L’Indochine n’était pas directement en cause, plutôt les crédits militaires dans leur ensemble. Mais comme ne pas rapprocher les deux quand 32% de ces derniers sont alors consacrés à l’Indochine ? » (p,58,61)

     19 juillet 1948, le gouvernement Schumann, dit de « troisième force » démissionne, et la crise politique allait durer trois mois. Une de plus !

     Chapitre II

      L’inflation des coûts et la redistribution des cartes (1949-1951)(p,69)

     « Après trois années de relative stabilité, ou du moins de croissance contenue, les dépenses militaires en Indochine s’envolent entre 1949 et 1951 : 135, 4 milliards de francs en 1949, 182 milliards en 1950, 322,3 milliards en 1951 – compte non tenu, pour cette dernière année des premières livraisons de l’aide américaine……

   Les premiers revers militaires propulsent les questions financières sur le devant de la scène. Après le désastre de Cao Bang, en octobre 1950…

    A la séance du 19 octobre 1950, Pierre Mendès France déclara :

    « Il n’y a que deux solutions «  La première consiste à réaliser nos objectifs en Indochine au moyen de la force militaire. Si nous la choisissons, évitons enfin les illusions et les  mensonges pieux. Il nous faut obtenir rapidement des succès décisifs trois fois plus d’effectifs sur place et trois fois plus de crédits et il nous les faut très vite ». Mais bien sûr, il y a l’énorme déficit budgétaire, « de 800 à 1 000 milliards de francs » Alors il y a l’autre solution, qui « consiste à rechercher un accord politique, un accord évidemment, avec ceux qui nous combattent. »

     « Mais aucune des deux solutions énoncées par Pierre Mendès-France ne fut mise en œuvre. Face à l’accroissement des charges de la guerre, le gouvernement  français s’engage dans une troisième voie, plus diplomatique destiné à lui procurer de nouveaux partenaires. »

  1. Une situation nouvelle

    « A partir de 1949, le conflit se durcit à différentes échelles. En Indochine même, sans parler du grave revers militaire de Cao Bang en 1950, la lutte se fait tenace, en particulier sur le plan économique. L’environnement régional est pour sa part en pleine bouleversement, et avec lui les relations extérieures du Viet Minh : au sud de l’Indochine, l’indépendance est acquise pour l’Indonésie de Sukarno, après plusieurs années d’affrontement armé avec les Pays Bas, et la Chine bascule dans le monde communiste. La France, qui signe le Pacte Atlantique en avril 1949 et prend à ce titre de nouveaux engagements militaires, commence à se demander sérieusement comment elle va pouvoir continuer à financer cette guerre du bout du monde. »

  1. La guerre économique, B. L’irruption chinoise :

« Autant que l’on sache, les principaux éléments de l’aide chinoise à la RDV se mettent en place en 1950. Le premier accord militaire aurait été conclu dès sa reconnaissance par Pékin…

     Dans les maquis vietnamiens, une telle évolution donne raison à la conception de la guerre dont Truong Chinh s’était fait le théoricien en 1947, prévoyant « trois phases de la résistance de longue durée » : après une première « étape de la défensive », venait en effet celle « de l’équilibre des forces », annonçant elle-même le moment final « de la contre-offensive générale » (p,79)

  1. La dérive financière

   La situation financière était de plus en plus dégradée, avec en plus le recours à des expédients de financement, dans l’ambiance de la spéculation connue sur la piastre et un taux de change avec le franc (10 contre 17) qui fonctionnait comme une machine financière infernale :

    «  La dévaluation de la ; piastre fut cependant à deux doigts d’être décidée en septembre 1949, quand justement le haut-commissaire Pignon vient de faire ouvrir le « compte spécial n° 2 »

   « Un irrépressible sentiment de fin d’empire, la crainte pour les Français, en particulier, de devoir quitter l’Indochine, jouait un rôle important dans la fièvre spéculative qui agitait les villes, surtout Saigon – une ambiance de « sauve qui peut monétaire… »

 » La Piastre et le Fusil » – 3

« La Piastre et le Fusil »

suite

    Deuxième Partie

       Evaluation du coût de la guerre (p,171)

     Dans cette deuxième partie, l’auteur procède à un analyse financière rigoureuse de coût de la guerre d’Indochine, ce qui n’a pas été fait sans doute pour la guerre d’Algérie qui lui a succédé.

