« Communautarisme ou intégration à un modèle commun ? La Croix du 26/12/16 – Stéphane Madaule de l’AFD

« Communautarisme ou intégration à un modèle commun ? »

La Croix du 26 décembre 2016

Stéphane Madaule Essayiste

S’agit-il de la nouvelle doctrine de l’Agence Française de développement ?

            L’auteur signe une tribune, sans faire état de ses fonctions de directeur de l’Agence Française de Développement à Brazzaville, une information qui a au moins le mérite de permettre au lecteur de pouvoir cadrer le sujet.

            Cette agence est en effet l’instrument politique et public des interventions extérieures françaises en faveur du développement des pays les plus défavorisés.

            Au cours des mois passés, le même « essayiste » avait signé une tribune dans le même journal dont la morale était du type : oui, la corruption existe dans ces pays, mais en gros, le mal est inévitable, et il faut faire avec.

            Ici, l’auteur décrit les caractéristiques de deux modèles qui régiraient l’accueil des populations immigrées sur leur territoire, l’anglo-saxon et le français :

       « D’un côté, le communautarisme, l’expression la plus aboutie de la liberté, commandait à la société d’accueil de laisser la place aux différences, aux modes de vie spécifiques, aux croyances particulières des minorités….

       De l’autre, le modèle d’intégration, l’adhésion aux valeurs et aux institutions pour la fondation  d’un socle commun encore plus large pour tous était souhaitable…

       Bien sûr, ces deux modèles fonctionnent toujours ; Ils diffèrent cependant dans leurs résultats en fonction de l’écart culturel existant entre les populations fixées sur place depuis des siècles. Lorsqu’un écart culturel s’accroît, un passage par le communautarisme est plus aisé qu’une politique d’assimilation rapide qui risque de détruire la singularité de certaines identités. En revanche, à l’inverse la politique d’assimilation semble plus facile à opérer dans le cas d’un écart culturel relativement faible. Néanmoins, lorsque les flux migratoires sont massifs, le regroupement communautaire prédomine, quel que soit l’écart culturel…. »

       J’ai souligné les quelques mots et phrases qui tentaient de formuler une nouvelle doctrine du vivre ensemble dans notre pays, une doctrine qui me parait frappée d’innocence toxique.

       L’auteur conclut par un propos tout à fait étrange de la part d’un des représentants de la politique étrangère de la France en Afrique :

       « Il faut peut-être en passer par le communautarisme, pour ensuite envisager l’intégration. La combinaison des deux, dans un espace-temps différent, correspond sans doute aux enjeux de notre époque. »

         « Un espace-temps » ? Un mot bien savant, pédant, à prétention scientifique qui nous ferait accepter le fait accompli, nous empêcherait de continuer de croire à notre idéal républicain, à le défendre, est-ce bien cela que propose notre essayiste ?

         L’espace-temps de Madaule ? Est-ce bien sérieux ? Et que dire aussi de l’expression utilisée plus haut de l’« écart culturel » ? Une lapalissade incontestablement scientifique !

       Tout serait donc égal par ailleurs ? Face à des modèles de vie que nous considérons encore, et à juste titre, comme des modèles de vie arriérés par rapport aux nôtres, et quelquefois encore barbares, comme rappelé plus loin ?

        J’inviterais volontiers les lecteurs à prendre la peine de lire dans le journal Le Monde du 22 décembre 2016 – tout n’est pas mauvais dans ce quotidien – l’enquête consacrée aux femmes excisées qui vivent dans notre pays sous le titre « Les femmes coupées », par Ondine Debré.

      « Plus de 60 000 femmes vivant en France seraient excisées. Si les chirurgies réparatrices existent, le plus dur est souvent de réussir à parler de ce traumatisme comparable à un viol. »

       Comptez mesdames et messieurs ce que cela représente statistiquement dans la population féminine française globale, sans distinguer, pour autant que cela soit possible, les origines, les « identités », ni la pyramide des âges, soit une femme « coupée » recensée pour 550 femmes !

       Pour l’année 2004, l’INED indique : « En 2004, on estimait à 53 000 le nombre de femmes adultes excisées en France. », soit une femme adulte sur 450.

       D’après le Huttingtongpost.fr (5/10/2016), le chiffre cité était de 57 000 pour la France et de 170 000 pour la Grande Bretagne, ce qui représente pour ce deuxième pays « communautariste », une femme adulte (+ 24 ans) sur 133.

