« Ghosts of Empire » de Kwasi Kwarteng – lecture critique: première partie

« Ghosts of Empire »

« Britain’s Legacies in the Modern World »

Kwasi Kwarteng

(Editions Bloomsbury)

Lecture critique

                 Un titre qui pourrait être en français “ Histoires d’Empire – Héritage britannique dans le monde moderne », mais j’opterais volontiers pour une autre traduction liée celle-là aux fantômes d’un Empire qui ne dit pas son nom.

          Un gros pavé à lire (447 pages), pour le moment en anglais, mais plein d’enseignements sur l’histoire de l’Empire Britannique et sur son fonctionnement concret, avec le regard d’un Britannique aux racines familiales ghanéennes, anciennement la Gold Coast, dont le passé colonial anglais n’est d’ailleurs pas évoqué dans ce livre.

            L’auteur est député conservateur depuis 2010.

             A partir d’un certain nombre de cas coloniaux, l’objet du livre porte sur l’histoire entrecroisée des évènements et du rôle des grands acteurs de cette « saga » coloniale anglaise, les gouverneurs, les résidents, et les administrateurs des Indes, de Birmanie, d’Irak, du Soudan Egyptien, de Nigeria, et de Hong- Kong, les Cromer, Kitchener, Churchill, le père de Winston Churchill, Lugard, pour ne citer que quelques noms parmi les plus connus.

        La colonie de Hong-Kong représente une sorte de  concentré de la problématique impériale anglaise, mais paradoxal, comme nous le verrons plus loin.

        La période étudiée est en gros celle de la deuxième moitié du dix-neuvième  siècle et  de la première moitié du vingtième siècle.

            Et nécessairement, au-delà du portrait de ces grands acteurs coloniaux, cette analyse retrace la conception anglaise de cet empire, sa doctrine, et la politique choisie.

            Je dois dire que j’ai entrepris la lecture de ce livre pour tenter de comprendre pourquoi le passé de l’Empire britannique ne soulevait pas, semble-t-il, le même type de passion, pour ne pas dire d’opprobre, que le passé de l’Empire français, et je dois avouer que cela reste, en dépit de ce livre, encore une énigme, car la construction de cet empire a suscité au moins autant de violences, sinon plus, que celle de l’Empire français.

            Les deux raisons principales pourraient en être, qu’à la différence de la France :

  – 1°) la Grande Bretagne n’a jamais eu l’ambition « d’assimiler » les peuples colonisés, mais de faire des affaires, c’est-à-dire de gagner de l’argent.

–       2°) que la même puissance coloniale a toujours mis la main sur des territoires riches, facilement accessibles, l’exception étant peut-être celle de l’ancien Soudan Egyptien, mais il ne s’agissait que d’un condominium avec l’Egypte. La Grande Bretagne  avait mis en effet la main sur l’Egypte, le canal de Suez, la voie stratégique de l’Asie, et poursuivi avec une belle continuité le contrôle des voies d’accès à ses riches colonies du Moyen-Orient et d’Asie.

Le livre comprend 6 chapitres :

1-    Iraq Oil and Power

2-    Kashmir : Maharadjas’ Choice

3-     Burma : Lost Kingdom

4-    Sudan : Blacks and Blues

5-    Nigéria : « The Centre Cannot Hold »

6-    Hong Kong: Money et Democracy

       Deux observations liminaires :

     1-    Comme déjà indiqué, le livre fait curieusement l’impasse sur le Ghana, pays d’origine de la famille de l’auteur

      2-    Le livre analyse de façon indirecte l’Empire des Indes, un véritable Empire à lui tout seul.

            Nous proposerons aux lecteurs de commenter ces textes en trois parties et de les publier successivement sur mon blog :

–     la première sera consacrée à l’évocation de ceux qui firent la « grandeur » de l’Empire britannique : qui étaient ces acteurs coloniaux?

–  la deuxième, à l’analyse du comment l’Empire britannique fonctionnait concrètement, quelle politique ces acteurs étaient chargés de mettre en œuvre ?

–      la troisième portera sur une esquisse de comparaison entre les  administrations coloniales des deux empires anglais et français, différences ou similitudes.

     Note de lecture : les citations des textes proprement dits de l’auteur seront suivies de la parenthèse (KK)

1

Les acteurs de l’Empire britannique

 Les modalités du recrutement des administrateurs de l’Empire étaient, dès l’origine, de nature à modeler les caractéristiques de l’administration impériale anglaise.

        D’après ce livre, on recrutait les futurs résidents ou administrateurs, parmi les les candidats issus des grandes écoles militaires, ou des meilleures universités anglaises, telles que celles d’Oxford ou de Cambridge.

          Et ces recrues ne venaient pas de toutes les classes, mais de la classe de la petite aristocratie, ce qu’on appelle souvent la gentry.

      Le recrutement était très sélectif, et les agents recrutés faisaient, pour la plupart d’entre eux, toute leur carrière dans la colonie pour laquelle ils avaient été recrutés.

      La qualité ainsi que la primauté du Civil Service des Indes étaient reconnues, mais le « Sudan Political Service », créé en 1901, eut rapidement l’ambition de devenir le meilleur service civil d’Afrique :

          « The Sudan Political Service was regarded as the elite of the African service end enjoyed a prestige comparable with the Indian Service… Of the fifty-six recruits taken on between 1902 and 1914, twenty-seven had a Blue from Oxford or Cambridge… In an analysis of the 500 or so men who made up the service between 1902 and 1956, it was found that over 70 per cent were from Oxford and Cambridge. » (p, 237,238) (KK)

          Par ailleurs, un tiers de ces recrues du même service venait de familles de clergymen.

       Dans cet immense territoire grand comme cinq fois la France, avec une moitié nord désertique, centrée sur Khartoum qui avait pris place dans l’imaginaire colonial anglais avec la mort de Gordon, celle du Madhi battu en 1898 par l’armée anglaise de Kitchener (1), les administrateurs anglais pouvaient laisser libre cours à leur goût du commandement et de la grandeur de leur mission.

        En face d’une véritable expédition militaire anglaise conduite par Kitchener, la France, avec la petite escorte de Marchand à Fachoda n’avait effectivement pas fait le poids.

      Dans la conception anglaise, et comme la mention en a déjà été faite, les agents effectuaient toute leur carrière dans la colonie pour laquelle ils avaient accepté de servir, et étaient astreints à parler au moins la langue principale du territoire. Kitchener par exemple parlait arabe.

       Ces administrateurs étaient recrutés pour avoir de fortes personnalités, et le livre en donne de multiples exemples, qui se traduisent d’ailleurs dans la conception même de l’Empire, et dans sa mise en œuvre concrète.

    La plupart de ces administrateurs de la base au sommet de leur hiérarchie ont projeté leur modèle aristocratique de vie et du commandement dans les colonies où ils étaient affectés.

    La description des modes de vie et d’exercice du pouvoir qu’en fait l’auteur frise la caricature dans les pages qu’il consacre aux Indes et à Hong Kong.

    Aux Indes:

     » In India, the British official transplanted the status, the petty snobberies and the fine gradations of rank and privilege which prevailed in Britain itself. » (p, 97) (KK)

     « This eccentric, even crazy atmosphere was a feature of the British Empire in India which has often been overlooked.” (p,111)(KK)

   A Hong-Kong:

   “The traditions of British imperial rule were much more akin to Chinese, Confucian concepts of law and order, social hierarchy and deference than to any idea of liberal democracy… the British civil servants were even more “Chinese” in their philosophy of government than the Chinese themselves.”(p,385)(KK)

    En résumé, un modèle de recrutement qui était de nature à doter l’Empire Britannique d’un corps de serviteurs d’élite, et qui allait lui donner ses caractéristiques, sa doctrine et ses contours politiques, c’est-à-dire ceux d’un gouvernement de type aristocratique conservant toujours une certaine distance, pour ne pas dire plus, avec leurs administrés indigènes.

(1) Kitchener (1850-1916)  1896: Gouverneur du Soudan;  1899-1902: Guerre des Boers; 1902-1909 : Consul Général d’Egypte

« Natural hierarchy » (p,391), condescendance, ou discrimination ?

     “Perhaps the key to understanding the British Empire is the idea of natural hierarchy. Class and status were absolutely integral to the empire, and notions of class were important in forming alliances with local elites, the chiefs, the petty kings and maharajas who crowded the colonial empire. The dominance of ideas of class and status made it easy for the British to establish local chiefs as hereditary rulers.” (p,391) (KK)

     Les officers britanniques n’auraient donc fait que projeter en Inde, en Asie, ou en Afrique, leur modèle de classe, les rapports hiérarchiques naturels de classe qui existaient chez eux.

    Il est exact que cette conception tout britannique des rapports sociaux les conduisait, comme nous le verrons, à ne pas bousculer, sauf circonstance majeure,  les hiérarchies « naturelles » qui existaient dans leur empire, en Afrique de l’ouest, au sultanat du Sokoto par exemple, ou dans les nombreux royaumes de l’Inde.

     Il n’empêche que  cette conception d’une gouvernance coloniale imbue de sa supériorité de classe et de modèle social n’a pas manqué d’être interprétée comme une forme manifeste de discrimination, de ségrégation, pour ne pas dire de racisme, dans le sillage de la mission de civilisation des races inférieures, du fardeau de l’homme blanc, cher à Kipling.

    L’auteur note en ce qui concerne la Birmanie :

     « The racial attitudes of the British were not based on any scientific reasoning. British imperialists were not systematic racists like the Nazis. The racism and social ostracism were reflected in crude ways such as by “colour bars” at clubs, where only Europeans could join or be served.” (p,190)(KK)

      A de multiples reprises, l’auteur donne des exemples de cette discrimination britannique, et le cas de la colonie de Hong Kong se situe sans doute à la limite de ce type de relations coloniales:

    « In its first hundred years as a Crown colony, Hong Kong was an incredibly divided society. There were obvious racial divisions between the English and the Chinese, which were not merely a matter of class and money, since, as already noted, some of the richest people on the island were Chinese.  As early as 1881, all but three of the twenty highest taxpayers in Hong Kong were Chinese. Despite their wealth, the rich Chinese businessmen did not socialize with their European counterparts and commercial attainments. On top of racial divisions, there were divisions the British themselves, the most obvious of which was the split between the official class, with their elite culture, their Classical education and their competence in the Chinese language, and the class of wealthy expatriate merchants. “ (p,338)…

    “Perhaps the most sensitive racial issue for the wealthier Chinese residents was the difficult question of where to live. The most fashionable district of Hong Kong, the Peak, was effectively barred to Chinese until after the Second  World War” .(p,340)(KK)

    Après la première guerre mondiale, de retour d’un voyage en Asie, et au Japon, et de passage dans les Indes, le grand reporter Albert Londres notait :

    « Cela se sentait : Samul avait une confidence à me faire. Mais, chaque jour, il hésitait. Il la garda au fond de lui au moins une semaine, puis un soir :

–    Monsieur, je dois vous dire quelque chose : quand je sortirai avec vous, je ne marcherai pas sur le même plan, mais derrière.

–     Eh Samul, vous marcherez comme vous voudrez !

–    Et je ne prendrai pas l’ascenseur avec vous.

–   Qu’est-ce que je vous ai fait, Samul ?

–   C’est moi qui vous fais du tort, monsieur. Je suis cause que les Anglais vous méprisent. Ainsi, tout à l’heure, quand, ensemble, nous avons traversé le hall  de l’hôtel, ils se sont moqués de vous. Je vous fais perdre votre situation.

–    Je n’en ai pas, Samul, je ne puis pas la perdre.

–    Si, monsieur, ainsi, aujourd’hui, on ne vous recevrait pas au Bengal Club…

–      Pourquoi ?

–    Parce que je suis de couleur

–    Samul était un native. Quelqu’un qui n’a pas entendu ce mot, native, de la bouche d’un Anglais n’a pas la moindre idée de l’intonation de mépris. On dirait que pour l’Anglais, d’abord il y a l’Anglais, ensuite le cheval, ensuite le Blanc en général, ensuite les poux, les puces et les moustiques, et enfin le native ou indigène. »

       Dans “Visions orientales”  Edition Motifs, pages 222 et 223

Jean Pierre Renaud

 Deuxième partie dans une quinzaine de jours