      « Le coût de la guerre d’Indochine – c’est-à-dire l’ensemble des dépenses militaires liées au conflit – est à peu près connu du côté français (France, Etats associés, Etats-Unis), même si les différentes sources n’en donnent pas tout à fait la même répartition annuelle : environ 3 000 milliards de francs 1954. Il reste par contre un mystère pour « l’autre coût » (Viet Minh, ou RDV et ses alliés). Mais les choses ne sont pas aussi tranchées : à Paris, d’une part, les sources reviennent périodiquement sur la difficulté d’évaluer vraiment le coût financier du conflit, une partie de celui-ci  demeurant cachée ; il n’est d’autre part, pas complètement impossible de mesurer en termes économiques et financier l’effort de guerre du Viet Minh, ou du moins de rassembler quelques indications significatives sur le sujet… » (p,173)

     Chapitre IV (p,175)

    Les dépenses

    « Les généraux ne commandent sans doute pas avec en permanence une feuille de calcul : ils raisonnent plutôt en « moyens », moyens en hommes ou en matériel… La France débourse pour l’Indochine plus d’un milliard de francs par jour dans les dernières années de la guerre… »

  1. Les hommes

   « A la fin du conflit, de 500 000 à 600 000 hommes en armes affrontèrent en Indochine l’armée populaire : 553 425 exactement au 30 avril 1954…

  Du côté Viet Minh, mais les estimations restent incertaines, l’armée populaire aurait regroupé quelques 400 000 hommes. Cela représente donc environ un million de combattants sur le sol indochinois, principalement vietnamiens : ces combattants représentent l’élément le plus précieux et le plus onéreux du rapport des forces…

   Pour la troupe proprement dite, le recours à des soldats recrutés hors métropole s’est progressivement imposé, en dépit de la volonté d’origine de n’envoyer en Indochine que des unités « blanches ». Les premiers contingents d d’Afrique du Nord – les Tabors marocains joueront un rôle important sur le terrain – et du Sénégal respectivement 6 172 et 615 rejoindront le corps expéditionnaire en avril 1947. Dès lors, leur poids ne cessera de croître, passant en cinq ans de 18% à 31% du corps expéditionnaire, ce qui ajoute à sa diversité. Visitant la cuvette de Dien Bien Phu avant la bataille, Robert Guillain, envoyé spécial du Monde, rapporte son étonnement devant « le plus extraordinaire mélange de couleurs et de races qui campent dans la place forte : « Marocains, Annamites, Algériens, Sénégalais, légionnaires, Méos, Tonkinois, Thaïs, Muong… rares sont d’ailleurs les Français restés simples troupiers, observe-t-il, ils forment pour la plupart les cadres d’officiers et sous-officiers… »

  1. La vietnamisation des effectifs (p,182)

    « La question des effectifs du corps expéditionnaire, notamment de l’encadrement, se pose jusqu’en 1954, mais elle se déplace en même temps vers le développement des armées nationales : la grande idée qui s’impose au fil des ans s’appelle selon un mot qui porte la marque de l’époque, le « jaunissement «  des troupes.

    En 1946 effectif armées nationales, égal à 0 contre 75 000 pour le Corps expéditionnaire, 1947, toujours 0 contre 105 000,  1948 égal à 20 900 contre 111 000… en 1954, 292 000 contre 184 000. (p,186)

   Pertes de la guerre d’Indochine 40 450 nationaux contre 12 290 autochtones, dont un officier par jour (p,190)

   III Les Opérations

    « Le caractère atypique de la guerre d’Indochine, en particulier pour les forces françaises, réside largement dans sa double nature : un conflit à la fois politique et militaire qui, sur un second plan, oppose des unités constituées à un adversaire qui se cache ou n’accepte le combat que lorsqu’il est sûr de marquer des points, mais qui se développe finalement assez pour faire manœuvrer à son tour des unités régulières. Dans un tel contexte, l’activité militaire est à inventer et à réinventer périodiquement, mais le choix des opérations est aussi financier.

  L’unité de la guerre, si l’on peut dire, est l’opération. Trois cents-treize ont été répertoriées, soit en moyenne une opération par semaine…

  1. L’occupation du territoire

   « Les forces françaises se sont vite rendues compte qu’il ne suffirait pas de reconquérir le territoire perdu en 1945, mais qu’il faudrait encore le tenir pendant toute la durée de la guerre, la « pacification » constitue ainsi l’une des deux grandes missions des troupes terrestres Indochine, l’autre étant le combat. Par le terme de pacification, précise une fiche d’état-major en 1950, « il faut entendre le retour, puis le maintien de l’ordre et de la sécurité dans une zone insoumise et petit à petit réduite…

   Etant donné le flou entourant les buts de guerre français en Indochine, l’occupation du territoire constitue finalement par défaut, une sorte d’activité par défaut contenant sa propre finalité. La grosse difficulté d’action de cette armée, notait le général Revers en 1949 en conclusion de son rapport, c’est que jamais son rôle n’a été défini avec précision, jamais une directive n’est venue réellement orienter le commandant en chef, le commandant en chef, le commandant supérieur et leurs principaux subordonnés… Une des causes de ce moral en équilibre instable, écrit également Revers, est due  en grande partie à ce que personne ne sait pourquoi on se bat » François Mitterrand, qui avait vainement essayé d’interpeller le gouvernement sur ses buts de guerre, ne dira pas autre chose en 1954 : « Je cherche la raison pour laquelle la France s’est battue…Cet aspect des choses faisait évidemment l’affaire du Viet-Minh. Le général Giap note ainsi combien « la poursuite de la guerre d’agression a été un processus continu  de dispersion des forces. Plus ces forces sont dispersées et vulnérables, plus les conditions sont favorables pour nos troupes, qui peuvent les anéantir par petits groupes. »  (p,206, 207).

