Taubira entre « francité » et « ethnicisation » de la France ?

Taubira entre « francité » et « ethnicisation » de la France ?

            Dans le journal Le Monde du 15 mai 2014, M.Jean-Loup Amselle, anthropologue, a publié une tribune intitulée :

« Christiane Taubira face à la droite et l’extrême droite

Honteux procès en francité »

      Le premier paragraphe du texte situe les faits :

            «  Les reproches faits récemment par la droite et l’extrême droite à Christiane Taubira, garde des sceaux, de ne pas avoir chanté La Marseillaise lors de la commémoration de l’abolition de l’esclavage le 10 mai, renvoient à un vieux débat sur le récit national. 

            A la lumière de cette controverse, il apparait que ce qui est reproché à notre garde des sceaux, c’est à la fois d’avoir fracturé le récit national en ayant œuvré en faveur de l’édiction d’une loi mémorielle sur l’esclavage, et donc d’avoir mis en exergue l’existence d’un sous-groupe de descendants d’esclaves au sein de la République française. Celle-ci conçue comme une et indivisible, n’admet en son sein que des citoyens vus comme des individus identiques. La ministre a en outre aggravé son cas en omettant d’entonner l’hymne national, en assimilant cette pratique à du « karaoké d’estrade » et en avouant qu’elle n’en connaissait pas toutes les paroles. »

             M.Amselle a raison de protester contre la campagne politique souvent haineuse qui est faite à l’encontre Mme Taubira, même s’il est possible de s’interroger sur la pertinence de la démonstration intellectuelle que propose l’auteur.

             L’anthropologue ne mettrait-il pas trop d’emphase, sinon d’exagération, dans la critique qu’il propose sur le sujet de la « francité », en y  voyant tout à la fois, une « suspicion de nationalité », un renvoi « à une citoyenneté à deux vitesses », une République française qui « perd son attribut d’universalité », etc…

          Il est possible en effet de se poser la question de savoir si le vocable « francité » ne couvre pas une nouvelle ethnie postcoloniale, pure invention de la nouvelle ethnologie postcoloniale : une sorte de juste retour des choses.

        Est-ce que le véritable débat ne devrait pas plutôt porter sur son propos relatif au « karaoké d’estrade » ?

       L’auteur met sur le même plan la garde des sceaux et les footballeurs de l’équipe de France, une ministre de la république française et des footballeurs.

        Une telle « assimilation », cette fausse égalité que l’auteur leur confère, reviendrait à dire  qu’un ministre de la République française investi de responsabilités publiques nationales a le droit de se moquer d’un des grands symboles de la République, une « infraction » politique d’autant plus grave de la part d’une garde des sceaux.

      Quant à la défense anthropologique de l’auteur, je suis sûr que les deux équipes qui viennent de disputer la finale de la Coupe de France au Stade de France,  Rennes et  Guingamp ont été de nature à rassurer l’auteur : issues toutes les deux d’une très ancienne colonie du royaume de France, elles semblent avoir bien accueilli la présence et le concours de footballeurs issus de l’outre-mer qui les a aidé à disputer le titre, et pour la plus petite à l’emporter.

      Je renvoie le lecteur au petit mot que m’adressa en 2003, avant sa mort, un ami, issu d’une « ethnie »  bretonne, ancien ingénieur général de l’armement, artisan de la mise au point des premières fusées nucléaires de nos sous-marins, au dos d’une carte postale de vacances à Crozon, en écrivant :

      « Cette carte est destinée à illustrer votre prochain ouvrage sur les colonies, à la rubrique « Bretagne ». La France lui a imposé sa langue, mis en place des gouverneurs étrangers et traité sa population comme si elle appartenait aux races inférieures. »

      Jean Pierre Renaud

« La société piégée par la guerre des identités. Echec du multiculturalisme »- Amselle – Le Monde du 16/10/11

« La société française piégée par la guerre des identités

Echec du multiculturalisme »

Jean Louis Amselle

Le Monde du 16 septembre 2011, page 21

&

Réflexions sur cet article

            Un article très difficile à résumer, dont le contenu fait référence à des concepts  qui soulèvent  de grandes difficultés de définition, et autant de controverses.

            Quel est le sujet traité ? A-t-il été défini ? Quel est le discours Amselle sur le sujet ainsi défini ? Et enfin, quelle est la démonstration scientifique de ce discours ?

            Des mots qui claquent au vent, comme des drapeaux !

            Des grands mots qui dérangent, tout d’abord ! Un langage politique ou un langage scientifique ? Un mélange des genres donc ?

            Pourquoi, en effet, et  aussitôt, ces grands mots de « piège », de « guerre des identités », après la guerre des mémoires « coloniales » dont aucune institution n’a eu le courage, jusqu’à présent, de mesurer dans l’opinion publique française, si elle existait vraiment ?

Alors que l’historien qui a lancé, semble-t-il, cette expression dans les médias, et compte tenu des relations étroites qu’il entretient avec certains d’entre eux, aurait pu obtenir de leur part une véritable enquête statistique, sérieuse, qui nous aurait donné la possibilité de mesurer enfin cette fameuse mémoire coloniale (avec ou sans l’Algérie) qui expliquerait tellement de dysfonctionnements dans la société française.

Qui a véritablement intérêt à entretenir cette conspiration du silence ?

Des sondages d’opinion, il en pleut chaque jour, et il est bien dommage que ce type de sujet n’intéresse personne ! Serait-ce parce qu’il donne la possibilité de discourir sans démontrer ?

Il en est par ailleurs de même de l’interdit quasi religieux qui pèse sur les statistiques dites ethniques. Comment est-il possible de faire le procès de la discrimination en refusant de mesurer ce qu’il en est exactement par rapport à telle ou telle catégorie sociale, si l’on n’en a pas la mesure démographique ?

Dans leur préface au petit livre intitulé « Au cœur de l’ethnie » que Messieurs Anselme et M’bokolo ont cosigné, en se déclarant opposés à l’introduction de critères ethniques dans les recensements, ils écrivaient :

« Par un étrange retournement de situation, l’expansion coloniale qui s’est faite au nom de la « mission civilisatrice » de la France, mais qui a en fait largement reposé sur la gestion de la différence culturelle, ferait actuellement retour sur sa terre d’origine pour mettre en place un mode d’administration des « populations » fort éloignées du modèle théorique dressant le citoyen face à l’Etat. »

L’historien Pap Ndiaye a préconisé d’instaurer une visibilité qui serait en même temps invisible, et il conviendrait donc de nous expliquer comment un tel mystère est susceptible d’être résolu (voir blog du 16/5/11).

            Revenons donc au sujet de l’article :

            L’auteur ouvre son texte en écrivant :

« Le multiculturalisme, en tant qu’il est fondé sur la reconnaissance des identités singulières de race et de culture, a échoué en France et en Europe. Non pas, comme le prétendent Angela Merkel, David Cameron et Nicolas Sarkozy, parce qu’il n’est pas parvenu à  intégrer les « immigrés » Mais en raison de la fragmentation du corps social opérée partout où ce principe est appliqué ou promu par des organisations  politiques. »

Une des raisons principales de cet échec, sinon la seule, serait à rechercher chez les porte-parole des communautés intéressées :

«  De sorte qu’il n’est pas illégitime de mettre en doute l’existence, en France, des communautés « noires », « juive », « musulmane », ou « maghrébine », autrement que dans les discours de porte-parole parfois nommés ou encore autoproclamés qui s’expriment « au nom » de ces communautés en prenant en quelque sorte leurs « membres » en otages. »

Il aurait été évidemment intéressant que l’auteur propose sa définition du multiculturalisme en France, dont le contenu a peu de points communs avec celui auquel il est fait référence en permanence, l’anglais ou l’américain, dont les origines historiques n’ont rien à voir avec un soi-disant multiculturalisme français qui pourrait leur ressembler, mais en quoi ? Juridiquement, historiquement, socialement, culturellement ?

L’auteur met en cause dans cet échec, – mais y-a-t-il eu échec ? – , le rôle des porte- parole de certaines des communautés qui vivraient dans notre pays.

Pourquoi pas ? Mais jouent-ils le rôle important que leur prête l’auteur, je n’en suis pas sûr, et j’écrirais volontiers qu’il s’agit beaucoup plus d’une conviction, d’un discours que d’une démonstration, car en beaucoup de lieux, les rapports entre membres des communautés d’origine étrangère ne fonctionnent pas de la façon implicite, supposée.

Ce que l’auteur dénomme l’échec du multiculturalisme, indéfini, ressort plutôt sur certains territoires de la métropole d’un déséquilibre culturel et social entre populations d’origines différentes : comment ne pas penser, par exemple, que dans les communes où les citoyens français d’origine étrangère sont majoritaires, les ajustements ne soient pas toujours faciles ? L’immigration a été trop rapide !

L’auteur met également en cause la responsabilité des organisations  politiques qui se sont attachées à prôner la diversité plus que l’égalité, et il est exact que la gauche y a trouvé un champ politique plus ouvert, car il est plus facile de prôner la diversité que l’égalité.

Comme je l’ai déjà écrit sur ce blog, le professeur Walter Benn Michaels a dit d’excellentes choses sur le sujet, dans son petit livre « La diversité contre l’égalité ».

Trois réflexions  encore à propos de ce constat :

La première converge avec le constat, à savoir le fait que les porte- parole annexent pour eux-mêmes et leurs affidés des revendications ou des interventions qui ne sont pas partagées ou même comprises des membres des communautés qu’ils disent représenter, mais il ne s’agit là que d’une opinion, d’un « discours »..

La deuxième sent évidemment le souffre, étant donné qu’il s’agirait de reconnaître une disposition naturelle des membres de certaines de ces communautés à la « palabre », à la parole, au verbe, que beaucoup de français de « souche », encore une incongruité, n’ont jamais connu sur leur terre natale. L’auteur sait mieux que quiconque que la « parole » façonnait la plupart des sociétés africaines : elles furent, en effet, et très longtemps, tout autant des sociétés de la solidarité que du verbe, même celles touchées par une première imprégnation de l’«écrit », c’est-à-dire du Coran.

Et la troisième relative à ce qui ressemble fort à une sorte de propagande, insidieuse, beaucoup plus efficace que n’a jamais été la propagande coloniale, faite de dénonciation de crimes coloniaux, de repentance, de mauvaise conscience, d’histoires reconstruites, idéologiques, nourries d’un humanitarisme qui est venu, fort opportunément,  succéder au marxisme, de l’assimilation revendiquée de l’esclavage à la « Shoa », et donc de droits imprescriptibles à réparation.

Les porte-parole en question n’ont donc fait qu’exploiter le discours de ces « récadères » (1) modernes d’une nouvelle parole officielle de certains chercheurs, dont l’ambition est de reconstruire l’histoire des pays anciennement colonisés, d’« d’ouvrir de nouvelles voies » à l’histoire des anciennes colonies françaises, en surfant sur les nouveaux courants de l’immigration.

Comment ne pas reconnaître que ce processus politique et idéologique est enclenché sur le terrain de la réparation ?  Il vise à faire reconnaitre la légitimité d’une assistance généralisée, en même temps qu’une dépendance, aujourd’hui et souvent assumée, par des pays qui ont obtenu leur indépendance, depuis plus de cinquante ans ?

M.Anselme propose son diagnostic, mais il est légitime de se demander (discours contre discours) si dans un domaine comme celui-là, la théorie n’est pas trop éloignée du terrain social. Le multiculturalisme n’a pas attendu l’empire colonial et les indépendances pour nourrir la culture française, et de nos jours, de nouvelles formes de multiculturalisme  rythment la vie de tous les jours de nombreuses communes, à la condition qu’il ne soit pas complètement déséquilibré, mis en cause par une immigration par trop « invasive ». Les Français, d’origine africaine, et de bonne  foi, sont les premiers à reconnaître qu’un très fort esprit de solidarité de famille ou de clan caractérise encore les flux d’immigration africaine.

Il conviendrait donc, avant toute chose, de poser la bonne définition, scientifique autant que possible,  du sujet dont on débat. Le multiculturalisme a toujours existé en France, et il n’est pas mort, mais encore faut-il qu’on ne cherche pas à intoxiquer les Français par une nouvelle propagande « coloniale » !

Est-ce que la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat et la laïcité n’a pas posé la base d’un multiculturalisme religieux solide dans un pays qui avait connu dans son histoire de multiples conflits religieux ?

Un multiculturalisme institutionnel, à la fois religieux et culturel ?

Est-ce qu’on a fait mieux, depuis, pour la paix civile et le bien commun de la France ?

Enfin, le propos de l’anthropologue s’articule sur un constat implicite, celui des dangers de la reproduction coloniale, en France, de la discrimination qui existait dans les colonies, sauf à faire observer que, compte tenu des moyens que la France consacrait à son outre-mer, et du chantier gigantesque que représentait la mise en œuvre de l’universalisme prôné par l’auteur, et tout autant par ses lointains prédécesseurs coloniaux de la société des Lumières,  il n’était guère d’autre solution que de ne pas toucher aux croyances locales, aux coutumes, et au statut des personnes. 

Par ailleurs, n’était-ce pas pure folie, ou rêve, que de vouloir mettre dans le même moule républicain et assimilationniste toutes sortes de peuples et de cultures d’Afrique ou d’Asie ?

Comment ne pas rappeler que la Côte d’Ivoire, bien connue de l’anthropologue, créée ex nihilo par la France, à la fin du 19ème siècle, comptait de l’ordre de cinquante peuples ou ethnies, et autant de langues et coutumes ?

Historiquement, la France coloniale n’avait guère d’autre choix que de faire de « la gestion de la différence culturelle ».

Si je partage tout à fait la conclusion de l’auteur, mon cheminement intellectuel et historique n’est donc pas tout à fait le même !

En bref, discours ou démonstration ?

Jean Pierre Renaud

(1)    Dans le royaume d’Abomey, le récadère était le porte- parole du roi, et le bâton qu’il portait était le signe qu’il avait bien été investi par ce chef..

Choc des cultures, des civilsations, des religions? 1868: l’incident de Sakai entre la France et le Japon

Choc des cultures, des civilisations, des religions ?

Avec la multitude de questions que pose aujourd’hui le multiculturalisme dans le cadre national français ! 

Un exemple historique, pour la réflexion.

1868 : l’incident de Sakai entre la France et le Japon

            Le professeur Samuel P. Huttington s’est taillé un beau succès de librairie et de réflexion en publiant, en 1996, le livre « Le choc des civilisations », un livre qui a nourri beaucoup de polémiques.

            Ce livre avait le mérite de mettre le doigt sur un des problèmes majeurs, sinon le problème majeur qui a bien souvent caractérisé les relations entre civilisations, cultures, et donc pays différents, et à certaines époques, étrangement différents.

C’est dans ce contexte qu’il a paru intéressant de revenir sur un épisode historique tout à fait caractéristique du fossé, pour ne pas dire du gouffre, qui séparait la civilisation traditionnelle du Japon et celle qui se considérait alors, comme évoluée, moderne selon les canons de l’époque.

C’était en 1868 ! Autre temps, autre monde, en êtes-vous sûr ?

A l’occasion de son voyage en Extrême Orient, et au Japon, dans les années 1920, le célèbre journaliste reporter Albert Londres traça un portrait du Japon qui conservait encore beaucoup des traits du récit de l’écrivain Ogai Mori.

Et pourquoi ne pas souligner à ce sujet que la rencontre entre les premiers blancs et beaucoup de communautés africaines situées loin des côtes provoqua très souvent un choc comparable, le blanc exhibant une couleur d’extraterrestre ?

Et  à titre d’autres exemples, récents :

Les Echos du 30/05/11, page 13 : une interview du président et cofondateur d’Infosys, M. Narayana Murthy :

« L’inde est tantôt présentée comme une grande puissance du nouveau millénaire, tantôt comme un pays toujours sous-développé. L’impression est donc plutôt confuse. Comment voyez-vous la position réelle de l’Inde ?