      A lire ces chiffres, et à partir de cet exemple de l’excision, on voit clairement ce qui différencie le modèle anglo-saxon vanté par Monsieur Madaule et le modèle français qui se situe, j’imagine dans le même  « espace-temps ».

       Je dis clairement non à cette nouvelle mode du communautarisme, laquelle confine à la sottise, avec le lourd parfum des « fausses sciences » chères à Pascal !

      Jean Pierre Renaud

« Comment peut-on être Français » dans la nouvelle « multinationale » France ?

« Comment peut-on être Français » dans la nouvelle  « multinationale » France ?

Nationalité, Bi-nationalité, Déchéance de la Nationalité Française : la France des faux-culs !

Etat d’urgence, djihad, libertés, sécurité, disputes constitutionnelles, juridiques,  politiques, toutes incompréhensibles pour le commun des mortels…

        Comment est-il possible de demander au Parlement de la République française de résoudre un problème, de lui apporter une solution, sans lui communiquer les données de ce problème, c’est-à-dire les statistiques officielles de la bi-nationalité dans notre pays ?

         Oui, mais ces chiffres sont tabous, et relèvent quasiment du  « secret défense » !

        M. Patrick Simon, socio-démographe à l’INED vient de déclarer dans le journal Le Monde :

        « Mais il n’existe ni fichier ni recensement des Français à double nationalité ».

           Au cours des dernières années, et sauf erreur, M. Goasguen a présidé une commission parlementaire sur le sujet, mais son rapport est resté top secret.

          Je persiste à penser que sur ces sujets d’intérêt national les gouvernements et leurs majorités, qu’ils soient de droite ou de gauche, prennent les Français pour des cons.

         La nouvelle « multinationale » France ne mériterait-elle pas encore plus d’attention, quant à la composition  de son capital, à son fonctionnement,  et à son contrôle, que les grandes multinationales capitalistiques du monde qui font la pluie et le beau temps dans le monde d’aujourd’hui ?

Jean Pierre Renaud

Le Postcolonial ex ante ?, Georges Balandier, notes de lecture 3

Le Postcolonial ex ante ? 

« Le Tiers Monde »

« Sous-développement et développement »

Georges Balandier

Cahier 27 (INED 1956)

Notes de lecture 3

Le texte ci-dessous n’ a d’autre ambition que de proposer une lecture résumée, et toujours d’actualité, de la dernière partie des analyses de la Revue « Tiers Monde », avec citations des auteurs.

Notes de lecture 1 sur le blog du 11 février et 2 sur le blog du 25 février

« Troisième partie »

« Recherche d’une solution »

Après avoir « reconnu » le problème (première partie),  et l’avoir « analysé » (deuxième partie), l’équipe Balandier s’est lancée dans la « recherche d’une solution », et c’est dans ce processus que Balandier marquait l’importance du contexte socio-culturel et du coût social du progrès.

Le contexte socio-culturel et le coût social du progrès

(page 289 à 305)

En préambule, le sociologue posait la question de savoir si le développement à l’occidentale pouvait être considéré, en tant que tel, comme un modèle à imiter, et si certains pays, certains, musulmans, n’avaient pas raison de refuser les transformations, de peur de perdre  « leur âme », ou d’adhérer à des modèles de transformation qui ne s’accordaient pas avec la hiérarchie de valeurs qui n’était pas celle des européens.

Bonnes questions, mais l’auteur  relevait que les sociétés « attardées » n’avaient guère le choix, même si elles manifestaient un certain nombre de résistances légitimes  au changement qui leur était imposé, les « forces culturelles de résistance au progrès ».

Les conditions culturelles du progrès

« On ne peut contester le caractère contagieux de la civilisation technique, le prix que les nations nouvelles attachent à cette dernière en tant qu’instrument de leur indépendance. Toute la question est de savoir sous quelle forme il reste possible de faire accepter les éléments de cette civilisation par le grand nombre des individus de type traditionnaliste, qui sont les moins préparés à les recevoir. C’est un problème de « traduction », d’adaptation au langage particulier à la culture réceptrice. » (page 293)

« En face des économistes qui ont tendance à envisager le fait du sous-développement sous l’aspect primordial (mais non exclusif) de la capacité à investir, en face des anthropologies qui accentuent l’inertie des cultures traditionnelles, les obstacles que ces dernières dressent aux projets de modernisation technique et économique, il est nécessaire de tenir une position moyenne qui corrige les uns par les autres les différents points de vue. »

L’économiste Frankel notait  que la conversion des sociétés traditionnelles impliquait « nécessairement la lente croissance de nouvelles aptitudes, de nouvelles manières de faire, de vivre et de penser »

Les conditions sociales du progrès

Première victime du progrès, le paysan :

« Dans des sociétés où les activités agricoles restent prédominantes, alors que le processus d’industrialisation n’est apparu qu’à une époque récente, les problèmes sociaux posés par la modernisation concernent d’abord le milieu paysan. C’est le villageois qui est, en même temps, que le plus enserré dans le tissu des traditions, la première victime des insuffisances techniques et des relations inégales caractérisant l’ordre ancien. » (page 294)

D’où l’importance de la question agraire comme on l’a vu dans la Chine communiste, et les conséquences migratoires vers les villes du processus de transformation technique, avec la formation d’économies et de sociétés de type dualiste : société préindustrielle et société industrialisée, société précapitaliste et société capitaliste, société fermée et société ouverte.

« C’est montrer que le passage de l’individu, de l’un à l’autre de ces milieux, ne pourra s’effectuer sans heurts. »

Avec des conséquences dans les rythmes du travail, son organisation individuelle ou collective, ses motivations, donc un « coût social »

Le coût social du progrès.

« Il est fréquent d’affirmer qu’une industrialisation accélérée, et un développement économique rapide des sociétés « attardées », ne paraissent possibles que si une génération d’hommes au moins se sacrifie pour les suivantes. Mais ce n’est pas sous cette forme de comptabilité brutale que l’on peut seulement envisager l’expression : coût social du progrès ».

« Le progrès économique impose toute une série de bouleversements en chaîne qui affectent la structure matérielle des sociétés traditionnelles, comme leurs éléments immatériels… Ils créent des mécontentements et des tensions. Ils expliquent le besoin qu’ont les jeunes gouvernements de trouver des responsables étrangers sur lesquels puisse se transférer le ressentiment. Ils finissent toujours par exiger, à des degrés divers, le recours à la contrainte. »

« Mais c’est au regard du sociologue que les phénomènes « pathologiques » sont les plus apparents. La ville nouvelle présente souvent une structure démographique aberrante… d’un autre côté, la ville nouvelle apparaît comme une société improvisée, affectée par de continuelles transformations… la ville provoque une transformation dans les rapports familiaux traditionnellement prescrits…Il faut enfin rappeler, bien que son étude ne puisse être abordée ici, le problème que pose un prolétariat mal stabilisé, mal équipé techniquement, mal rétribué et souvent démuni des moyens efficaces qui lui permettraient dd défendre ses droits ; son instabilité même contrarie et son organisation et le développement de sa conscience de classe.

Il semblait raisonnable de penser que l’exemple laissé par l’Europe, assurant le démarrage de son industrialisation, permettrait d’éviter le renouvellement d’erreurs particulièrement « coûteuses ». Ce n’est pas la cas. Les leçons de l’histoire n’ont guère d’efficacité. » (page 303)

« Brèves remarques pour conclure »

(page 369 à 381)

Sous-développement et coexistence compétitive

« On ne peut plus douter que l’avenir prochain des pays sous-développés ne détermine aussi notre propre avenir. Leur inquiétude est devenue notre inquiétude ; dans la mesure même où elle conditionne une révolte qui se dirige contre les nations privilégiées. » (page 369)

Et Balandier de citer l’écrivain R.Wrigt qui, à propos de la conférence de Bandoeng (1955), évoquait l’incertitude de l’Indonésien éclairé : « Comment… obtenir la coopération de l’Occident et en même temps se défendre contre la volonté de domination des Occidentaux. »

L’actualité la plus récente révèle plus une compétition qu’une entente internationale à propos des pays sous-développés. »

Nous étions à l’époque de la guerre froide, mais est-ce que les choses ont véritablement changé ?