     Commentaire :

    Le texte qui précède appelle un commentaire pour deux raisons principales, mon expérience personnelle de la « pacification » dans la vallée de la Soummam, en Algérie, en 1959-1960 et les recherches que j’ai effectuées sur les stratégies indirectes et les guerres subversives.

     Notons au passage qu’en 1954, Mitterrand avait déjà été ministre à trois reprises, notamment au ministère de la France d’Outre-Mer en 1950-1951, et qu’il n’était déjà plus un perdreau de l’année, mais allons à l’essentiel, l’analyse de la stratégie française.

    Avant la Deuxième Guerre Mondiale, de Gaulle avait été un précurseur de l’évolution nécessaire de la stratégie française avec l’introduction de l’arme blindée  au sein de nos forces militaires, une transformation réussie par l’Armée du Reich et cause majeure de la débâcle de nos forces armées.

       De Gaulle n’a pas été le même précurseur de la nouvelle stratégie qu’il fallait inventer face aux nouveaux adversaires rencontrés dans les guerres coloniales françaises que la France ne réussit pas, ,jusqu’au bout, avec la guerre d’Algérie, à maîtriser, un type de guerre contre-révolutionnaire, totalitaire, avec la prise en mains d’une population dopée par une propagande révolutionnaire le plus souvent inspirée, sinon contrôlée, par le communisme des Soviets, ou celui de Mao Tsé Tung, dont la doctrine concrète était bien adaptée aux mondes coloniaux.

« B. L’évolution de la stratégie

     « La menace communiste », représentation résumant à partir de 1949 la proximité de la Chine populaire et la montée en puissance du Viet Minh, parait – enfin ! – avoir donné une raison d’être de la présence militaire de la France en Indochine et y justifier les dépenses, à défaut de les financer. Jusqu’en 1949, on le sait, personne ne pouvait vraiment dire pourquoi on se battait ; cette fois, l’affaire est entendue, comme de Lattre le résume en septembre 1951 à la télévision américaine, en réponse à une question relative à la Corée où la guerre  se déroule depuis un an : « Je crois qu’il y a non seulement un parallèle à faire entre la Corée et l’Indochine, affirme-t-il. C’est exactement la même chose. En Corée, vous vous battez contre des communistes. En Indochine, nous nous battons, contre des communistes. La guerre d’Indochine, la guerre de Corée, c’est la même guerre, la guerre d’Asie… « , ajoute-t-il, avant de faire un parallèle avec l’Europe. » (p,210)

    Chapitre V

    Les ressources (p,225)

     « Le problème du financement des dépenses militaires s’est posé dès le début du conflit mais, dans un premier temps, on le sait, la France a pu faire face pat elle-même, au défi que représentait la prolongation de la guerre. Les choses changent à partir de 1949 quand, d’une part la « menace chinoise » ajoute aux tensions et que, d’autre part, la France entreprend un important réarmement dans le cadre européen et atlantique. La guerre d’Indochine devient progressivement l’ennemi n°1 des budgets – d’autant plus que nul n’envisage sérieusement qu’elle puisse être gagnée – et son financement s’internationalise.»

    I Les Ressources budgétaires (p,225)

    «  Les moyens mis en œuvre pour faire la guerre d’Indochine ont d’abord été, et sont essentiellement restés, d’ordre budgétaire… »

  1. La contribution du budget français

    « La France consacre à la guerre d’Indochine une part respectable de son budget, entre 6 et 10% selon les années, le taux le plus fort ayant été atteint en 1949, avec un peu plus de 10 % de l’ensemble des dépenses françaises….

   Tableau 8 Couverture des dépenses de la guerre d’Indochine par le budget français, en milliards de francs 1953 :

1946 : 100 %, soit 108 milliards

1949 : 100 %, soit 169,5 milliards

1952 : 59 %, soit 334 milliards

1953 : 48 %, soit 265 milliards

    Au fur et à mesure des années, la France réussit à mobiliser des financements locaux, mais avant tout à compter sur l’aide militaire américaine, 40 milliards de francs en 1950, 70 en 1951, 103,5 en 1952, et 119 en 1953. (p,260).

     Comme toute guerre, et encore plus en Extrême Orient, cette guerre a alimenté l’inflation, des spéculations de toute nature, notamment celle du trafic des piastres, avec toutes sortes de trafics parallèles qui ont toujours existé dans cette zone du monde, alors que l’Indochine comptait depuis très longtemps une minorité de culture chinoise très agissante dans les affaires.

   Le Vietminh savait de son côté s’insinuer dans tous ces circuits parallèles, notamment celui traditionnel de l’opium.

   L’ouvrage cite en particulier l’usage qu’en fit aussi le GCMA, Groupement des commandos mixtes aéroportés, lié au SDEC, animé par un certain capitane Trinquier chargé d’animer les maquis des minorités montagnardes : « Trinquier revendiquera le recrutement de 40 000 hommes dans les minorités… » (p253)

    Au cours de la guerre d’Algérie, le colonel Trinquier eut un rôle important dans la transmission de l’héritage de la stratégie mise en œuvre pour lutter contre des mouvements insurrectionnels.

   Le colonel Trinquier  fut l’auteur d’un très bon livre d’analyse sur ce type de guerre subversive intitulé « La guerre moderne ».

 » A partir des années 1950, les Etats Unis financèrent une aide économique et militaire aux nouveaux Etats Associés.

  Le Viet Minh pouvait de son côté compter sur l’aide chinoise que l’auteur a tenté d’identifier et d’évaluer, l’aide d’experts militaires, de matériels, et d’entrainement :

   « Une synthèse de renseignements français donne la répartition suivante pour le second semestre 1951 : 1 900 tonnes d’armement, 900 d’explosifs, 700 d’habillement, 500 de vivres, 130 de matériel de transmission, 20 de médicaments… L’aide chinoise couvrait aussi bien l’entretien que l’équipement des forces armées de la RDV… Une estimation personnelle reposant sur de multiples paramètres , et qui reste grossière, permet de penser que par son aide militaire, la Chine couvre progressivement entre 20 et 50% des dépenses militaires du Viet Minh… On ne prête qu’aux riches… Quelle que soit la réalité de ces mécanismes, la Chine populaire et le Viet Minh ont dans les dernières années de la guerre, de plus en plus partie liée. Et même si plusieurs sources suggèrent, en début plutôt qu’en fin de période d’ailleurs, que le Viet Minh réglait par ses  propres livraisons une partie des fournitures chinoises, il ne pouvait le faire longtemps à cette hauteur : le poids financier de la Chine dans le conflit, aux côtés de la RDV, parait du même ordre que celui pris par les Etats Unis dans le camp adverse. «  (p,275)

« La Piastre et le Fusil » – 4

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« La Piastre et le Fusil »

    Chapitre VI

    LA GESTION (p,277)

    L’auteur consacre ce chapitre à l’analyse des problèmes que pose la gestion  de campagnes militaires, d’opérations militaires en respectant les règles de gestion budgétaire classique, des problèmes le plus souvent insolubles.

    « En Indochine, titrait Le Monde au lendemain de la signature des accords de Genève, « La France n’a su faire ni la guerre ni la paix ». Cruel jugement : le Parlement aurait-il par exemple été, a  priori, hostile à toute mesure exceptionnelle ? «  En tout cas, observe Jacques Fauvet, signataire de l’article, on ne lui a jamais demandé nettement, pour en finir avec l’adversaire, ni un effort financier, sous forme d’impôt ou d’emprunt, ni un effort militaire, comme l’envoi du contingent. La victoire était-elle donc réputée inaccessible ? Mais, constate-t-il également, « les gouvernements successifs n’ont jamais non plus placé le pays et le Parlement en face de ce que pourrait coûter la paix ».

      Entre les dépenses militaires et les ressources disponibles, la gestion du conflit indochinois par la France, si l’on en juge par ses résultats, apparait en effet calamiteuse. Dans une guerre qui ne voulait pas dire son nom, la lenteur de l’élaboration des budgets militaires ne le cédait qu’à celle de leur exécution. A travers la maquis touffu de l’organigramme décisionnel, les flux financiers liés aux opérations étaient suivis – en techniciens – par des techniciens, pendant que les militaires, comme sur une autre planète, vaquaient à leur propre besogne. De la piastre ou du fusil, ben malin celui qui pouvait dire alors ce qui comptait le plus.

      Faut-il émettre l’hypothèse que si la guerre avait été bien gérée par la France, et avec des moyens adéquats, elle aurait pu être gagnée ? Rien n’autorise à le dire : par contre, ses responsables auraient peut-être eu les moyens de discerner plus tôt ce qui, de la guerre ou de la paix, devait l’emporter – ce qu’il était, tout simplement possible de faire. »

  1. «  UN NON-ETAT DE GUERRE

     « A la différence de ce qui se passera plus tard pour la guerre d’Algérie, en dépit des efforts du parti communiste pour développer en France même, autour de 1950, sa campagne contre la « sale guerre », l’état  de guerre est pratiquement toujours resté localisé à l’Indochine. Le Viet Minh, tant au niveau de la mobilisation des hommes que de la gestion des budgets, était bien sûr lui-même pleinement dans le conflit. Les Français ont pour leur part contraint l’Etat associé de Bao Dai à « rentrer » également dans la guerre, ce que ce dernier n’a fait ni facilement ni de gaieté de cœur. Mais ils en sont restés là, laissant se développer sur les 10 000 kilomètres séparant le théâtre d’opérations de la métropole une forte contradiction : là-bas, la montée progressive des combats donnait au conflit toutes les  apparences d’une guerre ; ici, le gouvernement, sans jamais vraiment y entrer lui-même, gérait la question de manière de plus en plus financière, et de plus en plus internationale.

  1. L’absence de priorité indochinoise en France

    « La guerre d’Indochine a été conduite par la France avec des procédures de temps de paix, et ce dès le début, alors que la situation de continuité avec la seconde guerre mondiale et l’ampleur des opérations de reconquête aurait pu justifier l’inverse… »  (p,278)

     « La guerre est une chose trop sérieuse pour être laissée aux militaires, disait en substance Clemenceau, avant de conduire la France à la victoire en 1918 : en Indochine, manifestement, elle n’apparait pas assez sérieuse pour leur être retirée. Car ce non-état de guerre, qui sans doute ne leur convient pas semble avoir encouragé les militaires à vivre en vase clos, à l’écart d’un pouvoir civil qui ne leur facilitait pas la tâche et, pendant longtemps, ne sut même pas leur fournir de directive claire.. Un certain brouillard entoure d’ailleurs, on le sait, le prix de l’armée française, discrètement dénoncé en haut lieu dès 1948… » (p,281)

  1. Du « Plan de campagne » au budget militaire

    « Pour comprendre sur quelle bases s’effectue le financement des opérations en Indochine, il convient d’examiner les procédures qui aboutissent à l’établissement et au vote des budgets militaires : celles-ci tournent pour l’essentiel autour du plan de campagne et d’approvisionnement, qui fournit l’état des prévisions de dépenses pour l’année suivante et fait concrètement le lien entre le théâtre et le gouvernement. La navette apparait presque permanente entre les deux…Il fallait donc en moyenne un an pour que les prévisions, devenues lois, puissent se transformer en dépenses opérationnelles ; en tout état de cause, les besoins devaient être exprimés, six mois avant l’année auxquels ils s’appliquaient… » (p,286)

    II L’ORGANIGRAMME DU CONFLIT (p,287)

     « Quiconque s’interroge sur la question de savoir qui conduisait la guerre d’Indochine, du côté français, trouve d’abord une réponse simple : le gouvernement  de Paris et son représentant surplace, le haut-commissaire, dont dépendait le commandement en chef. Dans la pratique, les choses sont infiniment complexes : à Paris, l’absence de véritable état de guerre conduisait à une parcellisation des compétences et donnait à l’organigramme du conflit l’apparence d’un maquis touffu. La valse des hommes aux postes de responsabilité – pas tous cependant – ne simplifiait pas le problème. Le pouvoir d’influence des dirigeants de l’économie et de la finance ajoutaient à la complexité…

  1. A Paris ou à Saigon ?

    L’existence d’un groupe de pression colonial, agissant en particulier sur place, constitue une hypothèse attractive pour expliquer certaines dérives de la guerre d’Indochine, pour comprendre, sinon la guerre elle-même, du moins sa prolongation. L’hypothèse devient franchement séduisante si l’on y mêle tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, profitent de la guerre. « Pour que la guerre s’arrête, il faut d’abord qu’elle cesse d’être une source de profits abusifs », suggère une note début 1954. Malheureusement, les sources dépouillées ne permettent  de se faire qu’une  idée très approximative de cette question. En attendant d’aller plus loin, il demeure toujours possible de localiser les principales décisions. Et d’abord de répondre à cette question : sont-elles arrêtés – ou largement préparées en Indochine, ou bien à Paris, au niveau gouvernemental ?

    En principe, sauf au tout début du conflit, les principales décisions concernant la guerre d’Indochine sont prises à Paris, mais Saigon peut « faire de la résistance » et jouer un rôle non négligeable… l’époque à laquelle l’Indochine parait avoir pesé le plus lourd, dans la gestion de la guerre et les décisions –ou l’absence de décisions – la concernant, correspond au passage de Léon Pignon à la tête du haut-commissariat en 1949 et 1950, un moment par ailleurs crucial… La situation de 1949 a été campée par Lucien Bodard : « Les administrateurs qui entourent Pignon sont des revenants, observe-t-il. Ces hommes avaient été des colonialistes intégraux que les »gaullistes » avaient chassés en 1945. Trois ans après, il ses retrouvent au pouvoir en Indochine. »

   Fort de cet entourage à qui l’histoire semblait donner raison – ses membres n’avaient-ils pas toujours dit qu’on ne pourrait s’entendre avec Ho Chi Minh ? – le haut-commissaire Pignon entretient à l’occasion une sorte de guérilla administrative avec le gouvernement…

    Certes, en 1952,1953, après le décès du général de Lattre, qui avait lui-même succédé à Pignon, une unité physique s’est rétablie entre Paris et Saigon en la personne du ministre Jean Letourneau, devenu également haut-commissaire. Mais cette situation, qui ne fut pas durable, semble n’avoir comme effet que de déplacer les tensions. » (p,289)

  1. L’imbroglio gouvernemental (p,290)

    Tout au long de la guerre, comme le  décrit l’auteur, jamais le gouvernement  ne fut capable de mettre sur pied une administration interministérielle à la fois compétente et responsable, avec des processus de décision efficaces.

  1. Réseaux d’influence et décideurs (p,297)

      « Au plus haut niveau, c’est-à-dire à celui où se font les choix et les arbitrages financiers, personne ne parait en mesure d’endosser pleinement la responsabilité de la guerre, tant l’absence de continuité semble avoir été la règle – mis à part à l’Elysée, d’où l’influence de Vincent Auriol, président de la République et de l’Union française de 1947 à 1953, fut loin d’être négligeable. Le problème n’est pas nouveau mais mérite d’être souligné : la France a usé vingt gouvernements successifs entre 1945 et 1954 – en neuf ans, soit plus de deux par an…. Saigon n’a pas connu moins de huit généraux commandants en chef successifs entre 1945 et 1954, sans compter deux intérims assurés par Salan, et sept hauts commissaires, intérimaires non compris – à peine plus d’un par an… L’absence de continuité est également illustrée par la qualité changeante des hauts commissaires en question : un amiral (d’Argenlieu), deux généraux (de Lattre et Ely), un parlementaire (Bollaert), un haut fonctionnaire (Pignon), un ministre (Letourneau), un ambassadeur (Dejean)…(p,298)

     L’auteur évoque alors le contexte international de l’époque, les choix difficiles à effectuer entre défense du continent européen et liquidation d’une position coloniale, devenue un des éléments de la guerre engagée en Asie avec le communisme soviétique et chinois, et plus loin la question des flux financiers entre Paris et Saigon, l’épineuse question du trafic des piastres.

     D. Le « trafic des piastres »

     «  Où se situe le trafic des piastres, dans le système des transactions ou dans les abus de ce système ? Le ministère des Finances, après que l’affaire des généraux ait placé la question devant l’opinion, s’est rapidement fait une doctrine. Deux jours après la publication du premier rapport Mariani et se fondant manifestement sur lui, Guillaume Guindey, indique à son ministre ce qu’il faut penser : « Il convient de s’élever contre l’idée trop répandue que tout transfert de l’Indochine vers la France constitue un trafic. Les relations commerciales entre l’Indochine et la France, la présence en Indochine de fonctionnaires et de militaires français, les nombreuses exploitations que possèdent en Indochine des sociétés françaises, ne peuvent que provoquer une masse importante de transferts parfaitement légitimes entre les deux pays. » Il n’y a trafic, précise le directeur des Finances extérieures, que « Le « trafic des piastres » lorsque qu’il y a marché noir : « L’existence de tels trafics est indéniable. Cette fraude est spectaculaire, mais elle n’est pas aussi généralisée qu’on le prétend parfois. » (p,317)

     Quelle évaluation ?

     « Combien ? Le rapport Mondon, qui établit le bilan du trafic au nom de la commission d’enquête, semble jeter l’éponge : indépendamment en effet de la contrebande financière, les procédés illicites entourant les importations sont entourées de mystère. «  des renseignements très précis sont impossibles à fournir, car il faudrait dépouiller tous les dossiers et effectuer tous les contrôles en accord avec la douane, afin de vérifier si la valeur des marchandises importées correspondait bien aux autorisations de transferts. Ce travail demanderait certainement de nombreux mois et de nombreux fonctionnaires ». Que dire quarante après ! Mais il faut bien fournir un ordre de grandeur à en croire les experts financiers de l’époque, « il résulte que le trafic peut être évalué en environ 10 à 15 % du total des transferts par année », conclut le rapport Mondon. Cela représente sur l’ensemble de la période, si l’on admet un total de de transferts de l’ordre de 1 300 milliards de francs, un trafic situé dans une fourchette allant de 130 à 200 milliards de francs – environ une année de versement du Trésor à l’Indochine dans les dernières années de la guerre. » (p,321)

  1. La surévaluation de la piastre (p,328)

     « Le problème de la surévaluation de la parité de la piastre indochinoise a constitué, pour reprendre cette expression commode, une sorte de « serpent de mer » de la guerre d’Indochine. Fixée en décembre 1945 à 17 francs, en discontinuité avec le taux de 10 francs précédemment admis, mais en concordance avec le reste de l’Empire, c’est-à-dire essentiellement avec le franc d’Afrique, cette parité était conçue comme provisoire…

     L’auteur examine ensuite les arguments qui plaidaient, soit pour la dévaluation, soit pour le maintien de sa parité :

     « A tout considérer, notamment à la lumière de la dévaluation de 1953 et de ses effets, il apparait que le maintien d’une piastre aussi nettement surévaluée relevait pour la France d’une pratique essentiellement impériale. « la surévaluation de la piastre était à l’origine de tous les trafics et de la prospérité artificielle des Etats associés », note André Valls quinze jours après la dévaluation. Elle dirigeait l’essentiel de leurs échanges en direction de la France. Elle permettait aussi à celle-ci de garder le contrôle des finances des Etats associés : « La garantie que leur donnait la France, note encore le conseiller financier, d’une part en rattachant par un parité fixe la piastre au France, d’autre part en attribuant à la piastre une parité avantageuse, devait avoir pour contrepartie à son profit un droit de surveillance à la fois sur la gestion des finances nationales et sur l’évolution de la masse monétaire locale. » Au fond, elle était ainsi la contrepartie du système complexe imposé aux Etats dans le cadre de l’Institut d’émission. On comprend dès lors mieux les hésitations à décider une dévaluation à première vue pourtant logique : plus la France et  l’Indochine s’installaient dans la guerre et plus la piastre en devenait l’élément central, incontournable. En ce sens, la dévaluation du 11 mai 1953 apparait bien synonyme de dégagement français . » (p,333)

    Dans le Troisième Partie « Les conséquences du conflit », l’auteur tente de répondre avec la même rigueur à la question Chapitre VII « Une opération « blanche » pour la France ? » (p,345 à 397), et analyse enfin les conséquences de cette guerre dans le chapitre VIII « L’éclatement de l’Indochine » (p, 397 à 447)

       Nous proposons d’aller directement à la « Conclusion » (p,447 à 455)

    Le volume comprend une documentation riche avec les Sources, une Bibliographie, une Chronologie, les Gouvernements français et principaux ministères, les principaux représentants de la France en Indochine, Valeurs et change des monnaies (p,455 à 527), et enfin une série d’Annexes politiques.

Conclusion (p, 447)

    « Ayant constaté que le « projet d’étudier scientifiquement la guerre avant de la juger soulève de sourdes résistances », Gaston Bouthoul ne s’en étonnait pas : « la guerre n’est-elle pas le domaine des terreurs sacrées, comme la foudre et le tonnerre, interdits aux physiciens sacrilèges ? N’oublions pas, ajoutait-il, que jadis on admettait la torture, non la dissection ». Pour notre part, nous n’avons guère rencontré de résistances dans cette recherche, sinon celle des sources, souvent opaques et plus encore inaptes à livrer autre chose que des bribes de vérité – les sources écrites car les sources orales, elles, nous sont apparues en effet réticentes. Sinon aussi celles des représentations, très liées cette fois au caractère sacré de l’objet ; en abordant aujourd’hui la guerre d’Indochine, il est impossible de faire abstraction des idées bien tranchées qui s’y rapportent. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas souhaitable, car ces idées, ces représentations, en font d’une certaine manière partie.

     Que cherchions-nous, en étudiant le coût de la guerre d’Indochine ? D’abord à tenter de mieux comprendre, sans doute, ce conflit qui mina la IVème République, inaugura la fin de l’empire français et déstructura durablement l’Indochine elle-même. Les finances publiques sont en effet « un poste d’observation stratégique pour l’historien » : le constat  de leur importance progressive à l’arrière-plan des combats, l’inventaire des dépenses, des ressources, la reconnaissance de l’organigramme compliqué de la guerre et de sa gestion débouchaient sur une sorte de phénoménologie du conflit ».

    Qu’apprend-on en particulier sur l’origine même de la guerre d’Indochine ? Il ressort des sources qu’il n’y a pas de causes spécifiquement économiques au conflit. L’idée est plutôt, au lendemain de la seconde guerre mondiale, de reprendre un territoire considéré comme français et dont on a perdu le contrôle depuis plusieurs mois. Par contre, les facteurs économiques créent un environnement favorable à la guerre, car ce territoire fixe une masse important d’investissement. Ainsi pour le caoutchouc : ce n’est pas pour lui que la France   dépêché son corps expéditionnaire en Indochine ; il n’en resta pas moins que le rétablissement des fournitures indochinoises était indispensable à la relance de l’industrie française dans ce secteur.