« Pour moi, ce n’est pas confus. Je vois l’Inde avec une croissance forte. Mais je peux vivre en harmonie avec une Inde pleine de pauvreté, d’illettrisme, de problèmes de santé, de malnutrition. Nous vivons en harmonie avec cela parce que la culture hindoue dit fondamentalement que ce que nous sommes dans cette vie est le résultat de ce que nous avons fait dans une vie précédente. Donc, si je fais des choses bien dans cette vie, mon sort sera meilleur dans la prochaine. Le résultat est que les pauvres ne haïssent pas les riches et les riches ne haïssent pas les pauvres. L’Inde est l’un de ces très rares pays où, quand vous allez dans les endroits les plus déshérités, les gens vous sourient, vous n’avez rien à craindre. C’est parce que nous acceptons le principe de réincarnation »

Dans notre monde à nous :

Le Monde du 12/08/11, page 3 : un entretien avec Mme Rahmeth Radjack, psychiatre transculturelle. Elle-même fille de migrants, elle aide les adolescents en tenant compte de leur histoire familiale.

Au cours d’un voyage à Karikal, ancien comptoir français des Indes, et pays de ses parents, c’est le choc :

« Chez moi en France, c’était un petit peu l’Inde, à travers la cuisine que nous mangions, ou certains habits. Mais là-bas, c’était complètement différent ! Mes cousines n’avaient pas du tout le même état d’esprit ; les mêmes objectifs de vie, les mêmes préoccupations… Je me suis soudain rendu compte du décalage qu’avaient vécu mes parents, en sens inverse, lorsqu’ils sont venus en France. »

Le Monde du 16 septembre, dans Débats Décryptages, page 21, avec un article de M.Jean-Louis Amselle, anthropologue, intitulé

« La société française piégée par la guerre des identités

Echec du multiculturalisme »

Le contenu de cet article éclaire le sujet d’une lumière que je considérerais volontiers comme plutôt  nouvelle dans le milieu de ces chercheurs spécialisés, dits « postcoloniaux ».

Dans les semaines qui viennent, nous reviendrons sur cette tribune qui soulève beaucoup de questions, notamment relatives à la mesure et à l’évaluation des phénomènes décrits, et des concepts proposés.

Signalons enfin que, sur ce même blog,  le 16 mai 2010, nous avons proposé une lecture résumée du livre « Diversité contre égalité », du professeur Walter Benn Michaels », un texte qui pose bien le problème de l’arbitrage, politiquement calculé ou non, entre égalité et diversité, ou culture.

Et, le 3 octobre 2010, nous avons fait écho aux travaux du sociologue, quant au poids qu’avait la culture dans la scolarisation des enfants d’origine immigrée, à Mantes la Jolie, et aux Mureaux.

Le contexte historique de l’affaire « Sakai »

En plein dix-neuvième siècle, le Japon était refermé sur lui-même comme un huitre, et vivait dans le secret et la tradition puissante d’une culture originale et exigeante, au sein de laquelle l’honneur tenait une place « capitale », et c’est tout à fait le cas de le dire, comme nous allons le voir.

Dans son introduction intitulée « La guerre dans l’histoire de l’humanité », John Keegan décrit rapidement l’histoire de ce Japon féodal des samouraïs, aussi brillants lettrés que guerriers, avec une  lutte permanente entre les grands féodaux qui se disputaient le premier rôle, lutte qui s’acheva au début du XVIIème siècle grâce à l’emploi de la poudre qui mit fin aux combats rituels.

Etrangement, le shogoun, féodal reconnu comme le plus puissant, interdit alors les armes à feu, situation qui demeura inchangée jusqu’au milieu du XIXème siècle.

« Puis en 1854, l’arrivée dans la baie de Tokyo des « bateaux noirs » du commodore Perry réintroduisit la poudre au Japon. » (page 69)

Keegan en tire la conclusion que l’abandon de la poudre et le retour à la tradition, le sabre, apporte la démonstration que Clausewitz se trompait :

« Elle démontre aussi que la guerre peut-être, parmi bien d’autres choses, la perpétuation d’une culture par ses propres moyens. »

Le livre « Carnage et Culture » de Victor Davis Hanson illustre parfaitement cette conclusion, mais là n’est pas notre propos.

Ce ne fut donc qu’en 1854, que le Japon accepta d’ouvrir quelques-uns de ses ports au commerce international, sous la pression et après l’intervention armée de la marine américaine.

Il convient de rappeler qu’à la même époque les marines occidentales étaient très actives en mer de Chine, notamment celle de Grande Bretagne, et que dans les années 1856-1860, eut lieu en Chine, la deuxième guerre de l’opium.

Le traité du 29 juillet 1858 confirma cette ouverture au commerce international et ouvrit la voie à la nouvelle ère du Japon, communément appelée de la « Meiji », l’empereur Mutsuhito succédant au dernier shogoun de la lignée des Tokugava.

1868 : l’incident de Sakai entre la France et le Japon

Afin d’illustrer ce que fut alors le choc des cultures et des civilisations entre la France et le Japon, nous avons choisi de raconter brièvement ce que fut l’incident de Sakai à partir de la source précieuse qu’est le texte littéraire qu’a rédigé le talentueux Ôgai Mori intitulé « L’incident de Sakai ».

La lecture de ce texte provoque un choc, en raison notamment de la description minutieuse et cruelle de la cérémonie de la réparation diplomatique avec le seppuku successif des vingt guerriers japonais offerts en sacrifice pour cette réparation.

Nous n’avons donc retenu que le premier de ces seppuku, laissant au lecteur curieux le soin de se reporter, pour l’ensemble de la nouvelle, au texte remarquable d’Ôgai Mori.

Les circonstances de l’incident

« Au premier mois de l’an un de Meiji, année du Dragon de la Terre aînée (1868), les troupes de Yoshinobu Togugawa ayant été vaincues à Fushimi puis Toba, et n’ayant pu défendre même le château d’Ôsaka, refluèrent en direction d’Edo par la voie maritime : sur ce, les fonctionnaires d’Osaka, de Hyögo et de Sakai, abandonnant leur poste, se réfugièrent dans la clandestinité, et pendant quelque temps ces villes tombèrent dans un état anarchique. Par ordre de l’Empereur leur contrôle fut alors remis à la charge de trois seigneurs : à celui de Satsuma échut Ösaka, à celui de Nagato, ce fut Hyögo, et celui de Tosa eut Sakai…L’ordre fut bientôt rétabli dans la ville, et les portes des théâtres qui avaient été temporairement fermées furent rouvertes.

Le quinzième jour de ce deuxième mois, les notables de la ville se présentèrent à la Préfecture militaire : ils avaient entendu dire que des soldats français partis d’Ösaka devaient venir à Sakai. Seize bâtiments de guerre étrangers du mouillage de Yokohama étaient venus jeter l’ancre au large du mont Tempô en Setsu, et parmi eux se trouvaient, en compagnie d’anglais et d’américains, des vaisseaux français. Sugi convoqua les chefs des Sixième et Huitième Corps et leur ordonna de se mettre en position au pont de Yamato. Si les soldats français étaient appelés à passer avec une autorisation officielle, il y aurait dû y avoir une notification préalable du secrétaire au Bureau des étrangers, Muneki Date Yyo-no-kami ; or il n’y avait rien de semblable. En admettant même que cette notification eut été retardée, il fallait qu’ils fussent munis d’un laissez-passer pour voyager à l’intérieur des terres. Si les Français n’en avaient pas, il ne pouvait être question de leur permettre le passage. Se faisant suivre de soldats des deux Corps, Surgi et et Ikoma s’assurèrent du contrôle du pont de Yamato où ils attendirent. Les soldats français se présentèrent. On fit demander à l’interprète qui les accompagnait s’ils avaient un laissez-passer ; ils n’avaient rien de tel. Comme les Français étaient peu nombreux, un détachement de Tosa leur barra le chemin, et ils s’en retournèrent en direction d’Ösaka. 

Au soir du même jour, des citadins accoururent au campement des Corps d’infanterie revenus du pont de Yamato et rapportèrent que des marins français avaient débarqué au port. Un bâtiment de guerre français était venu à une lieue environ au large du port et avait envoyé des marins à terre dans une vingtaine de canots. Alors que les deux chefs des Corps d’infanterie faisaient procéder aux préparatifs d’intervention, l’ordre de départ leur arriva de la Préfecture. Il fut aussitôt suivi, et on constata que les marins ne se livraient à aucune violence particulière. Cependant, ils entraient effrontément dans les sanctuaires et les temples ; ils pénétraient à leur fantaisie dans les maisons des citadins ; ils arrêtaient des femmes pour les importuner. Les habitants de Sakai, qui n’était pas un port ouvert, n’était pas habitués aux étrangers et nombreux étaient ceux qui ne sachant plus où se réfugier dans leur stupéfaction et leur crainte, se retranchaient dans leur demeure après avoir verrouillé la porte. Les deux chefs de corps voulurent persuader les marins de retourner à leurs bâtiments, mais il n’y avait pas d’interprète. On eut beau leur faire signe de rentrer par gestes, aucun ne voulut obéir. Lors, les chefs de corps donnèrent l’ordre d’entraîner les marins de force jusqu’au casernement. Les soldats voulurent se saisir des marins à leur portée et les ligoter. Ces derniers s’enfuirent en direction du port. L’un d’eux s’empara d’un fanion du corps posé contre la porte d’une maison et disparut à toutes jambes.

Les deux chefs de corps les poursuivirent à la tête de leurs troupes, mais sans parvenir à rattraper les Français aux longues jambes et rompus à la course. Déjà les marins allaient embarquer sur leurs canots. Or en ce temps il y avait parmi les fantassins de Tosa des sapeurs : chaque patrouille de garde en ville en emmenait régulièrement quatre ou cinq. Il leur appartenait également de porter le fanion de leur corps, et l’un de leurs chefs, qui avait pour nom Umekichi Porte Drapeau, était présent. Il était si expert à la course que lorsqu’il partait en service à Edo lors d’un incendie, il n’arrivait jamais à plus de six pieds derrière un cavalier au pas rapide. Cet Umekichi dépassa les fantassins et parvint à la hauteur du marin qui avait ravi le fanion du Corps. Le croc qu’il portait déchira l’air et s’abattit dans le crâne du marin. Celui-ci poussa un hurlement et s’écroula à la renverse. Umekichi lui reprit le fanion.

Ce que voyant, les marins qui attendaient dans les canots se mirent soudain à tirer tous ensemble avec leurs pistolets.

Les deux chefs de corps prirent instantanément la décision d’ordonner le tir. Les fantassins impatientés alignèrent leurs soixante-dix et quelques fusils et les déchargèrent en direction des barques où s’étaient entassés les marins. Six de ces derniers s’écroulèrent ici ou là. D’autres blessés tombèrent à l’eau. Ceux qui étaient demeurés indemnes se jetèrent en hâte à la mer et, frappant les vagues du talon, une main sur les planches de bordage, manœuvrèrent leurs barques, tantôt plongeant pour éviter les balles et tantôt émergeant pour recracher l’eau salée. Les canots s’éloignèrent petit à petit. Il y eut en tout treize morts, dont un sous-officier, parmi les marins français… »

Comptes rendus, enquêtes d’une hiérarchie très bureaucratique, et le compromis :

« Au dix-huitième jour, par l’intermédiaire de Tarôbei Nagao, on ordonna que fussent suspendus de leurs fonctions les deux chefs de corps, et les soldats sous leur commandement se virent interdire le franchissement des portes de la Représentation… 

… Ensuite arriva, en qualité de mandataire du Seigneur Retiré de Tosa, le Gouverneur Toyoshige Yamamouchi, l’Intendant général Kanae Fukao accompagné de l’Inspecteur général Gorômon Kominami. C’est que le ministre de France Léon Roches, à bord du vaisseau militaire Vénus ancré à Ôsaka, avait entamé des pourparlers de dédommagement avec le secrétaire du Bureau des étrangers. Les exigences du ministre français furent aussitôt acceptées par le conseil de la Cour impériale. En premier lieu, le seigneur de Tosa devait se rendre en personne sur la Vénus afin de présenter des excuses. Deuxièmement, il convenait que les deux officiers ayant commandé les troupes de Tosa à Sakai et vingt soldats de la compagnie qui avait tué des Français fussent exécutés sur les lieux du massacre, et cela dans les trois jours suivant l’arrivée à Kyôto des documents du compromis. Enfin, comme compensation financière destinée aux familles des Français tués, le seigneur de Tosa devait payer la somme de cent cinquante mille dollars…

Le vingt-deuxième jour,

Fukao déclara :

« Notre Seigneur Retiré en personne devait vous parler, mais il est présentement indisposé, et c’est moi qui vais le faire en ses lieu et place. A la suite de cet incident de Sakai, les Français font de dures représentations à la Cour impériale, et en conséquence il a plu à sa Majesté d’ordonner que l’on présente vingt des prévenus en tant que criminels de droit commun. C’est une très grande douleur pour notre Seigneur Retiré qui veut bien cependant vous recommander d’offrir vos vies avec une calme dignité. »

Sur ces derniers mots, Fukao se releva et disparut dans la maison.

Ensuite Kominami transmit les ordres de Toyonori, sire de Tosa :

« Quant aux vingt hommes que nous devons remettre à l’exécuteur, nous ne savons qui désigner ni qui exempter. Allez tous au sanctuaire d’Inari pour y prier les dieux, et décider qui vivra et qui mourra en tirant des billets au sort. Ceux qui trouveront un billet blanc seront exemptés, et ceux qui auront un billet indiquant qu’ils devront se soumettre à la décision de notre maître seront condamnés à mort. Allez maintenant devant les dieux ! »…

Les seize hommes du groupe des condamnés, ainsi que les deux chefs de corps Minoura et Nishimura, et les deux chefs de compagnie Ikenoue et Ôishi, furent placés en détention à la résidence principale de la Représentation…

A la nuit, les défavorisés du tirage au sort rédigèrent leur testament destiné à leurs parents, frères et sœurs ou anciennes connaissances ; ils y enroulèrent leur chignon de soldat qu’ils avaient coupé et remirent le tout aux policiers militaires.

Les officiers des cinq compagnies qui gardaient la résidence vinrent alors adresser leurs adieux aux condamnés en faisant apporter du saké et des mets d’accompagnement. Les chefs de compagnie du corps et les seize soldats jouirent de cette faveur en groupes séparés. Les hommes de troupe, ivres s’endormirent.

Cependant Hachinosuke Doi du Huitième Corps s’était abstenu de trop boire, et lorsqu’il vit ses compagnons commencer à ronfler, il rugit au plus fort de sa voix :

« Holà, vous autres ! Nous avons demain une journée des plus importantes. De quelle façon avez-vous l’intention de mourir ? Voulez-vous vous laisser simplement décapiter ? »… (il convainquit Sugimoto du Sixième Corps)

Les deux hommes éveillèrent leurs compagnons en les appelant, et en secouant aux épaules ceux qui ne voulaient pas se lever. Tout le monde, une fois les yeux ouverts, écouta l’avis des deux soldats, et il ne se trouva personne pour refuser son assentiment. Qu’importait de mourir ? Ils s’y étaient résignés du jour où ils avaient quitté leur province pour entrer dans l’armée. Mais il ne pouvait être question de périr dans la honte. C’est ainsi que l’assemblée toute entière décida d’obtenir à tout prix l’autorisation de se livrer au suicide honorable du seppuku. »

Et des négociations difficiles furent alors engagées avec leur hiérarchie qui aboutirent à une décision favorable de l’Empereur :

« A la suite de l’incident qui a lieu à Sakai, Sa Majesté l’Empereur désire changer d’attitude dans ses relations avec les pays étrangers, et en conséquence elle a pris, selon le droit public, la mesure suivante : ordre- vous est donné de vous tuer demain de votre sabre à Sakai. Que chacun d’entre vous, conscient d’agir pour notre Empire, reçoive cette sentence en toute gratitude. D’autre part, divers hauts fonctionnaires et représentants officiels des pays étrangers seront présents sur les lieux ; veillez donc à faire montre de l’esprit de courage et de probité qui est celui des guerriers de notre Empire. »…

« S’il en est ainsi, nous désirons qu’ils consentent, chose bien naturelle, à ce que nous soyons dorénavant traités sur le même rang que les guerriers : c’est en quelque sorte notre dernière volonté. » ( le seppuku était un privilège réservé aux guerriers (samurai) »…

« A la suite d’une délibération exceptionnelle, ordre est donné de vous traiter tous selon le statut de guerriers. En conséquence, on vous attribue à chacun un assortiment de soie. »

Et Ôgai Mori de décrire en détail le processus de la cérémonie du seppuku :

« Il faisait beau le vingt-troisième jour… Lorsque les vingt hommes passèrent sous le portail de la résidence en faisant sonner les hautes planchettes de leurs socques, on fit mettre à leur disposition vingt palanquins préparés par les maisons Hosokawa et Asano…. Arrivaient alors les vingt palanquins, chacun d’eux, accompagné de six soldats armés de fusils avec la baïonnette engagée…

Un moment après le départ de Nagabori, Kametarô Yamakawa alla saluer un par un les passagers des palanquins, puis il revint à la hauteur de celui de Minoura et dit :

« Vous êtes certainement mal à l’aise dans ces étroits palanquins. De plus, le chemin est long, et avec les stores maintenus baissés, vous devez vous sentir oppressés. Voulez-vous que l’on relève les stores ? »

« Je suis confus de votre bienveillance, mais si cela ne présente pas d’inconvénient, je vous en prie. »

Et les stores de tous les palanquins furent ainsi relevés.

Quelque temps plus tard, Yamakawa repassa près de chaque palanquin pour proposer :

« J’ai fait préparer du thé et des gâteaux que je voudrais offrir à ceux qui en désirent. »

Le traitement accordé aux vingt hommes par les deux clans était d’une grande prévenance en toutes choses….

Le temple bouddhique Myôkokuji avait été désigné pour abriter la cérémonie du seppuku. Sur le portail était déployé l’étendard impérial du chrysanthème…

Les vingt hommes, se parlant joyeusement comme s’ils vivaient une journée normale, attendaient l’heure.

Certains officiers des deux maisons avaient préparé pour ce moment des pinceaux, du papier et de l’encre qu’ils apportèrent devant Minoura assis en tête des vingt hommes, en le priant de rédiger quelques mots en souvenir……

« Rejetons la funeste influence étrangère et payons la dette due à la patrie pour ses bienfaits.

Cette décision résolument prise, peut-on se soucier de ce que disent les hommes ?

Qu’il suffise de respecter cet idéal, afin que l’on en parle encore dans mille années, et la mort d’un homme ne saurait entrer en compte. »

L’expulsion des Barbares étrangers était encore au cœur des préoccupations de cet homme. »

Et comme l’heure de la cérémonie était encore lointaine, on proposa aux vingt hommes de visiter le temple.

« Tous remirent aux moines la totalité de l’argent qu’ils possédaient, et parmi eux certains ajoutèrent une précision à leur offre : ce n’est pas que je veuille quémander le salut de mon âmes dans l’autre monde…

Les moines recueillirent l’argent et descendirent du pavillon de la grande cloche. Les condamnés, quittant également le pavillon, furent ensuite mine d’entrer dans l’enceinte cernée de tentures, en se proposant de jeter un regard sur le lieu qui allait abriter leur suicide… Quittant les lieux ainsi aménagés pour leur mort, les condamnés se rendirent tous ensemble au Hôguin, leur cimetière, pour y voir leurs tombes qui étaient déjà creusées sur deux rangées. Devant ces tombes on avait déjà disposé de grandes jarres d’une hauteur de plus de six pieds, et chacune d’elles portait un nom collé sur sa surface. Lisant les inscriptions au passage, Yokota dit à Doi :

« Toi et moi, nous avons mangé et dormi côte à côte pendant notre vie, et voici que nos jarres funéraires sont l’une à côte de l’autre. Il semble que même après notre mort nous pourrons converser en voisin … 

La cérémonie du seppuku fut enfin fixée pour l’heure du Cheval (11-13 h). Dans l’enclos entouré de tentures s’installèrent d’abord les assistants des condamnés… tous avaient relevé leurs manches de leur tunique en les attachant en croix avec la dragonne de leur sabre, et ils attendaient en arrière de l’endroit où allait se dérouler le seppuku.

A l’extérieur de l’enclos ceint de tentures étaient disposés vingt autres palanquins qui serviraient à transporter les cadavres au Hôjuin ; ceux-ci devaient être transférés dans les jarres funéraires avant l’ensevelissement….

A ce moment, le ciel se couvrit brusquement et une forte averse se mit à tomber… La cérémonie fut provisoirement … et les préparatifs auxquels on se livra de nouveau furent achevés à l’heure du Singe (15 h – 17 h)

Le préposé aux appels cria le nom de Minoura Inokochi. A l’intérieur comme à l’extérieur du temple un profond silence se fit soudain. Minoura, portant ce jour une veste d’habit en drap noir et un large pantalon de cérémonie resserré aux chevilles, prit place à l’endroit de sa mort. Son assistant Baba alla se tenir debout à trois pieds derrière lui. Après avoir adressé un salut au Surintendant et aux autres observateurs, Minoura attira près de lui le petit plateau de bois blanc à quatre pieds qu’un préposé lui avançait et de sa main droite prit le sabre court qui y était posé. Alors s’éleva une voix de tonnerre qui retentit dans tout l’enclos :

« Vous autres les Français, écoutez ! Ce n’est pas pour des gens comme vous que je vais mourir, mais pour notre Empire. Regardez bien comment périt de son propre sabre un homme du Japon ! »

Minoura écarta ses vêtements, agrippa son sabre en dirigeant la pointe vers lui et l’enfonça dans le côté gauche de son ventre, qu’il trancha sur trois pouces vers le bas, puis, tournant la lame vers la droite, la força de trois pouces encore vers le haut. L’entaille ayant été profonde, la blessure s’ouvrit largement. Minoura rejeta son sabre, introduisit sa main dans la plaie béante et, tout en retirant ses entrailles à la poignée, fixa sur les Français un regard dur.

Baba dégaina son grand sabre et l’abattit sur la nuque de Minoura, mais le coup était trop faible.

« Baba que t’arrives-t-il ? Fais ton œuvre plus posément ! » cria Minoura.

Le deuxième coup de Baba sectionna les vertèbres cervicales avec un bruit sec. Minoura s’écria encore d’une voix retentissante :

« Cela ne suffit point encore, tranche mieux ! »

Ce dernier cri, plus fort que les précédents, résonna sur trois cents mètres à la ronde.

Le ministre français qui avait suivi les gestes de Minoura depuis le début, avait senti une stupéfaction épouvantée prendre peu à peu possession de lui. Et, au moment où il tenait plus que difficilement en place, cet énorme cri inattendu frappant ses oreilles le fit se lever de son siège sans plus savoir comment se comporter.

Baba décolla enfin la tête de Minoura à la troisième volée. »

« Nushimura, dont le nom fut appelé ensuite, était un homme d’une grande douceur…Le suivant fut Ikegami, assisté par Kitagawa…

Après lui, Sugimoto, Shôgase, Yamamoto, Morimoto, Kitadait, Inada et Yanase s’ouvrirent le ventre… Le douzième était Hashizume qui prit place au moment où le crépuscule commençait à tomber ; on allumait les lampes dans le pavillon central.

Le ministre français, se levant et se rasseyant sans cesse, s’était jusqu’alors comporté d’une façon trahissant un malaise insupportable. Son malaise atteignit peu à peu les soldats français qui, fusil au pied, assistaient au spectacle. Leur attitude se relâcha entièrement, et ils en vinrent à échanger des murmures soulignés par des gestes de la main. Au moment où Hashizume prenait place, le ministre français lança quelques mots, et aussitôt les soldats, entourant leur maître, quittèrent l’enclos sans même présenter leur salut ni au Prince ni aux fonctionnaires présents. Puis, dès qu’ils eurent traversé la cour du temple et franchi le portail, soldats et ministre prirent le pas de course et se hâtèrent vers le port.

Sur la natte où il devait mourir, Hashizume écartait ses vêtements de son ventre et se préparait à plonger le sabre lorsqu’un fonctionnaire accourut à lui en s’écriant : « Un moment ! » Surpris, Hashizume arrêta le mouvement de sa main ; le fonctionnaire lui relata le départ du ministre français et lui notifia qu’il convenait en l’occurrence de différer son suicide jusqu’à nouvel avis. Hashizume s’en retourna auprès des huit survivants et les informa de ce qui s’était passé.

Les neuf hommes étaient dominés par le sentiment qu’ils préféraient mourir sans plus attendre, puisque c’était leur lot… »

Les intendants des sept seigneuries concernées avaient pris contact avec les Français.

« Nous sommes allés sur le vaisseau français et avons demandé pourquoi ces gens ont quitté les lieux ce soir. C’est alors que le ministre français nous a répondu ce qui suit : « Nous admirons certes le mépris de leur vie et l’esprit de sacrifice au bien public dont les soldats de Tosa ont fait preuve, mais nous ne pouvons vraiment plus supporter ce spectacle à ce point éprouvant, et nous nous en remettons au gouvernement quant à la merci qui peut être accordée aux survivants. »…

Au deuxième jour du troisième mois, la nouvelle parvint que la peine de mort était remise et que les neuf hommes seraient rendus à leur province natale…

La seigneurie de Tosa édifia au temple Hôjuin onze pierres tombales pour ceux qui étaient morts au temple Myôkokuji.

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Mori Ôgai (1862-1922), l’auteur, de son vrai nom Rintarô Mori, écrivain célèbre de l’ère Meiji, et médecin. Il voyagea en Europe, en Allemagne, et traduisit des grands auteurs européens tels que Daudet ou Calderon. Lire « L’oie sauvage », un échantillon de ses œuvres littéraires.

1914, Originally published in Japan – Extraits de la traduction de Jean Cholley

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PS : et pour les amateurs de mangas, l’incident de Sakai a fait l’objet d’une manga aux Editions Delcourt, une manga qu’on lit à la japonaise.

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Rappelons enfin qu’à l’époque moderne, le grand auteur Mishima s’est fait seppuku, et que Viviane Moore, connue pour ses livres d’aventures dans les anciens mondes normands ou celtes, a publié un roman intitulé « Tokyo intramuros » dont une des héroïnes japonaises, mystérieuses et habitée du même sens de l’honneur qui fut une des grandes traditions du Japon, se fait également seppuku à la fin du roman.

Et très récemment, la catastrophe de la centrale nucléaire de Fukushima a fait apparaître à nouveau des qualités d’unité et de dignité de la nation japonaise dont peu d’autres nations sont capables de faire preuve.

Alors, cher lecteur, la culture ne pose-t-elle pas beaucoup de questions lorsqu’elle est confrontée à d’autres cultures ?

Les caractères gras sont de notre responsabilité

Jean Pierre Renaud