« Il n’y a donc pas d’équivoque. Nous avons à opter pour une politique de compétition mortelle entre grandes puissances ou pour une politique de paix favorable à la résolution du seul grand problème du XX°siècle: celui de la faim et de la misère, condition de la majorité des peuples du monde. » (page 370)

Et Balandier de citer la thèse de l’historien Abdoulaye Ly qui critiquait avec une égale violence « l’impérialisme (impérialisme du capitalisme financier et monopoliste) et « l’expansionnisme soviétique » (expansionnisme du monopole étatique et de l’Etat-Parti), cet auteur donnant la préférence à « l’action révolutionnaire des paysanneries sous-développées »

Première conclusion de Balandier : il est difficile de tirer quelques conclusions d’ordre général, alors qu’

« il semble par contre aisé de s’entendre quant à la liste des obstacles qui s’opposent au progrès des sociétés économiquement faibles. Le premier d’entre eux est d’ordre démographique. L’expansion des populations, si elle se poursuit avec son dynamisme actuel, annihilera pendant longtemps les plus sévères efforts d’investissement. Il est plus aisé de multiplier le nombre d’hommes (le coût des techniques sanitaires modernes étant relativement bas) que le volume des biens mis à leur disposition. Ceci est d’autant plus vrai que les pays en cause sont souvent les héritiers d’un passé culturel qui, selon l’expression de Engels, accordait plus d’attention à la « reproduction des êtres humains » qu’à la « production des moyens d’existence ». L.Henry a montré ici (page 149), après F.Lorimer, toutes les incidences du contexte culturel particulier aux sociétés traditionnelles sur la fécondité humaine. » (page 372)

Deuxième obstacle, l’épargne, c’est-à-dire l’investissement

Les évaluations sont difficiles, mais les pays pauvres auront beaucoup de mal à mobiliser le niveau d’épargne nécessaire à leur développement. Ils seront donc dans l’obligation de faire appel à un apport de capitaux étrangers, publics ou privés, avec les conséquences que cela comportera inévitablement en termes de relations extérieures, mais également avec le risque de création d’une structure économique de type dualiste, comme cela a été souvent le cas,  avant leur indépendance, ou celui d’une désarticulation de leur tissu socio-économique.

Donc une succession de choix difficiles !

« Le problème du choix a été fréquemment posé sous la forme du dilemme : industrialisation immédiate ou industrialisation différée ? La tendance la plus générale est d’opter pour la seconde solution…

Pour les sociétés de structure socialiste, la question ne mérite pas un instant de réflexion : l’industrialisation et la socialisation vont de pair, se portant l’une l’autre ; la création d’un prolétariat est nécessaire, dans la mesure où ce dernier reste par excellence le moteur du progrès…

P.Gourou, dans son ouvrage consacré aux Pays tropicaux, présente un opinion nuancée, qui a pu cependant être jugée comme la justification scientifique de comportements conservateurs… Il accorde la priorité aux programmes de modernisation agricole et d’action sociale. » (page 376)

Idéologies et réaménagement des structures.

Balandier faisait remarquer qu’il convenait de distinguer la croissance actuelle des pays « attardés » de celle connue par les sociétés occidentales du siècle passé :

«  D’autres considérations renforcent encore cette remarque et conduisent à distinguer la croissance actuelle des pays « attardés » de celle connue par les sociétés occidentales au cours du siècle passé. Elles sont en premier lieu d’ordre culturel… Elles tiennent aussi à la structure des sociétés traditionnelles… Alors que la transformation fut continue, et relativement étalée dans le temps, en Occident, la croissance des sociétés sous-développées doit s’effectuer aujourd’hui d’une manière soudaine et à un rythme accéléré. Sinon, l’écart entre nations riches et nations pauvres ne fera que s’accroître et les secondes continueront à subir les effets préjudiciables de cette différence de potentiel économique. » (pages 377et 378)

Et pour obtenir ce résultat, les nations pauvres seront conduites  à mettre en œuvre des « techniques de choc », pour mobiliser les énergies :

« Pour créer le dynamisme indispensable à la réalisation de leurs programmes, pour faire tolérer le prix d’une mutation qui exige de véritables « techniques de choc » et impose un bouleversement des comportements, les gouvernements des pays attardés doivent susciter un « New Deal des émotions » (A.Gerschenkron). Ils ont, d’une manière ou d’une autre, à réaliser une véritable mobilisation idéologique. Le prétexte commun reste la lutte contre le colonialisme et le racisme : ce fut le leitmotiv des représentants réunis à Bandoeng… En Inde, l’émulation entre l’Union et la Chine nouvelle et la formule du « neutralisme dynamique » riche de succès internationaux  jusqu’à maintenant, ont permis d’animer les masses, d’apaiser les conflits de classes et de castes, de différer des réformes de structure qui paraissaient urgentes. » (Page378)

Et Balandier de conclure sur la vision de F.Perroux :

«  C’est en constatant l’ensemble de ces phénomènes que F.Perroux a été conduit à définir les conditions d’un « dépassement » du capitalisme. L’Occident doit rechercher des méthodes nouvelles, s’il veut intervenir à bon escient dans le champ des pays « attardés ». Une économie de service, et non de gain, paraît de plus en plus nécessaire et le choix des investissements ne doit guère s’inspirer des habituelles normes de rentabilité. M.Perroux vient de reprendre une thèse qui lui est chère ; il affirme sans équivoque :

« Une espèce humaine respectueuse d’elle-même se prononce en faveur du principe que les vies humaines, et les conditions fondamentales d’une vie humaine pour tous, doivent être protégées par priorité. Pour ce faire, il faut accepter des formes d’activité économique sans rendement, c’est-à-dire des formes bien spécifiées de l’économie gratuite ou de l’économie du don pendant une suite de périodes. » (page 379)

Rêverie utopique d’un économiste distingué ou pronostic confirmé par la suite des événements qui se sont succédé depuis près de cinquante années, aux historiens économiques de nous le dire !

Quelques conclusions de lecture :

 « Le colonialisme en question » de Fréderick Cooper

 ou « Le colonialisme en action » de Georges Balandier ?

un Diagnostic et une thérapeutique de développement

Il est possible de se poser une première question, celle de savoir si les travaux de cette équipe sont devenus obsolètes, en comparaison des multiples travaux dont M.Cooper a fait état dans son livre, et ma première réponse serait non.

L’équipe Balandier a inscrit ses réflexions et ses propositions dans la longue durée historique dont le concept clé est la « domination », à la fois multiséculaire, planétaire, et multiforme.

Leur travail avait le mérite de proposer un diagnostic, quasi-médical, et une « thérapeutique » également, quasi-médicale, en dehors de tout  a priori intellectuel, raciste, ou idéologique, sauf si, en ce qui concerne cette dernière caractéristique, on considère que certains facteurs de modernité, tels que l’hygiène ou l’alphabétisation sont, par exemple,  les enfants des « jumeaux malfaisants des Lumières ».

  Sur le fond des analyses historiques, le cadre intellectuel tracé et proposé par l’équipe Balandier paraît donc avoir conservé toute son actualité.

Et pourquoi ne pas donner la parole à M.Balandier lui-même, en citant quelques-unes de ses réflexions dans sa préface au livre « La situation postcoloniale» (2007).

« Pour moi, le postcolonial commence en 1955, à Bandung… Puis il y a eu la « Tricontinentale » dont on ne parle plus,…Viennent ensuite le discours de la libération, le discours tiers-mondiste, auquel j’ai contribué, bien plus qu’en le nommant… Tout cela fait une généalogie que l’on ne peut pas ignorer. Cette généalogie n’est pas la propriété d’une nation particulière ou d’un groupe. Elle est un savoir commun dont il convient de tirer des leçons actuelles dans une nécessaire relation à une histoire immédiate, encore obscure, injuste et grandement dangereuse…

Le lien à l’histoire me semble décisif et je ne suis pas sûr que les tenants des postcolonial studies l’aient à l’esprit, pour prendre une distanciation par rapport à l’actuel, faire apparaître ses conditions de formation, sa complexité et ses ambigüités….

Je me souviens d’avoir affirmé – cela choquait ou laissait incrédule au début – que l’anthropologie politique, en identifiant les réalisations du politique dans l’histoire africaine, constatait une créativité qui était peut-être plus importante que celle de l’Occident, j’entends l’Occident dans les siècles passés. Tant de formes politiques, tant de modes d’organisation, tant de modes d’aménagement et de la pacification du vivre-ensemble, tout cela avait été éprouvé…

Une dernière observation : on parle beaucoup d’hybridation, d’imbrication, de métissage ; je tiens donc à rappeler que la fait métis est une donnée générale des sociétés et des cultures. Il n’y a pas de produit « pur » en ce domaine, et les produits supposés « purs » sont ceux que créent par des artifices funestes et la violence, les régimes totalitaires… Nous devons considérer un tout autre phénomène : nous sommes passés avec l’accélération des techniques, des sciences et des applications de la science, dans un temps où le techno-métissage est en train de gagner toutes choses, toutes et tous…

Partout se constituent ces espèces de « nouveaux Nouveaux Mondes » qui s’imposent à nous, qui s’étendent, indépendants des territoires géographiques, annonciateurs d’un nouvel âge de l’histoire humaine.

Le postcolonial désigne une situation qui est celle, de fait, de tous les contemporains. Nous sommes tous, en des formes différentes, en situation postcoloniale. » (page 24)

Jean Pierre Renaud

Les caractères gras sont de ma responsabilité

Le Postcolonial ex ante ? Le Tiers Monde de l’équipe Balandier – INED 1956

 Le Post-colonial ex ante?

Le Tiers Monde

Avant-propos

De nos jours, certains chercheurs, des deux rives de la Méditerranée ou de l’Atlantique, feignent d’ignorer les leçons historiques du passé, et donnent la préférence à un passé composé, trop souvent « recomposé », jonglant à travers les époques, les concepts, les histoires d’en haut, d’en bas, ou d’à côté.

On ne peut qu’être méfiant, très méfiant, à l’écart du tout médiatique, et des goûts du jour, aujourd’hui plutôt humanitaristes, avant qu’une nouvelle mode historique ne vienne les chambouler.

Le texte qui suit, est consacré à l’analyse du contenu d’une revue intitulée « Le Tiers Monde », publiée en 1956, portant sur la problématique et la thérapeutique tout à fait bien posée du développement de pays qualifiés au choix, et selon les dates, de sous-développés, d’attardés, aujourd’hui d’émergents.

Le lecteur constatera que les analyses de l’équipe Balandier allaient bien au-delà de celles dont fait état, notamment, Fredrick Cooper.

Le blog publiera trois contributions successives sur ce sujet, dont la première ci-dessous.

Le « Tiers Monde »

Sous-développement et développement

Ouvrage réalisé sous la direction de Georges Balandier

Préface d’Alfred Sauvy

INED – Cahier 27 – 1956

Notes de lecture

Notes 1

            Le blog a publié une série de notes de lecture consacrées à deux livres, “L’orientalisme” d’Edward Said, (sur le blog du 20 octobre 2010) et « Le colonialisme en question » de Frederick Cooper, ouvrages souvent mis en avant pour démontrer toute la vitalité du « postcolonial ».

Comme nous l’avons vu, ce dernier livre cite les travaux de Georges Balandier, en faisant référence à son concept de « situation coloniale ».

Nous avons proposé une lecture historique et stratégique de ce concept, mais l’analyse des thèses de Frederick Cooper, souvent très abstraite, nous a incité à revenir à certains fondamentaux de la connaissance « coloniale » qui existaient déjà dans les années 1950, dans les travaux de l’INED et de Balandier, et notamment dans le Cahier N°27.

La publication de cette revue venait au terme de la période coloniale française, d’un « colonialisme » en déclin, « le jumeau malfaisant des Lumières » d’après Cooper, et il parait donc intéressant d’examiner les réflexions, analyses, et propositions de l’équipe de chercheurs qu’animait Georges Balandier, dans ce contexte encore « colonialiste »..

La revue comprenait 380 pages, avec une préface Sauvy, une introduction Balandier (13 à 21), une première partie consacrée à la « Reconnaissance du problème » (de 23 à 135), une deuxième partie intitulée « Analyse du problème » (135 à 225) , et une troisième partie intitulée » Recherche d’une solution » (225 à 369).

Certaines de ses contributions avaient un contenu très technique, lié à l’évolution de la démographie et de l’investissement, mais nous nous intéresserons d’abord aux trois textes proposés par Balandier, le premier « La mise en rapport des sociétés « différentes » et le problème du sous-développement » (119 à 135), le deuxième « Le contexte socio-culturel et le coût social du progrès » (289 à 305), et le troisième « Brèves remarques pour conclure » ( 369 à 381).

La préface Sauvy – En démographe compétent et convaincu, Sauvy soulignait les problèmes que soulevaient les grandes divergences d’évolution entre la démographie favorisée par le progrès des soins et de la médecine, et le développement économique.

Il se posait une des bonnes questions de base :

« Devant ces risques (destructions, dislocations social, le coût social décrit par Balandier), certains se demandent s’il y a vraiment lieu de rechercher, à toute force, ce développement meurtrier et s’il ne vaudrait pas mieux les choses évoluer, sans rien précipiter. « Des différences de civilisation n’ont-elles pas existé, depuis des milliers d’année, disent-ils ? Or, les dommages n’ont guère résulté que des interventions qui s’exerçaient sur elles. Laissons donc chacun suivre son chemin. » (page 10)

L’introduction Balandier – Balandier soulignait que le Cahier 27 était le fruit d’un travail de recherche interdisciplinaire sur le sous-développement, d’« une œuvre collective », d’«une approche totale ».

Balandier notait que ce type de recherche était difficile, pour au moins deux raisons, le manque de statistiques fiables disponibles et la notion même du sous-développement, qu’on ne pouvait aborder uniquement sous l’angle économique.

Il recommandait de rester sur ses gardes quant à « deux sortes de sollicitations ».

« On envisage les pays économiquement « attardés » plus en fonction des caractéristiques internes que des types de rapports qu’ils entretiennent avec l’extérieur. C’est méconnaître ce sur quoi leurs peuples révoltés insistent le plus : les « effets de domination » subis, le sentiment d’une dépendance économique qui peut rendre illusoire la liberté politique retrouvée….

La seconde tentation est celle qui consiste à envisager toutes les questions en fonction de notre expérience, de notre passé, de nos préférences. Elle implique un jugement de valeur, qui nous est évidemment favorable, et relève de cette tradition d’ethnocentrisme des Occidentaux que les anthropologues (R.Linton) se sont attachés à dénoncer. » (page 16)

« Nous avons choisi d’analyser les problèmes majeurs qui s’imposent à toute réflexion envisageant l’avenir des pays économiquement « attardés ». Les résultats obtenus sont applicables, de manière concrète, à chacun de ces derniers. » (page 17)

Dans la première partie « Reconnaissance du problème », Jacques Mallet brossait « L’arrière-plan historique » du problème examiné.

Il notait dès le départ :

« Mais le phénomène lui-même, la solidarité de fait entre « civilisation » et « barbarie » (pour employer des termes sommaires, mais commodes) a constamment existé. Une esquisse, même rapide, d’histoire économique et sociale, abordée dans cette perspective, peut nous en convaincre : directement ou non, les pays-sous-développés ont joué un rôle dans l’économie mondiale de leur époque ; l’équilibre du monde, à tout moment de l’Histoire, ne peut être compris si l’on néglige leurs rapports avec les régions plus évoluées. Seule la forme de ces rapports a varié, selon le degré d’évolution des deux facteurs et les conditions générales de l’époque considérée. » (page 23)

« Le système colonial »

« Le système colonial, aujourd’hui stigmatisé sous le nom du « colonialisme » a étendu son emprise pendant plus d’un siècle sur un bon tiers du globe. Il s’est assujetti près de 700 millions d’hommes sur une population mondiale de 2 milliards d’habitants). Il n’est donc pas sans intérêt d’en rappeler les caractéristiques et d’en décrire les formes les plus répandues…

La domination de la métropole se manifeste à la fois sur le plan politique et économique…Il convient aussitôt d’ajouter que la colonisation offre des visages très divers, selon les territoires et leur degré d’évolution, selon les tempéraments, les traditions des colonisateurs… Cartésien, légiste et démocrate, le Français est imbu, non de supériorité raciale, mais d’universalisme culturel. La pente naturelle de son esprit l’incline vers une assimilation de l’indigène, sous l’égide d’une administration directe…(page 36) »

L’historien décrivait l’évolution de l’opinion du « public cultivé », les questions qu’il se pose quant à la valeur de sa propre civilisation :

« Les historiens de la colonisation font connaître au public cultivé tout ce qu’il ignorait ou ne voulait pas savoir : les abus de tous ordres qui l’ont accompagnée. Et si les Britanniques restent à peu près imperméables à de telles considérations, si la majorité des Français conservent sur ce point « bonne conscience », une sorte de « complexe de culpabilité » apparaît chez beaucoup d’intellectuels, socialistes ou chrétiens. De la colonisation, ils ne voient plus que la face d’ombre. Le voyage au Congo d’André Gide reflète assez bien cet état d’esprit, nourri des principes mêmes sur lesquels avait prétendu se fonder l’entreprise coloniale. » (page 41)

« Ainsi les Empires demeurent-ils assez solides pour traverser sans trop de mal – en s’entourant de barrières douanières- la grande crise de 1929. Les marchés coloniaux permettent d’atténuer ses effets sur l’économie britannique et française. A la vielle de la guerre, l’esprit « colonial » semble avoir retrouvé toute sa vigueur. C’est alors que le mot Empire se répand dans l’opinion française. Les colonies se serrent autour de leur métropole. On eût dit que rien ne s’était passé depuis 1913.

Les méthodes nouvelles. Mais ce n’était là qu’illusion : les Empires débordés, de toutes parts, sont investis, battus en brèche. (page 43)

«  Une première conclusion s’impose d’ores et déjà : c’est l’universalité du fait colonial et de sa permanence. Celui-ci n’est pas lié à une époque, pas davantage à un système économique. (Lénine l’avait reconnu).

« En fait, remarque M.G.Le Brun Keris, le problème colonial dépasse largement la situation du même nom, il se pose partout où s’affrontent des populations d’âge économique et culturel différent… Si bien que la forme de leur rencontre –colonisation avouée, colonisation occulte, ou même apparente égalité, a moins d’importance que cette rencontre elle-même. Celle-ci partout où elle se produit crée la situation coloniale, fût-ce au détriment de peuples prétendus indépendants. » La crise actuelle de la colonisation n’annonce donc en rien la disparition des « effets de domination » décrits par F.Perroux. Car « la vraie question coloniale », note encore G. Le Brun Kéris, c’est un monde occidental dont le niveau de vie jusque dans ses classes les plus déshéritées est cinq fois supérieur à celui des autres continents. C’est surtout que les peuples défavorisés ont conscience de ce dénivellement. Fait capital : il domine la période contemporaine. » (page 45)

« Il est singulièrement grave de constater que les rapports entre la race blanche et les peuples de couleur recouvrent pratiquement les relations entre pays modernes et pays arriérés. » (page 46)

L’historien citait les propos de M.Bennabi dans son livre « Vocation de l’Islam » : « on ne colonise que ce qui est colonisable : Rome a conquis la Grèce, mais ne l’a pas colonisée, l’Angleterre a conquis l’Irlande, mais ne l’a  pas colonisée. » Page 48)

Commentaire :

–       L’ensemble des citations ci-dessus montre donc que les chercheurs des années 1950 avaient une vision historique du passé colonial qui n’a pas vraiment changé depuis, parce qu’elle était très lucide.

–       En « banalisant » le colonial historique, en le « réduisant » à ses effets séculaires de domination, l’analyse historique mettait le doigt sur le point sensible, celui des relations existant entre peuples différents, à des âges différents, les uns dominants, les autres « subordonnés » : elle s’interrogeait donc à la fois sur le diagnostic qu’il était possible de faire dans les années 1950 sur ces relations entre pays qualifiés de « modernes » et pays qualifiés d’« arriérés », sur la nature du sous-développement et des solutions proposées pour le réduire, pour autant que l’on choisisse la voie du « progrès ».

« La grande tâche du XX° siècle, disait F.Perroux, sera celle de la combinaison pacifique et féconde des inégalités entre groupes humains. » (page 55)

Commentaire :

 L’histoire récente montre que les choses ont bien avancé depuis, en Asie et en Amérique du Sud, mais pas beaucoup en Afrique.

Dans cette première partie, figuraient également un article intitulé « L’approche actuelle du problème du sous-développement » par F.T., un autre signé H.Deschamps, intitulé « Liquidation du colonialisme et nouvelle politique des puissances », et enfin un dernier article dont le titre était « La valeur de la différenciation raciale » de J.Sutter.

Cette dernière contribution mettait naturellement un point final à la fameuse querelle pseudo-scientifique de la supériorité de telle ou telle race qui avait animé depuis trop longtemps déjà,  le monde intellectuel et politique.

A lire ces analyses et à en comparer le contenu avec celui du livre « Le colonialisme en question » de Fréderick Cooper, il est donc possible, et encore plus, de se poser une fois de plus la question de la valeur ajoutée de ce livre.

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Jean Pierre Renaud