« Culture et impérialisme » Edward W. Said Lecture du chapitre 3 « Résistance et opposition »

«  Culture et impérialisme »

d’Edward W. Said

ou

Comment peut-on être un impérialiste ?

(chapitres 1 et 2 sur le blog des 7 et 19 octobre 2011)

Chapitre 3 (p,275 à 391)

« Résistance et opposition »

I – Lecture

I – Il y deux côtés

            L’auteur va tenter de définir et de récapituler les résistances et oppositions qui ont nourri le combat des « indigènes » contre l’impérialisme, et permis la décolonisation.

Il introduit curieusement son propos en citant « L’immoraliste » de Gide.

La vision de l’Afrique du Nord française par l’un de ses héros, Michel, est décrite ainsi :

«  Les Africains, et en particulier ces Arabes, sont là, sans plus. Ils n’ont pas d’art (ni d’histoire) capable de s’accumuler et de se sédimenter en œuvres.  S’il n’y avait pas l’observateur européen pour attester qu’il existe, il ne compterait pas. Se trouver parmi ces gens-là est agréable, mais il faut en accepter les risques (la vermine par exemple). » (p, 279)

Un autre constat plus révélateur :

« Les Occidentaux viennent seulement de se rendre compte que ce qu’ils ont à dire sur l’histoire et les cultures des peuples « subordonnés » peut être contesté par ces peuples eux-mêmes – peuples qui, il y a quelques années, étaient tout bonnement intégrés (culture, territoire, histoire et tout) dans les grands empires occidentaux et les discours de leurs disciplines. (Je n’entends pas pour autant dénigrer les travaux de nombreux chercheurs, historiens, artistes, philosophes, musiciens et missionnaires occidentaux dont les efforts conjoints et individuels pour faire connaître le monde extérieur à l’Europe ont eu un succès stupéfiant.) » (p,282)

L’auteur engage alors une réflexion rapide sur la chronologie des mouvements de résistance à l’impérialisme, et sur les rapports qu’ont pu entretenir les adversaires de l’impérialisme dans les métropoles et dans les colonies.

Le livre évoque ensuite le cas de la France :

« La France n’a pas eu de Kipling pour célébrer l’empire tout en annonçant sa mort imminente et cataclysmique, et pas de Forster non plus. Culturellement, elle était animée de ce que Raoul Girardet appelle un double mouvement d’orgueil et d’inquiétude – orgueil de l’œuvre accomplie dans les colonies, inquiétude pour leur avenir. Mais comme en Angleterre, le nationalisme asiatique et africain a rencontré en France une indifférence quasi-totale, sauf quand le Parti communiste, conformément à la ligne de la III° Internationale, a soutenu la révolution anticoloniale et la résistance à l’empire. Girardet remarque que, dans les années qui ont suivi L’Immoraliste, deux livres importants de Gide, Voyage au Congo (1927) et Retour au Tchad (1928), ont exprimé des doutes sur le colonialisme français en Afrique noire, mais ajoute-t-il avec lucidité, Gide ne remet nulle part en cause « le principe même de la colonisation ». » (p,297,298)

Aux yeux du même auteur, Malraux est à classer dans la même catégorie que Gide :

« Si j’attache tant d’importance à La Voie royale, c’est que cette œuvre d’un auteur européen à l’extraordinaire talent atteste de façon fort concluante l’inaptitude de la conscience humaniste occidentale à faire face au défi politique des territoires impériaux. » (p,299)

II – Thèmes de la culture de résistance

Une première citation éclairante de son propos :

« Ne minimisons pas la portée fracassante de cette idée initiale – des peuples prennent conscience d’être prisonniers sur leur propre territoire – car elle ne cesse de revenir dans la littérature du monde « impérialisé ». l’histoire de l’empire, ponctuée de soulèvements tout au long du XIX siècle, en Inde, en Afrique, allemande, française, belge et britannique, à Haïti, à Madagascar, en Afrique du Nord, en Birmanie, aux Philippines, en Egypte et ailleurs, perd toute cohérence si l’on ne voit pas ce sentiment d’être incarcéré, assiégé, cette ardente passion pour la communauté qui ancre la résistance anti-impériale dans un effort culturel. » (p,307)

« la nation captive »

III – Yeats et la décolonisation

L’auteur fait un sort tout particulier à Yeats, auteur d’origine irlandaise, et de noter que :

« Pour un Indien, un Irlandais, un Algérien, la terre était déjà dominée de longue date par une puissance étrangère qu’elle fut libérale, monarchique ou républicaine.

 Mais l’impérialisme européen moderne est une forme de domination intrinsèquement et radicalement différente de toutes celles qui l’ont précédée. » (p,315)

Plus que les processus économiques ou politiques à l’œuvre dans l’impérialisme :

« La thèse que j’avance dans ce livre, c’est que la culture a joué un rôle très important, et en fait indispensable «  (p,316)

« Cet eurocentrisme a inlassablement codifié et observé tout ce qui touchait au monde non européen ou périphérique, de façon si approfondie et détaillée qu’il n’a guère laissé de questions non abordées, de cultures non étudiées et de peuples non revendiqués. » (p,316)

Et en réaction :

« Ce moment de conscience réflexive  a permis au citoyen africain, caribéen, irlandais, latino-américain ou asiatique de décréter la fin de la prétention culturelle de l’Europe à guider et/ou à instruire le non-européen non-métropolitain. » (p,319)

« Pour l’indigène, l’histoire de l’asservissement colonial commence par la perte de l’espace local au profit de l’étranger. » (p,320)

« Et ce qui a été fait en Irlande l’a été aussi au Bengale ou pour les Français en Algérie » (p,322)

Et dans ce débat d’idées, l’auteur cite les œuvres de Césaire ou de Fanon, et même de Neruda, les trois côte à côte.

« Il est ahurissant que la lutte de libération irlandaise ait duré bien plus longtemps que les autres, mais soit si souvent jugée comme un problème étranger à l’impérialisme ou au nationalisme. On la voit plutôt comme une aberration dans l’univers des dominions britanniques. Il est pourtant clair qu’il s’agit d’autre chose.  Depuis le pamphlet de Spenser sur l’Irlande en 1596,  toute une tradition de pensée britannique et européenne a considéré les Irlandais comme une race à part,  inférieure, très généralement perçue comme barbare et irrécupérable, souvent comme criminelle et primitive. » (p,333)

IV –  Le voyage de pénétration et l’émergence de l’opposition

            « Il y a seulement trente ans (le livre a été publié en 2000), peu d’universités européennes ou américaines faisaient place  dans leurs programmes à la littérature africaine. «  (p,337)

« Néanmoins, beaucoup d’éléments constitutifs des grandes formations culturelles d’occident, dont le contenu du présent ouvrage « périphérique », ont été historiquement cachés dans et par le point de vue unifiant de l’impérialisme. On sait pourquoi Maupassant aimait déjeuner tous les jours à la Tour Eiffel : c’était le seul lieu de Paris où l’on n’était pas obligé de voir son imposante structure. Même aujourd’hui, puisque la plupart des analyses de l’histoire culturelle européenne mentionnent à peine l’empire, et que les grands romanciers en particulier sont étudiés comme s’ils n’avaient pas le moindre lien avec lui, le chercheur et le critique ont pris l’habitude d’accepter sans les remarquer, sous le couvert de l’autorité, leurs attitudes et références impériales. » (p,337)

Et en ce  qui concerne les anticolonialistes :

« Un cadre général impérialiste et eurocentrique était implicitement admis. » (p,339)

« Autrement dit  – et c’est la première idée que je relève –  une condamnation globale de l’impérialisme n’est apparue qu’après que les soulèvements indigènes sont allés trop loin pour être ignorés ou vaincus. » (p,340)

Le livre évoque alors le rôle des Etats Unis, et le cas de la guerre d’Algérie :

« Premièrement, le travail intellectuel anti-impérialiste effectué par des auteurs venus des périphéries, qui ont immigré en métropole ou y sont en visite, est en général une extension à la métropole de vastes mouvements de masse. On en a vu une manifestation flagrante pendant la guerre d’Algérie quand le FLN a fait de la France la septième Wilaya, les six autres constituant l’Algérie proprement dite : il faisait ainsi passer de la périphérie au centre de la France la lutte de décolonisation. » (p,344)

Le livre entend alors illustrer son propos, sa thèse, par la citation de quatre textes d’auteurs de la périphérie qui s’opposaient à l’impérialisme, C.L.R.James, George Antonius, Ranajit Guha, S.H.Alatas :

« Ils s’adressaient à lui de l’intérieur, et, sur le terrain culturel, contestaient et défiaient son autorité en lui opposant d’autres versions de lui-même, dramatisées, argumentées – et intimes. » (p,348)

            « L’effort inaugural des quatre auteurs que j’ai étudiés ici – leur voyage de pénétration –  a été fondamental pour tous ces chercheurs, et pour le front uni culturel qui désormais se construit entre la résistance anti-impérialiste des périphéries et  la culture d’opposition d’Europe et des Etats- Unis. » (p,366)

V – Collaboration, indépendance et libération

L’auteur aborde alors les suites très diverses de la décolonisation liées au nationalisme et au rôle des Etats.

Le livre cite une réflexion de l’historien Liauzu sur l’évolution de l’anti-impérialisme :

«  Claude Laiuzu avance que, en 1975, le bloc anti-impérialiste, bien réel jusque- là, n’existait plus. La disparition d’une opposition intérieure à l’impérialisme est une thèse plausible pour l’opinion moyenne en France, et peut-être aussi pour l’Occident atlantique en général, mais elle n’aide guère à comprendre la persistance des lieux de conflit, tant dans les nouveaux Etats que dans des secteurs moins en vue des cultures métropolitaines. » (p,371)

Et M.Edward.W.Said de citer à nouveau le rôle important de Fanon dans l’histoire des idées de cette époque :

« Si j’ai tant cité Fanon, c’est parce qu’il exprime en termes plus tranchés et décisifs que tout autre un immense basculement culturel, du terrain de l’indépendance nationale au champ théorique de la libération. Basculement qui a essentiellement lieu là où l’impérialisme s’attarde en Afrique après que la plupart des Etats coloniaux ont obtenu l’indépendance. Disons en Algérie et en Guinée-Bissau. » (p,374)

Et d’après Fanon :

«  Le colon fait l’histoire et sait qu’il la fait » (p,377) et « A la théorie de « l’indigène mal absolu »  répond la théorie du « colon mal absolu ».(p,378)

Un Fanon qui met en cause les nationalismes bourgeois et prône une libération universaliste qui permet d’échapper à l’enfermement, un Fanon dont le discours s’associe à celui de Césaire pour lequel « aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force. » (p,389)

II – Questions

Elles sont nombreuses, mais toujours dans le regard parallèle d’une culture que l’auteur, professeur de littérature comparée, considérerait peut-être comme représentative d’une « structure d’attitudes et de références » impériales, naturellement.

La chronologie de l’analyse fait incontestablement problème, car il est évident que la relation entre culture et impérialisme, si elle a existé, n’a pas du tout été la même au cours des cinq périodes de l’impérialisme, en tout cas français, la conquête (1870-1914), la première guerre mondiale (1914-1918), la colonisation (1919-1939), la deuxième guerre mondiale (1939-1945), et la décolonisation qui s’est achevée dans les années 1960.

De même que la mise en concordance chronologique et culturelle d’auteurs comme Yeats, Fanon ou Césaire ! Et pour les quatre auteurs cités, les œuvres de référence datent des années, 1938, pour C.L.R James et George Antonius, 1963, pour Ranajit Guha, 1977, en ce qui concerne S.H.Alatas.

D’autant plus que des auteurs tels que Fanon ou Césaire n’ont connu un certain succès, que dans la période des convulsions qui ont précédé les indépendances des colonies africaines, sur un champ géographique et idéologique limité, essentiellement l’Algérie, et alors que ces deux auteurs d’origine antillaise, n’ont pas revendiqué, à ma connaissance, l’indépendance de leurs Îles, c’est-à-dire la libération de leurs « nations captives » !

La comparaison entre les parcours des deux amis que furent Senghor et  Césaire éclairerait peut être leurs prises de position respectives, et plus précisément les situations géographiques et politiques des uns et des autres.

Il ne semble pas que Fanon, et même Césaire, en tout cas dans sa revendication de la négritude, aient eu une réelle influence sur le mouvement de décolonisation, sauf une influence restreinte auprès d’un milieu restreint d’initiés, peut-être.

L’auteur accorde beaucoup d’importance au cas très ambigu de la « colonie » Irlande, et cet intérêt est à lui seul original, car  la culture européenne n’a sans doute pas assimilé le cas de l’Irlande à celui du Bengale ou de l’Algérie.

Cohérence historique et géographique des thèmes de réflexion traités ?

Il parait tout de même difficile de mettre sur le même plan historique des événements qui ont lieu à des périodes très différentes et sur des continents également très différents, pour ne pas évoquer le cas du continent Afrique lui-même dont l’analyse historique et culturelle ne peut pas se résumer au postulat « toutes choses étant égales par ailleurs ».

Aux  XIX° et XX° siècles, peu de comparaisons sont possibles entre l’Afrique de l’Ouest et l’Inde, de même qu’en Afrique elle-même, problèmes et résistances étaient assez différents entre l’Afrique de l’Ouest et celle de l’Est ou du Sud, notamment parce que le colon n’y faisait pas, vraiment, et partout, l’histoire, et qu’après la deuxième guerre mondiale, ce fut  la mise en place d’un nouveau système d’aide sociale, associé à de nouveaux droits qui a largement contribué à faire l’histoire.

Echec ou succès impérial ?

Un concept de résistance très ambigu ! Il y aurait en effet beaucoup à dire sur les résistances décrites par l’auteur, lesquelles ne peuvent se résumer facilement, car elles furent quelquefois inexistantes, épisodiques, ou longues et violentes.

Alors, il est vrai qu’en magnifiant certains mouvements de résistance, et il y en eu beaucoup, plus ou moins violents, les intellectuels des pays concernés imitent les collègues d’Europe, notamment français qui ont construit notre roman national, mais il y bien longtemps, à titre d’exemple, que des historiens sérieux ont revisité les romans de la Révolution Française ou de la Résistance pendant la deuxième guerre mondiale.

Impossible donc de généraliser et de proposer une thèse crédible, d’autant plus que les empires ont su trouver des appuis auprès des populations indigènes elles-mêmes ou de leurs chefs encore naturels !

A titre d’exemples :

Résistance de Samory contre les Français, en parallèle de celle des royaumes Bambaras qui n’acceptaient pas sa loi, résistance de Behanzin en parallèle aussi de celle de ses royaumes voisins qui n’acceptaient pas non plus sa loi ?

Comment ne pas évoquer également la discrétion des universitaires de l’Afrique de l’ouest  sur l’esclavage domestique?

 Dans le livre « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy », M.Ibrahim Thioub note à la page 206, sous le sous-titre «L’esclavage domestique et les traites exportatrices dans l’historiographie africaine » :

« L’examen de l’historiographie africaine sur ces questions met en évidence une asymétrie. La faiblesse relative du nombre d’études consacrées à l’esclavage domestique contraste fortement avec l’ancienneté du phénomène, sa généralisation à l’échelle du continent, son ampleur variable d’une époque à une autre, le rôle et les fonctions des esclaves dans tous les domaines d’activité, la diversité de leur statut social. »

Et le même auteur de noter plus loin (page 207) : «  Sur les 884 titres que compte  le « recensement des travaux universitaires soutenus dans l;es universités francophones d’Afrique noire, on ne trouve que six références portant sur l’esclavage domestique. » 

Edward W. Said fait grand cas des œuvres venant des périphéries et qui ont mis à mal les certitudes impériales des métropoles, mais cette interprétation soulève au moins deux questions :

La première relative à la date de ces œuvres, et alors que le mouvement de décolonisation était déjà largement engagé, par la force des choses : comment ne pas remarquer d’ailleurs qu’en ce qui concerne l’Afrique française, l’absence d’œuvres d’auteurs de la périphérie n’était pas uniquement due à la censure, ou à l’impérialisme ?

La deuxième, quant aux effets de ces œuvres sur l’opinion publique : ont-ils été mesurés ? Non !

Je serais tenté de dire que les livres de Fanon ont surtout intéressé, à l’époque de leur publication, c’est-à-dire après 1945, des cercles intellectuels limités, et ce, surtout,  pendant la guerre d’Algérie.

Pourquoi ne pas dire alors que les analyses intéressantes de l’auteur, à ce sujet, sont plus représentatives des relations qu’a pu entretenir la culture et l’impérialisme après la deuxième guerre mondiale qu’avant, mais incontestablement avec une coloration rétroactive ?

Et comme souvent dans l’histoire du monde, une lecture rétroactive, trop généralisatrice, et souvent optimiste, des « résistances indigènes » ?

Après 1945, tout a changé dans le monde impérial, avec le rôle très ambigu des Etats-Unis, prosélytes à l’étranger de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais attachés encore chez eux à la ségrégation, la fracture Est Ouest, la politique extérieure de l’URSS qui se présentait comme un modèle social et politique.

Les périphéries impériales devenant donc les enjeux d’une compétition Est Ouest, et avec la tentative des pays de la Conférence de Bandoeng d’y échapper ou d’en profiter.

En conclusion provisoire donc, une grande difficulté à entrer dans les raisonnements de l’auteur, plus séduisants que convaincants, notamment en raison du fait qu’ils échappent beaucoup trop à l’histoire et à la géographie.

Et s’il ne s’était agi, en l’espèce, que de l’écoulement du cours des choses impérial, taoïste ou technologique, d’un impérial que les rapports de force, les capacités technologiques des uns et des autres, aurait de toute façon démantelé, pour passer à d’autres formes, toujours impériales, notamment celles des Etats Unis ?

Les caractères gras sont de ma responsabilité

Jean Pierre Renaud

Culture et impérialisme d’Edward W.Said: chapitre 2 « Pensée unique », lecture critique

« Culture et impérialisme

d’Edward W.Said »

Ou « Comment peut-on être un impérialiste ? »

2

(chapitre 1 sur le blog du 7/10/11)

Chapitre 2 (p,11 à  273)

« Pensée unique »

I – Lecture

 Le deuxième chapitre, intitulé « Pensée unique », introduit le propos en constatant : « Si les allusions aux réalités de l’empire sont presque omniprésentes dans les cultures britannique et française du XIX° et du début du XX° siècle, elles ne sont nulle part plus fréquentes et plus régulières que dans le roman Anglais. » (p113)

Et l’auteur de relever à la fois « la centralité de la pensée impérialiste dans la culture occidentale moderne, et le fait que les grands noms de la critique littéraire ignorent purement et simplement l’impérialisme. (p,116)

L’auteur note que roman et impérialisme sont « impensables l’un sans l’autre », alors que « vers les années 1840, le roman anglais s’était imposé dans la société britannique ». Une sorte de « pensée officielle collective » diffuse et « L’idée d’une structure d’attitudes et de références lentement et régulièrement mise en place par le roman a, pour la critique littéraire, diverses conséquences pratiques. » (p,129)

La démonstration écrite de cette thèse nous est proposée à travers le contenu de Mansfield Park de Jane Austen : le lecteur nous pardonnera volontiers la longueur des citations, car nous nous trouvons, à cette occasion, au cœur de cette démonstration.

Le livre s’attache en effet à mettre en valeur le rôle de la romancière Jane Austen dans la diffusion de ce type de culture, notamment grâce à l’articulation des thèmes de ses romans avec le monde des Caraïbes. Un long commentaire lui est consacré. (p,137 à 148)

J’avouerai que je n’avais jamais lu Mansfield Park, et aucune des œuvres de Jane Austen. Je me suis donc astreint à la lecture de ce livre, dans la même édition que celle qui sert de référence au professeur pour ses citations.

Afin d’éclairer brièvement le lecteur, indiquons que l’intrigue se passe dans un manoir de la gentry anglaise rurale, au tout début du dix-neuvième siècle, avec une description très fine et très riche des caractères des cinq filles du propriétaire, sir Thomas Bertram, et d’une nièce, Fanny, dans un beau décor bourgeois, et dans un contexte permanent d’amitiés et de jalousies, familiales et mondaines, avec la très grande importance que ce petit monde bourgeois attachait aux relations mondaines, aux conversations, aux mariages, et aux rentes de terre anglaise convoitées.

On sait simplement que Sir Thomas possède une plantation à Antigua, qu’il y est en voyage, lorsque l’intrigue se développe longuement, jusqu’à son retour.

L’auteur écrit : «  Tout au long de Mansfield Park, le roman qui définit les valeurs sociales et morales autour desquelles s’ordonne l’œuvre de Jane Austen court un fil d’allusions aux domaines exotiques de sir Thomas Bertram. Ils lui donnent sa richesse, expliquent ses absences, déterminent son statut social en Grande-Bretagne et outre-mer, et rendent possible ses valeurs, auxquelles finissent par souscrire Fanny Price – et Jane Austen. » (p,113) 

Une nouvelle vie pour Fanny : « Ce qui soutient matériellement cette vie, c’est le domaine de Bertram à Antigua, qui a des difficultés. Jane Austen tient à nous montrer deux processus apparemment sans rapport mais en vérité convergents : l’importance croissante de Fanny pour l’économie des Bertram, Antigua comprise, et sa fermeté morale face à de multiples défis, menaces et surprises. » (p,143)

Et de retour de son île, sir Thomas Bertram intervient et remet de l’ordre dans la préparation d’une pièce de théâtre at home :

« Mais rien dans Mansfield Park ne nous contredirait si nous supposions que sir Thomas agit exactement de la même façon, à plus vaste échelle, dans ses plantations d’Antigua. »

Et de Jane Austen : «  Elle voit parfaitement que posséder et gouverner Mansfield Park, c’est posséder et gouverner un domaine impérial en relation étroite, pour ne pas dire inévitable avec lui. » (p,145)

Et plus loin : «  Jane Austen, je pense, voit que Fanny accomplit dans l’espace un déplacement domestique à petite échelle, qui correspond aux déplacements bien plus amples et ouvertement coloniaux de sir Thomas, son mentor, l’homme dont elle sera l’héritière. Les deux mouvements sont interdépendants. (p,147)

La seconde idée suggérée par Austen (indirectement, certes) est plus complexe, et pose un intéressant problème théorique. Sa conscience de l’empire est manifestement très différente, beaucoup plus allusive et occasionnelle que celle de Conrad ou Kipling. De son temps, les Britanniques étaient très actifs dans les Caraïbes… Jane Austen ne semble que vaguement informée des détails de leurs entreprises, mais l’importance des grandes plantations des Indes Occidentales était très largement connue en Angleterre. Antigua et le voyage qu’y fait sir Thomas ont une fonction bien précise dans Mansfield Park : ils sont, je l’ai dit à la fois très accessoires, évoqués seulement en passant, et absolument cruciaux pour l’action. Comment évaluer les rares références d’Austen à Antigua, et qu’en faire dans notre interprétation ?

Selon moi, par cette étrange association d’allusif et d’insistant. Jane Austen postule et assume (exactement comme Fanny) l’importance d’un empire pour la situation at home. J’irai plus loin. Puisqu’elle renvoie à Antigua et l’utilise comme elle le fait dans Mansfield Park, il doit y avoir de la part de ses lecteurs un effort correspondant pour comprendre concrètement les valences historiques de cette référenceNous devons essayer de savoir à quoi elle renvoyait, pourquoi elle donnait à l’île cette importance et pourquoi, au fond, elle avait fait ce choix, puisqu’elle aurait pu fonder sur tout autre chose la richesse de sir Thomas » (p,148)

Au risque de lasser le lecteur, il nous faut citer encore quelques-unes des analyses de l’auteur qui tendent à démontrer la pertinence de la thèse qui est la sienne :

« Revenons-y : les allusions fugitives à Antigua ; l’aisance avec laquelle les besoins de sir Thomas en Angleterre sont comblés par un séjour aux Caraïbes ; les mentions neutres et spontanées d’Antigua (ou de la Méditerranée, ou de l’Inde, où lady Bertram, dans un accès d’impatience irrépressible, veut que William se rende (aux Indes orientales) « pour que je puisse avoir mon châle. Je crois que je prendrai deux châles. Il signifie un « là-bas qui structure l’action vraiment importante ici, mais sans avoir grand poids lui-même. Or, ces signes du « dehors » portent, tout en la refoulant, une histoire riche et complexe, qui s’est depuis assuré un statut que les Bertram, les Price et Jane Austen elle-même ne voudraient pas, ne pourraient pas admettre. Appeler cela le « tiers monde » commence à traiter des réalités mais n’épuise nullement l’histoire politique et culturelle. » (p,153)

« Et, puisque Mansfield Park  lie  les réalités de la puissance britannique outre-mer à l’imbroglio privé de la famille Bertram, il n’existe aucun moyen de faire une lecture comme la mienne, aucun moyen de comprendre la « structure d’attitudes et de références » sans étude approfondie du roman. Sans le lire en entier nous ne parviendrons pas à comprendre la force de cette structure et la façon dont elle a été activée et maintenue dans la littérature ; en le lisant soigneusement, nous sentons à quel point les idées sur les races et les territoires dépendants étaient admises non seulement par les dirigeants du Foreign Office, bureaucrates coloniaux et stratèges militaires, mais aussi par d’intelligents lecteurs de romans qui s’intéressaient aux finesses de l’évaluation morale, de l’équilibre littéraire et de l’élégance stylistique. (p,156)

.Et l’auteur de souligner que le livre fait à peine mention de l’esclavage, lorsqu’à une seule occasion Fanny a posé des questions sur la traite, et qu’après il y a eu « un silence de mort ». (p,156)

Et pour conclure ces citations, nous retiendrons celle, tirée exceptionnellement du troisième chapitre « Résistance et opposition » :

«  Dans Mansfield Park, Jane Austen parle de l’Angleterre et d’Antigua et fait explicitement le lien entre les deux. Ce roman porte donc sur l’ordre en Grande Bretagne et l’esclavage outre-mer, et on peut, on doit le lire ainsi, avec Eric Williams et CLR James à proximité. De même Camus et Gide écrivent sur la même Algérie que Fanon et Kateb Yacine. (p,363)

Dans un autre registre qui nous est plus familier, l’auteur souligne par ailleurs la cohésion culturelle de l’empire et le rôle des discours de Carlyle et de Ruskin, lesquels célébraient la supériorité de la race blanche, anglaise d’abord.

L’auteur propose une longue citation d’un des chantres de l’impérialisme anglais, Ruskin :

«  Il est pour nous un destin possible aujourd’hui : le plus haut qu’une nation ait jamais eu le choix d’accepter ou de refuser. Nous sommes une race qui n’a pas encore dégénéré, une race où se mêle le meilleur sang nordique. Notre caractère ne s’est pas encore corrompu, nous savons commander fermement et obéir de bonne grâce. Nous    avons une religion de pure miséricorde, que nous devons à présent soit trahir, soit apprendre à défendre en l’appliquant. Et nous avons le riche héritage de l’honneur que nous ont légué mille ans de noble histoire… » (p,165)

La Grande Bretagne avait donc une mission quasi-divine

Dans la démonstration analytique et critique que l’auteur propose, l’opéra de Verdi, Aïda, vient à son appui, l’exaltation de l’Egypte, mais une « Egypte orientalisée »,  dans le cortège de cette source majeure d’inspiration que fut l’Egypte des pharaons, et de toutes les évocations occidentales qui ont suivi l’expédition de Bonaparte en Egypte, et la publication de « La description de l’Egypte ».

Mais Edward W. Said note toutefois : « Tout cela est évidemment très éloigné du statut d’Aïda dans le répertoire culturel d’aujourd’hui… (p,198)

L’auteur porte à présent son regard sur « les plaisirs de l’impérialisme », et pour illustrer ce titre, nous propose une longue analyse critique de « Kim », le livre célèbre de Rudyard Kipling.

Incontestablement, le sujet l’a vivement intéressé, et comment ne pas reconnaître avec lui que ?  « L’Inde a exercé une influence massive sur la vie de la Grande Bretagne, dans le commerce et les échanges, l’industrie et la politique, l’idéologie et la guerre, la culture et l’imaginaire. » (p,202)

Kipling est « resté une institution dans la littérature anglaise, toujours un peu en retrait de la grande scène toutefois. » (p,204)

L’auteur a naturellement l’ambition de démonter l’écriture et l’intrigue de Kipling pour démontrer que les aventures de Kim sont non seulement imprégnées de la culture impériale anglaise, mais qu’elles magnifient l’empire.

« Ne nous y trompons pas ! Ces plaisirs d’enfant ne contredisent pas l’objectif global : la mainmise britannique sur l’inde et les autres possessions coloniales de la Grande Bretagne. Bien au contraire, le plaisir, composante indéniable de Kim, est un trait régulièrement attesté mais rarement analysé des multiples formes littérales, musicales et figuratives de la culture impérialiste et coloniale. » (p,208)

« Il est sûr que Kim, Creighton, Mahbub, le Babu, et même le lama voient l’Inde comme Kipling la voyait, une composante de l’Empire. Et il est certain que Kipling préserve minutieusement les traces de cette vision quand il amène Kim, humble enfant irlandais, hiérarchiquement inférieur aux Anglais de souche, à réaffirmer ses priorités britanniques bien avant que le lama leur donne sa bénédiction. » (p,218)

« Kim est une éminente contribution à cette Inde orientalisée de l’imaginaire, et à l’« invention de la tradition », comme diraient plus tard les historiens. » (p,223)

« Rien de tout cela n’est propre à Kipling. La lecture la plus superficielle de la culture occidentale de la fin du XIX°siècle révèle un réservoir inépuisable de « savoirs populaires » de ce genre, dont une bonne partie, hélas, restent bien vivants aujourd’hui » (p,224)

L’auteur compare alors Kipling à des auteurs français, tels que Flaubert et Zola, et évoque un nouveau concept, celui de : « L’appropriation coloniale, c’est-à-dire géographique … » qu’auraient utilisé de nombreux autres auteurs tels que Conrad et Camus.


            Pour illustrer son analyse, Edward W.Said consacre quelques pages au thème de « L’indigène dominé »

« Le paradoxe, bien sûr, c’est que la culture européenne n’est pas moins complexe, riche et intéressante pour avoir soutenu l’impérialisme à presque tous les points de vue.

Prenons Conrad et Flaubert, écrivains qui ont travaillé dans la seconde moitié du XIX° siècle, le premier explicitement préoccupé par l’impérialisme, le second implicitement concerné. » (p,240)

« Même des penseurs d’opposition comme Marx et Engels pouvaient parler comme les porte-parole des gouvernements français et britannique. Sur les colonies, les deux camps politiques puisaient aux mêmes sources : le discours bien codé de l’orientalisme, par exemple, ou la vision hégélienne qui faisait de l’Orient et de l’Afrique des régions statiques, despotiques et sans importance pour l’histoire du monde…

A l’apogée du grand impérialisme, au début du XX°siècle, nous avons donc fusion conjoncturelle entre, d’une part, les codes historiographiques du discours savant de l’Europe, qui postulent un monde universellement offert à l’examen transnational et impersonnel, et d’autre part, un monde réel massivement colonisé. L’objet de cette « vision unique » est toujours soit une victime, soit un personnage dominé, sous la menace permanente de châtiments sévères sans égard aux multiples vertus, services rendus ou hauts faits dont il ou elle peut se prévaloir – exclu ontologiquement, car très loin de partager les mérites de l’étranger qui conquiert, enquête et civilise. Du colonisateur, l’appareil englobant exige, pour être maintenu, un effort sans relâche. A la victime, l’impérialisme offre l’alternative : sers ou sois anéanti »  (p,247)

L’auteur passe alors à l’examen de l’œuvre de Camus :

VII – Camus et l’expérience impériale française

Après avoir cité dans la galerie de portraits des « Constructeurs de la France d’outre-mer », plusieurs personnalités tels que Brazza, Gallieni, ou Lyautey, l’auteur fait un sort, parmi les hommes qui ont chanté ou incarné l’empire, à Camus, « le seul auteur de l’Algérie française qui peut, avec quelque justification, être considéré comme d’envergure mondiale », en notant toutefois que :

« On ne sent guère l’équivalent de la « pensée officielle «  britannique mais, très nettement, un style personnel : être français dans une grandiose entreprise d’assimilation. » (p,248).

L’auteur avait relevé auparavant que Girardet (l’auteur du livre « L’idée coloniale ») « ne voit nulle part en évidence une « pensée officielle » française. » (p,159)

Pour caractériser les œuvres de Camus, l’auteur fait beaucoup appel à l’analyse de M. Conor Cruise O’Brien, et affirme :

« J’irai jusqu’à dire que, si les plus célèbres romans de Camus intègrent, récapitulent sans compromis et à bien des égards supposent un discours français massif sur l’Algérie qui appartient au langage des attitudes et références géographiques impériales de la France, cela rend son œuvre plus intéressante, et non le contraire. La sobriété de son style, les angoissants dilemmes moraux qu’il met à nu, les destins personnels poignants de ses personnages, qu’il traite avec tant de finesse et d’ironie contrôlée – tout cela se nourrit de l’histoire de la domination française en Algérie et la ressuscite, avec une précision soigneuse et une absence remarquable de remords ou de compassion. » (p,261)

En vue d’accréditer son discours, l’auteur cite « l’étude remarquable de Manuela Semidei sur les livres scolaires français, de la Première Guerre mondiale à la Seconde », sur laquelle nous reviendrons dans nos questions, et cite également, à l’appui de sa démonstration, le Tartarin de Tarascon de Daudet que beaucoup de petits français de l’époque connaissaient.

« Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, stratégies et langages discursifs de l’appropriation française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à « cette structure de sentiments » massive. Mais pour discerner celle-ci, il nous faut considérer l’œuvre de Camus comme la transfiguration métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département français du sud ; dans un tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible. » (p,266)

II – Questions

Une longue liste de questions, une très longue liste, dans une matière très abondante, avec les œuvres de Jane Austen, Kipling, Gide, Camus, et j’en passe, ou avec Aïda ! Il nous faut donc trier et classer.

Dans l’esprit de M.Edward W.Said, l’impérialisme aurait été nourri par une « pensée unique », une « pensée collective », telle qu’il la décrit à propos du roman anglais, tout d’abord.

Beaucoup de questions concernent tout d’abord le roman de Jane Austen Mansfield Park, et l’interprétation qu’en donne le professeur de littérature comparée.

Juger comme capitale, et démonstrative, la relation qui a existé entre Antigua et l’intrigue du roman lui-même, la plantation, ses esclaves, et le manoir de Mansfield, parait tout de même exagéré pour plusieurs raisons, indiquées le plus souvent par l’auteur lui-même, le petit nombre d’allusions, quelques lignes sur des milliers de lignes de l’œuvre, l’absence complète de description de cette vie coloniale, de sa richesse, qui seraient au cœur de l’intrigue, et fournirait les éléments constitutifs d’une « structure de références d’attitudes et de références. », une histoire tout entière tournée vers ce qu’on pourrait appeler la vie domestique, sociale, bourgeoise de la famille Bertram, au début du dix-neuvième siècle, dans une Angleterre rurale.

Est-ce que la seule question posée par la nièce Fanny à son oncle sur la traite des esclaves suffirait à apporter la preuve de cette thèse, car tel est bien l’enjeu de la critique ?

Je cite, Fanny parle de son oncle : « Mais je lui parle plus souvent que je ne le faisais. J’en suis certaine. Ne m’avez-vous pas entendu hier soir lui poser des questions sur le commerce des esclaves ? »

« Oui, et j’entretenais l’espoir que cette question serait suivie d’autres questions. Mon père eut été heureux de voir quelqu’un s’enquérir plus longuement. »

« Je brûlais d’envie de le faire. Mais il y avait un silence de mort »

Quelques lignes donc pour emporter notre conviction ? Sur plus de deux mille pages ? 

La démonstration de l’auteur est fondée sur un raisonnement de l’implicite, de l’incidente, de l’accessoire par rapport au principal, du secondaire, qui par construction mentale de l’auteur reviendrait à accréditer la relation qui aurait existé en Angleterre, à l’époque considérée, entre la culture de cette petite bourgeoisie et l’impérialisme.

D’autant moins que les tirages des livres de l’époque sont peu connus, et encore moins le nombre des lecteurs qu’ils touchaient.

Pour résumer ma pensée, je serais tenté de la formuler de deux façons :

L’impression de voir expliquer, dans le cas du livre en question, la prégnance de l’impérialisme dans la culture par la grâce d’une sorte de présence de Dieu (ou de Satan dans le cas d’espèce) cachée, du type de celle que connaissent bien les catholiques pratiquants de leur religion.

Une sorte d’ethnocentrisme « inverse », et pour reprendre le titre d’un petit livre récent (MM.Amselle et M’Bokolo), l’auteur se plaçant « Au cœur de l’ethnie », une ethnie de la gentry anglaise de la première moitié du dix-neuvième siècle, la description du mode de vie et des croyances de cette dernière suffisant à éclairer le pourquoi et le comment de l’impérialisme.

Et en ce qui concerne la France, des auteurs, comme Chateaubriand ou Lamartine, auraient plus volontiers exalté dans leurs œuvres l’exotisme de leurs voyages aux Amériques ou en Orient, plus peut-être que l’impérialisme français. La « gentry » française de la même époque était encore plus casanière que l’anglaise.

Et la France n’a jamais connu de chantres de l’impérialisme aussi talentueux que Carlyle et Ruskin. Harmand ou Leroy-Beaulieu font bien pâle figure de ce côté-ci du chanel.

Quant au rôle impérialiste d’Aïda et de Verdi, et sans être un spécialiste de l’histoire de l’opéra, l’opéra fut, hier comme aujourd’hui, le divertissement d’une petite élite, d’abord en Italie, une Italie qui n’avait d’ailleurs, pas encore, fait son unité politique, et qui n’était pas encore, et à nouveau, impériale.

L’« Egypte orientalisée » de cet opéra a peut-être fait partie de la « pensée unique » d’une élite sociale, mais comme le note l’auteur : « Tout cela est évidemment éloigné du statut d’Aïda dans le répertoire culturel d’aujourd’hui » (p,198).

Et dans cette évocation insistante, et tout affective de l’Egypte, n’y aurait-il pas lieu d’y déceler, chez l’auteur, un soupçon d’ethnocentrisme ?

L’exemple de « Kim », le roman célèbre de Kipling est sans doute plus convaincant, en tout cas pour la Grande Bretagne.

.Est-ce que ce livre a été un des éléments d’une « structure d’attitudes et références » impérialistes dans la construction du dernier empire britannique et dans son rayonnement ?

Sans doute, bien qu’aucune évaluation de son audience n’ait été proposée, mais est-ce que le mythe de l’Inde, ses richesses fabuleuses, son patrimoine d’innombrables témoins de ses civilisations anciennes, n’ont-ils pas été suffisants, en tant que tels, et sans besoin de culture, pour convaincre les Anglais du bien-fondé de leur « appropriation géographique » coloniale ?

Lorsqu’on a entretenu une certaine familiarité avec l’histoire coloniale, il est impossible de ne pas avoir conscience de l’écart gigantesque qui existait entre les richesses déjà prouvées du continent indien, déjà très développé dans la deuxième moitié du 19ème siècle, et les richesses supposées et très inégales d’une Afrique noire française encore largement inconnue à la même époque.

L’Inde était un des joyaux de l’Empire britannique et il portait tous les espoirs d’un impérialisme de type secondaire, car cette colonie de la Couronne  n’avait plus besoin de sa métropole pour exister, et pour armer elle-même sa propre flotte de vapeurs.

Je serais tenté de dire par ailleurs, que point n’était sans doute besoin de beaucoup exalter le goût de la puissance britannique, alors que depuis plusieurs siècles, cette nation insulaire avait manifesté une propension inégalée pour la marine et le commerce, et pour dominer les mers du globe !

Ce qui n’était pas du tout le cas d’une France encore largement paysanne et peu encline au voyage !

L’impérialisme britannique n’avait sans doute nul besoin de ce roman d’aventures remarquable pour croire en son avenir, et pour constituer un des éléments de la structure d’attitudes et de références chère à l’auteur.

Ceci dit, pourquoi ne pas noter que, de façon tout à fait paradoxale peut-être, le héros du roman, le jeune Kim était un enfant d’une Irlande alors soumise au joug impérial des anglais ? Tocqueville a écrit des choses intéressantes à ce sujet, meilleures que celles racontées à la suite de ses voyages en Algérie.

L’auteur accorde une place importante au contenu de ce roman dans son analyse « structurelle », mais il est possible de se poser deux questions à ce sujet : quel a été l’écho de sa publication en France, d’une part, et d’autre part, est-ce que beaucoup de lecteurs français n’y ont-ils pas vu, plus qu’un roman à la gloire de l’impérialisme anglais, tout à la fois un beau roman d’aventures et une belle histoire de sagesse indienne entre le vieux « lama » indien et son jeune « chela » anglais, et avec une pincée de piment, celui des services secrets de Sa Majesté ?

L’auteur cite plus loin le livre de Loti « L’Inde (sans les Anglais) » en écrivant : « nous avons le récit d’un voyage en Inde au cours duquel, par choix délibéré, voire par mépris, les occupants anglais ne sont pas mentionnés une seule fois, comme pour suggérer qu’il n’y à voir que les indigènes, alors que l’Inde était, évidemment, une possession exclusivement britannique (et sûrement pas française. » (p,272)

L’interprétation de l’auteur est sans doute réductrice, car si Loti partageait assez largement l’antipathie que la « Royale » avait traditionnellement à l’égard de la marine anglaise et des Anglais en général, son livre constitue incontestablement une plongée dans tout autre chose que l’impérialisme occidental.

L’auteur compare les deux écrivains que furent Conrad et Flaubert, le premier qui aurait été « explicitement préoccupé par l’impérialisme », et « le second implicitement concerné », mais cette comparaison  est-elle vraiment pertinente ?

Et c’est un des problèmes posés par la thèse Saïd, à savoir si sa démonstration, éventuellement « superfétatoire » dans le cas de l’empire britannique, est bien appropriée au cas de l’empire français ?

Il ne semble pas que les exemples cités par l’auteur constituent les éléments d’une structure d’attitudes et de références qui aurait imprégné la culture française de la même époque. En tout cas, il conviendrait d’aller plus loin dans la démonstration, et d’abord dans l’évaluation des contenus des vecteurs de culture et dans leurs effets sur la culture des français.

Pour appuyer sa démonstration, l’auteur cite les travaux de Manuela Semidei sur le discours impérial contenu par les manuels scolaires entre 1919 et 1945, mais cette analyse tout à fait intéressante souffre d’une absence complète d’évaluation dont avait d’ailleurs parfaitement conscience la chercheuse, en écrivant :

« Certes, on ne saurait oublier que leur utilisation en tant que documents d’histoire ne va pas sans poser de redoutables problèmes de méthode. Pour chacun d’entre eux les chiffres de diffusion, les modifications apportées au cours des éditions successives, l’importance relative par rapport aux autres ouvrages du même genre, le mode d’utilisation dans l’enseignement magistral constituent notamment des éléments d’interprétation qu’il ne saurait être question de négliger. Il faudrait d’autre part tenir compte de la présentation de l’iconographie, du « style » pédagogique, de la nature même du contact qui s’établit entre le manuel et son jeune lecteur, de sa durée, de son intensité… » (RFSP, février 1966, p,85 et suivantes)

Et du calendrier scolaire, souvent en fin de programme, conviendrait-il d’ajouter, car comme je l’ai précisé dans le chapitre du livre « Supercherie coloniale », que j’ai consacré au même sujet, la démonstration du rôle des manuels scolaires sur la culture coloniale supposée des Français est encore à faire.

A l’appui de sa démonstration, Edward W.Said cite aussi le livre bien connu de Daudet, Tartarin de Tarascon, et j’ai relu ce livre qui avait enchanté ma jeunesse : un livre à la gloire de la culture coloniale ou tout simplement une belle farce ? Un jaillissement de galéjades à la méridionale avec une chasse aux lions qui n’existent plus dans une Algérie exotique ?

Et pour les lecteurs les plus sérieux, quelques pages décrivant une Algérie coloniale dont la France n’avait pas lieu de se réjouir !

Terminons enfin le tour de nos questions par Camus, qui fut un de mes maîtres à penser au cours de ma jeunesse.

Le professeur de littérature comparée appelle en garantie de sa thèse  Camus, un Camus dont l’œuvre est postérieure à la deuxième guerre mondiale, à l’heure du déclin des deux empires, alors qu’un monde nouveau apparaissait.

Première remarque à ce sujet : à l’exemple de beaucoup de chercheurs, l’auteur semble laisser entendre que l’impérialisme français, et donc son histoire, s’est résumée à celle de l’Algérie française.

Deuxième remarque : pour avoir beaucoup fréquenté les livres de Camus, je ne partage absolument pas une analyse qui voit d’abord dans ces œuvres la marque de l’appropriation géographique coloniale de l’Algérie, en écrivant :

« Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, stratégies et langages discursifs de l’’appropriation française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à cette « structure de sentiments »massive. Mais pour discerner celle-ci, il nous faut considérer l’œuvre de Camus comme une transformation métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département du Sud ; dans tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible. » (p,266)

Je dirais tout simplement qu’à mes yeux, comme sans doute à ceux de beaucoup de lecteurs de ma génération, l’Algérie était un décor, celui de Tipaza par exemple, mais que les véritables enjeux étaient moins ceux de l’Algérie française que d’un auteur qui proposait à son lecteur une réflexion sur sa vie, sa destinée, son rapport au monde, pas nécessairement colonial.

Le même type de remarque vaudrait également pour un des livres que l’auteur appelle, plus loin, en garantie de sa démonstration, « la Voie Royale » de Malraux.

Malraux était beaucoup plus intéressé par son ego que par le cadre historique et colonial de son récit, entre Thaïlande et Cambodge, l’occasion d’y déployer tous les ressorts de l’âme humaine, la sienne, dans une forêt vierge qu’il décrivait comme un formidable décor de cinéma, avec ses obsessions de la mort.

Conrad, dans son livre « Au cœur des ténèbres «  avait largement ouvert cette voie, et le célèbre roman colonial français « Batouala » de René Maran également, dont l’intrigue se déroulait également sur les rives du fleuve Congo, dans le même décor d’une forêt vierge sombre, envoûtante, et impénétrable.

Plus que le discours anti-impérialiste de ce dernier livre qui a beaucoup attiré l’attention de certaines critiques, ne s’agissait-il pas avant tout d’une évocation formidable et vivante, dansante,  de la forêt tropicale et de la population qui l’habitait ?

En résumé, et à titre de conclusion provisoire, les analyses et hypothèses de travail de l’auteur sont toujours intéressantes, mais il parait difficile dans l’état actuel de ce type de démonstration, de penser, moins encore dans le cas français, que dans le cas anglais, qu’une « structure d’attitudes et de références », et « une structure d’affinités », aient véritablement donné leur colonne vertébrale culturelle aux impérialismes, d’autant plus difficilement que leurs formes ont beaucoup évolué tout au long de la période examinée.

En bref, en dépit d’une analyse littéraire pointue, quelquefois fulgurante, cette « pensée unique » est difficile à définir, à démontrer, encore moins en France qu’en Grande Bretagne, et ses effets sont, de toute façon, mal mesurables !

Les caractères gras sont de notre responsabilité.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Culture et impérialisme » d’Edward Said: lecture critique 1

« Culture et impérialisme »

Edward W.Said

Ou

«  Comment peut-on être un impérialiste ? »

« Sans le savoir ? »

Lecture critique

1

                        Incontestablement un livre d’analyse et de de réflexion riche et fécond,  encyclopédique aussi, sur les relations qu’ont entretenues la culture et l’impérialisme occidental moderne, mais d’abord sur le rôle majeur que la culture aurait eu dans les origines de l’impérialisme, son fonctionnement lui-même, son épanouissement, et sa longévité.

            Il s’agit de l’impérialisme occidental, et notamment celui des XIXème et XXème siècles, l’anglais et le français, et  accessoirement, l’américain.

            Le livre est difficile à résumer, mais nous tenterons de comprendre, à travers la lecture de l’ouvrage, pourquoi un lecteur français pourrait être, ou avoir été, à travers sa culture, un impérialiste sans le savoir, à la condition sine qua non, naturellement, qu’il ait eu une « culture ».

            Indiquons tout de suite au lecteur que cet exercice de lecture d’une œuvre luxuriante est redoutable pour un esprit qui n’a pas été nourri au lait de la discipline des lettres comparées.

            Notre seule ambition est celle d’une lecture critique, que je qualifierais volontiers de parallèle, plus versée dans l’étude et la réflexion sur l’impérialisme colonial que sur toutes les œuvres littéraires de la culture qui ont pu nourrir et entretenir les mythes coloniaux.

            Notre analyse portera successivement, pour chacun des chapitres, sur la thèse elle-même de M.Edward W. Said, telle qu’elle ressort de sa lecture,  les questions que cette thèse pose,  très nombreuses, notamment en ce qui concerne la France, et enfin sur la relecture de quelques – unes des œuvres que le professeur de littérature propose pour fonder la démonstration qu’il propose, ou sur la découverte de Jane Austen, et d’une de ses œuvres, Mansfield Park, qu’il appelle en témoignage de sa démonstration.

            Avec l’objectif de tenter de répondre à la question de fond : s’agit-il  d’une interprétation ou d’une démonstration ?

            Notre méthode de lecture critique tend à rester, le plus près possible de la pensée de l’auteur, en collant au texte lui-même, une méthode qui nous conduit donc le plus souvent à proposer, par agrégation, un ensemble successif d’extraits, c’est-à-dire une sorte de résumé.

            Il est évident que cette méthode a un avantage, celui du respect de la pensée de l’auteur, mais qu’elle présente en même temps l’inconvénient de proposer une lecture plus aride.

.           464 pages de texte au total, et après une introduction d’une trentaine de pages, les quatre chapitres ci-après :

Chapitre 1 – Territoires superposés, histoires enchevêtrées (page 37 à 110)

Chapitre 2 – Pensée unique (page 110 à 273)

Chapitre 3 – Résistance et opposition (page 277 à 391)

Chapitre 4 – Avenir affranchi de la domination (page 395 à 464)

            Cette lecture critique sera assez longue, étant donné que nous avons choisi de proposer beaucoup de citations du texte même de l’auteur, nécessaires à la bonne compréhension de cette thèse.

            Et la publication de ces notes de lecture s’effectuera par chapitre.

&

Avertissement : les caractères gras sont de ma responsabilité.

Chapitre 1

« Territoires superposés et histoires enchevêtrées »

I – Lecture (p,35 à 111)

            Le premier chapitre pose le principe du primat de la culture dans les origines, le fonctionnement, et le rayonnement de l’impérialisme, le concept d’impérialisme, étant aux yeux de l’auteur, plus large que celui de colonialisme. (p,44)

            L’auteur relève tout d’abord les limites contestables de certaines analyses sur le rôle de l’empire dans la culture :

« Ces habitudes semblent dictées par l’idée vague mais puissante de l’ « autonomie » des œuvres littéraires, alors que la littérature elle-même (je vais tenter de le montrer tout au long du livre) multiplie les allusions  qui la font apparaître comme partie prenante, à sa façon, de l’expansion de l’Europe outre-mer, et créée ainsi ce que Raymond Williams appelle des « structures de sentiment » qui soutiennent, enrichissent et consolident la pratique de l’empire. » (p,50)

L’auteur met ensuite en avant, pour la démonstration de ce type de « structure » le livre de Conrad « Au cœur des ténèbres » : « Cette mentalité impériale me semble merveilleusement saisie dans la forme narrative riche et complexe d’un grand texte de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres,  court roman rédigé entre 1898 et 1899. » (p,61)

Marlow, le narrateur, et aussi aventurier, va au cœur de l’Afrique, sur le fleuve Congo, à la recherche d’un autre héros, Kurtz,  pour y piloter un des premiers vapeurs belges du fleuve. Il y fait la découverte des horreurs de l’impérialisme, mais aussi de la forêt tropicale :

« Récit lui-même directement lié à la force rédemptrice comme au gâchis et à l’horreur de la mission de l’Europe dans le monde noir. » (p,61)

Et en vue de remédier à l’ignorance des « structures d’attitudes et de références » qui plombent la culture, M.Edward W. Said propose dans la partie V de ce chapitre premier d’« Intégrer l’impérialisme aux études littéraires modernes » (p,87)

« Nous poserons d’abord qu’historiquement des disciplines comme la littérature comparée, les lettres anglaises, la théorie culturelle, l’anthropologie sont filles de l’empire. Nous dirons même qu’elles ont contribué aux méthodes dont a usé l’occident pour maintenir son ascendant sur les indigènes, notamment si nous sommes sensibles à l’analyse géographique à l’œuvre dans la Question méridionale de Gramsci. » (p,96)

« D’où la question clef –  très gramscienne : comment les cultures nationales britannique, française et américaine ont-elles maintenu leur hégémonie sur  les périphéries ? » (p,97)

Et l’auteur de souligner à nouveau l’importance d’un concept, son rôle clé, celui de  la « structure d’attitudes et de référence », une structure qui aurait irrigué la culture des trois puissances impérialistes, britannique, française et américaine.

« Cette méthode amène à lire les chefs d’œuvre de l’Occident comme  une sorte d’accompagnement polyphonique des progrès de sa domination. Elle donne un autre sens, une autre « valence », à des auteurs comme Joseph Conrad et Rudyard Kipling : on a toujours vu en eux de grands originaux, jamais des écrivains dont les thèmes, ouvertement impérialistes, ont une longue vie antérieure souterraine et implicite dans l’œuvre de prédécesseurs comme Jane Austen et Chateaubriand.

Deuxièmement, le travail théorique doit commencer à formuler la relation entre l’empire et la culture… Nous n’en sommes, sur le plan théorique, qu’à tenter d’inventorier l’interpellation de la culture par l’empire…

Troisièmement, il nous faut garder à l’esprit les prérogatives du présent : il sert de boussole et de paradigme pour étudier le passé… l’impérialisme est à la fois si vaste et si détaillé, en sa qualité d’expérience où les dimensions culturelles sont cruciales, que nous sommes bien obligés de parler de territoires superposés, d’histoires enchevêtrées, communes aux hommes et aux femmes, aux Blancs et aux Non-Blancs, aux habitants des métropoles et à ceux des périphéries, au passé, au présent et à l’avenir. On ne peut apercevoir ces territoires et ces histoires que globalement : du point de vue de l’ensemble de l’histoire humaine conçues dans l’esprit des Lumières. » (p,110)

A la page 107, l’auteur appelle en garantie de sa thèse un des romans de Jane Austen, Mansfield Park :

Après avoir rappelé que les historiens de la culture ont omis un élément commun aux œuvres de fiction, les textes historiques et discours philosophiques de l’époque, les références géographiques, l’autorité de l’observateur européen, la hiérarchisation des espaces, avec un système de contrôle territorial et d’exploitation économique outre-mer, corrélé à l’univers socioculturel qui l’accompagne d’exploitation, l’auteur écrit :

« Sans eux, la stabilité et la prospérité au pays natal  (l’expression anglaise at home, est extrêmement forte) serait impossible. On en trouvera donc l’exemple parfait dans Mansfield Park de Jane Austen : la plantation esclavagiste de Thomas Bertram à Antigua est mystérieusement nécessaire à la beauté majestueuse de ce lieu décrit en termes esthétiques et moraux – et cela bien avant le partage de l’Afrique et l’ouverture officielle de l’« âge de l’empire ».

Et de citer Stuart Mill, le grand économiste, qui ne voyait que commodité dans les îles :

« Il faut, dit-il, ne voir dans ces colonies qu’une commodité. »

« Ce que confirme Jane Austen qui, dans Mansfield Parkévacue les horribles épreuves de la vie aux Caraïbes en une demi-douzaine d’allusions incidentes à Antigua. Il en va de même chez les autres auteurs « canoniques » français et britanniques. »

II- Questions

Le premier chapitre soulève une question de fond, à savoir si oui ou non, la culture occidentale, dans toutes ses formes, et en tout cas, celle des XIX° et XX° siècles, pour ne pas parler du siècle présent, a été intrinsèquement liée à l’impérialisme, à la fois dans son fondement et dans son expression, l’Occident se résumant avant tout aux deux puissances coloniales que furent la Grande Bretagne et la France.

L’auteur pose les éléments d’une théorie qu’il va tenter de démontrer tout au long de son livre en décortiquant une série d’œuvres littéraires anglaises ou françaises, dont certaines connurent leur heure de gloire, au moment où elles ont été publiées, ou longtemps après.

L’auteur cite le livre « Au cœur des ténèbres », à la fois une excellente illustration de la thèse qu’il défend,  et de la limite aussi de ce type de discours. Car  Conrad fut autant un grand aventurier qu’un grand romancier, et son séjour sur le fleuve Congo se résuma à l’expédition éclair de quelques mois qui fut la sienne.

Car d’autres lecteurs ont lu cette œuvre avec un regard différent de celui du professeur, à titre d’exemple, celui d’un universitaire américain de Stanford University, Albert J.Guerard, dans son introduction au livre publié par The New America Library, en 1950.

Cette introduction insistait surtout sur le tragique des héros de Conrad, plus que sur le décor tropical du Congo, et des tragédies qui pouvaient s’y dérouler, en citant les propres mots de Conrad :

« The mind of a man is capable of everything – because everything is in it, all the past as well as all the future. »

Albert J.Guerard écrivait:  “Conrad believes, with the greatest moralists, that we must know evil – out own capacities for evil – before we can capable of good.”

“And Heart of Darkness is the most intense expression of the mature pessimism.”

Et nous verrons qu’il est effectivement possible d’avoir deux positions de lecture, l’une tournée vers un ou plusieurs héros qui exaltent, en bien ou en mal, leur ego, sur une scène exotique, pleine de couleurs, ou la deuxième tournée vers la scène exotique avec son humanité ignorée ou niée.

Narcissisme, contemplation de son moi par l’auteur, ou ethnocentrisme, celui que l’auteur, et beaucoup d’autres reprochent aux sciences « savantes » européennes et blanches ?

Ou encore ethnocentrisme inverse ?

Ceci dit, à relire ce roman, on retrouve effectivement quelques vérités historiques depuis longtemps connues, notamment avec le rapport d’enquête de Brazza, et d’autres enquêtes postérieures.

Cette analyse va donc tenter de prouver qu’il existe dans la culture occidentale une « structure d’attitudes et de références », ou une structure de sentiments » qui imprègne toute la culture occidentale.

Etant précisé que cette structure d’attitudes et références, de supériorité raciale, de domination des indigènes, aurait donné son souffle à toutes les créations de la culture occidentale, « une sorte d’accompagnement polyphonique des progrès de sa domination ».

Il s’agit donc d’une vaste ambition sur un vaste sujet, et qui appelle donc une démonstration rigoureuse, même si l’auteur prend soin, à la fin de ce chapitre, de souligner les limites de cette ambition.

Est-ce qu’au cours des âges, telle ou telle puissance, à la fois sûre de sa force et de sa mission, grecque, romaine, mongole, arabe ou chinoise, n’a pas exalté de la même façon les éléments de sa puissance, l’impérialisme étant de tous les temps et de tous les continents ? Et donc leur culture n’a pu manquer d’entretenir des relations ambigües avec leur politique impériale.

Ne  convient-il pas se demander par ailleurs si, en ce qui concerne l’Occident en tout cas, les technologies dont il a disposé, n’expliquent pas mieux l’impérialisme qu’une culture parée de ses plus beaux atours ? Nous reviendrons sur cet élément d’explication capital.

Il s’agit donc d’une théorie à la fois littéraire et politique, mais comment la valider dans son contenu, sa méthode, ses effets, et pour dire vrai, dans les faits ?

Et si le concept de structure est susceptible d’ouvrir l’appétit intellectuel d’un chercheur plutôt familier du concept, le concept d’analyse choisi est ambitieux, car il exige d’apporter la démonstration que culture et impérialisme constituaient bien un ensemble d’éléments cohérents, d’unités organisées dans le but de promouvoir cette doctrine, qui les imprégnait.

Sans aller jusqu’à une transposition en chiffres de la définition du grand économiste François Perroux, « un ensemble de proportions et de relations qui caractérisent une unité économique », on voit bien que l’exercice risque d’être rude.

Est-ce que l’auteur arrive à décrire les éléments d’un ensemble, d’une organisation solidaire, d’un système, ou se contente-t-il de décrire une manière, une disposition au sens que lui donne la stratégie ?

Nous reviendrons sur le sujet, car sa compréhension détermine assez largement l’adhésion qu’il est possible de donner ou non à la thèse de l’auteur, et la lecture des chapitres suivants nous dira donc si ce discours littéraire et politique séduisant est susceptible d’emporter notre conviction dans ce duel des lettres contre les chiffres ?

Autre remarque relative au risque permanent de télescopage chronologique que prend une telle analyse, à partir du moment, comme c’est le cas à la page 108, où celle-ci appelle en garantie de démonstration théorique et pratique des auteurs comme Césaire, Fanon, ou Memmi, qui se sont illustrés par leur combat anticolonialiste après la deuxième guerre mondiale. L’avenir des impérialismes anglais et français était d’ores et déjà scellé, et quasiment, dès les origines, dans le cas français, alors que l’impérialisme américain dominait le monde.

Et que tout à fait curieusement, les Etats Unis d’Amérique prônaient la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, alors qu’ils maintenaient dans leur pays la ségrégation entre noirs et blancs.

Historicité du discours à laquelle l’auteur affirmait être attaché ?

Et pour la fin, quelques premiers  mots sur l’analyse que l’auteur fait de Mansfield Park :

L’auteur soulève, dès la page 107, la question de la représentativité et de la pertinence de cette œuvre pour valoir démonstration du théorème : « le parfait exemple » de la relation culture et impérialisme, en même temps que seulement « une demi-douzaine d’allusions incidentes à Antigua », c’est-à-dire aux réalités de l’impérialisme de son époque ?

Il y a là de quoi hésiter et nous verrons, dans les questions relatives au chapitre 2, lequel consacre de nombreuses pages à la même œuvre, qu’il est difficile d’adhérer à la démonstration.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Le livre « Culture et Impérialisme » d’Edward W.Said : « Comment peut-on être impérialiste? »

Le livre « Culture et Impérialisme » d’Edward W.Said ou

 « Comment peut-on être un impérialiste ?»

Sans le savoir ?

            Une entrée en matière un brin provocante, mais le sujet en vaut la chandelle, en tout cas en ce qui me concerne, étant donné qu’il pourrait me convaincre d’avoir été, et d’être encore, et sans doute, un impérialiste, sans le savoir.

            Il s’agit d’une grande œuvre intellectuelle, riche, encyclopédique, courageuse, bien supérieure, à mon avis, à celle, d’abord historiographique, de Frederick Cooper sur le colonialisme, laquelle a fait déjà l’objet d’une analyse critique sur ce blog.

            J’ai déjà consacré quelques lignes du blog à deux autres de ses œuvres, « L’Orientalisme », et « Démocratie et Humanisme », mais je proposerai après les vacances une lecture critique du livre « Culture et Impérialisme », avec mes réflexions et questions personnelles.

            Et pour proposer un premier fil conducteur de lecture, je serais tenté de dire que, dans l’état actuel de mes réflexions, je ne suis pas sûr que le concept clé de l’auteur, c’est-à-dire «  l’idée d’une structure d’attitudes et de références lentement et régulièrement mise en place par le roman… », mais plus largement par la culture, puisse être un concept d’analyse clairement opératoire, dans le cas de la France et de son ancien « empire ».

            Jean Pierre Renaud