L’Ukraine et l’Europe

Brèves du jour…

1 – Les corridors humanitaires de Poutine ou les couloirs vers les Goulags de Poutine, pour ceux qui ont la mémoire trop courte !

2 – Colonialisme, Impérialisme Coloniaux ?

Qui dit mieux aujourd’hui pour la nouvelle Russie Soviétique ?

Sont étrangement silencieuses toutes les belles âmes qui régalaient leur public sur ces sujets !

3 – Enfin, sur un plan positif, comment ne pas trouver l’Europe trop frileuse devant les surenchères et les chantages poutiniens ?

J’attendais de l’Union Européenne et de toutes les assemblées rassemblées à date déterminée et plus proche de la nouvelle invasion qu’elles votent à l’unanimité l’ouverture du processus d’adhésion de l’Ukraine à l’Union !

Jean Pierre Renaud, né dans une famille de l’Est envahie à trois  reprises par l’Allemagne, 1870, 1914, 1939.

LE QATAR, LE QATAR, le sujet du jour ? Sur mon blog, depuis 2012 !!

Le Qatar, le Qatar, le sujet du jour ?

En tout cas, pas pour les lecteurs de mon blog: 10 chroniques depuis 2012 !

Une nouvelle forme d’impérialisme !

Un mélange des genres entre France et Etranger beaucoup plus grave que celui qui nourrit nos chroniques actuelles  franco-franchouillardes, y compris judiciaires !

Jean Pierre Renaud

Le livre « Les empires coloniaux » Chapitre 9 « Conflits, réformes et décolonisation » de Frederick Cooper – Epilogue

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 6

 Suite et fin

Chapitre 9

« Conflits, réformes et décolonisation »

La situation impériale mise en cause

Frederick Cooper

En épilogue

       Comme je l’ai déjà signalé sur ce blog, j’ai l’intention de publier une analyse critique du livre que le même historien vient de publier sous le titre «  Français et Africains ? ».

       En « appetizer » historique, et pour oser l’expression, j’écrirais volontiers que dès son prologue et son introduction, l’auteur propose quelques-unes des clés qui permettent de situer les ambitions d’un ouvrage très fouillé sur l’histoire constitutionnelle et politique de la décolonisation française en Afrique noire, car il s’agit d’abord des relations politiques entre la France et  l’Afrique noire, souvent réduite d’ailleurs à l’expression géographique et politique du Sénégal et de l’Afrique Occidentale Française (AOF

      L’auteur note dès le départ d’une riche et longue analyse : « Ceci est un livre sur la politique » (p,9) en distinguant l’aspect interactif, conflictuel, ou de compromis, et l’aspect conceptuel des mots citoyenneté, nation, empire, Etat, souveraineté, un sens qui soulève incontestablement de redoutables problèmes d’acception, pour ne pas dire de compréhension, ou tout simplement d’application concrète, selon les moments coloniaux et les sociétés coloniales en question.

          Dans sa conclusion, l’’auteur pose la question centrale qui fonde la thèse politique ou historique qu’il défend à savoir :

« Comment expliquer que les dirigeants ambitieux et intelligents de la France européenne et de la France africaine se soient retrouvés en 1960 avec une forme d’organisation politique –l’Etat-nation territorial – que peu d’entre eux avaient recherchée et que tous, sauf la Guinée avaient rejetée en 1958 ? …

Si l’on croit dès le départ au grand récit de la transition globale à long terme, de l’Empire vers l’Etat-nation, on peut aussi bien passer à côté de la question (cidessus) qui ouvre ce paragraphe. » (p,446)

        Est-ce qu’il pouvait en être autrement entre la France et ses anciennes colonies, alors que les dirigeants africains d’une partie seulement de l’ancien empire, demandaient à la France de résoudre la quadrature du cercle coloniale ?

         La France regardait ailleurs, de Gaulle y compris.

         Est-ce qu’il existait un autre choix, ou les jeux étaient-ils déjà faits depuis longtemps ?

Nous verrons ce qu’il convient de penser de ce type de thèse dans l’exercice de lecture critique que nous publierons après l’été 2015, mais nous proposerons avant juillet une première réaction d’écriture sur l’article tout à fait élogieux qu’a publiée sur ce livre Catherine Simon dans le journal Le Monde des 25 et 26    décembre 2014.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Le livre « Les empires coloniaux » Chapitre 9 « Conflits, réformes et décolonisation » de Frederick Cooper

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 6

 Suite et fin

Chapitre 9

« Conflits, réformes et décolonisation »

La situation impériale mise en cause

Frederick Cooper

Avant-propos

            Au risque de la redite, l’objet de ce chapitre est très ambitieux, et pour avoir publié sur ce blog une longue étude du contenu du livre de l’auteur « Le colonialisme en question », ma surprise a été grande de ne pas voir le même auteur  reprendre ses analyses centrées sur les concepts d’identité, de modernité, de globalisation, et de ne pas rappeler sa mise en garde centrale en ce qui concerne la dialectique permanente qu’introduit le couple de la politique et de l’histoire.

            D’après l’auteur, et si j’ai bien compris une analyse complexe, l’histoire du colonialisme s’inscrivait dans celle historiquement, beaucoup plus large et plus longue des empires, et il faisait donc le constat que les empires avaient toujours existé et qu’ils avaient disparu, ce qui est beaucoup moins sûr. (p,273)

            Comme je l’ai indiqué dans ma lecture critique, l’historien appâtait le lecteur en avançant l’existence de concepts d’analyse novateurs, tels que « limitations », « connexions à grande distance », « trajectoires », « niches », « leviers de transformation », sans leur donner un véritable contenu historique.

            Un simple exemple : le Sahara fut un lieu de « connexions  à grande distance », mais il parait difficile d’appeler en témoignage historique cette situation de longue durée, sans évaluer son importance par rapport aux courants d’échanges maritimes qui existaient aux mêmes moments le long des côtes africaines.

            Dernière remarque au sujet de ce livre, est-ce qu’une historiographie abondante, et avant tout anglo-saxonne, illustrée par une étude de cas de la période moderne, le syndicalisme  sénégalais, centré sur celui des chemins de fer,  au cours des années postérieures à l’année 1940, est susceptible de fournir un point d’appui historique suffisant pour proposer une interprétation encyclopédique du phénomène impérial ?

            Dans le même type de perspective analytique et synthétique, le chapitre 9 a donc un objectif ambitieux, au risque de diluer les réalités coloniales ou impériales, c’est-à-dire toujours les situations coloniales et les moments coloniaux, dans des généralisations qui couvrent deux siècles et la planète tout entière.

           Le texte de l’avant-propos situe clairement les enjeux du débat, tout en énonçant des constats que certains considéreront comme des lieux communs :

         « …  S’il est difficile d’analyser la nature contestée du régime colonial, c’est à cause de notre tendance à écrire l’histoire à partir du temps présent, c’est-à-dire depuis le monde d’Etats-nations indépendants apparu dans les années 1960… (p,377)»

               Une formulation qui surprend un peu : l’histoire en général a toujours dû faire face à la tentation de l’anachronisme, très répandu, quelles que soient les époques, et toujours dénoncé.

               Le choix du titre du livre « Le colonialisme en question » s’inscrit d’ailleurs tout à fait dans ce type d’ambiguïté, car le terme même n’a été entendu ou lu dans le sens de l’auteur qu’à l’époque moderne, après la première guerre mondiale, et dans certains milieux socialistes.

            Les Etats-nations ? L’observation relative au monde des Etats-nations demanderait à être explicitée, étant donné que ce sont précisément quelques Etats-nations, dont la nature pourrait d’ailleurs être discutée, la France, le Royaume Uni (un Etat-nation ?), l’Allemagne (enfantée par la Prusse ?), l’Italie (née de l’Unité Italienne), le Japon (impérial), la Russie (impériale, puis révolutionnaire)… qui ont donné naissance à des empires coloniaux.

           Le contenu et la réalité historique des soi-disant Etats-nations mériteraient donc plus d’un commentaire.

           Est-ce que le concept d’Etat-nation est un concept d’analyse historique appropriée dans le cas de l’Afrique noire ?

       Est-ce que, d’une façon générale, beaucoup des colonies devenues des Etats indépendants avaient les caractéristiques d’un Etat-nation ?

            Afin d’éclairer ce type d’affirmation sur les colonies devenues des Etats-Nations, le constat que faisait Robert Cornevin dans son « Histoire du Togo » sur la situation de l’ancien mandat du Togo, devenu indépendant en 1960 :

        « Le gouvernement a encore un travail considérable à accomplir pour donner aux peuples divers vivant sur son sol une véritable conscience nationale. Chacun des peuples Akposso, Bassari, Evhé, Kabré, Moba, Ten, etc…vit encore dans son ethnie d’origine ; seuls les habitants des villes commencent à avoir une conscience nationale togolaise. » (p,399)

Alors que par comparaison aux autres colonies, le Togo avait bénéficié d’un plus grand effort d’acculturation, notamment par le biais des écoles publiques ou privées, et grâce aussi à la supervision de la SDN, puis de l’ONU.

       L’auteur note d’ailleurs que « les politiques suivies dans et contre les empires ne correspondent pas toutes au récit nationaliste. »

        » Or les Etats coloniaux ont eux-mêmes été des cibles mouvantes, où le pouvoir s’est exercé de diverses façons et qui ont été capables de s’adapter à l’évolution des circonstances. Quant aux populations colonisées, elles ont su développer tout un répertoire de résistance, de détournement. »

            Six points y sont successivement traités : 1 – Des contextes changeants ; 2 – La conquête, la résistance et l’arrangement contingent ; 3 – Les empires dans les guerres mondiales ; 4-  L’Asie du Sud et du Sud-Est après la guerre ; 5 – Du développement colonial à l’indépendance6 – La décolonisation dans l’histoire mondiale

&

          Pourquoi ne pas relever un certain nombre de phrases ou de mots qui ne paraissent pas traduire une réalité historique ?

         1-    Des contextes changeants

La phrase : « Mais que pouvaient bien penser de leur situation les populations soumises aux déclarations de ces bâtisseurs d’empires, » (p,384)

          Commentaire : un gros brin d’anachronisme incontestablement et une généralisation qui ne cadre pas avec le degré d’acculturation, en tout cas de l’Afrique noire, dont les colonies ne sont venues à l’acculturation que tardivement et partiellement, en priorité dans les villes et sur les côtes, le Sénégal étant en 1945 largement en pointe sur le sujet, pour tout un ensemble de facteurs historiques et géographiques.

       2-     La conquête, la résistance et l’arrangement contingent

      Ce chapitre a le grand mérite de montrer effectivement les limites du pouvoir colonial en mettant en valeur les arrangements contingents, c’est-à-dire la coopération, la collaboration, le rôle du truchement des autorités indigènes, des acculturés,  des évolués.

      Sur ce blog, et à l’occasion de mes publications sur le thème des sociétés coloniales, les lecteurs savent l’importance que j’ai aussi accordée à cet aspect capital du « colonialisme ».

       Dans le paragraphe ci-après :

       « Des révoltes éclatèrent dans les années 1920 et 1930 (où etlesquelles, en Indochine ?), mais, dans l’ensemble, les gouvernements coloniaux réussirent à faire rentrer le génie de la mobilisation dans la bouteille de l’administration « tribale »….(p,387)

        Une très jolie formule, mais qui rend mal compte de la variété des situations coloniales, et à cet égard, il parait difficile de comparer la situation de l’Inde à celle de l’Afrique noire, de l’Algérie, ou de l’Indochine, pour ne pas citer le cas des autres colonies anglaises.

            « La nation que les africains finiraient un jour par revendiquer, est née le plus souvent de régimes politiques, de communautés ou de réseaux sociaux qui n’existaient pas avant la conquête, mais qui reflétait l’adaptation des structures de pouvoir indigène aux réalités de l’administration et aux frontières que celle-ci avait imposées. » (p,387)

       « Les Indiens développèrent ainsi une  conception « nationale » selon laquelle certains étaient placés au cœur et d’autres en dehors, d’autres encore aux marges d’un régime politique limités dans l’espace. » (p,389)

             Notons qu’au début du vingtième siècle, l’Inde et l’Afrique noire étaient l’une par rapport à l’autre à des années lumières de modernité, et que dans les années 1960, cet écart n’avait été qu’en partie comblé.

         Pourquoi ne pas rappeler que Gandhi commença son action politique à la fin du siècle précédent ?

      « La nation que les africains finiraient par revendiquer un jour » ?

      Il conviendrait de les distinguer, car les revendications de l’Afrique noire, de ses dirigeants élus après 1945, ne portaient pas sur la nation, c’est d’ailleurs et en grande partie, ce qui ressort des analyses du livre « Français et Africains ?  Etre citoyen au temps de la décolonisation »

        Une « Conception « nationale » » aux Indes sans doute, mais pas uniquement, ou dans les colonies libérées à la suite d’une lutte armée, mais pas en Afrique noire, car les nouveaux Etats d’Afrique noire nés de l’Etat colonial ne pouvaient s’appuyer sur des nations qui n’avaient pas encore d’existence, pour autant qu’ils aient pu encore en construire une de nos jours.

      Le Mali est-il enfin une nation ?

        Enfin, un mot sur la phrase : « Du fait de la nature décentralisée du régime colonial en Afrique, il était difficile pour les militants politiques de transcender les idiomes et les réseaux locaux comme cela avait pu être fait en Inde. » (p,390)

       Commentaire : dans ses structures officielles, le régime colonial français n’était pas décentralisé, à la différence du régime colonial anglais, sauf à noter que les administrations de la brousse n’avaient pas les moyens de tout régenter, et donc faisaient appel à des truchements multiples de pouvoir.

      Les difficultés d’une « transcendance» des « idiomes » et des « réseaux locaux » étaient plus liées aux structures religieuses et ethniques multiples et diversifiées de ces peuples qu’à la « nature décentralisée du pouvoir colonial. »

     3     – Les empires dans les guerres mondiales

    La phrase : « La Seconde Guerre mondiale fut un tournant dans l’histoire du colonialisme, ce qui n’avait pas été le cas de la précédente. » (p,397)

      Commentaire : un raccourci historique, à la fois réducteur et inapproprié.

      Un, la première Guerre Mondiale, par les saignées qu’elle fit dans les nations coloniales est sans doute une des raisons du flottement ou du durcissement des politiques coloniales postérieures, outre la conséquence qu’elle eut sur une nouvelle génération de « sujets «  acculturés, les anciens tirailleurs de retour dans leur pays, dont l’influence ne fut pas du tout négligeable. Ces derniers avaient pu assister à la chute du mythe de la supériorité de l’homme blanc.

       Deux, la Seconde Guerre mondiale n’aurait pas été un « tournant » si elle n’avait pas été accompagnée de multiples autres facteurs, tels que la puissance des Etats Unis dont le discours extérieur était libérateur alors qu’à domicile, ils n’avaient toujours pas réussi à offrir l’égalité aux noirs, la nouvelle puissance de l’URSS avec la Guerre Froide (1947), et son rôle de soutien international à tous les mouvements révolutionnaires, marxistes ou non, qui s’opposaient à l’Occident colonial, l’émergence des nouvelles puissances issues de qu’on appelait le Tiers Monde, et qui s’étaient manifestées à la Conférence de Bandoeng, à l’affaiblissement des puissances coloniales appauvries par cette nouvelle guerre, etc.

      4– L’Asie du Sud et du Sud-Est après la guerre

      Une seule question, est-ce que cette analyse s’intègre bien dans l’analyse générale qui est proposée, compte tenu des problématiques comparées ?

      Ceci dit, une synthèse tout à fait intéressante.

      5 – Du développement colonial à l’indépendance

      L’analyse proposée est une fois de plus ambitieuse, car elle propose de faire une synthèse de toutes les situations coloniales rencontrées et des solutions mises en œuvre, tout en faisant un sort particulier à l’AOF, une sorte d’amorce du contenu du livre intitulé « Français et Africains ? », centré sur l’Afrique noire.

      L’auteur écrit : « Toutes ces possibilités étaient débattues en Afrique quand le gouvernement français réalisa qu’il était pris dans un piège, coincé entre la poursuite de la réforme et de l’accès à la « citoyenneté – qui était coûteuse – et un cycle de rébellions et de répressions. » (p,406)

        « Les Possibilités étaient débattues » par qui en Afrique noire ? Par une petite minorité d’évolués.

        « Le gouvernement français réalisa », un gouvernement aussi innocent que cela ? Alors que les trajectoires d’une décolonisation inévitable étaient fixées, quasiment dès l’origine ? Et que la France coloniale n’était jamais entrée dans la voie de l’assimilation, une voie impossible ?

       6 – La décolonisation dans l’histoire mondiale (p,417)

       Je vous avouerai ma perplexité en lisant certains passages de ce qui pourrait être une conclusion.

       Après avoir noté : « En 1850, les empires étaient un fait ordinaire des affaires      internationales. La plupart des peuples de l’histoire ont pratiquement toujours vécu dans des entités politiques qui n’étaient ni égalitaires ni homogènes…L’empire « colonial », en revanche, a peu à peu commencé à dévier de la norme, non parce que la conquête avait pris fin, mais parce que l’idée que  la souveraineté résidait dans le « peuple », et non plus dans un roi un empereur avait fini par prévaloir. Encore fallait-il savoir de quel « peuple » il était question, s’entendre sur sa définition »…. (p,417)

       Le « peuple » dans l’Allemagne du Kaiser, dans la Russie des Tsars, puis de la dictature du prolétariat, dans le Japon impérial… ?

      « Parmi toutes les causes pour lesquelles les peuples des empires coloniaux se sont battus – de meilleures conditions de travail, des prix alimentaires plus justes, le respect de la diversité culturelle, des retraites égales pour les anciens combattants-, la seule qu’ils ont pu obtenir, ce fut la souveraineté. Nous vivons aujourd’hui dans un monde où les empires coloniaux ont disparu, un monde d’Etats-nations juridiquement équivalents. Mais un monde aussi où il subsiste encore des différences extrêmes de richesse, de pouvoir et de respect dans et entre les nations. » (p,419)

        Je vous avouerai que ces observations me laissent très perplexe pour les quelques raisons ci-après :

         Le concept de « peuple » aurait effectivement besoin d’être défini, car l’acception que nous lui donnons ne trouvait pas de véritables correspondances dans la plupart des anciennes colonies, même en gommant artificiellement leur histoire chronologique : le « peuple » de la Côte d’Ivoire avant et après 1914, et même après 1945 ? Le « peuple » du Togo, administré par la France sur mandat de l’ONU à la date de son indépendance ? Plutôt des coalitions de pouvoirs locaux de type traditionnel dans la brousse et de type syndical ou politique, dans les territoires côtiers, ce que l’auteur appellerait des « réseaux »  de pouvoir.

         Le concept de peuple a donc une coloration tout à fait anachronique, et relative en fonction des situations coloniales et des moments coloniaux de chacune des colonies,  et ce sont les pays qui ont lutté par les armes contre leur puissance coloniale, tels que ceux d’Indochine, d’Algérie, ou du Mozambique…dont la lutte armée a forgé et conditionné la naissance d’un peuple, voire d’une nation….

     Les deux concepts de peuples et de nations mériteraient d’être chaque fois définis, dans telle situation, et dans tel moment colonial, mais de toutes les façons, et en tout cas en Afrique noire, il parait difficile de penser que le concept de nation soit un concept historique opérationnel, étant donné qu’en 1960, il ne connaissait  quasiment pas d’application.

     Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

       Demain, une courte suite de réflexion en épilogue

« Les empires coloniaux » Lecture 5 « Cultures coloniales et impériales- Emmanuelle Sibeud

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 5

Chapitre 8 « Cultures coloniales et impériales » Emmanuelle Sibeud

         Il s’agit d’un autre chapitre dont la matière est riche, mais dont la lecture soulève beaucoup de questions, je dirais presque une série infinie de questions, compte tenu de son ambition.

            Ce chapitre comprend trois parties intitulées :

           1-    De la propagande coloniale aux transactions culturelles du quotidien

           2-    Politiques culturelles et usages politiques de la culture

           3     – Voix et voies de l’acculturation

          Il n’est pas toujours facile de savoir ce qui ressort du domaine de l’analyse dans les métropoles ou du domaine des territoires coloniaux, même si un effort méritoire de clarification de l’objet d’étude est fait, compte tenu de sa complexité, du champ chronologique et géographique immense  que l’auteure a l’ambition de couvrir : la synthèse des analyses qui concernent autant de « situations coloniales » et de « moments coloniaux » est un véritable défi.

            Dans les pages que j’ai consacrées aux sociétés coloniales sur ce blog, je me suis déjà longuement expliqué sur le sujet.

           Il s’agit donc du pari qui est fait dans le plan choisi, un plan qui soulève beaucoup de questions, sinon d’objections :

           En ce qui concerne la première partie, il parait tout de même hardi de rapprocher les concepts et les réalités « relatives » des propagandes coloniales organisées dans les métropoles des effets concrets tout aussi « relatifs » de ces propagandes dans les colonies, sous les vocables « Appropriations et transactions culturelles au quotidien ».

      Le même type de question de base se pose en ce qui concerne l’intitulé et l’objet des    deux autres parties : des politiques culturelles ont- elles véritablement existé ?    

       Les métropoles s’en seraient donné les moyens ? Alors qu’elles avaient décidé, dès le départ, de laisser le soin aux colonies de financer leur propre vie nouvelle ?

      La troisième partie  semble beaucoup mieux restituer la problématique clé de l’acculturation, sans laquelle les empires n’auraient pu vivre, avec l’avantage de mieux cibler l’objet, précisément dans les empires eux-mêmes.

       Avant d’aller plus loin dans le détail du texte, et outre le problème déjà évoqué que soulève cet exercice de synthèse d’une ambition à la fois multiséculaire et planétaire, ces réflexions soulèvent deux questions de principe :

      1 – Quel est le « sens » de l’expression « Cultures coloniales et impériales » ?

         S’il s’agit de la culture définie par Herriot « ce qui reste quand on a tout oublié », comment définir le reste, et comment le mesurer ?

          S’il s’agit des cultures des mondes métropolitains et coloniaux, comment les définir, tant ils étaient à la fois innombrables et variés ?

        Quelle définition ou quelles définitions, l’auteure propose-t-elle ?

       2 –  Comment par ailleurs proposer une synthèse sans proposer de « mesure » des faits ou évolutions constatées ?

       Un seul exemple au sujet de la  « culture coloniale ou impériale », et de la propagande qui lui est associée, comment prétendre démontrer qu’il existait en France une propagande coloniale qui formatait la culture des Français sans procéder à une exploitation statistique sérieuse de la presse parisienne et provinciale de l’époque coloniale, exercice auquel, à ma connaissance, aucune école historique n’a procédé jusqu’à présent.

        Les travaux de l’équipe Blanchard sont loin d’être pertinents à ce sujet, faute de mesure sérieuse à la fois des outils et des effets de cette propagande supposée.

       J’ajouterai que la propagande anticoloniale actuelle, souvent initiée par les mêmes écoles de  chercheurs, est incontestablement plus efficace que celle qui fut difficilement à l’œuvre sous la Troisième République.

        Je renvoie le lecteur à ce sujet sur le travail de recherche et d’analyse que j’ai effectué et publié dans le livre « Supercherie coloniale »

      Sens des mots, situations coloniales et moments coloniaux, mesure des phénomènes coloniaux en métropole ou dans les territoires coloniaux, tels sont les concepts d’analyse auxquels il parait difficile d’échapper.

        Dans son introduction, l’auteur fait appel au porte-drapeau que fut, et qu’est encore, Edward Said,  dans ses analyses sur la culture et l’impérialisme, et je renvoie le lecteur vers mes propres analyses que j’ai publiées sur ce blog.

       Pour résumer ma pensée, je dirais que son interprétation brillante des évolutions historiques qu’il analyse à la lumière du couple conceptuel de la culture et de l’impérialisme parait souffrir de trois sortes de faiblesse : un champ géographique limité, une carence de la mesure des effets qu’il analyse, et enfin une sorte d’ethnocentrisme inversé qui ne dit pas son nom.

         En ce qui concerne la première partie, l’article cite au sujet du paragraphe « De la culture impériale aux « cultures d’empire » » les analyses de plusieurs auteurs, M.John M.MacKenzie, Mme Catherine Hall, M.Bernard Porter, qui mettent en doute l’existence même du sujet, mais sans rien dire sur la pertinence statistique de leurs constats.

         Dans le livre que j’ai publié sur le même sujet, il me semble avoir démontré que les thèses défendues par certains chercheurs sur l’existence d’une culture coloniale ou impériale française ne reposaient pas sur une analyse statistique sérieuse, ce que j’ai tenté de faire dans les différents domaines analysés par ces chercheurs,  la presse, les affiches, la propagande, ou le cinéma.

.        L’auteure évoque de façon un peu anecdotique les efforts qu’ont fait les « colonialistes » pour mettre en valeur les cultures locales, et créer des outils susceptibles de les sortir de l’oubli ou de les mettre en valeur, des efforts sans doute insuffisants compte tenu des moyens accordés.

       Sans vouloir alourdir le propos, comment ne pas citer à ce sujet le rôle de l’Ecole Française d’Extrême Orient fondée en 1898, de l’Académie.de Madagascar fondée en 1902, et  de l’Institut Fondamental d’Afrique noire en 1936 ?

        L’auteure conclut cette partie de l’analyse en écrivant :

     « L’hypothèse d’une colonisation des consciences donnant imparablement naissance à une culture du colonialisme doit donc être révisée : il faut non seulement employer le pluriel, mais aussi se demander comment et jusqu’à quel point les cultures nouvelles qui se formaient dans le cadre des empires étaient des cultures d’empire. Ce qui invite à examiner de plus près les politiques culturelles déployées par les pouvoirs coloniaux et leurs résultats. » (page 350)

       J’ai envie de dire à ce sujet qu’une telle hypothèse souffrait d’au moins trois défauts : idéologique en premier lieu, coupée des réalités coloniales en deuxième lieu, et ethnocentrique en troisième lieu… comme si les puissances coloniales avaient disposé de ministères de la culture, ou même de la propagande !

       Des appareils de propagande comparables à ceux des régimes soviétique, nazi, ou fasciste, à des époques comparables ?

       Comme je l’ai montré dans mes analyses, la propagande coloniale de la Troisième République avait à la fois un caractère artisanal et épisodique.

     « Des politiques de la différence » (p,351) sûrement, mais elles s’inscrivaient dans des dimensions qui n’étaient pas obligatoirement culturelles,  sauf à dire que le formatage était avant tout celui du droit, ou de l’urbanisation.

         Quant au « Culturalisme et invention coloniale des traditions » (p,354), il s’agit d’un raccourci qui ne me parait pas traduire les réalités coloniales et les chercheurs actuels devraient se féliciter d’avoir à leur disposition, comme je l’ai déjà noté précédemment, dans toute l’Afrique de tradition orale, les traditions qui ont pu être transcrites par écrit, recueillies souvent par des ethnologues « amateurs » ou rares, et que les mêmes chercheurs peuvent aujourd’hui confronter à celles transmises par les griots, si elles existent encore.

       L’auteure reconnait toutefois que : «  Instrument cardinal de ce culturalisme (colonial) », « L’invention de la tradition » s’avérait un exercice particulièrement délicat en situation coloniale. »,  en raisonnant sur un autre type de tradition que l’histoire culturelle.

       Plus haut, l’auteure écrit : « L’ethnologie culturelle était en somme, la science organique du colonialisme, même si en pratique, les ethnologues s’avéraient des adjoints contestataires et souvent écartés sans ménagement. » (p,355)

         Je souhaite que dans un prochain livre l’auteure nous fasse un petit résumé de l’histoire de l’ethnologie coloniale dans ses différentes phases, avant 1914, avant 1939, et à l’époque dite moderne, et qu’elle nous dise les noms et dates de ces « adjoints contestataires ».

      La troisième partie « Voix et voies de l’acculturation » est sans doute la plus intéressante, même s’il est possible de s’interroger sur les critères qui sont proposés pour caractériser les « situations coloniales » de l’acculturation au quotidien.

        Quelques exemples : « Les clubs ou les cercles racialement et socialement exclusifs devenaient les hauts lieux d’une sociabilité ostensiblement ségrégative dans les sociétés coloniales, puis à la faveur de la Première guerre mondiale, dans les métropoles. » (p,363)

       « Ostensiblement ségrégative » pour quel public, les populations de la brousse ou les « évolués » ou « acculturés » des centres urbains ? Avec un bémol entre le ségrégatif anglais et  le ségrégatif français?

       Comment expliquer que jusqu’au retour de la colonie de Hong Kong à la Chine, à la fin du vingtième siècle, une ségrégation stricte régnait encore dans les clubs anglais ?

      L’auteure note que « Senghor et Césaire incarnaient l’acculturation telle que la concevaient les autorités coloniales françaises » (p, 365), mais il est évident que ce type d’acculturation ne touchait qu’un petite partie de la population, et l’observation qui est faite sur la faible scolarisation réalisée, renvoie aux limites financières qui, dès le départ, avaient été fixées par les métropoles : financez-vous vous-mêmes !

       Plus de cinquante ans après la décolonisation, le même type de critique pourrait sans doute être faite aux autorités politiques de la plupart des anciennes colonies sur les taux de scolarisation réalisés dans leur pays.

         Quant au travail des missions « chrétiennes », il faut le souligner, dont l’objectif était de « coloniser les consciences », reconnaissons qu’elles avaient fort à faire, en tout cas en Afrique, face aux deux défis de l’Islam conquérant et de croyances animistes et fétichistes puissantes.

         Pourquoi ne pas écrire aussi que dans les « connexions » qui ont la faveur de Frédérick Cooper, il aurait été intéressant qu’il développe le sujet, car les connexions religieuses jouèrent un rôle important dans les sociétés coloniales, de même que dans les administrations coloniales, la franc-maçonnerie.

       Certains observateurs relèveraient sans doute qu’au-delà de l’héritage de la langue et de la structure étatique, le troisième héritage concernerait en effet la religion.

Il est tout de même difficile de mettre sur le même plan des observations faites dans des pays différents et à des dates aussi très différentes, telles que celles citées dans les pages 372, 373, et 374 : la Gold-Coast en 1912 (p,372), l’Inde en 1927 (p,373), et l’Indonésie en 1953 (p,374).

       Le texte de « Conclusion : des empires invisibles » (p,374) signe à mes yeux une sorte d’échec relatif d’une analyse et d’une synthèse dont les objectifs étaient très ambitieux.

         Invisibilité de l’empire anglais ?

       « L’hypothèse d’une invisibilité relative des empires sur le plan culturel a néanmoins la grande vertu de rompre avec la fausse symétrie suggérée par le titre de  ce chapitre. »…

      « Raisonner en termes de cultures impériales relève, avant tout, de l’illusion rétrospective ? »

      Ce qui veut dire, si je comprends bien le français une histoire anachronique, pour ne pas dire quelquefois idéologique, ou historiographique, ou sophiste, ou pour ne pas dire subtilement ethnocentrique, contrairement aux discours affichés par certains chercheurs.

Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés

Empire colonial anglais et Empire colonial français: 2ème Partie

© 2014 J-P. RENAUD. Tous droits réservés.  

Empire colonial anglais et Empire colonial français (19 et 20ème siècles)

La première partie a été publiée le 21/01/2014

Deuxième Partie :

A Londres ou à Paris, des stratégies et des politiques impériales semblables ou différentes ?

A – Une esquisse de comparaison générale

            A lire un petit livre publié en 1945, paré de belles illustrations en couleur, d’un auteur peu connu, Noel Sabine, intitulé » « L’Empire colonial britannique», mais sans prétention historique, et à confronter sa description rapide à celle qu’un historien confirmé, Kwasi Kwarteng, dans le livre « Ghosts of Empire», livre qui a fait l’objet d’une lecture critique sur ce blog, et sur le contenu duquel nous nous appuierons pour étayer certaines de nos réflexions, l’analyste pourrait facilement conclure que la constitution de l’Empire britannique fut le fruit d’un pur hasard, servie par une poignée d’hommes distribués sur la planète, et concourant chacun, de leur côté,  à l’édification d’un empire, presque sans le savoir.

             Un « hasard » qui se serait tout de même étendu sur plus d’un siècle ?

            La création de cet empire planétaire et puissant pourrait effectivement servir à illustrer une des théories de stratégie asiatique, connue sous le nom du taoïsme, avec le cours des choses.

Le cours des choses

         Toute stratégie doit donc pouvoir discerner le vrai cours des choses et s’y adapter pour contrôler si possible la marche des événements.

         Personnellement, je pense que ce type d’analyse stratégique rend assez bien compte de la marche passée du monde et des séquences de dominations historiques qui l’ont marqué, soit parce qu’une doctrine religieuse s’imposait, ou une civilisation supérieure, ou encore, une puissance militaire dotée d’armes nouvelles ou disposant de chefs de guerre exceptionnels.

        Dans le cas présent, ma faveur va à l’explication analysée par l’historien Headrick dans son livre « The tools of Empire », car c’est l’explosion des technologies nouvelles, quinine, vapeur, câble, télégraphe, armes à tir rapide…qui a donné aux puissances européennes les outils, c’est-à-dire les armes de la puissance coloniale, d’une puissance coloniale qui n’a pas exercé très longtemps son pouvoir, ce qu’on feint d’ignorer, dans le cas général, entre soixante et quatre- vingt années.

        Une sorte de cours des choses technologique que le génie britannique, la disposition anglaise pour « the money », le business, toujours le business, a su canaliser, tirer profit, inscrire dans un code de nouvelle puissance coloniale.

        En comparaison, la création de l’Empire français serait la reproduction imparfaite d’un modèle politique et administratif de type centralisé, d’une philosophie abstraite de rêve égalitaire, d’un cours des choses standardisé.

          Nous verrons donc que l’Empire britannique n’est pas uniquement le fruit du hasard, même si un auteur comme Noel Sabine en dresse ce portrait.

       «  C’est l’aboutissement, non pas de projets longuement mûris, mais d’une évolution progressive et presque fortuite. » (p,7)

        En ce qui concerne les habitants du Royaume Uni : « Il est curieux qu’à aucune époque on ne constate chez eux une impulsion dynamique gagnant les couches profondes de la nation et les poussent à fonder un empire » (p,7)

      « De même que la création de l’empire britannique –  si toutefois il est permis d’appeler création un processus qui s’est accompli au petit bonheur – est l’œuvre d’hommes relativement peu nombreux, de même les problèmes qui en découlent n’ont jamais intéressé qu’un petit nombre de personnes, laissant indifférente la masse de la population des Iles Britanniques. » (p,8)

      L’auteur décrit bien la philosophie de cet impérialisme fondé sur deux principes directeurs, en oubliant peut-être le troisième, le principe capital sans doute, le « business », les affaires, c’est-à-dire «money », sur lequel nous reviendrons plus loin :

     1) laisser à celui qui est sur place toute latitude pour mettre en œuvre la politique dont les grandes lignes lui ont été simplement indiquées,

    2) éviter de substituer des institutions nouvelles aux anciennes, mais plutôt adapter celles qui existent  aux besoins modernes.

     Le même auteur relève qu’il est « difficile de distinguer un fil conducteur suivant et définissant nettement ce qui constitue la politique coloniale … Il est peut-être trompeur de parler de « politique coloniale », comme s’il était possible de suivre une seule et même ligne de conduite à l’égard de populations, de conditions et de problèmes aussi variés que ceux de l’empire colonial britannique ; par politique coloniale, j’entends plutôt des principes et une certaine manière de voir qui ont progressivement évolué, et au moyen desquels le Gouvernement britannique s’attaque aujourd’hui à l’étude des problèmes coloniaux. »(p,28,29)»

       A la différence de Paris, Londres n’a jamais cherché à tout réglementer, mais le gouvernement britannique eut très tôt à sa disposition un instrument gouvernemental capable de suivre les affaires coloniales, celles tout d’abord des plantations, puis de l’empire lui-même, avec la création du Colonial Office, en 1835.

     La France ne disposa d’un instrument politique du même genre, le ministère des Colonies, qu’en 1894, une administration qui eut d’ailleurs beaucoup de mal à exister politiquement, à avoir du poids au sein des gouvernements.

Jusque-là, et en ce qui concerne l’Afrique et l’Asie, le domaine colonial fut l’affaire de la Marine et des amiraux.

       Tout au long de la première moitié du dix-neuvième siècle, la Grande Bretagne mit en œuvre une politique impériale fondée tout d’abord sur la lutte contre le trafic d’esclaves et en faveur du free trade, et elle s’appuyait au fur et à mesure du temps, sur de nouvelles conquêtes territoriales, en ne perdant jamais de vue le distinguo fondamental entre les colonies de peuplement blanc, devenues les dominions, et les autres colonies.

       En ce qui concerne ces dernières, Londres faisait toujours valoir deux préoccupations, d’abord le business, avec le moins d’implication politique locale.

         Quelques-unes des citations que nous avons reprises dans la lecture critique du livre de M.Kwasi Kwarteng       « The Ghosts » méritent d’être rappelées, car elles fixent clairement les objectifs de l’impérialisme anglais.

Sir Charles Napier, qui fut peu de temps Gouverneur Général des Indes, déclarait dans les années 1872 :

« in conquering India, the object of all cruelties was money » (The Ghosts, page 96)

       M.Kwasi Karteng notait à ce sujet:

« This was cynical, but then was a large element of the truth in the claim. »

      Le même historien notait par ailleurs, en ce qui concerne l’Afrique :

      “The colonial mission in Africa according to the Prime Minister, was about of money and commerce

      Lord Salisbury, Premier Ministre déclarait en effet, en 1897:

« The objects we have in our view are strictly business object » (The Ghosts, page 278)

    Dans le livre « Ghosts of Empire », l’auteur, Kwasi Kwarteng, défend ce type d’interprétation, comme nous l’avons noté dans l’analyse de lecture que nous avons publiée sur ce blog.

     Sa démonstration est notamment fondée sur les portraits très fouillés qu’il a proposés pour un certain nombre de grands acteurs de l’Empire britannique, des acteurs recrutés dans la même classe sociale et fiers de leur modèle de société, qu’ils estimaient supérieur à tous les autres.

    « The individual temper, character and interests of the people in charge determined policy almost entirely throughout the British Empire. There simply no master plan. There were different moods, different styles of government. Individuals had different interest; even when powerful characters, sitting in White Hall, were trying to shape events of empire. More often than not, there was very little central direction from London. The nature of parliamentary government ensured that ministries came and went; policies shifted and changed, often thanks to the verdict of the ballot box, or even because of a minor Cabinet reshuffle.” (Ghosts of Empire, p,160)

      En examinant sur la longue durée historique, les différents éléments de la politique impériale anglaise en action et en résultats, nous constatons qu’il en existait tout de même bien une, dont les traits étaient très différents de ceux de la française, pour autant qu’il y en ait eu une.

     Pour emprunter une expression d’Adam Smith, le grand théoricien du libéralisme, il serait tentant de dire que l’empire britannique a été le fruit d’une «  main invisible »,  celle de l’économiste Adam Smith, celle de la liberté des échanges, mais au service d’une puissance économique et militaire, et d’une marine qui n’avaient pas d’équivalent au monde tout au long du dix-neuvième siècle, et donc du business, son objectif premier.

      Dans un tel contexte, et avec cet état d’esprit, « nous sommes les meilleurs », nul besoin de trop définir une politique coloniale, de vouloir promouvoir tel ou tel modèle d’administration coloniale, et la grande réussite de l’empire anglais fut de le construire à la fois systématiquement et au coup par coup.

      Même au cours de la période de  l’impérialisme anglais la plus tonitruante, à la fin du dix-neuvième siècle, alors que l’opinion publique semblait partager les ambitions coloniales de ses dirigeants, en rivalisant avec les autres puissances européennes pour se partager l’Afrique, Londres ne perdait pas le nord, ou plus exactement le sud, avec la poursuite de ses objectifs stratégiques de long terme, différents selon qu’il s’agissait de colonies de peuplement ou de colonies d’exploitation, ce que nous avons déjà souligné, et le contrôle de ses voies de communication sur toute la chaine stratégique de Londres vers l’Asie, par Gibraltar, Malte, Suez, Le Cap, Ceylan, Singapour et Hong Kong.

      La conquête des territoires d’Afrique tropicale qui n’étaient pas destinés à un peuplement d’immigration a conduit la Grande Bretagne à formaliser sa politique, notamment avec la doctrine de l’indirect rule que Lugard mit en œuvre au Nigéria, mais cette doctrine n’était pas nouvelle, car elle avait déjà été largement mise en œuvre dans l’Empire des Indes.

      Elle connut un certain succès vraisemblablement grâce à l’écho médiatique que l’épouse de Lugard, une femme de presse renommée, lui donna.

      Que l’on parle de « dual mandate » ou d’« indirect rule », la conception était la même, sauf à comprendre qu’il y avait deux niveaux de commandement superposé, l’indigène, et l’anglais, ce dernier étant voué à l’accession du territoire administré à la modernité, aux échanges du commerce au moins autant qu’à la « civilisation ».

      Une fois les deux empires coloniaux constitués, les deux métropoles pilotèrent deux systèmes de gestion très différents, mais elles avaient fixé la même ligne rouge à ne pas franchir, c’est-à-dire le principe du « financial self-suffering », pour les Anglais, et la loi du 3 avril 1900, pour les Français, c’est-à-dire l’autosuffisance financière imposée aux nouveaux territoires sous domination.

      Compte tenu de l’inégalité importante qui existait entre les ressources des territoires qui composaient les deux empires, et sur le fondement de ce principe, la France rencontra beaucoup plus de difficultés pour développer ses  colonies que la Grande Bretagne.

     L’empire anglais était constitué d’un ensemble de solutions disparates allant de la colonie administrée, c’est-à-dire l’exception, au territoire impérial que la métropole laissait gérer par les autorités locales, l’Inde représentant la quintessence de la mosaïque des solutions coloniales anglaises.

     L’historien Grimal le décrivait de la sorte :

    « La doctrine du gouvernement en cette matière, c’était de ne pas en avoir et de procéder empiriquement selon les lieux et les circonstances : de là l’extrême variété des systèmes administratifs utilisés et les dénominations multiples des territoires placés sous l’autorité britannique. Cette disparité apparente comportait néanmoins quelques principes communs : chaque territoire constituait une entité, ayant sa personnalité propre et un gouvernement responsable de ses affaires et de son budget : l’autorité appartenait à un gouverneur, assisté de Conseils consultatifs, formés essentiellement de fonctionnaires. «  (page 212)

       A l’inverse, l’Empire français était organisé sur le même modèle administratif  de la tradition centralisée de l’Etat napoléonien, l’élément d’organisation de base étant la colonie, avec un gouverneur, ou le groupement de colonies (AOF, AEF, Indochine), avec un gouverneur général exerçant tous les pouvoirs.

      La forme institutionnelle du pouvoir que la France donna à l’Indochine et à Madagascar est tout à fait symbolique de la conception qui présidait alors à l’organisation du pouvoir colonial.

     En Indochine, la puissance coloniale avait la possibilité de mettre en pratique une sorte d’indirect rule à l’anglaise, mais très rapidement, les résidents et gouverneurs se substituèrent aux représentants de l’Empereur d’Annam, alors que leur administration mandarinale était déjà très développée.

     A Madagascar, Gallieni eut tôt fait de mettre au pas la monarchie hova et de décréter l’instauration d’un régime colonial de marque républicaine.

      Il existait alors au moins un point commun entre les Anglais et les Français : les acteurs de terrain bénéficiaient d’une très large délégation de pouvoirs, dans un cadre républicain apparent beaucoup plus que réel pour les Français, et dans un cadre d’esprit monarchique et libéral pour les Anglais.

     Modèle soi-disant égalitaire de l’administration coloniale française contre modèle des classes aristocratiques supérieures, celui qu’incarnaient les administrateurs coloniaux britanniques, mais comme le remarquait M.M’Bokolo dans son livre « L’Afrique au XXème siècle », sur le terrain concret les différences entre les deux styles d’administration coloniale étaient beaucoup moins marquées :

    « Ainsi sont devenues classiques les distinctions entre l’assimilation et l’administration directe sous la version française ou portugaise et l’administration indirecte (indirect rule) chère aux Britanniques. En fait, compte tenu de l’immensité et de la diversité des empires coloniaux, les puissances de tutelle se trouvèrent en face de situations identiques et adoptèrent des solutions pratiques très proches : démantèlement des monarchies et des grandes chefferies, sauf là où, comme au Maroc, en Tunisie, au Bouganda, en Ashanti (Gold Coast), à Zanzibar, etc…, des accords de protectorat avaient été conclus, maintien, voire création, de petites chefferies, utiles courroies de transmission dans des territoires où le personnel européen était souvent peu nombreux ; ségrégation de fait entre les communautés indigènes et les Européens. Partout, prédominaient des méthodes autoritaires, teintées ici et là de paternalisme. En dehors des lointains ministères, souvent peu au courant des réalités locales, et de la bureaucratie centrale des gouvernements généraux, le pouvoir sur le terrain appartenait à l’administrateur européen, véritable « roi de la brousse », ayant son mot à dire sur tout et un pouvoir de décision dans les questions administratives, mais aussi en matière de justice, de police, et sur des problèmes plus techniques, touchant par exemple à la voirie, l’instruction et à la santé…) (page 42) »

      La différence capitale se situait dans la conception même du rôle de la puissance coloniale, l’anglaise n’ayant jamais envisagé une évolution politique et citoyenne au sein du Royaume Uni, la française promettant, complètement coupée des réalités coloniales, de conduire les indigènes à une égalité des droits au sein des institutions françaises.

B – Les différences impériales les plus marquantes

     L’analyse qui précède montre déjà, qu’au-delà de la dichotomie qui existait dans l’empire britannique entre les colonies de peuplement et les colonies d’exploitation, les deux empires ne partageaient pas les mêmes caractéristiques, historiques, géographiques, ou économiques.

     La Grande Bretagne s’était taillé la part du lion dans les possessions dont les atouts économiques étaient les plus grands, et déjà notoires, avec la place capitale de l’Inde dans le dispositif colonial, et le contrôle stratégique des voies de communication vers l’Asie qu’elle s’était assuré.

     Ces deux seuls éléments constitutifs de l’Empire britannique, l’Empire des Indes et la voie impériale vers l’Asie, suffiraient à eux seuls à exclure toute comparaison pertinente entre les deux Empires.

Les éléments les moins dissemblables des deux empires étaient situés en Afrique tropicale, mais comme le soulignait l’historien Grimal, en dépit de la réserve que la puissance gouvernementale anglaise s’était fixé :

     « Celle-ci fut progressivement contrainte à dépasser la limite qu’elle s’était fixée : le refus de toute implication politique » (page 128)

    Une certaine confusion existait dans les buts poursuivis par les deux puissances, mais il a toujours été clair que la politique anglaise poursuivait inlassablement son ambition du tout pour le business, alors que dans les motivations françaises, les préoccupations de conquête des marchés avaient beaucoup de mal à s’imposer face à celles de la puissance, ou du rayonnement supposé de sa civilisation qu’elle estimait être la meilleure, pour ne pas dire supérieure.

     Je dirais volontiers que la France avait l’ambition de projeter son modèle de civilisation supposée sur le terrain, ses « valeurs » qu’elle estimait universelles, tirées de la Déclaration des Droits de l’Homme, alors que la Grande Bretagne, sûre qu’elle incarnait un modèle de civilisation supérieure, ne faisait qu’escompter qu’on l’imiterait, le transposerait.

     D’une autre façon, la distinction entre les deux types d’institutions coloniales  recouvrait celle plus banale entre l’esprit « juridique » français, et l’esprit « pragmatique » anglais.

     Les deux puissances avaient pris au moins la même précaution, celle de ne pas prendre en compte sur les budgets des métropoles le financement du développement de leurs colonies, principe du « financial self suffering » chez les Anglais et loi du 3 avril 1900, chez les Français.

     La profusion des taches de couleur coloniale anglaise ou française sur la planisphère pouvait faire illusion, mais elles ne couvraient pas le même type de « marchandise » coloniale.

     L’empire anglais était un véritable patchwork institutionnel, un ensemble inextricable de solutions adaptées à chaque « situation coloniale », une architecture du cas par cas, une gestion directe à titre exceptionnel telle qu’en Birmanie ou à Hong Kong, mais le plus souvent une gestion indirecte laissant exercer le pouvoir par autant de sortes d’’institutions de pouvoir local qui pouvaient exister dans l’empire.

     Dans l’Empire des Indes, la puissance coloniale s’était réservée la charge de l’ordre public et des relations internationales, mais laissait tel rajah ou tel maradjah gouverner son royaume à sa guise, sauf quand il mettait en danger la paix britannique.

       Londres y pratiquait ce que l’historien appelait « le despotisme bienveillant de l’Inde » (p,220)

Donc rien à voir avec le modèle des institutions coloniales françaises où, comme au temps de Napoléon, les gouverneurs devaient marcher du même pas et mettre en œuvre le même modèle applicable à toutes les « situations coloniales », quelles qu’elles soient, alors qu’elles étaient évidemment très différentes.

Patchwork des institutions coloniales anglaises, certainement, mais dans  la deuxième « main invisible » anglaise, celle des hommes qui administraient les colonies, et le livre de M.Kwasi Karteng en confirme le rôle et l’importance.

      Une main invisible qui mettait en musique celle du fondateur de l’école libérale, Adam Smith.

     Résidents ou administrateurs, tous issus de la même classe sociale, c’est à dire sur le même moule, ils incarnaient le respect de la monarchie, et par-dessus tout, ils estimaient qu’en toute circonstance :

    1) ils étaient les meilleurs,

    2) et que leur modèle économique et social était également le meilleur.

C- Ressemblances et dissemblances coloniales ?

         Dans le livre que j’ai consacré à l’analyse de ce que l’on appelait « le fait accompli colonial » à l’occasion des grandes conquêtes coloniales de la France, en Afrique, au Tonkin et à Madagascar (« Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large », et dans l’introduction, figurait à la page 12 la reproduction d’une page de caricatures en couleur de la revue satirique allemande Simplicissimus de l’année 1904 :

      en haut « Comme ça, la colonisation allemande » avec un alignement de girafes sous la menace d’un crocodile tenu en laisse par un soldat allemand,

     au milieu « Comme ça, la colonisation anglaise », un soldat anglais qui passe un noir sous le rouleau d’une machine d’imprimerie pour fabriquer de l’argent,

      et en bas deux caricatures : à gauche, « Comme ça, la française » avec un soldat qui tire le nez à un noir, et en arrière- plan, un soldat  blanc et une noire qui se frottent le nez – à droite « Comme ça, la colonisation belge » avec un soldat belge qui fait rôtir un noir à la broche pour son diner.

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  Une contribution allemande à l’écriture de l’histoire coloniale: Simplicissimus 1904 ( © 2014 J-P. RENAUD. Tous droits réservés.)

      Ces clichés très caricaturaux ont toutefois le mérite de situer l’état d’esprit général des colonisateurs de l’époque de la conquête, mais il est nécessaire naturellement d’approfondir la comparaison franco-britannique.

     S’il était possible de résumer l’analyse qui précède, les traits les plus caractéristiques pourraient en être les suivants :

–       Une histoire coloniale anglaise beaucoup mieux enracinée en métropole et outre-mer que l’histoire coloniale française.

–       Un empire anglais qui fut le fruit d’un plus grand nombre d’opérations de conquête militaire que l’empire français, et beaucoup plus puissantes aussi.

–       Un patchwork institutionnel chez les Anglais, créé au coup par coup, face au système uniforme des Français.

–       Une politique de gestion indirecte dans l’empire britannique au lieu d’une gestion politique en prise directe dans l’empire français, mais avec beaucoup de nuances sur le terrain, compte tenu du rapport existant entre les superficies coloniales et l’effectif des administrateurs coloniaux.

–       Un empire français manquant de solidité face à un empire britannique puissant au sein duquel prédominaient les Indes et la voie impériale vers l’Asie.

–       Un empire anglais à double face, avec d’un côté les colonies de peuplement blanc dans les pays à climat tempéré, et de l’autre côté, les colonies de peuplement de couleur dans les pays à climat tropical,  alors que l’empire français, mis à part le cas de l’Algérie, était uniformément un empire de couleur et de climat tropical.

–       Une décolonisation anglaise au moins aussi difficile que la française, et beaucoup plus violente dans les anciennes colonies de peuplement, telles que l’Afrique du Sud, le Kenya, ou la Rhodésie. La seule comparaison, mais plus limitée géographiquement, étant celle de l’Algérie.

–       La relative réussite d’une communauté internationale née de l’empire anglais, le Commonwealth, sans comparaison avec ce que fut la tentative d’Union ou de Communauté française, mais qui bénéficia dès le départ d’un atout clé, celui de la communauté de langues et de mœurs des anciennes colonies de peuplement blanc.

Il nous faut à présent tenter de procéder à une comparaison des types de relations humaines, et c’est naturellement une gageure, qui pouvaient exister entre les anglais ou les français et les indigènes dans les deux empires, et des philosophies politiques qui inspiraient ou non l’évolution de leurs politiques coloniales.

D – Racisme, discrimination,  ségrégation, citoyenneté, démocratie ?

       Dans ce domaine des mots et de leurs sens, il n’est pas inutile de rappeler que les mots « racisme » ou « raciste » ont fait l’objet de définitions différentes et relatives au fur et à mesure du temps.

        En 1932, année on ne peut plus coloniale aux dires de certains chercheurs, voir «  la grande Exposition Coloniale de 1931 », Le Larousse en six volumes ne proposait pas de définition du mot racisme et renvoyait à ce sujet au mot raciste dans les termes ci-après :

      « Raciste, nom donné aux nationaux socialistes allemands qui prétendent représenter  la pure race allemande, en excluant les juifs, etc… »

       De nos jours, le Petit Robert (édition 1973) est plus prolixe :

      Racisme : « Théorie de la hiérarchie des races qui conclut à la nécessité de préserver la race dite supérieure de tout croisement, et à son droit de dominer les autres »

     Raciste : « Personne qui soutient le racisme, dont la conduite est imprégnée de racisme. »

     Incontestablement, la colonisation a longtemps exprimé une forme de racisme, mais pas toujours dans le sens moderne que l’on donne au mot, mais qui trouvait en partie son origine, et à cette époque, dans une théorie soi-disant scientifique qui classait les supposées cinq races du monde en classes supérieures et en classes inférieures.

    Les propos de Jules Ferry, Président du Conseil, distinguant les races supérieures et les races inférieures auxquelles il convenait d’apporter la civilisation, propos dénoncés par Clemenceau, citant entre autres les civilisations d’Asie, témoignent bien de l’état d’esprit qui imprégnait alors une partie de l’élite politique française, mais il serait possible de rappeler, en ce qui concerne Clemenceau, que les Chinois qualifiaient de leurs côtés les nez longs de « barbares », et que dans beaucoup de régions du globe le même type de discrimination raciale existait aussi.

       « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » ?

      Et pourquoi ne pas mettre l’héritage du Siècle des Lumières dans l’acte d’accusation ?

     Il s’agit donc d’un sujet qu’il nous faut aborder avec beaucoup de précautions afin de tenter de situer les différences d’appréciation et de comportement entre Anglais et Français

     Rappelons tout d’abord qu’à l’occasion des premiers contacts, les premiers échanges entre peuples différents faisaient apparaître un tel écart entre modes de vie, coutumes, et croyances,  entre les sociétés ayant déjà accédé à la modernité, celles du colonisateur, et celles l’ignorant complètement, qu’il était sans doute difficile pour un blanc de ne pas se considérer comme un être supérieur, ou tout au moins comme membre d’une société supérieure.

      Précaution et prudence parce que souvent cette appréciation de la relation avec l’autre, une relation de type non « raciste » dépendait tout autant de l’explorateur, officier, ou administrateur blanc, qu’il s’agisse de Duveyrier chez les Touareg, ou de Philastre en Indochine, pour ne pas revenir sur les propos de Clemenceau à la Chambre des Députés, en réfutation de ceux de Jules Ferry.

      Il convient toutefois de noter que dans l’histoire des sociétés du monde et de la même époque, entrées ou non dans la modernité, ou en voie d’y entrer, colonisées ou non, il n’était pas rare de voir des peuples se considérer aussi comme disposant d’un statut social supérieur, en Europe, avec les Romains ou les Germains, en Asie, ou en Afrique, sur les rives du Gange, du Zambèze, du Niger, ou de la Betsiboka.

     Toujours est-il que les coloniaux anglais ont toujours considéré qu’ils faisaient partie d’une « race » supérieure et qu’ils se gardèrent bien de faire miroiter aux yeux de leurs administrés la perspective d’une égalité politique, comme l’ont fait les coloniaux français.

      Chez les Britanniques, ce comportement des résidents coloniaux était d’autant plus naturel qu’ils étaient issus de l’aristocratie anglaise.

        L’historien indien K.M.Panikkar le relevait dans son livre « Asia and Western Dominance » :

      «  La supériorité raciale fut un dogme officiel de la colonisation anglaise jusqu’à la première guerre mondiale » (page 143)

          Le même historien retrouvait ce racisme chez les Français en Indochine qui, selon ses mots, auraient imité les Britanniques et caractérisait l’attitude anglaise en citant une phrase de Kitchener :

        «  Ce racisme lucide et délibéré se retrouvait dans tous les domaines. ».

      Si le racisme a existé dans les colonies françaises, et il a effectivement existé, les deux qualificatifs de « lucide » et de « délibéré », seraient inappropriés.

      La devise anglaise aurait pu être, chacun chez soi, et la paix civile sera toujours assurée grâce à la bonne intelligence des autorités indigènes locales, alors que la devise française était celle d’une égalité annoncée, mais fictive jusqu’au milieu du vingtième siècle.

       Dans l’empire anglais, existait le système du «  colour bar » poussé à l’extrême en Afrique du Sud ou en Rhodésie, les clubs réservés aux anglais, un habitat colonial anglais soigneusement étudié pour que chacune des communautés soit chez elle.

      Dans les quatre composantes coloniales de l’Afrique du Sud, le système du « Colour Bar », c’est-à-dire la discrimination des noirs et la séparation stricte entre blancs et noirs, avait été généralisé en 1926, dans une Afrique du Sud à laquelle le Royaume Uni avait accordé un statut de dominion depuis 1910 !

        Lors de son passage à Johannesburg, en 1931, le géographe Weulersse relevait que dans les mines d’or il y avait 21 000 ouvriers blancs en regard de 200 000 Noirs et qu’

       « Une telle masse de main d’œuvre à vil prix était une menace constante pour les travailleurs blancs…. On inventa la « Barrière de couleur », la « Colour bar »… en dessous du prolétariat blanc, on créa une sorte de sous-prolétariat pour ne pas utiliser un terme plus violent. Et pour le Colour Bar Act voté en 1926, cet ingénieux système est devenu la loi fédérale de l’Union, applicable dans tous les Etats, et dans toutes les industries, fermant à l’ouvrier indigène toute possibilité de progrès mais offrant à la discrétion de l’employeur une admirable et docile masse de « cheap labour ».

        Dans un registre beaucoup moins sévère, et à l’occasion d’un retour d’Asie, et séjournant en Inde, Albert Londres racontait qu’il se faisait accompagner par son assistant indien dans les lieux publics anglais qu’il fréquentait, et qu’il transgressait de la sorte les codes de vie sociale anglaise de la colonie.

       Le cas de Hong Kong pourrait être cité comme le modèle de ce type de ségrégation, étant donné que jusqu’à la fin du vingtième siècle et à son rattachement à la Chine, anglais et chinois, quelle que soit leur classe sociale, cohabitaient mais ne se mélangeaient pas, même dans les clubs les plus huppés de la colonie.

      Rien de semblable dans les colonies françaises, mais une ségrégation plus nuancée, qui ne disait pas son nom, à la fois pour des raisons concrètes de genre et de niveau de vie, et de gestion politique du système.

     Le Code de l’Indigénat en vigueur pendant des durées variables selon les colonies instituait bien une forme de ségrégation raciale que n’est jamais venu atténuer un accès large à la citoyenneté française.

    Toutes les analyses montrent que la citoyenneté française n’a été accordée qu’au compte-goutte, mais l’empire britannique ne vit aucune de ses communautés bénéficier de l’égalité citoyenne, comme ce fut le cas des quatre communes de plein exercice du Sénégal, et aucun territoire anglais des Caraïbes ne bénéficia, comme les Antilles françaises, d’une amorce de représentation politique au Parlement français.

    Si par indigénat on entend le pouvoir qu’avaient les administrateurs d’infliger une peine de prison pouvant atteindre quinze jours et une amende pour des infractions diverses, c’était selon Adu Boahen, un système propre à la colonisation française. (Histoire générale de l’Afrique VII Unesco, page 244)

     Mais si comme c’est le plus souvent le cas, on faisait appel au mot « indigénat » pour décrire le fait que les colonisés n’avaient pas le même traitement judiciaire que les colonisateurs, il s’agissait d’une pratique générale, anglaise ou française.

     Simplement, les Français mettaient plus la main à la pâte que les Anglais, qui s’abritaient derrière les autorités indigènes qu’ils contrôlaient.

     Le Code de l’Indigénat avait le mérite de la simplicité, outre le fait que pendant toute la période de pacification, sa rigueur apparente ou réelle n’était pas très éloignée des mœurs de beaucoup de peuples de l’hinterland qui n’avaient subi encore aucune acculturation européenne

     Avec quelques touches historiques qui ne sont bien sûr pas obligatoirement représentatives, les relations humaines entre dominants et dominés n’étaient pas les mêmes.

      A Madagascar, le 31 décembre 1900, à Fianarantsoa, Lyautey organisa un bal qui réunissait un petit nombre de femmes, 19 au total, dont deux femmes indigènes.

     L’historien Grimal décrit bien le système anglais :

     «  Ainsi les agents de l’autorité britannique ne venaient pas en Afrique pour y transporter leurs propres institutions démocratiques et parlementaires, mais pour y maintenir l’ordre et assurer le statu quo. Ils étaient les pions dans une école. Si l’un d’eux faisait  preuve d’une intégrité particulière, d’un intérêt passionné pour le « bon » gouvernement, c’était tant mieux. Mais, en aucun cas, les indigènes n’avaient à être encouragés à adopter l’English way of life, ni la culture, ni l’activité économique, ni les institutions. » (page 214)

     La comparaison entre les colonies tropicales anglaises d’Afrique occidentale et celles d’Afrique orientale montre bien que la politique coloniale anglaise était tout à fait différente, selon qu’il s’agissait de territoires favorables au peuplement blanc ou non. Dans ces derniers territoires, le Colonial Office eut beaucoup de mal à assurer un arbitrage entre Blancs et Noirs, d’autant plus que l’immigration anglaise s’était effectuée en spoliant les terres appartenant aux communautés noires.

    Les Français se donnaient eux l’illusion de vouloir assimiler des peuples indigènes très différents de religion, de culture, et de niveau de vie, et les agents de l’autorité française avaient la mission de promouvoir cette vision idyllique du monde. Autant dire que cette mission était impossible, et les réformes mises en œuvre après la deuxième guerre mondiale, ouvrant la voie à l’égalité politique entre citoyens de métropole et citoyens d’outre-mer n’étaient pas en mesure de soutenir une égalité en droits sociaux que la métropole était bien incapable de pouvoir financer

     Après 1945, la création de l’Union Française ne fut donc qu’un feu de paille, et ne pouvait être qu’un feu de paille, un très lointain reflet d’un Commonwealth dont les racines étaient fondamentalement différentes, la nature des partenaires, ainsi que le fonctionnement.

    En 1945, la fédération de l’Afrique Occidentale Française comptait 13 députés à l’Assemblée Nationale, et 19 Conseillers au Conseil de la République, alors qu’aucun territoire colonial anglais n’avait de représentation au Parlement Britannique, mais cette représentation ne résista pas au puissant mouvement de décolonisation qui intervint dans les années 1960.

     En résumé, il est très difficile de proposer une conclusion générale à une comparaison entre relations humaines et coloniales anglaise et française, étant donné qu’il conviendrait de procéder à des analyses qui tiennent  compte une fois de plus des « situations coloniales » et du « moment colonial».

    Qu’il s’agisse des Français ou des Anglais, les relations ont évolué selon les époques (conquête, première guerre mondiale, entre-deux guerres, deuxième guerre mondiale, guerre froide entre Etats Unis et URSS, etc…).

    Elles ont évolué aussi en fonction des participants (un rajah, un chef, un aristocrate, n’est pas traité par les anglais comme un paysan de la brousse ;  un « petit blanc » dans une ville n’a pas le même comportement qu’un administrateur chargé d’un cercle en Mauritanie, etc….

    Toute conclusion générale ne peut donc avoir qu’un caractère arbitraire à la fois en raison une fois de plus du « temps colonial » et de la « situation coloniale ».

    Un des grands leaders de l’indépendance africaine, celle du Ghana, Kwame Nkrumah, n’écrivait-il pas dans « Autobiography of Kwame Nkrumah (Panaf Edition 1973, first published 1957) en rapportant des souvenirs de sa visite d’un chantier d’un grand barrage hydro-électrique proche de Douala au Cameroun :

     « One thing I remember very vividly about the occasion – probably because it was the first time that i have ever it happen in any colony – was the way all the workers, both European and African, climbed into the waiting lorries when the lunch buzzer sounded. This complete disregard of colour on the part of european workers greatly impresses me.”

       Et pourquoi ne pas ajouter que, comparé au système du  « Colour Bar », le Code de l’Indigénat, n’empêchait pas un type de rapports humains qui n’avait pas un aspect aussi excessif, pour ne pas dire totalitaire.

      Rappelons,  pour conclure ce type de réflexions, que jamais, tout au long de son histoire coloniale, le Parlement britannique n’accueillit en son sein des députés de couleur, comme ce fut le cas en France, pour ne citer que ces deux exemples, la présence  de Victor Mazuline, d’un député de couleur, et fils d’esclaves, venu de Martinique dans l’Assemblée Constituante de 1848, et celle du ministre sénégalais Diagne qui entra à la Chambre des Députés en 1914.

Jean Pierre Renaud

© 2014 J-P. RENAUD. Tous droits réservés.

« Ghosts of Empire » par Kwasi Kwarteng – Lecture 2ème partie

« Ghosts of Empire »

par Kwasi Kwarteng

Première partie publiée sur le blog du 13 novembre 2013

2

 Une doctrine et une politique impériale ?

                A lire ce livre bien documenté, on en retire l’impression que la Grande Bretagne était dépourvue tout à la fois de doctrine et de politique coloniale, et qu’elle laissait les mains libres à ses administrateurs coloniaux.

                Ce n’est sans doute pas complètement faux, car on ne demandait pas aux officers de mettre en place des constructions administratives et bureaucratiques de type européen dans les territoires sous contrôle, comme aimaient le faire les Français, mais tout simplement de faire en sorte que le business britannique puisse se développer normalement, sans s’embarrasser de résoudre des problèmes de justice ou de mœurs locales.

              Un objectif, avant tout le business ! The money !

             Quelques citations proposées par l’auteur suffisent à éclairer les véritables objectifs de cette politique impériale :

            En Inde, “Sir Charles Napier (1) remarked that the British object “in ‘conquering India, the object of all cruelties, was money.” This was cynical, but there was a large element of truth in the claim.» (p,96)(KK)

            L’auteur écrit : “ The colonial mission in Africa according to the Prime Minister, was about money and commerce.” (p,378)(KK)

              En 1897, lord Salisbury, Prime Minister (2) déclarait :

            « The objects we have in our view are strictly business objects. We wish to extend the commerce, the trade, the industry and the civilization of mankind.” (p,378)

         Dans une telle perspective,  il n’était vraiment pas besoin d’avoir une politique d’ensemble,  et il suffisait de compter sur l’esprit d’initiative des administrateurs.

          « The role of history, of the British Empire, in all this is clear to see. Accidents and decisions made on a personal, almost whimsical, level have had a massive impact on international politics…” (p,140)(KK)

         (1)  Napier (1819-1898), en 1872, Vice-Roi des Indes

         (2)  Salisbury (1830-1903) Prime Minister : années 1885-1886 ; 1886-1892 ;: 1895-1902

         “The individual temper, character and interests of the people in charge determined policy almost entirely those ghosts the British Empire. There simply was non master plan. There were different moods, different styles of government. Individual have different interest, centralizing forces were often dissipated by individual on the ground, even where powerful character, sitting in Whitehall, were trying to shape events in the Empire. More often than not, there was very little central direction from London. The nature of parliamentary government ensured that ministers came and went; policies shifted and changed, often, thanks to the verdict of the ballot box, ,or even because of a minor Cabinet reshuffle.” (p,160)(KK)

            En ce qui concerne Cromer (1), l’auteur écrit :

           « In Cromer’s view, everything about the British pointing to individualism.”(p,232)(KK)

           Cromer:

          “Our habits of thought, our past history, and our national character all, therefore, point in the direction of allowing individualism as wide a scope as possible in the work of national expansion.” (p,232)

          Dans sa conclusion, M.Kwasi Kwarteng note:

         « The individualism was, I have noted, in that there was very often no policy coherence or strategic direction behind the imperial government as experienced in individual colonies… Individualism was a guiding principle of the British Empire.” (p, 395)(KK)

        J’ajouterais volontiers, et d’abord ce goût du business qui coule dans le sang britannique, et qui donnait sa cohérence à l’impérialisme britannique.

        Un gouvernement colonial indirect : le succès de l’indirect rule

     « Lugard (2) fut « a great theorist of imperialism and his greatest legacy the British Empire and to Nigeria was the doctrine of indirect rule. » (p,289)

        Lugard a fait connaître la théorie de « l’indirect rule » qu’il a mise en œuvre en Nigeria, mais ce type de pratique coloniale existait déjà en Inde, où,  depuis de très nombreuses années, le pouvoir anglais s’appuyait sur les maharajas et  les rajas, et c’était une tradition coloniale britannique dans l’Empire.

        (1)  Cromer (1841-1917) Contrôleur Général en Egypte (années 1883-1907)

        (2)  Lugard (1858-1945)  Haut- Commissaire de la Nigeria (années 1900-1906)

       Il est possible de se demander si cette publicité donnée à cette théorie, présentée comme une nouveauté, ne fut pas facilitée par le mariage que fit Lugard, avec une journaliste fort bien placée dans le milieu des journaux de l’époque, étant donné qu’elle faisait partie du Comité éditorial du Times.

       L’annexion de la Birmanie fut à cet égard une exception, mais elle fut le fruit de l’initiative individuelle de lord Churchill,  Secrétaire d’Etat pour l’Inde en 1885-1886, mais à considérer l’ensemble des territoires de l’Empire britannique, il est souvent difficile de distinguer entre les solutions d’administration  indirecte ou directe. Au sein même de l’Empire secondaire des Indes, ou en Afrique du Sud, les Britanniques recouraient aux deux formules.

        « The fate of Burma was decided as in so many cases in the empire, by chance and circumstances. » (p,165)(KK)

        Une sorte de « fait accompli », faute d’autre solution, car il ne s’agissait que de la dernière phase de la conquête, avec le constat que le souverain local manifestait trop d’insuffisance dans sa gouvernance pour le laisser en place, en conformité avec la pratique coloniale anglaise indirecte, et la crainte de voir les Français damer le pion aux Anglais dans l’occupation de cette voie stratégique vers la Chine.

          Dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large » j’ai longuement analysé les opérations de conquête du Soudan, du Tonkin, et de Madagascar, afin d’examiner la validité de la théorie historique défendue par certains chercheurs, d’après laquelle, dans leurs opérations, les officiers français mettaient très souvent leur gouvernement devant le fait accompli, et conclu par la négative.

         La nouvelle colonie du Nigéria prit la suite d’une concession anglaise à la Royal Nigeria Society dont l’objectif était l’exploitation des ressources du fleuve Niger, dans son cours le plus favorable vers le delta.

        Avant que la concession ne fût reprise par le gouvernement, et avant qu’il ne se voie confier le Haut- Commissariat du Nord, Lugard fut un des officiers anglais mis à la disposition de cette compagnie.

         Ce vaste territoire comprenait trois grandes régions peuplées au nord par les musulmans du Sultan du Sokoto, et au sud, par les peuples animistes Yoruba à l’est, et Ibo, à l’ouest.

       Lugard mit en pratique sa théorie dans le nord du territoire, mais sa mise en application était naturellement facilitée par l’organisation de ce sultanat puissant et respecté, et qui plus est, Lugard s’y sentait en milieu familier, au contact d’une sorte d’aristocratie locale.

      L’auteur note en effet :

      «The ideal of the gentleman was a cardinal concept of Empire. Behind indirect rule was the notion that the natural rulers of society, if they could be educated as gentlemen, formed the best type of ruling class.” (p, 293) (KK)

      L’auteur note plus loin :

    « Perhaps no other country in the modern world is more a creature of empire than Nigeria. » (p, 371)(KK)

      Il convient d’observer que la même démarche gouvernementale appliquée, plus tard, par le même Lugard sur l’ensemble du territoire de la Nigeria trouva ses limites chez les « natives » du sud qui n’avaient pas les mêmes traditions de hiérarchie théocratique et aristocratique que dans le nord.

      L’indirect rule à Hong Kong ?

      Le cas de Hong Kong montre de façon caricaturale le mode de fonctionnement de l’empire britannique, deux mondes, deux hiérarchies économiques et sociales, poursuivant, côte à côte, l’anglaise et la chinoise, le même objectif du business, les officers britanniques ressemblant à s’y méprendre aux mandarins chinois.

      Hong Kong était  sous la loi des marchands.

    « Hong Kong’s history goes in the heart of the nature of the British Empire. » (p, 389)(KK)

         La démocratie absente de l’Empire britannique!

         Le cas de Hong Kong est à cet égard exemplaire :

         « There would be no elections in Hong Kong for 150 ans” (p334/KK) :

         C’est-à-dire jusqu’à sa restitution à la Chine, en 1998.

        « Some astute observers had always of the central irony of British rule in Hong Kong, that the British civil servants were even more « Chinese » in their philosophy of government than the Chinese themselves.” (p,385/KK)

         “Hong Kong’s history goes to the heart of the nature of the British Empire. Its reversion to China under a regime “of benign authoritarianism” the term Chris Patten used to describe British rule, shows a remarkable continuity. Hierarchy, deference, government by elite administrators, united by education in the same institutions, were all features of imperial rule which were also characteristic of official in imperial China. The story of Hong Kong also confirms the enormous power  wielded by colonial governors.” (p,389/KK)

         Patten fut le dernier gouverneur de la colonie.

       Mais comment ne pas remarquer aussi que cette situation coloniale devint, avec le retour de cette place forte dans la Chine communiste, le refuge de libertés inconnues au sein de cette ancienne nation.

Et en conclusion :

     «The British Empire had nothing to do with democracy and, particularly in Hong Kong, was administered along lines much closer to the ideals of Confucius that the vivid, impassioned rhetoric of Sir Winston Churchill, or even Shakespeare. » (p,390)(KK)

       Cette citation  est tout à fait appropriée pour ouvrir le chemin de l’esquisse de comparaison que nous proposerons au lecteur entre l’administration coloniale anglaise et l’administration coloniale française dont le ciel n’était pas celui de Confucius, mais de la République ou de la civilisation, avec un grand C. 

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

La troisième partie sera publiée dans la première quinzaine de décembre 2013

Le Qatar, impérialisme de l’Orient? La France et le Qatar

Le Qatar, impérialisme de l’Orient ?

Jeu stratégique du « A qui perd gagne ! » ? Entre Orient et Occident ?

La France, partie prenante dans le « grand jeu » entre sunnites et chiites ?

Ou enfin, et plus simplement, un jeu de « grenouilles » ?

Avec mes remerciements à mon vieil et fidèle ami M.A pour sa lecture critique éclairée.

 Le Qatar entre sur la scène publique

            Une curiosité de l’opinion publique française, nouvelle, à l’endroit des initiatives de l’Emirat du Qatar, à l’endroit d’un nouvel impérialisme qui ne dirait pas son nom ?

            Au fur et à mesure des années, et des initiatives que prend le Qatar sur le plan national et international, l’opinion publique commence à connaître le petit émirat du Qatar, en tout cas dans sa « face » extérieure, médiatique.

            Le Qatar a suscité un premier mouvement de curiosité lorsque  sa candidature fut retenue pour la Coupe du Monde de Football de 2022, avec la surprise de voir un petit pays du Golfe Persique se porter candidat pour cette manifestation mondiale !

Un territoire à peine plus grand que la Corse, mais, il est vrai, gorgé de gaz et de dollars, « pour le moment » !

            Plus récemment, et au cours des derniers mois, le Qatar a  fait la une des journaux avec une succession d’investissements et de prises de participation dans de grandes sociétés françaises, notamment au PSG, le club de football de Paris, ou chez Lagardère.

            Et chaque jour, ou presque, l’acquisition par le Qatar d’un des plus beaux immeubles de la capitale.

Quelques titres de journaux :

 « L’intrigant intérêt du Qatar pour Lagardère » (Les Echos du 20/03/12)

« Notre ami l’émir » (Le Monde du 22/03/12) « …La France apporte son poids sur la scène internationale, l’Emirat ses leviers régionaux et son carnet de chèques.. »

« Le fonds souverain du Qatar de plus en plus offensif dans ses investissements » (Les Echos des 23,24/03/12) : 12,8% du capital de Lagardère, 5,5% de Vinci, 5% de Veolia, 2% de Total et 1% de LVMH.

Certains dirigeants sont inquiets de cette « intrusion » : « Canal Plus face à la menace Al-Jazira » (Les Echos du 2/04/12),mais d’autres, tels que le Président de la Ligue de football professionnel, se félicitent, au contraire, de la même « intrusion » , en concluant que grâce aux gros sous espérés d’Al Jazira, Ligue et Al Jazira font faire du « gagnant-gagnant » (voir son plaidoyer dans les Echos du 21/05/12, sous le titre «  Au secours, le Qatar débarque »)

« Avec le 52, avenue des Champs Elysées, le Qatar ajoute une adresse de prestige à son portefeuille immobilier parisien » ( Les Echos du 6/06/12)

Encore tout dernièrement, les achats d’immeubles de luxe ou d’hôtels à Paris ou sur la Côte d’Azur :

Le Parisien du 23 juin 2012, en première page « Ce que le Qatar vient chercher en France », et en pages 2 et 3, « Pour le Qatar, la France reste une terre de prédilection », « Total, liens historiques », investissements, rapports politiques, etc…

Notons au passage que le qualificatif « historique » attribué par un ancien diplomate n’est pas tout à fait approprié, étant donné que cette « histoire » n’a commencé qu’en 1990.

En novembre 5th 2011, the Economist publiait un article sous le titre :

« Pygmy with the punch of a giant »

Les enjeux de cette entrée en scène

Le Canard Enchainé du 4 avril 2012 pose le problème sous un tout autre angle, que nous adoptons pour notre analyse du sujet :

« Le Qatar et la manière de coloniser

Les milliards investis en France par l’émirat hypnotisent notre classe politique. Anciens ministres, élus, capitaines d’industrie se ruent dans le Golfe pour causer religion, justice fromage de chèvre et… business. »

Le Canard Enchainé a-t-il raison de placer le débat sur le terrain de la colonisation, nous dirions-nous, tout simplement de l’impérialisme ?

De même que Les Echos du 19 juillet 2012, et à propos de l’achat d’un nouveau joueur au Paris-Saint Germain, un article intitulé : « Ibrahimovic pourrait coûter au moins 250 millions d’euros au Paris-Saint Germain », avec un deuxième article dont le titre est une forme de commentaire :

« Le sport est l’un des supports de la stratégie d’influence planétaire du Qatar »

Les deux journaux en question posent donc la vraie question : s’agit-il d’une nouvelle forme de l’impérialisme moderne, dont on avait l’habitude d’attribuer la seule paternité à l’Occident ?

Un nouvel impérialisme venu de l’Orient ? Prenant, en quelque sorte, à revers, la thèse, incontestablement brillante, qu’a défendue Edward W. Said dans son livre « Culture et Impérialisme » ?

En concurrence avec d’autres thèses privilégiant notamment la puissance des technologiesdont a disposé l’Occident à partir du milieu du dix-neuvième siècle, vapeur, électricité, armement à tir rapide, télégraphie, ou quinine, des thèses qui ont plutôt notre faveur en ce qui concerne l’impérialisme de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.

Le jeu impérial du Qatar

Tel peut être l’enjeu d’une réflexion sur le nouveau jeu impérial du Qatar !

Le cas de cet émirat illustre-t-il un renversement des facteurs de domination tel qu’il puisse exprimer et réaliser une nouvelle forme d’impérialisme, venue cette fois, et à nouveau, de l’Orient, longtemps après, par exemple celui d’ l’Empire Ottoman ?

Réalisant une fusion réussie entre la religion, la culture, le sport, les médias, les technologies les plus modernes, au moyen de ses pétrodollars, de la chaîne télévisée Al Jazira, ou de ses nombreux investissements à l’étranger ?

Une forme aussi réussie d’impérialisme que toutes les formes antérieures des impérialismes que l’histoire du monde a connus, avec leur caractéristique essentielle de domination.

La forme impériale du Qatar et l’analyse Said ?

Dans la lecture, l’analyse, et la critique, que nous avons proposée du livre de M.Said « Culture et Impérialisme » (1), le concept central d’une « structure d’attitudes et de références », et aussi « d’affinités » apparaissait à ses yeux comme la clé de l’interprétation et de la compréhension du fonctionnement de l’impérialisme occidental, un concept qui le sous-tendait et l’expliquait.

Cette thèse reposait sur l’analyse de très nombreuses œuvres littéraires publiées au dix-neuvième et vingtième siècle, allant du « Mansfield Park » de Jane Austen à « La Peste » ou à « L’étranger » de Camus, ou à « Les damnés de la terre » de Frantz Fanon.

D’après cet auteur, l’’ensemble de ces œuvres était porteur du message de l’impérialisme occidental, une « structure d’attitudes et de références » qui formatait et justifiait cet impérialisme, et qui, toujours, minorait la culture de l’Orient.

L’état d’esprit d’un Occident dominateur et sûr de lui, de ses valeurs, de son pluralisme, de son libéralisme, de ses libertés de pensée et d’action, de son esprit d’entreprise, mais au moins autant de son esprit critique, à la source de sa créativité technologique et de ses conquêtes impériales.

Nous avons relevé que ce concept, pour séduisant qu’il fut, souffrait d’au moins deux faiblesses, son manque de cohérence historique entre les œuvres culturelles analysées et citées sur les deux siècles considérés, d’une part, et, d’autre part, son défaut d’identification susceptible d’être évaluée à la fois dans ses éléments et dans ses effets.

 Edward W.Said ne propose jamais une évaluation historique pertinente, quantitative, des éléments de sa thèse impériale, et nous restons donc dans le domaine de la théorie des idées, séduisante, mais pas nécessairement dans celui de l’histoire réelle.

Alors que dans le cas du Qatar, le concept de « structure d’attitudes et de références » est susceptible, semble-t-il, de recevoir un contenu historique très concret, mesurable.

Le concept de jeu impérial du Qatar peut faire sursauter certains observateurs qui seraient plutôt prêts plutôt à épingler un comportement de « nouveau riche ». C’est à qui aura le plus grand aéroport, la plus haute tour, le plus beau musée… ! Sans qu’apparemment le mouvement Al Quaïda n’y trouve rien à condamner…

Une puissance d’Etat incontestable, oui, mais plutôt celle d’une famille régnante, avec une minorité d’autochtones et beaucoup de travailleurs étrangers. 

       Sous la houlette d’un émir, un Etat unitaire et centralisé, de type islamique, appliquant la charia, animateur et soutien de la propagation de l’Islam dans le monde entier, disposant de moyens considérables, les pétrodollars, pour développer son influence à l’étranger, grâce à sa chaine de télévision Al Jazira, de type CNN, c’est-à-dire une diffusion de l’information en continu dans le monde arabe, mais aussi grâce à ses investissements dans le capitalisme mondial.

Un puissant cocktail de moyens de puissance et d’influence sachant mêler et associer le matériel et l’immatériel, les investissements lourds et le culturel, la religion et le sport…

Tous les ingrédients donc d’un nouvel impérialisme moderne utilisant au mieux les technologies d’influence les plus efficaces !

Mais comment ne pas souligner en parallèle que les talibans savent également utiliser les mêmes technologies, dans leur ordre de la révolution islamique.

Le Qatar met en œuvre, avec une très grande habileté, tous les outils des nouvelles puissances, en choisissant des cibles financières et économiques qui démultiplient son influence, notamment dans le sport, la culture,  et l’information, mais en développant une stratégie religieuse subtile qui a le mérite de doubler le plus souvent son influence civile.

Et le même Qatar ne s’est pas privé d’intervenir directement ou indirectement dans la solution des crises récentes du monde musulman et arabe, dernièrement en Libye, et aujourd’hui en Syrie.

Et c’est sans doute cette cohérence politique et religieuse qui donne sa forme et sa force à cette nouvelle influence impériale, surtout dans le monde musulman.

Le Qatar soutient, jusqu’à preuve du contraire, un Islam, beaucoup moins rigoureux que celui de l’Arabie Saoudite, un Islam qui tend à faire la part de la modernité, et c’est en cela que son influence est intéressante, car elle semble apporter une réponse au débat qui oppose souvent une majorité de musulmans traditionnalistes, comme le sont aussi nos « intégristes », et les musulmans  pragmatiques.

Entre Qatar et France, un échange de stratégies indirectes ?

Curieusement, l’influence du Qatar trouve un appui « mondain » auprès d’une partie de notre élite politico-économique, sans que l’on sache toutefois si ce soutien est fondé sur une véritable analyse de stratégie indirecte, seule praticable par le Qatar et par la France.

Sans vouloir encombrer ce débat, indiquons simplement que la stratégie indirecte, telle qu’elle a été définie à l’origine par Sun Tzu, et remise au goût du jour par Liddell Hart, consiste à imposer sa « volonté » à un « adversaire », en utilisant tout un ensemble de stratagèmes pour triompher, pour prendre intact « tout ce qui est sous le Ciel », en mettant l’accent sur la psychologie, la volonté, l’esprit.

Cette stratégie implique la mise en œuvre d’approches indirectes de toute nature, de détours stratégiques efficaces pour endormir ou apaiser l’adversaire ou le partenaire, et au résultat, imposer sa volonté.

Simple petit rappel ! A la différence de Clausewitz qui prônait lui l’affrontement direct, et en quelque sorte la mise à mort de l’adversaire !

Il n’est pas interdit de se poser la question, à la fois de l’existence d’un tel schéma stratégique réciproque, et s’il existait, de son importance réelle dans les relations internationales, de sa place dans l’échelle des puissances mondiales.

Un article récent du Monde (24/08/12, page 4) viendrait illustrer ce type de stratégie pour la Syrie :

« La France coordonne avec la Qatar son aide à la rébellion »

Soit dit en passant, entre Sarkozy et Hollande, donc rien de changé !

De mauvais esprits relèveraient peut-être aussi que les deux acteurs auraient pris les habits de la fable connue, l’un,  la France, une « grenouille » qui n’a plus envie ou qui n’a plus les moyens de se gonfler, et l’autre « grenouille » qui se dégonflerait vite, s’il y avait un « printemps arabe », si les Etats Unis quittaient la plus importante base de la région qu’ils ont dans cet émirat, si la Chine trouvait du gaz de schiste ou n’achetait plus le gaz du Qatar ,etc…

Car il ne faut pas exagérer l’influence de cet émirat, pas plus que celle de la France du XXIème siècle, même s’il dispose d’un fonds d’investissement de plus de cent milliards de dollars, d’une tirelire confortable de pétrole, et d’une chaine d’information continue, Al Jazira.

L’audience de cette chaine, même si elle fait concurrence à notre chaine France 24, plutôt modeste, avec 3,4% d’audience internationale, est très loin derrière les grandes chaines mondiales, CNN International, avec 18% ; Skynews (16,8%), Euronews (14,2%) , ou BBC World New (13,1%).

Son intérêt est ailleurs, c’est-à-dire la cible de son public arabe et musulman.

            En 1953, les Editions du Seuil (Esprit) présentaient ainsi le livre de F.W.Fernau « Le Réveil du Monde Musulman » :

            «… Un monde que travaillent deux « réformes », l’une religieuse qui purifie l’islam par un retour aux sources – l’autre politique, qui vise au contraire à la laïciser, à la moderniser… des nations qui cherchent leur voie, à travers les pressions étrangères et les secousses intérieures. Et l’Islam, ne l’oublions pas est le plus riche réservoir du pétrole. »

            Cette analyse est un peu dépassée car la deuxième réforme a disparu des écrans, vraisemblablement avec la guerre des Six Jours de 1967, et laissé toute la place à l’expansion de l’Islam, avec la poussée d’une religion souvent conquérante.

            Le Qatar est un bon exemple de cette problématique ancienne, toujours d’actualité, étant donné qu’il se trouve à la frontière de ces deux mouvements, purisme religieux d’un côté, et tentative de modernité de l’islam de l’autre.

            En conclusion, chacune des deux parties, la France et le Qatar, a un intérêt à entretenir des stratégies indirectes d’influence, une sorte de « soft power », pour autant qu’elle existe au Qatar, et dans notre pays, car les deux partenaires paraissent avoir  à cœur de promouvoir une cohabitation apaisée entre un Orient islamique en pleine renaissance et un Occident laïc et démocratique de plus en plus contesté, mais il ne conviendrait pas d’exagérer l’influence respective des deux puissances en question, l’une ancienne et déclinante, et l’autre jeune, en montée de puissance, mais aux pieds fragiles.

Seul l’avenir dira qui sera le gagnant de ce jeu stratégique du « A qui perd gagne » ! Pour autant qu’il existe ! Pour la France du XXIème siècle !

Dans l’état actuel des forces respectives des deux partenaires, entre un Qatar décidé et offensif, et une France ouverte à tous les vents du large, les paris ne peuvent qu’être très ouverts.

Mais comment ne pas remarquer enfin que les groupes de pression influents de la défense des droits de l’homme dans notre pays restent bien discrets sur le sujet, lorsqu’il s’agit de nos relations avec ce pays, et noter que dans ce nouveau « Grand Jeu » stratégique,  la France se trouve partie prenante dans la confrontation entre le sunnisme, dont le Qatar est un des défenseurs et promoteurs, et le chiisme ?

Une tout autre sorte de « Grand Jeu » que celui décrit par Kipling dans le très beau roman de « Kim », dans l’Inde des Anglais !

Jean Pierre Renaud

(1)  Sur ce blog ma lecture critique du livre « Culture et Impérialisme » les 13/07/11, 7/10/11, 19/10/11, 7/11/12, et 1/12/11.

Le Qatar? Colonialisme? Impérialisme?

Le Qatar ? Colonialisme ? Impérialisme ? Il faut décidément revoir beaucoup de nos leçons d’histoire !

Le Qatar au PSG, à Paris, une forme moderne de l’impérialisme ? Sans doute !

Après les « Lumières », et le « colonialisme», le pétrole et la communication !

            Lorsqu’on fréquente certains livres d’histoire coloniale, on ne peut manquer de constater que beaucoup de chercheurs portent d’abord leur attention, en France en tout cas, sur l’impérialisme colonial de la France.

            Et que, certains d’entre eux, pour faire moderne, ou croire qu’ils vont dans le sens du vent, manifestent une ardeur de « culture coloniale », qui n’a jamais rencontré un franc succès, même à l’époque coloniale.

            Alors que cet impérialisme n’a pas duré longtemps, à l’exception de quelques colonies, notamment l’Algérie, qui, officiellement, n’en était pas vraiment une, selon une des hypocrisies bien françaises !

Si l’on ne tient pas compte de la période de conquête et d’installation du pouvoir colonial, entre 1880 et 1914, avec les parenthèses des deux guerres mondiales (1914-1918) et (1939-1945), la durée de cet impérialisme a été relativement courte, aussi bien en Afrique noire, qu’en Indochine, ou à Madagascar, de l’ordre d’une cinquantaine d’années, alors qu’à partir de 1945, la donne impériale avait complètement changé.

Les chercheurs sérieux ont interprété cette période coloniale avec tout un ensemble de paramètres idéologiques ou non, liés à la domination politique ou économique, à l’évangélisation, à la propagation de l’esprit des « Lumières », au rôle des nouvelles technologies occidentales (fusils  à répétition et canons, transports à la vapeur par rail, automobiles, télégraphe et câbles, quinine, capacité d’entreprise…)…

Deux des livres, qui sont considérés par certains chercheurs comme le témoignage d’une nouvelle compréhension et interprétation du colonialisme ou de l’impérialisme, pour ne pas dire de nouvelles sortes de bibles, c’est selon, l’ouvrage de Frédérick Cooper, « Le colonialisme en question », et celui d’Edward W.Said, « Culture et impérialisme » ont fait l’objet d’une lecture critique approfondie sur ce blog.

Pour résumer trop brièvement nos conclusions :

–       rappelons que l’analyse de Fréderick Cooper fait une part écrasante à l’historiographie du colonialisme, mais qu’il est beaucoup moins convaincant dans la démonstration concrète de sa pensée, dans le cas de l’AOF syndicale, postérieure à la deuxième guerre mondiale.

–       l’analyse personnelle d’Edward W. Said est incontestablement beaucoup plus riche. Son concept de « structure de références et d’attitudes » est intéressant, et pourrait être fécond s’il était possible de procéder à son évaluation.

Comme nous l’avons écrit, notre préférence nous porte vers une analyse factorielle qui privilégie les technologies nouvelles, celles qui ont mis les pays occidentaux dans une « disposition » stratégique favorable à l’expansion.

Mais l’impérialisme a été de tous les âges et de toutes les sociétés, avec des variantes militaires, politiques, ou économiques différentes, à réunir sous le concept commun de domination d’une société ou d’un peuple sur un autre, et naturellement de « dispositions » différentes selon les époques et les continents.

Le développement moderne et très rapide des communications, des médias d’images ou d’information, propose sans doute une explication nouvelle de l’impérialisme moderne : on conquiert de nos jours une place forte de l’image pour pouvoir dominer l’autre par sa propre image.

L’entrée du Qatar dans le club PSG nous parait illustrer tout à fait cette évolution de l’impérialisme, dans sa forme la plus moderne.

Le Figaro (page 9) des 31 décembre 2011 et 1er janvier 2012 choisissait pour titre d’un article consacré à ce sujet : « Avec Ancelotti, le PSG bascule dans un nouveau monde ».

Diable, celui du Quatar, du pétrole, et de son nouvel impérialisme de la communication, des médias, et aussi du sport ?

 Ne vient-il pas d’ailleurs de prendre une participation financière de 10% dans le groupe Lagardère, 100% médias, comme il le revendique ?

Comment mieux capter un important vecteur de l’image, de sa puissance, que d’associer son nom, à celle d’une ville aussi prestigieuse que Paris ?

M.Bolotny, économiste du sport, l’exprime clairement dans une interview des Echos du 27 décembre 2011 :

«  Le Quatar a une stratégie de marketing politique avec le sport, et le football en particulier, comme axe de communication, mais a aussi une logique d’intégration industrielle verticale. »

Donc, une nouvelle technologie de la domination impériale !

Et comment ne pas ajouter qu’en raison des travaux  à effectuer au Parc des Princes, le PSG- Qatar va s’installer au Stade de France : qui dit mieux en stratégie moderne de l’impérialisme de l’image ?

De nos jours, les nouvelles technologies de conquête de l’image donnent une nouvelle coloration à la domination, c’est à dire à l’impérialisme.

Et cet impérialisme moderne qui ne dit pas son nom développe ses tentacules chaque jour ! En toute laïcité républicaine ?

Jean Pierre Renaud

« Culture et impérialisme » d’Edward Said: ou comment peut-on être un impérialiste? Chapitre 4 et conclusions

«  Culture et impérialisme »

D’Edward W. Said

ou

« Comment peut-on être un impérialiste ? »

(Chapitres 1,2, et 3 sur blog des 7et19/10/11, et 8/11/11

&

Chapitre 4

Lecture et questions

et Conclusions avec un questionnement de synthèse

&

Chapitre 4

« Avenir affranchi de la domination »

I – Lecture

L’auteur nous propose à présent de parcourir les allées d’un « avenir affranchi de la domination ».

I – La suprématie américaine : l’espace public en guerre

            « L’impérialisme n’a pas pris fin, n’est pas soudain devenu « du passé » avec la décolonisation, le grand démantèlement des empires classiques….Le triomphe des Etats-Unis, restés seuls superpuissance, suggère qu’un nouveau jeu de lignes de force va structurer le monde – celui dont la gestation était perceptible dans les années 1960 et 1970. » (p,395)

Les Etats-Unis ont déployé toutes les armes de leur nouvelle puissance, sous le drapeau des libertés, de la démocratie, et de la régénération morale, et l’auteur s’attarde sur les conditions de l’intervention américaine en Irak, en écrivant :

«  Le postulat était entièrement colonial : une petite dictature du tiers monde nourrie  et soutenue par l’Occident n’avait pas le droit de défier l’Amérique blanche et supérieure. » (p,413).

Les origines de l’’auteur le rendent naturellement plus sensible à sa démonstration :

«  Mon environnement arabe était en grande partie colonial, mais pendant mon adolescence, je pouvais me rendre par voie de terre du Liban et de la Syrie jusqu’en Egypte en traversant la Palestine, puis poursuivre vers l’Ouest. Aujourd’hui, c’est impossible. Chaque pays place à ses frontières des obstacles effroyables (et, pour les Palestiniens, les traverser est une expérience particulièrement horrible, car les Etats qui soutiennent haut et fort  la Palestine traitent souvent de la pire façon les individus palestiniens). (p,415)

Au lieu des chemins anciens, ouverts, de nouveaux chemins barrés par les frontières du nationalisme arabe, « L’identité, toujours l’identité, aux dépens et au- dessus de la connaissance des autres…la démocratie, à tous les sens réels du mot, n’existe nulle part au proche Orient encore « nationaliste » : il y a soit des oligarchies privilégiées, soit des groupes ethniques privilégiés. » (p,418)

Mais son analyse reste fondamentalement la même quant au rôle des Etats-Unis :

« « Tempête du désert » a été en fin de compte une guerre impériale contre le peuple irakien : on a brisé et tué ses citoyens dans le cadre d’un effort pour briser et tuer Saddam Hussein. » (p,420)

II – Défier l’autorité et l’orthodoxie

L’auteur fait à présent un constat : «  La démystification de tous les construits culturels, « les nôtres »  comme « les leurs » est un fait nouveau, sur lequel des chercheurs, critiques et artistes nous ont ouvert les yeux. » (p,423)

« …nous avons une vision très nette des mécanismes de réglementation et de contrainte par lesquels l’hégémonie culturelle se reproduit et fait entrer jusqu‘à la poésie et la spiritualité dans la gestion commerciale et la forme marchandise. » (p,423)

. Et l’auteur de partir en guerre contre « ces guerres de frontières » :

« Ces guerres de frontières sont l’expression d’essentialisations : on africanise l’Africain, on orientalise l’Oriental, on occidentalise l’Occidental, on américanise l’Américain, et cela pour l’éternité et sans alternative (puisque les essences africaine, orientale, et occidentale ne peuvent rester que des essences). C’est un modèle hérité de l’époque de l’impérialisme classique et de ses systèmes. » (p,432)

Edward W.Said croit alors pouvoir discerner une évolution du monde plus positive : « Peut-être pouvons-nous commencer à voir dans cette humeur oppositionnelle un peu insaisissable et dans ces stratégies naissantes une contre-articulation internationaliste. » (p,432)

L’auteur propose donc à l’intellectuel :

« La tâche de l’intellectuel qui réfléchit à la culture est donc de ne pas prendre pour naturelle la politique identitaire, mais de montrer comment toutes ces représentations sont construites, à quelles fins, par qui et à partir de quoi.

C’est loin d’être facile. » (p,435)

En route donc vers l’internationalisme, le multiculturalisme :

« Au lieu de l’analyse partielle qu’offrent les diverses écoles nationales ou les théories systématiques, j’ai proposé la logique en contrepoint d’une analyse planétaire, où l’on voit fonctionner ensemble les textes et les institutions mondiales, où Dickens et Thackeray, auteurs londoniens, sont lus aussi en écrivains dont l’expérience historique est nourrie par les entreprises coloniales en Inde et en Australie auxquelles ils étaient si attentifs, où la littérature d’une communauté politique entre en jeu dans la littérature des autres. Les entreprises séparatistes et indigénistes me paraissent clairement épuisées. «  (p,441)

« Il y a rarement eu dans l’histoire humaine transfert si massif de de forces et d’idées d’une culture à une autre qu’aujourd’hui de l’Amérique au reste du monde…. Mais il est vrai aussi que, globalement, nous avons rarement eu un sentiment aussi fragmenté, aussi réduit, aussi radicalement appauvri, de ce qu’est notre identité culturelle véritable (pas celle que nous proclamons). La fantastique explosion des savoirs spécialisés et séparatistes en est en partie responsable : l’afrocentrisme, l’eurocentrisme, l’occidentalisme, le féminisme, le marxisme, la déconstruction, etc.» (p,443)

III – Mouvements et migrations

Après avoir décortiqué les formes nouvelles de la domination, notamment celles incarnées par les Etats-Unis, l’auteur fait appel aux idées du sociologue Virilio pour proposer des alternatives :

 Il faut « désenfermer les gens » !

« Malgré sa force apparente, ce nouveau modèle global de domination, élaboré en une ère de sociétés de masse contrôlées d’en haut par une puissante centralisation culturelle et une complexe intégration économique, est instable. Comme l’a dit Paul Virilio, remarquable sociologue français, c’est un corps politique fondé sur la vitesse, la communication en temps réel, l’action à très longue distance, l’urgence permanente, l’insécurité crée l’aggravation des crises, dont certaines conduisent à la guerre. Dans un tel contexte, l’occupation rapide de l’espace réel et de l’espace public – la colonisation – devient la grande prérogative militaire de l’Etat moderne : les Etats Unis l’ont montré en envoyant une immense armée dans le Golfe et en dirigeant les médias pour qu’ils les aident à mener à bien cette opération. Virilio suggère, pour s’opposer à cette occupation, un moyen parallèle au projet moderniste de « libération de la parole » : la libération d’espaces critiques – hôpitaux, universités, théâtres, usines, églises, immeubles inoccupés. Dans les deux cas, l’acte de transgression fondamentale consiste à habiter ce qui en temps normal est inhabité. Virilio cite en exemple des populations dont le statut actuel résulte soit de la décolonisation (travailleurs immigrés, réfugiés, Gastarbeiter), soit de mutations démographiques et politiques majeures (autres migrants, Noirs, squatters des villes, étudiants, insurrections populaires, etc.) Ces forces constituent une alternative réelle à l’autorité de l’Etat. » (p,452)

« Avec l’épuisement virtuel des grands systèmes et théories totales (la guerre froide, l’entente de Bretton Woods, les économies collectivisées soviétique et chinoise, le nationalisme anti-impérialiste du tiers monde), nous entrons dans une nouvelle période d’immense incertitude. » (p,455)

Avec toutefois un accord général sur deux points :

« Il y a pratiquement partout accord général sur deux points : il faut sauvegarder les libertés individuelles, et l’environnement terrestre doit être protégé de toute nouvelle dégradation. » (p,456)

« Nous ne devons pas oublier la ferme critique du nationalisme qu’impliquent les diverses théories de la libération dont j’ai parlé : il ne faut surtout pas nous condamner nous-mêmes à répéter l’expérience impériale. » (p,458)

« Toutes ces contre-énergies hybrides, à l’œuvre en de nombreux terrains, individus et moments, instaurent une communauté ou une culture faite de nombreuses ébauches et pratiques anti-systémiques (et non de doctrines, ni de théories complètes) d’une vie sociale qui ne serait pas fondée sur la coercition et la domination. » (p,463)

Et pour ponctuer la finale :

« Nul aujourd’hui n’est seulement ceci ou cela, Indien, femme, musulman, américain, ces étiquettes ne sont que des points de départ. Accompagnons ne serait-ce qu’un instant la personne dans sa vie réelle et elles seront vite dépassées…

Mais cela implique de ne pas chercher à dominer, étiqueter, hiérarchiser ces autres, et surtout d’arrêter de répéter  que « notre » culture, « notre pays » sont (ou ne sont pas) les premiers. L’intellectuel a suffisamment de travail sérieux à faire pour oublier ça. » (p,464)

II – Questions

Nous sommes arrivés presqu’au terme de notre questionnement sur la thèse que défend Edward W.Said, quant au rôle éminent que la culture aurait eu en matière d’impérialisme.

 Le chapitre IV est celui qui a incontestablement le contenu le plus politique.

A la différence des chapitres précédents, il est beaucoup centré sur l’impérialisme américain, et sur la période moderne, mais il est possible de se poser la question suivante : prolongement des analyses précédentes ou analyse toute nouvelle dans son contenu ?

Prolongement sans doute, car l’impérialisme se caractérise d’abord par sa capacité à imposer sa loi à un autre pays, mais les Etats Unis soulèvent,  plus encore que dans le cas de la Grande Bretagne, la question de la relation qu’entretient la culture et l’impérialisme, une culture cause ou une culture effet ?

 Une culture américaine, et au-delà, mondiale comme sous-produit de l’impérialisme, c’est-à-dire de la puissance technologique, économique, et militaire, des Etats Unis ?

Une répétition donc de l’explosion technologique du XIXème siècle qui a été un des facteurs principaux, sinon le facteur principal des impérialismes anglais et français, mais avec une toute autre puissance de « frappe » ?

A lire son analyse, on retire en effet la conviction que la puissance technologique et économique explique mieux l’impérialisme que la culture proprement dite, d’un américan way of life qui a conquis la planète.

Les Etats Unis se sont érigés en peuple de Dieu, du bien contre la mal, mais le rôle capital qu’ils ont joué, grâce à leur puissance gigantesque, au cours des premières guerres mondiales et après la chute de l’Union Soviétique, l’ont placé sur ce piédestal, plus que leur culture anglo-saxonne.

Je me rallierais donc plus volontiers aux analyses pertinentes de l’historien Daniel R.Headricks dans son livre « The Tools of Empire » (1981), quant au rôle majeur qu’ont joué les technologies dans le développement de l’impérialisme anglais, quinine comprise.

Et tout autant en ce qui concerne le développement de l’impérialisme français : sans télégraphe, sans bateaux à vapeur, sans fusils à répétition, et sans quinine, l’empire français n’aurait pas existé !

L’historien Henri Brunschwig écrivait que sans télégraphe, il n’y aurait pas eu de conquête de l’Afrique noire.

Edward W.Said brosse donc une fresque qui se veut mondiale des situations impériales modernes et des tentatives qui tentent d’en briser l’étau, en connaissance de cause, et avec des outils tels que « la démystification de tous les construits culturels », ou « la vision très nette des mécanismes de réglementation et de contrainte par lesquels l’hégémonie culturelle se reproduit ».

Il propose de sortir de tous ces carcans en prônant un internationalisme volontaire, le cosmopolitisme,  mais sa vision risque d’être beaucoup trop idéaliste, le nouveau rêve rousseauiste du vingt et unième siècle, des habitants de la planète se moquant des frontières et des identités, alors qu’un minimum de règles conditionne la préservation ou la construction d’un bien commun, déjà bien difficile à réaliser au niveau « national ».

Le concept de bien commun qui constituait un des fondements de la doctrine civile de l’Eglise catholique, apostolique, et romaine, constitue encore un bon garde-fou dans beaucoup de pays.

Je serais tenté de dire qu’il est d’autant plus facile d’applaudir à la thèse généreuse d’Edward W.Said qu’elle a peu de chances de se réaliser, un rêve donc, une utopie, sauf à provoquer dans l’état actuel du monde les anarchies les  plus folles.

« Culture et impérialisme »

d’Edward W. Said

ou

« Comment peut-on être un impérialiste ? »

Le questionnement de l’œuvre d’Edward W.Said : essai de synthèse

            Parmi les multiples questions que pose la lecture d’un livre aussi riche en analyses, en réflexions, et en perspectives ouvertes, il nous faut à présent faire le tri de celles qui nous paraissent les plus importantes, sinon capitales.

Rappelons que la thèse centrale de l’auteur consiste à dire que dans les cas examinés et, au cours de la longue période visée, allant du XIX° au XX° siècle, du tout début du XIX° siècle à la guerre du Golfe,  en Grande Bretagne, en France, et aux Etats Unis,  la culture et l’impérialisme, entretenaient des liens on ne peut plus étroits, confinant à une fusion, un concept que l’auteur dénomme la « Pensée unique »

Et ce concept est intitulé « structure d’attitudes et de références », « d’affinités » qui nourrit et habite l’impérialisme, une sorte de nouveau maître de cet univers.

Le propos est ambitieux, même si l’auteur a pris soin de préciser que :

« Nous n’en sommes, sur le plan théorique, qu’à tenter d’inventorier l’interpellation de la culture par l’empire – sans dépasser jusqu’ici, le rudimentaire. » (p,110)

Une démonstration ? Une histoire des idées ou une histoire des faits ?

Première fragilité, une absence d’évaluation des phénomènes décrits, donc une absence de représentativité de cette théorie.

L’auteur a incontestablement une connaissance très approfondie de beaucoup d’œuvres qui ont fait l’objet sans doute la délectation du professeur de littérature comparée qu’il était, notamment dans les lettres anglo-saxonnes, dans les lettres françaises, et dans les lettres des périphéries impériales, ces dernières beaucoup plus récentes en dates.

Mais une première question surgit, celle de l’évaluation des supports de culture choisis, quant au chiffre de leur diffusion, à leur lectorat, et donc à leurs effets mesurés sur l’opinion publique.

En évoquant « Au cœur des ténèbres », l’auteur s’interroge sur son lectorat plutôt faible, et lorsqu’il évoque les quatre textes majeurs qu’il cite à l’appui de sa thèse dans le chapitre 3 « Résistance et opposition », il remarque :

« La question du milieu représenté soulève celle, plus générale, du lectorat. En regard du nombre de lecteurs non spécialistes qu’ont eu les Jacobins et The Arab Awakening, le public est bien moindre pour les deux livres récents, plus universitaires et complexes » (p,359).

Même type d’observation, en ce qui concerne les travaux de  Manuela Semidei sur les livres scolaires, avec les réserves méthodologiques qu’elle indique, et à nouveau, en ce qui concerne l’audience de plusieurs des auteurs, dans une période plus récente, et réputés pour leur opposition à la politique officielle américaine, alors que beaucoup de moyens d’évaluation étaient d’ores et déjà disponibles, Edward W. Said écrit :

« Quelle est l’importance du soutien populaire à ces idées défendues par l’opposition ? C’est très difficile à dire. » (p,401)

Comme je l’ai indiqué, l’auteur a accordé une grande place à Jane Austen et à son œuvre, sans donner aucune mesure de ses tirages d’édition, alors qu’au cours de la même période, on sait que la Case de l’Oncle Tom, qui n’était pas véritablement une œuvre impérialiste, connaissait un immense succès populaire, le livre le plus vendu au XIX° siècle. En 1852, et sauf erreur, première année de son édition, 300 000 exemplaires ont été vendus.

Et d’après certaines sources, les livres de Jane Austen, que l’auteur propose comme argument important de sa démonstration, avaient un tirage de quelques milliers d’exemplaires.

Ce livre souffre donc d’une première critique importante, celle de l’absence d’évaluation des vecteurs de culture choisis et de leurs effets possibles sur l’opinion publique, et donc d’une représentativité seulement supposée.

Alors des idées sûrement, mais en face de quels faits mesurables ?

J’ai fait le même type de critique, fondamentale à mes yeux, aux livres qu’une équipe de chercheurs  a commis sur le thème de la culture coloniale ou impériale en France.

L’histoire coloniale française souffre encore, de la part de beaucoup de chercheurs, d’une carence incontestable dans l’analyse quantitative des hypothèses de travail, en chiffres, en flux, en grandeurs, proportionnelles ou non, en relations quantitatives,… en un mot, d’une carence de la statistique.

Deuxième fragilité,  une articulation historique et géographique défaillante, pour ne pas dire un livre « anhistorique ».

Une fragilité d’autant plus paradoxale et surprenante, que dans un livre postérieur, en date, « Humanisme et démocratie », une sorte de testament, Edward W. Said avait démontré tout l’intérêt des disciplines linguistiques en raison notamment de la rigueur de pensée historique qu’elles imposaient.

            Il n’hésitait pas à relier toute sa réflexion à l’historicisme, et notamment, à l’œuvre de Vico.

Alors qu’ici, l’auteur n’hésite pas à faire de fréquents rapprochements d’œuvres qui n’ont été publiées, ni dans la même chronologie, ni dans la même situation historique.

L’exercice intellectuel devient sans doute plus alerte, mais il compromet la cohérence des analyses : ce défaut procède sans doute d’une trop grande ambition de l’auteur, à vouloir chevaucher allégrement siècles et continents, pour mieux suivre son fil conducteur.

A titre d’exemple, une confrontation entre Jane Austen et Franz Fanon peut surprendre, tellement sont différentes les situations historiques, les époques et les lieux.

Est-il possible de lire l’ouvrage comme représentation fidèle du passé ?

Troisième fragilité, à la fois la relativité des concepts d’analyse proposés et leur degré d’indétermination

Le concept de « structure d’attitudes et de références », est incontestablement séduisant, attractif, mais l’auteur se contente de proposer une multitude de cas de figure qui tendent à illustrer sa thèse, sans aller jusqu’à la définition du concept lui-même de structure, mais reconnaissons que l’exercice est difficile. Ne s’agit-il pas, dans le cas d’espèce, des difficultés que rencontrent les disciplines littéraires pour faire entrer leurs analyses dans des concepts de type arithmétique ou géométrique ?

Le concept de « résistance » n’est pas obligatoirement approprié aux nombreux cas de figure impériaux, aux différentes situations impériales connues, et quelles que fussent leur époque et le continent où les faits ont pu être enregistrés.

Quoi de commun entre la résistance d’un Samory, dans le bassin du Niger, à la fin du XIX° siècle, et celle du Dé-Tham au Tonkin ?

Entre les résistances anciennes et les modernes, attisées par les nouveaux impérialismes que furent ceux des Etats-Unis et de l’URSS ?

Les chercheurs modernes des anciennes périphéries impériales ont naturellement tendance à embellir leur passé, comme l’ont d’ailleurs toujours fait la plupart des historiens « impérialistes », mais je serais tenté de dire, en ce qui concerne les anciennes colonies françaises, que ce nouveau type de propagande est beaucoup plus efficace, dans leur périphérie et en France, que celle qui fut qualifiée de propagande coloniale :  il joue en effet, et en permanence, à la fois sur l’ignorance de notre passé colonial et sur l’état incommensurable de mauvaise conscience qu’éprouvent, de façon sans doute masochiste, certains milieux intellectuels que la défaite du marxisme a fait basculer dans un nouveau combat, celui de l’ « humanitarisme ».

Par ailleurs, et autres concepts, le recours que fait l’auteur à certains mots, tels que « nations captives », « peuples », ou « citoyens », ne s’inscrivait pas dans le cours historique de beaucoup de ces pays.

Même en 1950, le concept de « citoyen » ou de « peuple »  n’avait pas beaucoup de réalité dans le territoire sous mandat de l’ONU, qu’était le Togo, pas plus d’ailleurs que celui d’opinion publique.

Quatrième fragilité, l’impérialisme concret ne fonctionnait pas comme il est décrit abstraitement, ni en France, ni dans les colonies.

Pour n’évoquer en effet que les anciennes colonies françaises, culture et impérialisme ne rentraient pas dans les grilles d’analyse de l’auteur, même pas à l’époque  de son déclin.

La culture française ne s’est jamais précipitée sur l’impérialisme, et sans doute faudra-t-il attendre encore longtemps, pour que des chercheurs aient le courage de tenter d’évaluer si la France, a été un des paradigmes de la thèse Said.

La France n’a été dans les colonies qu’à reculons, et au cours de la fameuse période de la « course au clocher », le pays était beaucoup plus préoccupé par la ligne bleue des Vosges, et par l’Allemagne, que par les mirages d’un nouvel empire.

Après la Grande Guerre, le pays n’a fait qu’enterrer ses millions de morts, et la deuxième guerre est intervenue, alors que le pays sortait d’une très longue convalescence. Mais il est vrai qu’à certains moments de leur histoire, les Français ont vu dans l’empire un recours possible en face de l’Allemagne, mais le Français n’a jamais eu la fibre impériale.

Curiosités  exotiques des Français ? Certainement ! Mais un grand doute en ce qui concerne un empire français qui aurait été fondé sur une culture impériale, et donc  trouvé sa colonne vertébrale dans une supposée « structure d’attitudes et de références », « d’affinités ».

Et pour conclure :

Structure ou disposition ?

Au-delà de ces quatre critiques, n’y-t-il pas lieu de faire appel à d’autres concepts, familiers en stratégie occidentale et asiatique, ceux de position, de disposition ou de propension ? Aussi bien position et disposition de Clausewitz que de Sun Tzu !

Une disposition à l’impérialisme plus qu’une « structure d’attitudes et de références », avec l’entrée en scène d’autres facteurs que la culture ?

Est-ce que dans le cas de la Grande Bretagne le concept de disposition ne serait pas mieux adapté à expliquer l’impérialisme anglais, sur toutes les mers avec une marine et des lignes de commerce contrôlées à l’échelle mondiale, et avec au cœur, l’empire des Indes ?

Dans le cas Français, cette explication a peu de valeur, tant le pays a été long à se tourner vers le large, et souvent avec des initiatives inopinées de groupes de pression politiques ou économiques, et sous le regard indifférent de l’opinion publique.

A un moment donné de son histoire, un pays est dans une situation relative de puissance, une disposition, telle qu’il peut envahir un autre pays ou être envahi, en fonction de toutes sortes d’enjeux religieux, militaires, économiques, ou démographiques.

Au XIX° siècle, l’impérialisme occidental, tel que décrit par Edward W. Said, a bénéficié d’une supériorité technique telle que, sur les rives de toutes les mers du globe, rien ne pouvait contrarier son expansion, et ma préférence dans la recherche des explications causales va donc nettement en faveur des fameuses technologies qui ont changé le monde de ce siècle.

Ces technologies ont créé une disposition stratégique favorable à l’Occident, et la montée en puissance postérieure des Etats Unis a prolongé cette disposition stratégique favorable.

Dans le cadre d’une telle disposition, exceptionnellement favorable au peuple marin et marchand que fut alors l’Angleterre, il est très possible que la culture ait été un facteur d’exaltation de l’impérialisme britannique, mais la source elle-même de cet impérialisme, rien ne le prouve vraiment.

En ce qui concerne la France, il est difficile d’admettre qu’elle ait bénéficié d’une disposition stratégique aussi favorable à l’impérialisme que l’Angleterre, et rien ne prouve que la culture et l’impérialisme aient fait un aussi bon ménage que le laisse entendre l’auteur.

Ma thèse personnelle est que la France n’a jamais été une nation coloniale, mais que son peuple a laissé le plus souvent ses gouvernements faire ce qui leur semblait bon de faire outre- mer, sauf quand il y eut un grave conflit, du type Indochine ou Algérie.

En résumé donc, en Grande Bretagne, culture et impérialisme en chœur, mais avec la question œuf ou poule ? Alors qu’aux Etats Unis, il semble bien que la culture émane le plus souvent de son impérialisme, une culture impérialiste de sous-produit.

En ce qui concerne la France, grande suspicion quant à la validité de la thèse Said.

Ceci dit et pour reprendre un des thèmes d’une pièce de Shakespeare, « La tempête », adaptée ensuite par Césaire, que cite d’ailleurs Edward W. Said, et à lire son livre, il m’est arrivé souvent, au cours de la lecture, d’avoir l’impression d’incarner le personnage de Caliban, l’esclave,  au service d’un nouveau Prospero, le magicien, c’est-à-dire le professeur de littérature comparée..

Les caractères gras sont de ma responsabilité

Jean Pierre Renaud  – Paris, le 1er décembre 2011

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