« Leçons indiennes »
« Itinéraires d’un historien »
« Delhi .Lisbonne. Paris. Los Angeles »
Sanjay Subrahmanyam
&
Troisième partie et fin
Mélanges
Racisme, islam, hindouisme…
Leçons, 5 « Orgueil et préjugés de V.S.Naipaul », 12 « Le roman, l’islam et les versets sataniques », 16 « Le 11 septembre, l’islam et les Etats Unis », 20 « Un miroir indien pour Israël »
Quelques mots sur Naipaul qui n’est pas en odeur de sainteté chez l’auteur, le titre de la leçon 5 suffirait à l’exprimer, et une seule citation :
« Sur un autre bord, à distance, le protestantisme attire, mais une bonne part de ce protestantisme ne s’accommode guère du métissage culturel, c’est plutôt un système du tout ou rien. En outre, les Indiens vivant hors de l’Inde – c’est bien connu- sont facilement racistes quand il s’agit des autres peuples de couleur : la rhétorique anti noire qui imprègne les écrits de Naipaul (y compris le premier chapitre de ce livre) n’est une fois encore, que le symptôme d’un plus large malaise qui s’étend de l’Afrique au New Jersey. » (p,88)
En reprenant un titre connu de Jane Austen, l’auteur a choisi un titre tout à fait révélateur de son jugement sur Naipaul.
Quelques mots également sur les autres sujets sensibles qui sont traités dans les autres leçons, le grave différend qui continue à opposer en Inde la majorité des citoyens de religion musulmane et de religion hindoue- inutile de rappeler la tragédie qui a suivi l’indépendance de l’Inde, considérée souvent comme un succès britannique -, le jugement sans appel de l’auteur sur la signification du 11 septembre ;
« Au fond, contrairement à ce qui a été affirmé au lendemain du 11 septembre, le choc majeur auquel on a alors assisté n’était pas entre tradition et modernité ou entre religion et sécularisme. Les Etats Unis ont bien plutôt été attaqués comme puissance chrétienne, et, malheureusement, ils ont endossé ce rôle avec toujours plus d’empressement. » (p,266)
Leçon 19 « Un Parisien ambigu »
Le lecteur ne m’aurait sans doute pas pardonné de ne pas évoquer le contenu de cette leçon, un contenu effectivement ambigu, pour reprendre le qualificatif du titre, mais aussi dans un autre sens.
« La capitale m’attirait. Je voudrais évoquer ici le souvenir de cette attraction pour Paris – une attraction très ambiguë. La manière quelque peu singulière dont je découvris la ville vaut d’être contée. » (p,298)
La description que fait l’auteur de Paris et de la vie parisienne est déroutante et pose la question de l’objectivité dont peut faire preuve l’observateur lorsqu’il débarque dans une capitale qu’il ne connaissait pas, même lorsque cet observateur, tel l’auteur, parait muni de tous les sacrements susceptibles de lui éviter de commettre le péché très partagé du fameux ethnocentrisme.
Il y a dans cette leçon un parfum du « Comment peut-on être Persan ? » de Montesquieu, mais il parait difficile d’entériner telle ou telle observation, quand il s’attache à souligner l’importance dans la vie parisienne du fait divers, des exploits de grands criminels, ou quand il écrit :
« Paris est aujourd’hui massivement une ville d’immigration « (p,300), ou
« En 1988, comme c’est toujours le cas aujourd’hui, Paris était en grande partie une ville de Maghrébins et pour les Maghrébins. « (p,301)
Mieux fondé parait être son jugement sur la contradiction qui habite le parisien entre une soi-disant solidarité collective et son individualisme forcené :
« Ceux qui applaudissent les bandits branchés et les rois de l’évasion expriment, de manière troublante, l’esprit d’une cité dans laquelle chacun semble ne vivre que pour soi-même, à l’abri de cette justification typiquement française : Moi, monsieur, je paie mes impôts …
Mes derniers exemples sur la tension entre discours de solidarité collective et réalité d’individualisme débridé devraient paraître plus légers, mais ils n’en reposent pas moins sur l’amère vérité de l’expérience. ». (p,311)
Et pour finir sur une note tout à fait parisienne, les chiens des parisiens :
« Mais c’est dans leur relations avec les chiens que les Parisiens se révèlent sous leur vrai jour » (p,312), dont la possession s’est « démocratisée » depuis vingt ans, avec une vraie référence historique tout à fait justifiée, celle de l’arrivée des « chiraclettes » (p,314)
La leçon 21 « A travers trois continents »
Cette dernière leçon a un contenu très varié compte tenu de l’expérience internationale de cet historien.
A la question : « Dans quelle mesure avez-vous été – comme d’autres jeunes intellectuels indiens – influencé par les idées maoïstes ou par le marxisme soviétique, ou encore par le discours critique surgi en mai 1968 ? »
Longue réponse de l’auteur, dont j’ai retenu les propos ci-après :
« Personne ne peut écrire une histoire qui soit totalement dénuée d’implication politique. En tout cas je cherche à établir une distinction entre mes écrits plus «populaires » et ceux scientifiques, réservant les sujets explicitement politiques pour les premiers. Il arrive néanmoins que cette frontière se brouille. » (p,332)
A la question : « Dans votre carrière universitaire, on observe un déplacement. Après vous être centré sur des phénomènes historiques de nature résolument économique, vous avez évolué vers une approche de plus en plus politique et culturelle. Avez-vous changé votre manière de faire de l’histoire ? »
Longue réponse de l’auteur dont j’ai extrait les propos ci-après :
« Pourtant, je crois pouvoir dire que je me suis déplacé sur plus de terrains et que j’ai brassé des matériaux plus diversifiés que la moyenne de mes contemporains. L’autre grande difficulté a été de réguler cet éclectisme par un certain degré de cohérence intellectuelle, de manière à ne pas combiner artificiellement des méthodes et des perspectives qui, en réalité, sont radicalement hétérogènes et à ne pas dire un jour le contraire de ce qu’’on a dit la veille » (p,336)
A la question : « Comment situer Explorations in Connected History ? Quels sont les avantages de la méthode que vous y adoptez ? Comment le local s’insère-t-il dans un plus large espace. Les « histoires connectées » sont-elles un moyen d’envisager la globalisation ? »
Un petit extrait :
« C’est juste une manière de dire qu’il vaut peut-être mieux appréhender l’histoire du Portugal dans son propre contexte qu’en comparant le Portugal à la Grande Bretagne et en voyant le dernier au miroir du premier. Si l’on fait ce genre de comparaison, le Portugal devient un cas de régime bourgeois qui a échoué, ou un exemple du retard de l’industrialisation et du développement capitaliste. Un exercice stérile. » (p,338)
A la question : « Fukuyama, qui avait parlé de la « fin de l’histoire », s’est mis à écrire sur le « retour de l’histoire » après le 11 septembre. Cette obsession de l’histoire est-elle un trait occidental ? »
Un petit extrait :
« Le plus inquiétant, me semble-t-il, est « l’ auto-orientalisation » de certains intellectuels indiens dans le cadre des études postcoloniales : ils insistent sur le fait que l’ « histoire » est une vision purement occidentale et qu’eux-mêmes devraient vivre en dehors de l’histoire. » (p,342)
A la question : « Quel écho rencontre en Inde la reconfiguration des rapports de l’Occident avec le monde musulman ?
Un extrait :
« Le problème en l’occurrence, c’est que beaucoup de mouvements politiques de droite, en Inde, partagent la peur et la haine de l’islam avec une partie des médias et des conservateurs occidentaux. Cet état de fait remonte au mouvement nationaliste indien et à la théorie des deux nations, au nom de laquelle des idéologues comme V.D. Savarkar ont soutenu que les hindous et les musulmans ne pourront jamais coexister dans le même espace politique. » (p342)
Question raccourcie : « …Pensez-vous que l’historien peut encore intervenir dans la formation d’une mémoire historique collective ? »
Un extrait :
« Mais je sais avec certitude que l’histoire n’est pas ce qu’en disent tant de théoriciens postcolonjaux qui la dépeignent comme une stratégie néfaste, oppressive, hégémonique inventée par l’Occident » (p,345)
A la question : « Quels sont, selon vous, les avantages et les désavantages d’être « de l’intérieur » quand on fait l’histoire d’un pays donné, ou pour utiliser le vocabulaire de l’anthropologie, d’être un participant-observateur qui maitrise les codes culturels ? Est-il préférable d’être de « l’extérieur » ?
Un extrait :
« … il n’y a pas pour autant de différence évidente entre une approche « de l’intérieur » ou « de l’extérieur ». En ce sens, nous sommes bien loin de la situation en anthropologie.. » (p,345)
A la question : « Comment voyez-vous ce que d’aucuns appellent la nouvelle « hégémonie » des intellectuels indiens, en particulier pour ce qui concerne le monde universitaire occidental ?
Un extrait :
« … J’admets volontiers que, dans l’ éveil des Etudes subalternes, il y a eu une onde de choc et un effet de réseau, si bien que les universités américaines ont rivalisé entre elles pour recruter des spécialistes qui enseignent l’histoire postcoloniale et l’histoire sur le mode « subalterne ».(p,350)
Ma propre question : il est peut-être dommage qu’une des leçons n’ait pas porté sur le système des castes en Inde, un système qui aurait peut-être éclairé d’une certaine façon une des faces persistantes de l’histoire indienne, reliée incontestablement au discours que les intellectuels indiens tiennent sur le « subaltern ».
Une observation : est-ce qu’on ne peut pas comparer cette discrétion, pour ne pas dire cette impasse historique, à celle que semblent commettre certains chercheurs africains sur une des faces cachées de leur histoire, c’est-à-dire l’esclavage interne ?
Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés