DECISION COLONIALE, QUI DECIDE ?
Le CAS du MAROC des années 1909-1912 : avec Joseph Caillaux
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Les acteurs étrangers
Quatre puissances étaient véritablement intéressées par le dossier marocain, la France tout d’abord, l’Espagne et la Grande Bretagne, et plus récemment l’Allemagne, avec l’ambition affichée du Kaiser, Guillaume II, de rattraper son « retard colonial », notamment en Afrique.
En Europe, et face à l’Allemagne, la France avait noué des relations d’alliance avec la Russie, notamment sur le plan de la défense.
Ses relations diplomatiques avec la Grande Bretagne restaient un brin ambiguës, tant ce pays avait pour constante attitude internationale de vouloir conserver sa liberté de manœuvre jusqu’au dernier moment.
Il parait intéressant de dire un mot de deux représentants anglais et russe à Paris : Sir Francis Bertie, ambassadeur de Grande Bretagne et Iswolski, ambassadeur de Russie.
Sir Francis Bertie : « Il m’amusait toujours de le voir. Je savourais son costume, ses allures. Le stick en bataille, la moustache au vent, le chapeau haut de forme campé de travers sur de beaux cheveux blancs bouclés, il marchait la tête haute, alerte, juvénile. Tenue tout à fait soignée… datant ! Saucissonné dans des jaquettes ou dans des vestons trop ajustés, portant la large cravate lavallière bleue à pois bleus… passée de mode, il ressuscitait les personnages de Dickens et de Thackeray.
Mais, si l’aspect de l’homme faisait mes délices…. Si, tout compte fait, j’éprouvais une vive sympathie pour cet échappé des romans qui avaient enchanté ma jeunesse, je me sentais mal à l’aise vis-à-vis du diplomate.
… – il était réactionnaire comme trente-six gendarmes -… Cette mentalité je crois l’avoir définie en appliquant à sir Francis Bertie un sobriquet. Je le dénommai à part moi The squire, le hobereau pour parler français….
C’eut été perdre son temps que de lui montrer la transformation du monde, depuis cent ans ; perdre son temps de lui indiquer les dangers pour l’Europe, à commencer pour la Grande Bretagne, d’une conflagration qui pouvait ruiner, anéantir l’ancien continent au profit des Amériques…
Après les paroles de bienvenue j’étale la carte de l’Afrique, je montre les ambitions allemandes. Je demande : « L’Angleterre consentira-t-elle à ce que l’Allemagne s’approprie les énormes territoires qu’elle convoite ? – Mon cher, réplique Bertie, l’Angleterre laissera l’Allemagne prendre toutes les colonies qu’elle voudra pourvu que ce soient des colonies françaises. » Je rapporte textuellement la phrase, taillée à l’aune du squire. Je veux la tenir pour une boutade. » (p137,138)
« La Russie, elle, avait une armée de terre magnifique sur le papier. Notre alliée ferait sans nul doute honneur à sa signature. Mais, était-elle prête ?
Je n’eus pas besoin de convoquer le comte Iswolski ambassadeur de Russie pour lui poser la question. De lui-même il frappa à ma porte.
A la différence de son collègue de Grande Bretagne, il n’était rien moins que plaisant à voir et à entretenir. Son aspect, ses allures, son langage, tout en lui trahissait une superbe dont il fallait se maitriser pour ne pas s’irriter.
De belle stature, ne perdant pas un pouce de sa taille, vêtu avec la dernière élégance, le monocle vissé à l’œil, il était le spécimen le plus accompli, presque la caricature, du haut fonctionnaire tsariste. Chez lui comme chez la plupart de ses pareils, la suffisance dédaigneuse, incommensurable ! N’étaient-ils pas les serviteurs d’un grand souverain régissant un immense empire ?…
Le comte roulait sans doute ces pensées dans sa tête, quand il entra il assit gravement sa morgue dans le fauteuil où, quelques jours plus tôt, le squire avait campé sa désinvolture dans mon cabinet avec l’attitude compassée, avec la démarche gourmée qui seyaient – il l’imaginait – au représentant de l’empereur de toutes les Russies. (p140)
… « Il me faut, monsieur le président, vous avertir que, quelles que soient nos dispositions d’esprit, nous ne sommes pas, à l’heure actuelle, en état de participer à une guerre européenne. » (p,143)
Ce qui était effectivement le cas après la mission du général Dubail en Russie.
Parmi les comparses officiels ou secrets de cette histoire figurait une Mme M. de J…, amie, confidente du ministre des Affaires étrangères allemandes dont le récit ne révèle pas grand-chose, mais qui joua un rôle ambigu d’intermédiaire dans toute l’affaire
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Les scènes
La situation internationale du Maroc avait fait déjà l’objet d’accords internationaux, en 1880, la Conférence de Madrid (huit signataires), en 1906, l’acte d’Algésiras (7/04/1906), des accords qui avaient placé le Maroc sous le régime commercial de la porte ouverte sur le plan international, avec les initiatives continues de la France pour y installer un protectorat, comme elle l’avait fait en Tunisie. Sur ses frontières, l’armée d’Algérie était à la manœuvre pour aider à la pacification d’un Maroc encore largement insoumis, gouverné par un sultan tout à la fois vénal et incompétent.
Les gauches françaises, les Républicains et les Radicaux Socialistes avaient à peu près mis fin à leur « course au clocher », pour le partage de l’Afrique, mais les troupes coloniales n’avaient pas encore complètement terminé leurs opérations de pacification contre les résistances qu’elles rencontraient notamment en Côte d’Ivoire et sur les marges du Sahel.
Les limites de la carte coloniale étaient à peu près fixées. Des accords avaient été passés avec les autres puissances coloniales, en appliquant la « règle du jeu » diplomatique tout à fait formelle dite des reconnaissances de « papiers », d’après lesquels, tel ou tel chef, ou roi, reconnaissant sa situation de « protégé » de telle ou telle puissance coloniale.
Un mot sur le Congo, un territoire immense que les occidentaux avaient encore beaucoup de mal à connaître et dont les superstructures coloniales étaient encore en voie d’établissement, en tout cas du côté français.
Il n’en était pas de même du Congo Belge qui connaissait déjà un développement foudroyant, facilité par la découverte d’immenses gisements de minerai.
J’ai évoqué dans une autre chronique le Congo Belge des années 30 avec le concours du géographe Jacques Weuleursse dans son livre « Noirs et Blancs ».
La situation économique et financière du pays n’était pas mauvaise. L’épargne française avait beaucoup contribué à financer les infrastructures de la Russie, beaucoup plus d’ailleurs que celles du domaine colonial, les fameux emprunts russes qui ruinèrent après la guerre de 14-18 beaucoup de petits épargnants, comme l’avait fait avant guerre le scandale du Panama.
Le pays sortait d’une phase politique relativement violente née de l’affaire Dreyfus et de la loi de Séparation de l’Église et de l’État (1905), et de façon tout à fait curieuse pour certains, avec une droite beaucoup plus soucieuse de la ligne bleue des Vosges que des côtes marocaines ou congolaises, avec le souci numéro Un de pouvoir affronter l’Allemagne, si nécessaire.
A plusieurs reprises, il m’est arrivé d’ écrire que les conquêtes coloniales de la Troisième République étaient le fruit d’une alliance entre le sabre des troupes coloniales, et le goupillon de la franc-maçonnerie, car pour la droite parlementaire, l’objectif premier restait celui de la restitution de l’Alsace Lorraine, une province qui parlait aux français, ce qi n’était pas le cas des colonies en général, ou du Congo en particulier, puisque dans le cas du Maroc, le Congo était devenu un enjeu du dossier marocain franco-allemand.
Il serait honnête d’y ajouter un troisième « larron », les Églises chrétiennes missionnaires en quête d’évangélisation des nouveaux peuples dominés, dans certaines contrées lointaines.
En 1911, la France n’était pas prête à affronter l’armée allemande, et c’est un des éléments de justification importante que Caillaux fait valoir dans ses Mémoires pour justifier sa politique avec l’Allemagne, une politique que ses adversaires ont qualifiée de pacifiste.
« Je n’avais pas besoin de causer longtemps avec le ministre de la Guerre M.Messimy, dont je veux dire tout de suite qu’il fut un collaborateur admirable, pour constater qu’il y avait deux lacunes on ne peut plus graves dans l’équipement de la défense nationale : le haut commandement n’était pas organisé, nous n’avions pas d’artillerie lourde. » (p,123)
Caillaux inscrivait sa conception de la politique européenne dans un registre politique tout à fait respectable, et sans doute encore très prématuré pour son époque :
« Je suis, j’ai toujours été, je serai toujours, non seulement de par ma doctrine mais de par ma réflexion, l’adversaire déterminé des guerres européennes que je juge monstrueuses dans le temps où nous sommes. L’incidente qui clôt ma phrase suffit à indiquer que je n’obéis pas en me décidant ainsi à une sentimentalité débile. Ceux qui savent ou qui sauront ma vie, ceux qui me liront, ceux mêmes qui ne me connaîtraient que par les attaques de mes adversaires, accorderont que la pusillanimité n’est pas précisément mon fait…
Il y avait chance, me disais-je, en rassemblant mes idées, pour qu’une grande guerre sonnât le glas – le premier glas – de l’ancien continent, chance pour que, réparant peut-être certaines des violences internationales du passé, elle ne causât d’autres génératrices de luttes nouvelles, chance pour que l’Europe, s’épuisant… » . (p 11,112)
A la lecture de ses Mémoires, son auteur donne effectivement, au-delà de toute rhétorique, des arguments très concrets de l’impréparation de la France sur le plan militaire, des arguments qui ont peut-être été validés par des spécialistes de l’histoire militaire, mais je n’en sais rien.
« Le haut commandement, l’artillerie lourde, et le concours extérieur » :
« Ainsi j’en viens à constater dans ce mois de juillet 1911 que notre commandement n’est pas organisé, que nous n’avons pas d’artillerie lourde, que nous ne pouvons compter sur aucun concours sérieux de l’extérieur ». (p,145)
La dernière justification a déjà été évoquée plus haut, car les spécialistes estimaient qu’il fallait encore au moins deux ans pour que l’armée russe soit en état d’apporter un concours sérieux à la France.
Il n’a sans doute pas suffi de remplacer le titulaire du haut commandement par Joffre, un général issu de la matrice coloniale, car le Joffre en question renvoya dans leur foyer plusieurs dizaines de généraux une fois la guerre engagée.
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés