« Le choc des décolonisations » Pierre Vermeren Troisième Partie « La France, les Français et leurs anciennes colonies » p,221 à 234)

« Le choc des décolonisations »

« De la guerre d’Algérie aux printemps arabes »

Pierre Vermeren

Lecture critique

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Troisième Partie

« La France, les Français et leurs anciennes colonies » (p,221 à 324)

        Après avoir décrit le fiasco des décolonisations (I), puis la situation des décolonisés sous l’empire de leurs élites (II), l’historien analyse la situation de la France, des Français, et des anciennes colonies. (III)

      Comme je l’ai indiqué la décolonisation était inscrite dans l’histoire qui s’est effectivement déroulée, celle du « cours des choses » que beaucoup de membres de l’élite coloniale avaient prédit, ne serait-ce déjà que l’africaniste connu des spécialistes, Delafosse, et des bons connaisseurs de l’Afrique, lesquels proposaient l’association au lieu de l’assimilation.

        Il n’était pas facile pour les officiers de la conquête de manifester leur scepticisme sur ses buts, mais il en fut qui l’osèrent, je pense au colonel Frey qui exprima plus que de l’hésitation sur le bien- fondé de la conquête du Soudan, de nos jours le Mali, dans les années 1886-1888, une conquête dont il fut un des acteurs, je pense aussi au capitaine Toutée à l’occasion de sa mission politique et géographique vers le Niger, dans les années 1894-1895..

       Plutôt que d’aller à Madagascar, Lyautey, en ce qui le concerne, aurait préféré que la France s’attache à l’Indochine, le « joyau », respecte les institutions séculaires de l’Annam, de son Empereur, fils du ciel, plutôt que de les chambouler en remplaçant les mandarins par des résidents coloniaux.

       Un « cours des choses » qui toucha tous les empires » coloniaux, et qui se conclut généralement par un fiasco, même pour l’Empire des Indes, la Chine, ou l’Afrique du Sud pour ne citer que quelques-unes des terres coloniales les mieux loties.

        En ce qui concerne l’Afrique noire, je crois avoir démontré que les analyses de Frédéric Cooper sont trop décalées, historiquement, par rapport aux situations coloniales concrètes de l’après deuxième guerre mondiale en Afrique noire.

        En ce qui concerne la deuxième partie (II), son contenu illustre bien la difficulté qu’il y avait, compte tenu des caractéristiques de ces mêmes situations coloniales, en tout cas en Afrique noire, en termes de géographie physique, humaine, politique, économique, religieuse, culturelle, ethnique.

      La description qu’en fit le géographe Richard-Molard après la deuxième guerre mondiale suffisait à en montrer la très grande complexité.

    L’historien décrit toutes les dérives qui ont suivi les décolonisations, lesquelles découlaient largement de ces situations coloniales et de leur héritage, en termes d’Etat, de populations et d’élites.

       Je choisirais volontiers comme symbole de l’échec d’une certaine élite, Senghor, sorti de Normale Sup, un catholique d’exception élu grâce au soutien de la Confrérie musulmane des Mourides.

        Il se convertit à la solution du parti unique, une sorte de symbole de l’écart gigantesque qui existait entre des peuples qui n’étaient pas des nations et leurs petites élites, ou celui d’Houphouët-Boigny qui réussit à réaliser une certaine coagulation ivoirienne fondée sur un réseau de planteurs de cacao, mais surtout sur l’ethnie puissante que constituait le peuple Baoulé, en surfant sur une idéologie marxiste alors à la mode en métropole.

     Ai-je besoin d’ajouter que Mitterrand joua un rôle important dans la  « récupération » de ce leader, alors qu’il fut un des artisans de l’échec meurtrier de la décolonisation en Algérie.

      La troisième partie contient des analyses tout à fait intéressantes, d’autant plus qu’elles n’hésitent pas à mettre le doigt sur des incongruités historiques trop souvent méconnues.

        Le chapitre XIII ouvre le bal, mais à mes yeux, son titre même « Amnésie coloniale, mauvaise conscience, et beaux discours » souffre d’un biais courant et ambigu dans ce type d’analyse, c’est-à-dire qu’elle parait fondée sur un postulat, celui d’une « culture coloniale » des Français qui n’a jamais existé, et qui n’a jamais été mesurée, ne serait-ce que dans la presse, et qu’en même temps pour avoir existé, elle aurait été l’objet d’une « amnésie ».

     « Amnésie » pour qui ? Pour quelle amnésie ? Sur quel terrain colonial ? L’Algérie ?

     Les pages que l’auteur consacre aux politiques et surtout aux milieux intellectuels, montrent bien que c’est essentiellement l’Algérie qui leur a servi de toile de fond, leur rôle très actif dans le réveil d’une mémoire française qui aurait été coloniale.

       L’historien Stora en est, me semble-t-il un bon représentant, et c’est d’ailleurs son évocation qui ouvre ce chapitre (p,223), avec la référence de son livre « La gangrène et l’oubli » (1991), mais l’auteur souligne plus loin :

      « Cependant, il faut cesser de penser qu’il y alors en France ni débat ni réflexion sur cette guerre coloniale… » et plus loin, en titre de paragraphe « L’histoire coloniale engloutie par la guerre d’Algérie ».(p,224)

      Tout à fait !

     Il s’agit de l’objection la plus importante qui peut être faite au travail médiatique de Stora, finir par faire croire aux jeunes Français, et cela n’a pas l’air de bien marcher de nos jours, que l’Algérie fut l’alpha et l’oméga de la colonisation française, et lorsque j’écris « l’Algérie », il conviendrait de lire la « guerre d’Algérie ».

        Plus loin, l’historien cite le nom d’un autre intellectuel qui fit partie de cette nouvelle vague de propagande, lequel nous a entraînés récemment dans la désastreuse guerre de Libye:

     « La France passe en quelques années du mythe de la France résistante, installé par de Gaulle, à celui de la France collaborationniste porté par la jeune génération d’intellectuels, comme Bernard Henry-Lévy. C’est sur fond de retournement idéologique lié à l’irruption sur la scène publique de la génération nées après la guerre (Celle de 68 ?), que la mémoire coloniale» qui continue de « saigner », selon les mots de Benjamin Stora, refait surface. Bernard Henry-Lévy et lui-même appartiennent d’ailleurs à la génération d’intellectuels issus d’Algérie. » (p,232)

    Si mes informations sont exactes, l’intéressé ou sa famille auraient encore des intérêts en Afrique du Nord.

       Question : mémoire « coloniale » ou mémoire « algérienne » ? Que personne n’a d’ailleurs eu le courage de tenter de mesurer.

          Une mémoire qui « saigne » ? Diable ! Celle de Stora ?

         L’auteur note « La France des années 1960 ne veut plus entendre parler des colonies, inconnues des nouvelles générations. » (p,231)

         Je ne suis pas sûr que les anciennes générations aient plus entendu    « parler des colonies » avant les années 1939-1945, ce qui n’est pas démontré, sauf à quelques grandes occasions qui ont fait la une des actualités de l’époque, Fachoda ou guerre 14-18, la grande Exposition Coloniale de 1931, s’étant inscrite beaucoup plus dans le cycle des Grandes Expositions alors à la mode en Europe.

         Ainsi que je l’ai déjà écrit, les histoires coloniales et postcoloniales, avant tout, souffrent d’une  grande carence d’analyse de la presse, seul grand vecteur de mesure de l’opinion publique de l’époque.

     Ce livre nous donne à maintes reprises l’occasion de constater le rôle important que la mouvance des intellectuels issus de la matrice algérienne a joué dans ce que j’appellerais volontiers une  propagande coloniale inversée, beaucoup plus importante et plus efficace que ne fut la propagande du « temps des colonies », celle « adorée » par le collectif Blanchard end Co.

Jean Pierre Renaud

« Français et Africains ? » Frederick Cooper Lecture 4

« Français et Africains ? »

Frederick Cooper

&

4

Chapitre VI – Du territoire d’outre-mer à l’Etat membre (page 295 à 340)

Constitution et conflit, 1958

           Il parait difficile, pour ne pas dire exclu, d’aborder un tel sujet sans tenir compte du contexte international et français, et en faisant l’impasse sur la crise que traversait alors la France, crise institutionnelle et politique de la Quatrième République aux prises avec la guerre d’Algérie, et les tensions, pour ne pas dire plus, avec les deux pays voisins, le Maroc et la Tunisie.

        Il me parait également exclu de ne pas faire le constat de la fiction d’une Union Française  quasiment inexistante, sauf dans son décor.

        La loi-cadre de 1956 avait doté les anciennes colonies d’AOF des outils démocratiques nécessaires pour gouverner, assemblées élues au suffrage universel, collège unique, conseils de gouvernement, des institutions encore en partie contrôlées par la métropole (relations internationales, défense, monnaie) avec pour résultat l’abandon de toutes les revendications d’égalité sociale entre citoyens de métropole et d’outre-mer qui avaient agité les anciennes négociations, sans résultat. Il était en effet exclu que la métropole voie ses citoyens devenir les vrais citoyens de second zone de l’Union, compte tenu du poids insupportable qu’auraient fait peser cette mesure sur les citoyens de métropole, avec une baisse importante de leur niveau de vie.

        La crise algérienne et la venue au pouvoir du général de Gaulle changea évidemment et complètement la donne, et le débat porta alors sur le type de lien fédéral ou confédéral qui pouvait relier ensemble les nouveaux Etats avec la métropole, et entre eux, avec la crainte des Etats les plus pauvres de l’AOF de voir leur développement gravement handicapé par l’absence d’une « solidarité horizontale », entre riches et pauvres, celle qu’avait défendue  obstinément Senghor.

          Afin d’éclairer ce débat très technique, il n’est pas inutile de rappeler brièvement qu’aussi bien Senghor (dans deux gouvernements, dont celui du général, entre le 23/07/1959 et le 19/05/1961), qu’Houphouët-Boigny furent des ministres de la Quatrième, puis de la Cinquième République, (dans cinq gouvernements, dont, avec de Gaulle entre le 18/05/1958 et 19/05/1961),  et qu’une trentaine de députés ou de conseillers ou sénateurs représentaient l’outre-mer au Parlement.

.               La discussion tournait comme avant sur la nature du lien vertical métropole- outre-mer et horizontal entre territoires d’outre-mer, et il est évident que cette discussion passait largement au- dessus de la tête des citoyens français, et encore plus de celle des nouveaux citoyens de ladite Union.

          Des équations insolubles, tant il fallait résoudre la quadrature de plusieurs cercles : comment promouvoir une égalité politique entre la métropole et les territoires, en échappant aux craintes formulées par Herriot sur la colonie des colonies ? Comment faire accepter par les territoires les plus riches, dont la Côte d’Ivoire, les charges d’une nouvelle fédération d’AOF ?

               Pour ne parler que de l’AOF, le cœur de l’analyse Cooper, sinon la totalité.

            La rédaction de la nouvelle constitution se fit en petit comité selon un processus très détaillé par l’auteur, avec les questions pertinentes posées par Tsiranana, le chef du gouvernement malgache :

               « L’indépendance des territoires est-elle reconnue par la Constitution ? », puisqu’on parle de fédération, est-ce que celle-ci correspondra à des Etats ou simplement à des territoires ? Le mot « territoire » commence à mal sonner chez nous. » (p,310

        Le même Tsiranana aida à sortir les discussions de l’ornière en proposant une dénomination nouvelle, suffisamment vague pour rassurer tout le monde :

           « Au lieu de parler de fédération ou de confédération, pourquoi demanda-t-il ne pas trouver un autre mot ? Ce que nous créons, dit-il, était la « Communauté franco-africaine. » (p,321)

       L’histoire montrera que cette communauté n’eut pas un contenu très différent de celui de l’ancienne Union française.

      L’auteur relate « l’odyssée africaine » du général, pour exposer son projet de nouvelle Constitution, adoptée par référendum le 28 septembre 1958, et notamment l’épisode du vote non en Guinée, sur la demande de Sékou Touré. (p,327)

       La description que fait l’auteur des deux « adversaires » en surprendra plus d’un, en écrivant :

       « Mais le grand drame se déroula à Conakry, le 25 août, lorsque les deux grands visionnaires aux amours-propres non négligeables – Charles de Gaulle et Sékou Touré – s’affrontèrent sur le processus et la substance de la nouvelle structure proposée. » (p,329)

         Et plus loin : « Choc de deux égos, prompts à s‘offusquer ? Cette explication pourrait bien être au cœur de l’affaire. Mais il y a plus. De Gaulle avait déjà fait une concession majeure dans son discours de Brazzaville : le droit d’un Etat membre à réclamer l’indépendance, sans être perçu comme sécessionniste. Mais concernant la Constitution, de Gaulle avait invariablement affirmé que voter non signifiait la sécession, et la fin de toute aide française. » (p,333)

        On retrouvait donc toujours une question de gros sous, pour ne pas dire d’intérêts mutuels bien compris.

        J’ajouterai qu’il parait difficile de mettre sur le même plan les deux hommes : est-ce que Sékou Touré n’était pas plus un apprenti dictateur qu’un « visionnaire » ?

        L’auteur fait état des manœuvres de la France, en particulier au Niger, pour conserver le contrôle des opérations du référendum, dans ce territoire où la France avait des intérêts dans l’uranium, mais toute analyse du processus décrit ne peut faire l’impasse sur le contexte de la guerre froide, les nouvelles ambitions de l’Union Soviétique en Afrique, et sur un des objectifs des gaullistes de préserver le rôle international de la France, ou pour presque tous les gouvernements de la Quatrième de préserver la « grandeur » de la France…

       « Les résultats dans l’AOF furent sans ambiguïté : le non recueillit 95 % des votes en Guinée, le oui entre 94 et 99,98% (en Côte d’Ivoire) partout ailleurs, sauf au Niger (78%). La République de Guinée fut proclamée quelques jours plus tard. » (p,339)

         Le lecteur aurait tort de croire que les élections se déroulaient alors en Afrique noire comme dans les campagnes françaises, compte tenu du poids des électeurs illettrés, qui n’avaient pas toujours compris le sens de ce nouveau truc de blancs, et qui s’en remettaient encore dans l’hinterland à la sagesse de leurs chefs, sages traditionnels, ou aux administrateurs encore en place .

             Puis-je citer une anecdote du Togo des années 1950 ? Lors d’une consultation électorale et dans le sud de ce territoire sous mandat, au moins un administrateur faisait ramasser les électeurs en camion et leur donnait l’occasion d’étancher leur soif.

           Houphouët-Boigny avait expliqué clairement les enjeux du référendum :

       « Ce serait sortir de l’Histoire, aller à contre-courant, si, en Afrique, notamment, nous devions limiter notre évolution dans le cadre étroit d’une nation…. Il affirma que la quête de la dignité était compatible avec l’entrée dans la Communauté. La Côte d’Ivoire, poursuivit-il, n’avait pas les ressources financières nécessaires à sa propre défense ; elle ne pouvait entretenir des ambassades dans 90 pays ; seules des relations de coopération avec la France et ses partenaires européens pourraient « féconder nos richesses latentes », et « l’échelon le plus élevé » des tribunaux était le meilleur antidote contre une justice dénaturée par des luttes internes (…) le tribalisme. »… Comment voulez-vous que l’on puisse laisser à un jeune Etat la faculté d’envoyer librement au poteau ses adversaires politiques ? » (p,339)

            L’annonce prémonitoire de ce qu’allait faire Sékou Touré en Guinée !

Chapitre VII – Unité et division en Afrique et en France (p,341)

         Je vous avouerai, mais j’aurais pu le faire presqu’à chaque page de ma lecture, que les concepts juridiques ou politiques abstraits que l’auteur manie avec une grande dextérité, constituent à mes yeux autant de challenges intellectuels, politiques, juridiques, et historiques à soutenir.

            Comment ne pas être admiratif à l’égard des dirigeants français et africains de cette époque qui les manipulaient avec autant de vélocité que de dextérité?

            Au tout début de ce chapitre l’auteur pose la bonne question, mais comment était-il possible d’y répondre dans les sociétés encore coloniales de l’époque ?

     « Mais où se situait la nation ? » (p,341)

     « Une communauté de républiques africaines »

        La nouvelle communauté existait bien sur le papier, avec un Président, un Conseil exécutif, un Sénat, et une cour arbitrale, mais avec quels partenaires africains ?

     L’auteur écrit : « La Communauté française ne pouvait continuer d’exister sans l’unité africaine. » (p,343) : pourquoi ?

       Plus loin, l’auteur formule un ensemble d’observations qui relativisent beaucoup le sens de ses analyses :

     « Les nouveaux gouvernements n’étaient pas uniquement confrontés à la persistance de l’administration française ; ils avaient également à gouverner un territoire de citoyens. Comment les ressortissants de l’ex-AOF utilisaient-ils leur citoyenneté ? Une réponse à cette question nécessiterait de savoir, comment les partis recrutaient leurs partisans, comment les organisations sociales et politiques formulaient leurs revendications et comment les gouvernements à la fois déterminaient et étaient influencés par les actes et les discours. Nous ne pouvons que suggérer que quelques pistes pour aborder ces questions dans le nouveau contexte. »

      L’auteur réintroduit le contexte des sociétés encore coloniales des années 1950, dont la grande majorité des membres passaient complètement à côté de ces discussions savantes, en ajoutant qu’en métropole l’opinion publique, hors les guerres d’Indochine et d’Algérie, n’était pas plus concernée par ces discussions de spécialistes.

       Enfin, je n’ai pas trouvé dans ma lecture, trace des « quelques pistes » annoncées.

         Les nouveaux gouvernements africains eurent rapidement à faire face aux revendications des syndicats sur lesquels ils s’étaient largement appuyés pour prendre le pouvoir, notamment au Sénégal, ou au Soudan, objets d’étude privilégiés par l’auteur.

        Les efforts entrepris pour mettre sur pied une nouvelle organisation africaine qui prenne la relève de l’AOF ne furent pas concluants avec une Fédération du Mali (Sénégal, Mali, en janvier 1959) qui ne fit pas long feu, et sur l’autre versant, un Conseil de l’Entente (Côte d’Ivoire, Niger, Haute Volta, Dahomey, en mai 1959) avec des liens institutionnels moins ambitieux, de type confédéral.

     Les dirigeants africains avaient autant de difficulté à mettre sur pied une nouvelle organisation que les dirigeants français, lesquels devaient résoudre une autre quadrature du cercle, celle d’une solution constitutionnelle qui ne pouvait être standard, compte tenu de la diversité des composantes de l’ancien empire colonial.

       Les syndicalistes se situaient à des années-lumière des sociétés dont ils faisaient partie, en leur qualité de fers de lance, et la citation que fait l’auteur sur la position de l’Union soudanaise RDA en est un bon exemple :

      «  Le journal de l’Union  soudanaise-RDA parla d’une « nation ouestafricaine » en formation, soudée par la géographie et l’expérience commune, notamment celle de cinquante ans  de colonisation. Le parti affirmait qu’une fédération africaine était le seul moyen de faire face à « une Afrique encore morcelée, sujette aux vieilles rivalités raciales, où la conscience nationale ne se manifeste que par une hostilité commune contre la présence dominatrice des Blancs, où l’économie est rudimentaire. » (p,347)

       Est-ce qu’il existait en 1958, date de cet article, une « nation ouest-africaine », même « en formation ? Non, et le tirage de ce journal était tout à fait limité.

        Comme le relate l’auteur, de fortes tensions se produisirent alors entre Etats voisins, avec des expulsions de fonctionnaires selon leur origine.

     « Vers l’indépendance, mais non vers l’Etat-nation » (p,355)

      Est-ce qu’une revendication d’Etat-nation a jamais existé en AOF, sauf dans la tête et le discours d’une petite minorité d’évolués ?

      Je répète que l’usage de l’expression Etat-nation est alors tout à fait ambigu dans le cas de l’Afrique de l’Ouest.

     L’auteur écrit plus loin : «  Mais en août 1959, le Mali existait en tant que fédération de deux Etats. Il n’était pas encore reconnu en tant qu’Etat en soi, et devait encore se transformer en nation. » (p,356)

     Quel est le sens donné par l’auteur à ce concept d’Etat-nation ? Un Etat reconnu sur le plan international ? Mais si tel est le cas, il parait évident que seule l’indépendance, l’issue qui faisait encore hésiter les dirigeants africains, était susceptible  de répondre à cette attente, le nouvel Etat indépendant se coulant dans ce qui ressemblait à un morceau de l’Etat colonial.

     Houphouët-Boigny avait une vue plus réaliste de la situation que ses confrères et la phrase : « Houphouët-Boigny n’a pas cherché à convaincre le peuple français d’entrer dans une fédération d’égaux avec ceux des Etats africains… Tous deux, (avec Senghor) pensaient en termes de connexions, et non en  termes d’unités nationales délimitées. » (p,358)

      L’auteur fait appel au terme de « connexions », un concept qu’il aime bien et qui pourrait être novateur, à condition de l’illustrer historiquement : qu’est-ce à dire ?

      En tout état de cause, et compte tenu des situations postcoloniales en construction, les nouveaux Etats ne pouvaient découler que des anciens Etats coloniaux dans les limites géographiques des territoires qui avaient été dessinées arbitrairement par l’ancien pouvoir colonial, qu’il ait été anglais, français, allemand, espagnol ou portugais.

     L’auteur cite d’ailleurs la position sans ambiguïté du syndicat l’Union soudanaise, toujours dans le journal déjà cité : « Cinquante ans ou plus de sujétion commune ont créé en Afrique occidentale sous domination française les conditions nécessaires et suffisantes à la stabilité de la nation africaine et à son développement. » (p,365)

      L’auteur d’ajouter : «  L’AOF satisfaisait les critères de constitution d’une nation : cinquante ans de stabilité, une langue commune, le français, la contiguïté géographique, la communauté économique et une « communauté culturelle » sur une base négro-africaine. Tout cela formait le soubassement de la construction d’une nation mais tout le monde ne voyait pas la situation en ces termes.» (p,366)

      Des critères de constitution d’une nation définis par quel légiste ou historien? Une « communauté culturelle » ? Qu’était-ce à dire dans le patchwork des langues et des cultures de l’ouest africain, pour ne pas parler des religions qui constituèrent souvent les vraies connexions dans ces territoires.

      Les nouvelles citoyennetés, pour autant qu’elles soient redéfinies ou définies, ne pouvaient découler que des formes coloniales de l’AOF, récemment affectées par une dose de démocratie à l’occidentale.

       D’ailleurs, l’auteur l’exprime clairement : « Le nouvel  Etat fédéral exprimerait et construirait la nation africaine. Il ferait cela à l’intérieur de la Communauté. La nation ne pouvait être sénégalaise ou soudanaise, et Senghor espérait que la Fédération du Mali serait la première étape vers la création de la nation africaine. La patrie que Senghor voulait préserver en 1955 était devenue en 1959 un bloc constitutif de quelque chose de plus grand, de plus inclusif, de plus solide. Et Senghor, législateur autant que poète, considérait que la nation ne se construirait pas simplement d’elle-même. » (p,365)

       J’ajouterai plus poète que législateur, et Senghor n’avait pas fait Normal ’Sup pour rien.

     Le Conseil exécutif de la Communauté se réunissait, mais il ressemblait de plus en plus à un club de type anglais, car la Communauté, comme cela avait été le cas avant pour l’Union, était en réalité mort-née.

     En définitive, il n’y avait pas plus de Communauté qui ressemble à un Etat reconnu sur le plan international, le critère premier de l’existence d’un Etat, avec ses frontières et son gouvernement souverain, encore moins reposant sur une assiette nationale, qu’il existait au plan africain un Etat-nation, partie d’un autre Etat de type fédéral ou confédéral.

       Le débat sortait enfin du flou des discussions et l’idée d’une Communauté multinationale «  Justice, droits et progrès social dans une Communauté multinationale » (p,379) ne correspondait pas aux situations postcoloniales des années 1950, étant donné que les nations constituantes, en Afrique noire, n’étaient que rêve et fiction.

       A la page 384, l’auteur résume bien les données essentielles des problèmes posés : « Mais si la question de coût et bénéfices associés aux territoires d’outre-mer était préoccupante – en particulier face aux revendications de l’égalité sociale et économique liée à la citoyenneté -, la plupart des dirigeants avaient néanmoins le sentiment que la France devait sa stature à sa présidence sur un vaste ensemble. La France tentait  elle aussi de gagner sur les deux tableaux, et de limiter  ses responsabilités financières et autres tout en affirmant soutenir, pour reprendre la formule utilisée par Pierre-Henri Teitgen en 1959, «  la montée des peuples dans la communauté humaine. »

      Pour résumer le dilemme, prestige contre gros sous ?

Chapitre VIII – Devenir national (p,387 à 442)

       Avant de commenter ce chapitre, pourquoi ne pas faire part de mon embarras devant un tel titre « Devenir national », à la fois constat et challenge, pour qui a eu une certaine connaissance de l’histoire africaine de l’ouest et de ses réalités.

        Et tout autant sur la signification du qualificatif national ? Qu’est- ce à dire ? Dans le sens du national égale étatique, étant donné que les nouveaux Etats n’avaient guère d’existence que dans les frontières et le moule de l’ancien Etat bureaucratique colonial ?

        Par ailleurs, cet ouvrage cite souvent les journaux, telle ou telle opinion, mais sans jamais nous donner l’audience et le tirage de ces journaux, pas plus qu’il ne nous donne les quelques sondages qui étaient déjà effectués sur les thèmes historiques analysés par l’auteur.

      L’auteur écrit :

      « Malgré l’évident dynamisme politique de la fin de l’année 1959, il était clair qu’aucun des principaux acteurs ne parviendrait à obtenir ce qu’il souhaitait le plus. De Gaulle voulait une fédération avec un centre fort, une seule citoyenneté, une seule nationalité, et l’engagement de tous ceux qui acceptaient la nouvelle Constitution de rester dans la Communauté française. Il se retrouva avec une structure qui n’était ni fédérale ni confédérale, avec de multiples nationalités, avec également des territoires qui pouvaient exercer leur droit à l’indépendance quand ils l’entendaient… » (p387)

       De Gaulle aveugle à ce point, alors qu’il avait d’autres territoires sur les bras, notamment l’Algérie ? Une guerre d’Algérie qui n’en finissait pas et qui coûtait cher à la France ?

      « La Constitution de 1958 avait placé les dirigeants politiques africains dans une position de force, mais aussi délicate – un compromis insatisfaisant entre autonomie et subordination – avec toutefois une option de sécession qui permettait aux Etats membres de poser de nouvelles demandes. » (p,387)

      Dans une analyse intitulée « La Fédération du Mali et la Communauté française : négocier l’indépendance », l’auteur écrit :

      « Le meilleur espoir de maintenir l’unité de la Communauté française était – et certains sages à Paris le savaient – la Fédération du Mali. Si le Mali réussissait, d’autres territoires pourraient voir les avantages d’appartenance à un grand ensemble. Il y avait deux problèmes immédiats. L’un était le Mali lui-même : une fédération de deux Etats – et de ces deux Etats en particulier- était-elle viable ? Le second était Houphouët-Boigny qui ne voulait pas que le Mali devienne l’avant-garde de l’Afrique. Si le Mali prenait l’initiative de rechercher l’indépendance, Houphouët-Boigny et ses alliés du Conseil de l’Entente seraient obligés de le suivre.  » (p,388)

      Questions : de quels « sages » s’agit-il ? Est-ce que vraiment il était possible de croire à la solidité de la dite fédération, compte tenu de toutes les tensions existant déjà entre les dirigeants de deux entités qui n’avaient pas le même poids démographique, politique et économique ? Est-ce que l’indépendance de la Gold-Coast, ainsi que l’autonomie du Togo, en voie vers l’indépendance, ne constituaient pas des facteurs plus pertinents d’accélération du processus de décolonisation, c’est-à-dire d’indépendance ?

      Comment ne pas ajouter que le dossier algérien avait une autre importance que celui de l’AOF, ou de l’AEF, quasiment absent de ce type d’analyse, avec, en 1959, la déclaration de Gaulle annonçant l’autodétermination de l’Algérie ?

      Comment ne pas ajouter une fois de plus que l’URSS intervenait de plus en plus en Afrique, que l’ONU et les Etats-Unis pressaient les nations coloniales de laisser les peuples coloniaux disposer d’eux-mêmes, et que de nouveaux acteurs issus du Tiers Monde poussaient dans le même sens ?

       Le fait que Foccart ait repris ce dossier en mars 1960 (p,393) montre bien que la France était passé dans un autre monde, un monde « d’ombres ».

        L’auteur décrit les négociations engagées avec la France, les péripéties, les ambitions affichées, mais il est évident que le Mali ne pouvait négocier qu’avec la République française, et non avec Une Communauté mort-née.

      Les discussions tournèrent rapidement autour des modalités de l’indépendance, d’autant plus que les « Tensions d’indépendance » (p,404) entre le Sénégal et le Mali, au sein d’une fédération qui ne fit pas long feu, avec le coup d’Etat de Modibo Keita, dans la nuit du 19 au 20 août 1960.

      L’auteur en rend compte dans « La brève vie et la chute dramatique de la Fédération du Mali » (p,412).

      Cet épisode était l’annonce des dérives de type dictatorial qui caractérisèrent l’Afrique de l’Ouest et qui démontraient la fiction du concept « national » dont se targuaient, avec leur talent oratoire habituel, les dirigeants africains d’alors.

        Une mention tout à fait spéciale sur le passage où l’auteur évoque la façon dont on écrit l’histoire, et à mes yeux, quel que soit l’auteur ou la période évoquée, dans le cas présent cette phase de la décolonisation :

      «  Restait à gagner le contrôle de l’histoire de la nuit du 19 au 20 août 1960. Les deux camps – depuis longtemps ardents partisans de la fédération – avaient fait entorse aux principes fondamentaux du gouvernement fédéral. Keita avait tenté  un coup de palais, violant les normes de l’équilibre et de la consultation sur lesquelles reposait la fédération : Dia et Senghor avaient fait sécession de la Fédération. Keita fut confiné quelques jours dans sa résidence puis rumina ses griefs contre la France qui n’était pas intervenue pour préserver la Fédération.

     Senghor avait une bonne histoire à raconter, et il la raconta bien. Dès le 23, il donna une conférence de presse dont le texte fut rapidement imprimé et distribué par le gouvernement du Sénégal. Il y affirmait que la différence entre les deux pays était moins d’idéologie que de « méthode ». Les méthodes soudanaises étaient « plus totalitaires ». Les Soudanais voulaient un « un Etat unitaire ». Le Sénégal voulait un  régime démocratique, le Soudan, non….. Le pire était « l’intrusion » de Modibo Keita dans les affaires intérieures de la République du Sénégal » (p,420)

     « Coup de palais » ou coup d’Etat ?

       Le Sénégal ne mit pas beaucoup de temps pour suivre le chemin politique du Mali.

       Il convient de noter, comme le souligne l’auteur, que les circonvolutions politiques et juridiques qui affectèrent les relations entre la France et les nouveaux Etats ne firent pas l’objet d’un processus constitutionnel, comme  cela aurait pu et dû être le cas, mais d’un processus législatif.

      L’auteur décrit les causes d’un échec qui étaient largement inscrites dans l’histoire de ces pays et dans la complexité des revendications africaines portant sur des sujets aussi variés que la souveraineté, la nation (« où se situaient la nation et la souveraineté » (p,426), le lien fédéral ou confédéral, la citoyenneté, avec le surgissement, presque à chaque phase du débat, de l’absence de l’état civil, de la place des statuts personnels auxquels même Dia, était attaché, de la polygamie, et cerise sur la gâteau, l’accusation d’une « sénégalité » dominante dans tous ces dossiers.

         A titre d’exemple : «  La loi sur la nationalité supposait ce dont Senghor et Dia avaient longtemps dit qu’ils n’en voulaient pas : la « sénégalité ». Le gouvernement s’arrogeait le droit de décider qui, en corps et en esprit, était réellement sénégalais. La sénégalité fut accessible, du moins pour un temps, aux habitants des pays limitrophes. En raison des insuffisances de l’état civil…

        Cette méconnaissance du Sénégal à l’égard des personnes vivant sur son territoire en 1961 n’est pas sans rappeler l’incapacité dans laquelle le gouvernement français pour mettre en place un état civil efficace. L’Etat sénégalais pourrait-il faire mieux ? Il essaya. » (p,430)

        A la différence près que le gouvernement français avait buté sur l’obstacle infranchissable des statuts personnels !

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Français et Africains ? » Frederick Cooper – Lecture 3

« Français et Africains ? »

Frederick Cooper

&

3

Chapitre V – Reconstruire ou réformer la France ? (page 229 à 293)

« La loi-cadre et le fédéralisme africain 1956-1957 »

                               « Reconstruire ou réformer la France », rien de moins ? Sommes-nous encore dans l’histoire de notre pays ?

              Après les hors d’œuvre jusqu’à la page 229, le plat principal !

               Un très long chapitre  qui ne manque pas d’ambition ! Démontrer que les nouveaux députés africains auraient pu « reconstruire ou réformer la France ? » ?

              Notons dès le départ que le gouvernement de l’époque fit appel à la voie réglementaire plutôt que constitutionnelle pour réformer.