     Ce souci des intérêts français accompagna la conduite de la guerre pratiquement jusqu’à la fin…L’éclairage économique et financier n’est pas non plus inutile à l’examen du déroulement proprement dit du conflit. L’impression générale est bien sûr que la guerre a été progressivement rattrapée par son coût…Nourrie d’une sorte d’orgueil de grande nation, la France n’envisage à aucun moment de renoncer vraiment, alors qu’elle sait vite ne jamais pouvoir vaincre… Paris avait besoin également de l’aide de Washington, et les Etats Unis accordaient celles-ci d’autant plus facilement que son attribution s’accompagnait d’un désengagement de la France… Que cherchions-nous d’autre en étudiant le coût de la guerre d’Indochine ? Certainement une sorte de prix, un ou plusieurs chiffres incontestables permettant de mesurer la perte ou le profit de l’opération. En elle-même, cette évolution du coût est un exercice difficile mais réalisable, en particulier pour la France : en termes financiers, nous avons mesuré ce coût entre 1945 et 1954, à environ 10 % des dépenses de l’Etat, soit l’équivalent d’une année de budget. » (p,447,448,449,450)

     « Quel bilan retenir de cette tragique décolonisation – un mot qui n’est alors guère prononcé, comme s’il se cachait derrière le spectaculaire du conflit Est-Ouest ? Sur place le bilan apparait assez consternant, notamment sur le plan géopolitique. Le Vietnam sort plus divisé que jamais du conflit. Autant qu’une solution à la guerre, répétons-le, la division du pays au 17° parallèle est un produit de la guerre, le produit d’une guerre devenue civile, comme l’ont voulu certains dirigeants français désireux de reprendre pied. Par son incapacité à s’entendre avec le Viet Minh dans les premières années de la guerre, la France a également réussi à ramener la Chine au Vietnam, après avoir tant bataillé – diplomatiquement –pour qu’elle se retire en 1946. Il ne s’agit certes pas de la même chine, mais il s’agit tout de même de la Chine. Toute la péninsule indochinoise émerge ainsi du conflit meurtrie, divisée, « balkanisée » …

     La France vaincue s’en tire un peu mieux. Elle s’était, il est vrai, financièrement désengagée dès 1953 avec la dévaluation de la piastre, un an avant Dien Bien Phu. La gestion financière du conflit, ou plutôt son coût, lui permettait une sortie de guerre sans dommage majeur, sinon en terme d’image – ce qui fait aussi partie de la gestion de la chose. Elle avait en effet déjà « vendu » sa guerre aux Etats Unis, ou en avait fait du moins une juteuse opération génératrice de précieuses devises. Comme le rappelait on le sait Mendès France au lendemain de Genève, « nous avons trouvé dans la guerre d’Indochine l’équivalent des ressources que, normalement, les exportations devaient nous procurer. » (p,453)

     Sur la même page, l’opinion de François Mitterrand, l’homme politique influent de la Quatrième et Cinquième République dont l’héritage ne fut pas vraiment brillant pour les deux guerres de décolonisation d’Indochine et d’Algérie ! Comme si, les responsables politiques étaient tous frappés d’amnésie !

      « Sur le plan diplomatique, et en termes de puissance, le résultat est moins net. Le risque était connu, ainsi que l’avait formulé François Mitterrand un mois avant Dien Bien Phu, résumant toute la guerre : »Après avoir pendant trois années, recherché une en Asie une conquête de type colonial, après avoir, pendant deux années, de 1949 à 1951, recherché une sorte d’astuce, comme une sorte de truc, l’appui de soldats vietnamiens, sous forme d’indépendance promise, après avoir, devant l’inefficacité de ces deux solutions, recherché le financement et l’ide matérielle des Américains, nous en sommes arrivés à ne plus pouvoir disposer de notre entière liberté d’action par rapport aux peuples autochtones, pas plus que nous avons de liberté diplomatique réelle à l’égard des Alliés, et cela se conçoit parfaitement : dans un contrat, il y a des concessions réciproques ». François Mitterrand prônait alors un resserrement de la politique française sur « un objectif méditerranéen. » (p,453)

    Source : «  12. Intervention de François Mitterrand le 9 avril 1954 au Centre d’études de politique étrangère, rue de Varennes, Archives nationales, Papiers Mayer, 363 AP 31 »

Commentaire : la guerre d’Algérie n’était pas commencée le 9 avril 1954, mais Mitterrand avait  assumé de multiples responsabilités au sein des groupes politiques charnières qui faisaient ou défaisaient les gouvernements de la 4ème République, et la guerre d’Indochine laissait un héritage malsain pour la décolonisation de l’Algérie : entre 1945 et 1954, il avait été cinq fois ministre.

     Ma conclusion : il s’agit d’un travail remarquable d’historien, car, à mes yeux, l’histoire coloniale et postcoloniale française souffre d’une carence d’histoire quantitative sur les plans économiques et financiers, et cet ouvrage en propose une exception.

      Seule critique, mais de poids, relative à l’absence d’un bilan humain en pertes humaines aussi bien du côté du corps expéditionnaire que les gouvernements considérèrent trop souvent comme de la « chair à canon » que de l’armée Vietminh, ainsi que toutes les victimes de cette sale guerre.

Jean Pierre Renaud   –  Tous droits réservés