            L’introduction de ce chapitre est à citer in extenso parce qu’elle marque bien l’esprit dans lequel cette analyse a été effectuée :

           « La loi-cadre est généralement considérée comme un tournant dans l’histoire de l’Afrique française. Pour certains intellectuels africains d’aujourd’hui, elle marque le moment qui scella le sort de l’Afrique. L’Afrique fut balkanisée, dit à l’époque Senghor. Le système de gouvernement territorialement délimité inscrit dans le droit allait devenir le point de départ des Etats indépendants de l’ancienne Afrique française. Au cours des cinquante dernières années, ces Etats ont accumulé un palmarès profondément inquiétant au niveau des problèmes qui préoccupaient les acteurs politiques africains en 1956 : les élections démocratiques, l’égalité, les droits, le développement économique, l’éducation. Mais pour les Africains de cette époque, la loi-cadre constituait une victoire. Elle satisfaisait leurs plus importantes revendications politiques de la décennie écoulée : le suffrage universel, le collège unique et des assemblées territoriales dotées d’un réel pouvoir. Elle rendait les assemblées élues dans chaque territoire responsables du budget et de la fonction publique, rompant ainsi avec les tendances centralisatrices du gouvernement français.

             La loi-cadre n’était pas destinée à créer des Etats-nations… » (p,229)

             « Possibilités, dangers et coûts d’une Union réformée » (p,231)

            Nous remarquerons simplement que l’Afrique précoloniale était encore plus « balkanisée » et que le constat du « Au cours des cinquante dernières années, ces Etats ont accumulé un palmarès profondément inquiétant » mériterait d’être nuancé.

              Le débat politique et juridique relaté par l’auteur entre Etat-Nation ou Etat multiculturel parait se situer à des années-lumière de la réalité des sociétés coloniales des années 1945-1955, sauf à admettre qu’il valait par hypothèse pour les zones côtières d’Afrique, et en particulier pour celles du Sénégal, de Guinée, de Côte d’Ivoire, et du Dahomey.

           A des années-lumière aussi des réalités des relations financières existant alors entre la métropole et les colonies, c’est-à-dire tout simplement une question de gros sous pour le contribuable français, mais cette question n’avait absolument rien de nouveau.

            « Des arguments inconciliables visant à sortir de l’impasse la réforme de l’Union française furent avancés au début de 1956. La France pouvait poursuivre la logique intégrative de la citoyenneté, mais il faudrait alors en affronter les coûts… Quels pouvoirs pouvait-on déléguer aux territoires africains pour amener leurs dirigeants à revoir à la baisse leurs demandes d’équivalence sociale avec la population métropolitaine, et à quels pouvoirs la France était-elle prête à renoncer pour se mettre à l’abri de telles demandes ? «  (p,235)

           En ce qui concerne les coûts, lire la phrase : « L’une des charges les plus élevées était le coût de la fonction publique. » (p239)

        « Territorialiser l’empire »

             L’auteur formule ainsi sa pensée :

           « Les diverses formes de politique – reposant sur les idiomes locaux, sur les liens religieux ou sur un internationalisme radical (où) qui émergeaient dans les villes et les campagnes de l’AOF (comme dans les villes et campagnes françaises ? ) méritent des recherches plus approfondies (effectivement), mais les fonctionnaires de Dakar et de Paris accordaient le plus souvent leur attention aux gens qu’ils comprenaient le mieux : les représentants élus à Dakar ou à Paris (affiliés à des partis français, dont la SFIO)), les dirigeants de partis, les syndicalistes (organisations affiliées aux métropolitaines dont la CGT, affiliée elle-même au parti communiste), les écrivains. » (p235,236)

          J’ai mis entre parenthèses quelques-unes des multiples questions posées.

            Les débats faisaient ressortir toutes les contradictions liées aux effets politiques et financiers de la citoyenneté, selon la définition arrêtée, à la nature des liens qui continueraient à exister entre la France et les nouveaux Etats, à l’inégalité de ressources existant entre ces nouveaux Etats, plus le contexte international, plus l’existence d’autres territoires à statuts différents, plus la guerre d’Algérie que l’auteur évoque, comme il le fera pour l’Europe en voie de constitution…

        Mars 1956, le socialiste Guy Mollet est au pouvoir, et il se fait donner les pleins pouvoirs par l’Assemblée Nationale, une autorisation législative qui va lui permettre de légiférer pour l’outre-mer, sans passer par un processus constitutionnel.

           Le projet de loi cadre, celui de la loi dite Defferre, fut voté en Commission de la France d’Outre-Mer par 28 oui, 10 non, et 4 abstentions. L’Assemblée de l’Union Française le vota par 124 voix contre 1, et l’Assemblée Nationale elle-même par 477 voix contre 99.

            Au cours de la discussion à l’Assemblée Nationale, Pierre-Henry Teitgen, ancien ministre et membre influent du MRP, exprima avec beaucoup de clarté les enjeux du scrutin :

         « Le problème, fondamentalement, était que la métropole n’était pas prête à accepter toutes les conséquences de l’assimilation. Pourquoi ne pas avoir le courage de le dire ? Autrefois, l’assimilation signifiait ; « Soyez comme nous tous, des citoyens de la République une et indivisible, avec les mêmes droits que nous-mêmes : vous aurez de ce fait immédiatement satisfaction, vous obtiendrez par ce moyen dignité, liberté, indépendance et autonomie. » Félix Kir l’interrompit : « L’assimilation n’est pas demandée par les territoires d’outre-mer. Ils préfèrent la fédération. »

          Mais désormais, poursuivit Teitgen, l’assimilation avait pris un autre sens :                 

       « Quand vous parlez assimilation à nos compatriotes des territoires d’outre-mer, ils entendent d’abord et principalement l’assimilation économique, sociale, et des niveaux de vie. Et si vous leur dites que la France veut réaliser dans l’outre-mer l’assimilation, ils vous répondent : alors accordez nous immédiatement l’égalité des salaires, l’égalité dans la législation du travail, dans le bénéfice de la sécurité sociale, l’égalité dans les allocations familiales, en bref, l’égalité des niveaux de vie… Quelles en seraient les conséquences ? Il faudrait pour atteindre ce but, que la totalité des Français consente à un abaissement de 25% à 30% de leur niveau de vie au profit de nos compatriotes des territoires d’outre-mer ? » Cela,  les citoyens de la France métropolitaine ne l’accepteraient  pas. Il fallait « tourner la page. » (p,248,249)

            Il importait donc de se concentrer sur les autres revendications venant de l’outre-mer.

« La mise en œuvre de la loi-cadre et le débat sur le fédéralisme. » (p,253)  

            Le débat revint donc sur la question de savoir s’il était possible de mettre sur pied une fédération, qu’il s’agisse des relations nouvelles entre la France et les territoires d’outre-mer, ou de celles encore existant en AOF, celle dont traite avant tout l’auteur.

            Je ne suis pas sûr que le propos de l’auteur « Le débat sur le fédéralisme avait gagné le public africain alors que la loi-cadre était en discussion à Paris. » ait été vérifié et évalué, ou qu’il puisse l’avoir été.

            Senghor avait été partisan d’une solution fédérale entre la France et l’Afrique noire, et parallèlement entre les anciennes colonies d’Afrique noire ? Il l’avait exprimé dans la jolie formule de « solidarité verticale » et de « solidarité horizontale ».

          Houphouët-Boigny (ministre de Guy Mollet) appelait de ses vœux :

            « Un système fédéral assez souple. Donnons au monde cet exemple d’un rassemblement de races et de peuples et de religions diverses bâtissant dans la fraternité une maison commune » (p,254)

       L’auteur note à juste titre : «  Le malaise apparaissait au grand jour ; il devait s’avérer être autant un conflit entre politiciens africains qu’un conflit entre Dakar et Paris . » (p,255)

            Effectivement, car Houphouët-Boigny était partisan d’une relation directe avec la France et regardait tout autant ce qui se passait en Gold-Coast, l’actuel Ghana, sur la voie de l’indépendance.

            Derrière les grands mots et les belles déclarations, la préoccupation des gros sous réapparaissait dans tous les camps, comme le note d’ailleurs l’auteur : « En coulisses, le ministre (Teitgen) continuait à parler de l’importance des coûts de personnel – 66% du budget au Dahomey, 43 % en Côte d’Ivoire-… «  (p256)

        A Sékou Touré, Defferre répondait qu’il fallait « laisser les contribuables africains payer les factures…(p,259)

            « Finalement, le gouvernement fut autorisé à procéder par décrets assez proches de ce qu’il voulait. Il avait concédé le pouvoir réel aux territoires et s’était délesté de certaines de ses charges associées à un empire de citoyens, en particulier d’un fonctionnariat revendiquant le droit à l’égalité des salaires et des prestations. «  (p,261)

            « Réseau français ou unité africaine : les controverses syndicales » (p,262)

            L’auteur connait bien le contexte syndical du Sénégal et de l’AOF, de cette partie évoluée de la population qui fut le fer de lance de toutes les revendications citées plus haut, des organisations syndicales qui furent affiliées à leurs parrains métropolitains jusqu’en 1955, principalement avec la CGT « sœur jumelle » du Parti Communiste français.

            Comment analyser cette phase historique en biffant l’arrière-plan de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest ?

Les syndicats d’AOF, seulement autorisés en 1945, constituaient les seules organisations disposant d’une assiette territoriale comparable à celle de l’administration coloniale, l’Etat colonial d’alors, et c’est la raison pour laquelle les premiers dirigeants africains eurent pour première préoccupation d’en faire des alliés, pour ne pas dire de les contrôler. Le syndicaliste Sékou Touré en fut le prototype.

             Syndicalisme africain ou nationalisme en  gestation ?

«  L’Afrique occidentale française : « balkanisation ou fédéralisme ? » (p,267)

La façon dont l’auteur formule sa question est tout à fait étrange sur le plan historique :

       « Je vais examiner ici une question d’imagination politique : comment, dans ce nouveau paysage politique, les élites politiques imaginaient-elles les relations entre le territoire, l’Afrique Occidentale française et l’Union française ? » (p,268)

       « Imagination politique » de l’auteur ? Trop d’imagination peut-être !

         La situation évoluait en permanence avec des vrais enjeux qui n’étaient pas toujours clairs ou affichés :

          « Face au risque d’une fragmentation territoriale, Senghor disait maintenant qu’il devait y avoir deux niveaux de fédération : l’un situé en Afrique de l’Ouest, l’autre constitué par la République française. Ensuite viendrait l’Union française, reconfigurée en confédération. » (p,268)

        Senghor, au titre du Sénégal ?

           « Ces luttes ne furent pas simplement celles de partis manœuvrant pour s’approprier le pouvoir ou de juristes tentant de définir des institutions. Elles posaient la question de la localisation de l’appartenance collective, du sentiment de communalité : où, en Afrique, trouvait-on une nation, ou le potentiel de construire une nation ? Et comment traduire de telles visions en programmes politiques ? » (p,269)

« appartenance collective » ? «  sentiment de communalité » ? Je serais tenté de dire que les préoccupations des partenaires étaient beaucoup plus terre à terre.

            Comment en effet trouver et proposer des dénominateurs communs dans une Afrique profondément marquée par ses traditions religieuses et culturelles multiples, ce patchwork que j’ai déjà évoqué, lequel continue à animer la vie de l’Afrique noire actuelle, pour ne pas dire ses tensions ?

       J’écrirais volontiers que les observateurs de l’époque auraient sans doute été bien en peine de trouver beaucoup de traces indiscutables de nations susceptibles de servir d’assise à ces nouveaux Etats, en ajoutant que la mention que fait l’auteur des « journaux africains » qui «  ne cessaient de réclamer une révision constitutionnelle. » (p,269), avaient de petits tirages et une audience souvent limitée au public des évolués des côtes.

         Il était nécessaire de ramener les discussions ésotériques ou faussement angéliques aux réalités du terrain, comme le rappelait le haut-commissaire de l’AOF:

       « Le haut-commissaire de l’AOF, Gaston Cusin tint à s’assurer que les politiciens africains mesuraient bien la responsabilité associée à leur nouveau pouvoir. Rappelant au Grand Conseil que plus de 50% des budgets correspondaient à des coûts de personnel, il  qualifia ces dépenses de « fardeau insupportable pour nos budgets » L’AOF devait freiner l’accroissement des dépenses de personnel. Ainsi est offerte aux territoires la latitude d’organiser leur fonction publique selon leurs conceptions et suivant leurs moyens » Cet effort reposait sur « l’africanisation de la fonction publique. » (p,270)

        Le lecteur pourra peut-être trouver qu’à la longue ce débat devient lancinant, puisqu’en définitive, et quoiqu’on dise ou écrive, la question principale était celle de savoir : qui paierait ?

        Le mot « indépendance » commença à faire surface tardivement, notamment avec la création, en 1957, du Parti Africain de l’Indépendance.

      « Comment maintenir l’attrait de l’unité africaine en l’absence d’accord fondamental sur la manière ou la nécessité d’unir les territoires de l’AOF, sauf à travers leur participation commune aux institutions de l’Union  française?

        Une telle pensée avait sa cohérence, sa spécificité, et sa stratégie. C’est seulement rétrospectivement, après que les imaginations politiques se sont rétrécies et engagées sur la voie des Etats territoriaux, nationaux, qu’elle apparait irréaliste. Les dirigeants africains avaient à gouverner des sociétés pauvres et socialement fragmentées, dotées de minuscules élites incertaines de leur soutien au sein d’un électorat nouvellement créé.» (p,276)

         La lecture du texte ci-dessus suffit à éclairer le supposé rétrécissement des imaginations politiques.

        Les belles phrases de Senghor ne suffisaient pas à faire avancer les solutions concrètes :

       « La combinaison de l’économiquement inégal et du culturellement différent, martelait Senghor, en 1956, était l’avenir de l’Afrique : « Toutes les grandes civilisations furent de métissage culturel et biologique. » Les Africains ne parlaient de leur négritude « que pour ne pas venir les mains vides au rendez-vous de l’Union. » Mais pas n’importe quelle Union… » (p,277)

       Pourquoi ne pas noter que, dix ans après sa création, cette Union n’existait pas vraiment ? Est-ce que l’Afrique de l’Ouest comptait dans l’opinion publique française ? Comment pouvait-elle peser comme enjeu économique, compte tenu de son poids marginal dans l’économie française ?

        « Les avantages de l’Europe et le coût de l’empire : l’Eurafrique, 1956-1957 »

       Comme le note d’ailleurs l’auteur, la donne avait également changé sur le plan européen :

« l’époque de la loi-cadre, la question eurafricaine entrait dans une phase nouvelle. La France était profondément impliquée dans des négociations qui allaient aboutir au traité de Rome en 1957 et au Marché Commun européen. » (p,279)

Les idées technocratiques de Pierre Moussa sur l’Eurafrique constituaient une nouvelle tentative d’esquiver les véritables enjeux des intérêts mutuels de la France et des territoires africains, dont une des ambitions était d’associer nos partenaires européens au financement du FIDES, c’est-à-dire le partage du « fardeau » de l’Afrique noire.

        Les discussions sur tel ou tel type de relation institutionnelle entre la métropole et les territoires africains se poursuivaient en palabres du genre africain, alors que les jeux étaient faits depuis longtemps, j’ai envie de dire dès le début de la colonisation de l’Afrique noire ou d’autres territoires, imagination à l’œuvre ou non.

       «  Evaluant les possibilités et les inconvénients d’une intégration plus étroite avec leurs voisins européens et les anciennes colonies africaines, les dirigeants français tentaient d’atteindre ces deux objectifs. Ils ne réussirent pas à convaincre leurs partenaires européens des avantages qu’offrait l’intégration de l’Afrique dans les institutions européennes. Et si la plupart des dirigeants africains estimaient encore qu’ils avaient quelque chose à gagner de la France – voire de l’Europe -, jamais la question de savoir si la France avait quelque chose à gagner de l’Afrique ne s’était posée avec autant de clarté. » (p,286)

        Il n’est pas démontré qu’il ait fallu attendre 1957 pour faire un tel constat, et que les véritables objectifs  des dirigeants français aient été ceux-ci-dessus énoncés, mais dans le paragraphe ci-dessus le mot qui compte est celui de « gagner ».

        Comment ne pas constater que plus de 60 ans après, les pays de l’Union Européenne manifestent la même réticence à s’engager dans des opérations militaires que la France se croit obligée d’engager en Afrique ?

      « Statut personnel et territorialisation » (p,286)

      L’auteur fait le constat,  qu’en 1956, la question des statuts personnels et de l’existence d’un état civil restait entière :

          «  Si l’intégration des collectivités était complexe et incertaine, celle des individus dans l’espace de l’Union française était une autre affaire »

Encore plus incertaine !

« Seule « une petite minorité d’évolués » utilisaient l’état civil. » (p,286)

      « Conclusion » (p,291)

            Après son très  long parcours d’analyse, l’auteur résume sa pensée :

         «  Les enjeux du débat constitutionnel étaient profonds, comme ils l’avaient été lorsqu’il débuta, plus d’une décennie auparavant. A chaque phase de ce débat, il y eut consensus sur la nécessité de préserver une forme ou une autre de communauté franco-africaine. Mais la doter d’institutions, voire d’un nom, restait constamment hors de portée des politiciens. Le problème n’était pas – contrairement à ce que dit souvent la littérature sur la politique coloniale française – celui d’une confrontation entre un colonialisme français obstiné et un nationalisme africain véhément. Le débat se situait entre les deux. Si l’on poussait le principe de l’équivalence des citoyens à sa conclusion logique, alors le cauchemar d’Herriot se réaliserait : la politique française serait dominée par les électeurs d’outre-mer, tandis que la charge liée à l’égalisation, dans un espace caractérisé par une extrême inégalité économique, les salaires des fonctionnaires, les niveaux d’éducation et des services de santé, et les possibilités d’emplois productifs serait supérieure à ce que les contribuables métropolitains pourraient supporter. A l’autre extrême, l’indépendance présentait de multiples risques – persistance de la pauvreté et de la faiblesse politique, voire recolonisation par les Etats Unis, l’Union soviétique ou la Communauté économique européenne. » ( p,292)

           Pour avoir suivi comme témoin et comme acteur modeste le déroulement de ce cycle historique des négociations, je ne suis pas sûr que de part et d’autre on se soit fait beaucoup d’illusion sur la suite des événements, c’est-à-dire la décolonisation des indépendances, encore moins, compte tenu du déroulement de la guerre d’Algérie, et du mouvement généralisé des indépendances des mondes coloniaux.

          Pour me résumer, j’écrirais volontiers que les débats très sophistiqués que décrit l’auteur intéressaient peu de monde aussi bien en France qu’en Afrique de l’Ouest.

        Au moins, la Grande Bretagne, compte tenu de son système colonial du chacun chez soi et du chacun pour soi, n’eut pas les mêmes états d’âme que la France, empêtrée dans ses discours d’assimilation toute théorique et d’égalité.

        Houphouët-Boigny, voisin de la Gold Coast, devenue le Ghana indépendant en mars 1957, avait une vision plus réaliste des évolutions possibles, lorsqu’il déclarait :      « Nous avons besoin de la France pour notre émancipation humaine et sociale, la France a besoin de nous pour assurer la permanence de sa grandeur, de son génie dans le Monde. » (p,293)

        Effectivement la « grandeur » mais à quel prix ?

        Car dans l’ombre de toutes ces savantes discussions, et sans le dire clairement, la France poursuivait ses rêves de grandeur, comme aujourd’hui encore, avec ses interventions militaires en Afrique.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Le livre « Les empires coloniaux » – Lecture critique 3 « L’Etat colonial »

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 3, suite

Chapitre 5 « L’Etat colonial » Sylvie Thénault

           Un chapitre qui suscite évidemment la curiosité d’un lecteur qui a eu une formation de droit public, qui a servi l’Etat, et qui enfin, a eu l’occasion professionnelle et privée de se faire une petite idée de l’Etat colonial et de son fonctionnement concret.

         Notons tout d’abord qu’il s’agit d’une synthèse fouillée, mais à partir d’une historiographie abondante exploitée peut-être avec un brin d’ethnocentrisme qui ne dit pas son nom.

        Les premières lignes de la réflexion formulent dès le départ une question légitime, car c’est bien là le cœur du sujet :

       « L’Etat colonial existe-t-il ? Pour provocante qu’elle soit la question est posée dans l’historiographie, et la réponse est parfois négative. Toute définition formaliste de l’Etat, relative à l’organisation des institutions, conduit ainsi à nier l’existence d’Etat aux colonies…. »

      Quelle définition donner à cet Etat dont les formes ont été effectivement et historiquement tellement variées selon la nationalité du colonisateur, la situation coloniale ou le moment colonial, sous des formes juridiques et institutionnelles de toute nature et en mouvement permanent ?

        Ceci dit, j’ai envie de dire dès le départ que l’Etat, en tant que forme d’institution politique de type unitaire, qu’il s’agisse de l’empire britannique ou de l’empire français, est peut-être le seul héritage de longue durée, avec la langue, qui ait survécu après la décolonisation.

       Quelles peuvent être les caractéristiques pertinentes d’une analyse comparative et critique ?

        « Une projection métropolitaine vers l’outre-mer » (p,228) ?

        A la condition qu’ait existé une volonté de projection politique de la forme d’Etat qui existait en métropole, comme ce fut en partie le cas en Afrique noire française après la seconde guerre mondiale, et qu’elle fut concrètement possible sur le plan financier ! 

      Projection d’une bureaucratie plutôt que d’un Etat, en tout cas un Etat bureaucratique dans le cas de la France ? Il n’est qu’à lire les opinions qu’émettaient à ce sujet Gallieni et Lyautey.

       Au cours de la première moitié du vingtième siècle, quoi de commun entre les émirats du nord de la Nigéria, du Sokoto et de Kano,  qui permirent à Lugard de défendre l’idée de « l’indirect rule » ou les chefferies des villages d’une forme d’Etat colonial d’une Côte d’Ivoire qui ne connut d’existence qu’en 1893 ?

       Quoi de commun entre ce type d’Etat éparpillé, sorte de poussière d’Etat de la forêt, avec l’Etat colonial unitaire de la Côte d’Ivoire qui lui a succédé, et enfin son héritier, l’Etat indépendant des années 1960 ?

     A la fin du dix-neuvième siècle, les Emirats du Sokoto et de Kano n’avaient pas d’équivalent dans le bassin du Niger, qu’il s’agisse de ceux des Almamy Ahmadou ou  Samory.

       Au « moment colonial » des conquêtes, en Indochine, Lyautey défendit  l’idée de la préservation de la monarchie de l’Annam, alors qu’à Madagascar, le gouverneur général Gallieni, dont il admirait l’action, mit par terre une monarchie merina, bien moins structurée que celle d’Annam, qui commençait à placer la grande île sur une trajectoire de modernité.

        Au résultat, en Indochine comme à Madagascar, la France mit en place des administrations bureaucratiques directes, mais qui auraient été inefficaces sans l’appui de truchements indigènes très divers, ne serait-ce que le recours le plus souvent indispensable à des interprètes.

         On savait grosso modo à quoi correspondait un régime monarchique d’Europe, mais outre-mer, que savait-on des formes d’organisations en place, de leur fonctionnement, de leur inspiration souvent religieuse, sinon magique, à la base ?

        Etat moderne ou non ? Dans son livre sur « La domination occidentale en Asie », M.Panikkar relevait qu’elle lui avait légué « l’idée de l’Etat moderne » (page 428)

     « L’Etat colonial au concret (p,231-chapitre 5)

     2-1 Un Etat sous-administré » : l’analyse souligne bien le rôle des peuples coloniaux :        « C’est dans ces conditions que le sujets coloniaux furent massivement impliqués dans l’Etat colonial »

      Pourquoi ne pas dire que, sans les sujets coloniaux, il n’y aurait pas eu d’Etat, et donc que sa    nature leur était très largement due ?

     2-2 « et coercitif » effectivement, mais avec de telles variantes qu’il parait difficile de se contenter de cette seule notation, moins encore en y ajoutant l’existence d’un « réseau coercitif », à quel moment et où ?

      Pensez-vous qu’entre 1918 et  1960 les administrateurs effectuaient leurs tournées en utilisant la chicote ?

     La réflexion sur l’ethnographie coloniale laisse  rêveur :

     «  C’est dans ces conditions que les administrateurs coloniaux participèrent largement à l’élaboration d’une ethnographie propre à servir la domination, en étudiant les langues, la religion, les pratiques culturelles ou encore l’organisation sociale de leurs administrés : ces connaissances étaient considérées comme nécessaires à leur gouvernement quotidien et, en particulier, au recrutement d’intermédiaires servant de relais à l’autorité coloniale. »  (p,239)

      Questions à l’auteure : à son avis, combien d’administrateurs dont les affectations changeaient souvent, parlaient un dialecte local ? Alors qu’ils étaient le plus souvent entre les « mains » de leurs interprètes ou des chefs de village !

       Pourquoi à votre avis, un parti comme le RDA, celui de M. Houphouët-Boigny a pu aussi facilement dans sa Côte d’Ivoire natale en faire rapidement une administration parallèle, et une véritable machine de guerre politique ?

     C’est par ailleurs faire injure, à mon humble avis, aux administrateurs peu nombreux qui ont apporté leur pierre à la connaissance de ces peuples nombreux dont on ignorait même l’existence.

      Qui exerçait donc et réellement le pouvoir colonial ?

      S’agissait-il, sauf exception de l’ethnographie des administrateurs ou de celle des traditions écrites qui existaient dans les états musulmans, ou des  traditions orales qu’on leur rapportait au sein des peuples sans écrit, avec la collaboration des griots ?

Pourquoi ne pas remarquer aussi que le regard historique occidental a beaucoup de peine à échapper au filtre de ses lunettes de jugement, alors que toute une partie de l’analyse et donc de la comparaison relevait d’un monde « invisible », qui échappait de multiples façons, souvent magiques, à l’Etat colonial ?

     Ce concept, tel que nous avons l’habitude de le comprendre ou de l’utiliser, parait tout à la fois trop maniable et trop ambigu : que voulait dire l’Etat sur le Niger, sur le Fleuve Rouge, sur la Betsiboka dans les années 1900 ? A Madagascar, chez les Merinas des plateaux ou chez les Baras ou les Antandroy du sud ?

      Quelle forme pouvait revêtir un « Etat » dans une société animiste ou dans une société déjà marquée par l’Islam ? Dans un territoire fractionné de la forêt ou dans un espace dégagé du Sahel ? Dans un territoire de petits chefs coutumiers ou dans un territoire doté déjà d’une armature d’Etat, telle par exemple celle des émirs du Sokoto ou de Kano, en Nigéria, des cours impériale ou royale d’Hué ou de Tananarive?

    Jusque dans les années 1950-60, et au nord du Togo, quelle perception les populations locales qui, pour certaines d’entre vivaient encore à l’état nu, pouvaient-elles avoir de l’Etat ? Lorsqu’elles venaient au marché du chef-lieu,  à Sansanné-Mango, les images de quelques cases de type européen, quelques écoles, une petite mosquée, et dans le cours des jours, selon les années, les recensements,  et chaque année la levée de l’impôt de capitation à payer. Peut-être la conscience que l’existence d’une route les reliant à la côte et d’autres pistes constituaient le véritable changement, c’est-à-dire celui de l’Etat colonial, ou encore, les tournées de l’administrateur de la France d’Outre-Mer, le Commandant de Cercle, ou de celles, aussi rares, des infirmiers ou des agents de quelques services  techniques.

        Dans le nord Togo des années 1950, quels pouvaient bien être les signes de cet Etat colonial pour les populations Tamberma des montagnes de l’Atakora qui vivaient encore dans leurs habitations forteresses à l’état nu, à l’écart des étrangers ?

     Pourquoi donc ne pas mettre en doute les capacités qu’aurait eues le pouvoir colonial de mettre en place une forme d’Etat nouveau et moderne, sinon une superstructure d’Etat, sur une période historique relativement courte, de l’ordre de cinquante ou soixante ans  en Afrique noire ?

      L’auteure a tout à fait conscience de la difficulté de la tâche en intitulant une de ses parties

      «  3. Un Etat qui fait polémique » (page 246)

       « Intériorisation subjective de ses acteurs » : lesquels ? A voir ! (p,249)

       « les limites de la domination » : sûrement ! (p,250)

         Quant à « l’invention de la tradition » présentée comme un des outils de l’autorité coloniale, je dirais simplement que l’histoire actuelle dite « subalterne » devrait se féliciter de disposer de ce type de documentation bien ou mal collectée, dans toutes les régions d’Afrique de civilisation orale qui confiaient à leurs griots le soin de conserver et de transmettre l’histoire de leur peuple. Comment ne pas trouver que cette interprétation souffre par trop de parti pris, pour ne pas dire d’ignorance ?

         Le débat engagé dans les pages qui suivent sur la coercition dans le passage intitulé «  Un sujet épineux entre tous : la transmission de l’Etat colonial » est à mes yeux largement « déconnectée » des réalités de l’administration coloniale, et je dirais volontiers des histoires « connectées » qui, à travers de multiples récits, ne proposent pas un récit historique linéaire ou standard,  quelles que fussent les régions et les époques.

      Ce chapitre a donc  le mérite de proposer une lecture historique du « fait » Etat qui met en lumière, sans toujours le définir, et pouvoir le définir, le rôle trop souvent ignoré ou minimisé des élites locales de lettrés, des  truchements indigènes, dans le fonctionnement de « L’Etat colonial », qui en définitive ne l’était pas vraiment, sauf dans des superstructures bureaucratiques boursoufflées, telles celles de l’administration coloniale française, et dans certains outils de gouvernance.

       Les capitales des fédérations coloniales souffraient effectivement de boursouflure bureaucratique,  à Dakar, Tananarive, ou Hanoï.

       L’appréciation qu’un haut fonctionnaire colonial portait sur ce type d’organisation religieuse, politique, ou sociale me parait bien refléter la prudence dont il faut faire preuve dans la manipulation de nos concepts européens, pour ne pas dire ethnocentriques.

      M.Delavignette, ancien gouverneur colonial, fort de son expérience d’administrateur colonial en Afrique, et de ses observations du terrain écrivait en effet :

      « Il y a autre chose. Pour bien entendre le fait bourgeois dans la société coloniale, il faut voir que la colonie, loin d’être une aventure anarchiste, constitue avant tout une chose d’Etat.

La nature même des pays indigènes exigeait que la colonie fût chose d’Etat. Il n’y a jamais eu en Afrique tropicale de bons sauvages, de naturels vertueux qui vécussent dans une anarchie heureuse. Les peuplades que nous appelons primitives possédaient un Etat qui réglait, avec une stricte minutie, les rapports entre les individus et le Pouvoir. Rien de moins favorable à l’individualisme que la vie en tribu. La colonie n’a été que la substitution d’un Etat à un autre. Elle n’a pu s’imposer aux pays qu’à la condition de leur apporter un autre Etat à la place de l’ancien. Et sous sa forme coloniale l’Etat apparaît aux pays africains comme il est apparu jadis aux provinces françaises d’Europe. Il rassemble les terres, centralise l’administration et cherche l’unité.

    Par la colonie, des pays africains sont tirés vers la notion d’Etat moderne…Dans aucune colonie du Tropique africain, l’Etat ne se borne au rôle de gendarme ; partout il s’essaie à celui de Providence …» (Service Africain 1946, page 45).

     En résumé, je serais tenté de dire qu’il est difficile d’analyser ce sujet avec pertinence, sans tenter de faire apparaître des similitudes et des différences entre les multiples formes de l’Etat colonial, sans oublier la dimension souvent religieuse de tous ces Etats, embryonnaires ou pas, qui ont meublé les empires, allant des sociétés animistes et magiques de la forêt tropicale aux grandes constructions théocratiques du Sahel, de l’Annam, ou de Madagascar, et dans le cas français, la cristallisation des Etats coloniaux dans les villes ou dans les territoires les plus accessibles et les plus acculturés.

       J’ajouterai que ce type d’analyse comparative historique ne peut faire l’impasse des temps coloniaux.

      Je ne suis pas sûr que l’historiographie actuelle propose un compte rendu représentatif des réalités coloniales des différentes époques et des différents territoires, et dans le cas de l’Afrique noire, il est possible de dire que la métropole a effectivement projeté une superstructure  bureaucratique très visible dans les villes côtières, et coûteuse, mais que la brousse a très longtemps échappé à cette emprise.

      Il y a eu effectivement transmission de ce type de superstructure coloniale aux nouveaux Etats indépendants, et les gouvernements issus des indépendances ont renforcé  le poids bureaucratique de ces superstructures favorables au maintien ou au développement du clientélisme.

       Comment ne pas noter en conclusion, qu’avant même l’indépendance de son pays, Modibo Keita, leader politique du Mali, avait déjà institué le parti unique, et préfiguré une dictature qui se coula très facilement dans les anciennes superstructures unitaires de l’Etat colonial, une des rares garanties du pouvoir qu’il était en mesure d’exercer, notamment en raison de la reconnaissance internationale de ce type d’Etat ?

       Senghor, au Sénégal, Sékou Touré en Guinée, et Houphouët- Boigny  en Côte d’Ivoire, firent de même.

       Dernière remarque : pour rendre compte de l’histoire de la décolonisation, certains chercheurs utilisent le double concept d’un Etat-Nation qui aurait émergé de ce processus.

       Il me parait difficile de recourir à ce double concept, dans le cas de l’Afrique noire française, en tout cas, parce qu’il ne reposait pas sur la réalité des sociétés coloniales visées.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés