« Le choc des décolonisations » Pierre Vermeren – Lecture critique: deuxième partie fin

« Le choc des décolonisations »

« De la guerre d’Algérie aux printemps arabes »

Pierre Vermeren

Lecture critique

Deuxième Partie (pages 103 à 223)

II

 Suite

             Le contenu du chapitre XI « Servitude volontaire ou silence contraint des intellectuels ? » (p,187) est très intéressant parce qu’il met le doigt sur un des aspects souvent ignorés des relations, pour ne pas dire les complicités, les connivences, entre intellectuels français et intellectuels maghrébins,  entretenant des réseaux d’influence plus facilement dans l’ancienne métropole que dans leur propre pays, comme ce fut déjà le cas avant les indépendances.

       Je serais tenté de dire que ces réseaux transfrontières d’intellectuels ont toujours eu plus d’influence dans notre pays que dans les anciens ou nouveaux territoires   sortis de la mouvance française.

      « Le rôle des intellectuels marxistes et coopérants européens » (p,189)

       « Après les indépendances, une nouvelle  génération de jeunes intellectuels européens s’engage au service des nouveaux Etats, directement ou par le biais de la coopération. Le catholicisme et le communisme sont deux viviers d’engagement pointés par Catherine Simon dans son livre sur les pieds-rouges d’Algérie, mais c’est identique en Afrique. Dans le monde arabo-berbère, la connexion entre marxistes s’opère avec le intellectuels restés sur place), tandis qu’en Afrique, la jonction passe par les missions, écoles et dispensaires religieux répartis sur de vastes territoires, agents essentiels et à leur insu de la francophonie. » (p190)

        L’auteur donne la liste des intellectuels marqués par leur engagement : Pierre Bourdieu, René Gallissot, Annie Rey-Goldzeiger, Monique Gadant, l’agronome Paul Pascon à Rabat, André Nouchi àTunis, etc..

         « Les marxistes ne sont pas seuls au Maghreb, où travaillent ardemment jésuites et Pères blancs, le père Gilbert Grandguillaume à Alger. Cette coopération de jeunes professeurs chrétiens est plus fréquente en Afrique, où vivent Jean-Pierre Chrétien, Henri Médard, Claude-Hélène Perrot. « (p,190)

        L’auteur décrit « Le difficile compagnonnage avec les régimes autoritaires » (p,191), un compagnonnage qui s’est bien  souvent très mal passé et conclus par un échec.

          L’auteur intitule un de ses paragraphes « La répression » (p,199), et cite la répression de Kénitra au Maroc, le cas de plusieurs ressortissants algériens ou marocains : « Mohammed Harbi, idéologue marxiste de la révolution algérienne, ou l’ingénieur centralien Anis Balafrej, fils  du Premier Ministre , sont torturés comme des inconnus… Mohammed Harbi s’évade et s’exile en 1973. » (p,199)

      Comme chacun sait, Monsieur Harbi a déroulé une belle carrière dans un pays qui fit la guerre au FLN dont il fut un cadre influent, et ce n’est pas la moindre surprise de ceux qui tentent de comprendre l’histoire de l’Algérie.

       Le chapitre XII évoque l’évolution du monde arabe et musulman, « Les espérances du « printemps arabe Un monde à reconstruire », la fausse interprétation qu’en font les gouvernements occidentaux, la corruption et la duplicité de certains de nos partenaires, le cas de la chaine Al-Jazira, « la chaine d’information du Qatar, soutien du mouvement international des Frères musulmans. » (p,204

        Comme le note l’auteur, c’est en Tunisie que le mouvement de dominos a démarré : « Pour la première fois depuis la guerre, on a voté librement en Tunisie (23 octobre 2011), en Egypte, et même en Libye. Ce n’est pas la démocratie, mais une de ses conditions.

       Le contenu de ce chapitre est tout à fait intéressant parce qu’il éclaire la grand ambigüité de notre politique étrangère à l’égard des pays arabes et musulmans :

        « Les pays qui soutiennent les Frères, la Qatar, sa chaîne Al6Jazira et ses capitaux, la Turquie d’Erdogan, ses capitaux et ses armes, rêvant à un ottomanisme frèriste, ou les Wahhabites d’Arabie Saoudite et leurs pétrodollars, saisissent l’occasion de se débarrasser du nationalisme arabe et de ses avatars bassistes et militaires qu’ils ont toujours détesté. »(p,208)

       « Il faut une franche dose d’optimisme et d’occultation pour affirmer en 2015 que l’islamisme décline. » (p,211)

      Les pages que l’auteur consacre à la politique française (p,214 et suivantes) illustrent l’aveuglement de nos gouvernements pour ne pas dire l’ignorance, ou l’incompétence, ou pour user d’une expression modérée de l’auteur,  la « lisibilité » :

       « La lisibilité de ces événements et de la politique française dest difficile. »(p,216)

       L’auteur cite quelques noms de Français ou de Françaises qui jouèrent un rôle ambigu dans ce jeu biaisé des connivences, Bernard-Henri Lévy, Antoine Sfeir, Michèle Alliot-Marie, ou Delanoë.

     La France de Sarkozy se serait-elle engagée dans cette affaire idiote de Libye sans le rôle médiatique de BHL ?

      Et en finale de ce chapitre :

     « Indifférence et ignorance prospèrent. Après la chute de Morsi et de Marzouki, le Maghreb et la Tunisie replongent dans le silence pré-révolution, sauf événement spectaculaires, et souvent terroristes. La remise d’un doctorat honoris causa en avril 2015 au président tunisien Béji Caïd Essebi à l’Université de Paris Sorbonne est brièvement évoquée. Mais qui s’en soucie vraiment à Paris ? Qui  s’intéresse à la construction d’une démocratie ? A Paris aussi, ce sont principalement les affaires et les relations économiques qui priment. » (p219)

         Je serais tenté de conclure : n’est-ce pas trop demander à notre pays ?

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« 18 mars 1962 Les accords d’Evian » par Belkacem Recham – Deuxième épisode: le « regard » ?

Histoire, mémoire, roman, propagande, subversion ?

Plus d’un demi-siècle plus tard !

Autour des « raisins verts » ?

         Quatre chroniques sur la guerre d’Algérie et les accords d’Evian

&

Deuxième épisode

« 18 mars 1962 Les Accords d’Evian » par Belkacem Recham »

Dans le livre « L’HISTOIRE DE FRANCE VUE D’AILLEURS » (pages 535,545)-Les Arènes

De Jean-Noel Jeanneney et Jeanne Guerout

            L’auteur est chargé de cours à l’Université de Strasbourg

« Le « regard » d’un ancien officier du contingent de l’armée dite « coloniale »

            Ma première remarque préalable portera sur le sens de l’adverbe « ailleurs » pour qualifier une source historique, quand l’on sait toute l’importance justifiée que les historiens de métier attachent à l’identification des « sources ».

            La quatrième de couverture de ce livre précise : « cinquante dates…. soumises au regard d’historiens étrangers… » : ma deuxième remarque préalableposera donc la question de savoir si M.Recham est un historien étranger.

            La question a d’autant plus d’importance que l’auteur place son commentaire sous le patronage de M.Harbi, ancien dirigeant du FLN.

            Rien de spécial à noter en ce qui concerne les premières pages relatant la phase des négociations secrètes qui ont précédé la signature de ces accords. (p,535,536,537,538)

            Les négociations se poursuivirent après le référendum de janvier 1961 qui donna, en quelque sorte, carte blanche au général de Gaulle.

       « Les points d’achoppement furent toujours les mêmes : refus par les Algériens d’une trêve préalable à toute négociation, perçue comme un  piège, le statut des Européens d’Algérie et surtout la question de la souveraineté du Sahara. Ce dernier point fit à nouveau achopper des discussions reprises en Suisse en juillet 1961 » (p,540)

       Le texte aurait pu souligner qu’aux yeux de De Gaulle, le maintien du Sahara dans une orbite française était capital, étant donné son importance pour la mise au point des bombes atomiques, au-delà du sort du pétrole saharien dont on aurait su s’arranger, l’objectif de puissance atomique comptant plus que tout le reste.

      Les accords signés :

       « L’Etat algérien exercerait une souveraineté pleine et entière, mais un certain nombre de conditions lui étaient imposées : souscrire à la Déclaration universelle des droits de l’homme, se doter d’institutions sur le principe démocratique et sur l’égalité des droits politiques entre tous les citoyens, respecter toutes les libertés et accorder aux Français toute une série de garanties. Les Français disposeraient pendant trois ans de droits civiques algériens, au terme desquels ils auraient le choix soit d’opter pour la nation alité algérienne, soit de demeurer citoyen français en se trouvant dès lors étrangers en Algérie. Dans les deux cas, ils auraient droit à un accès à toutes les professions, à l’égalité de traitement avec les nationaux, à la libre jouissance de leurs biens dont nul ne pourrait être privé sans une indemnité équitable préalablement fixée.

       En France, les passions se déchaînent

       En contrepartie, la France accorderait son assistance technique et financière…. Sur le plan militaire…. L’armée française serait réduite à 80 000 hommes, en attendant une évacuation totale dans les deux ans. Seules exceptions, la base aéronavale de Mers el Kébir, concédée pour quinze ans, et  les sites d’expérimentation nucléaire du Sahara accordés pour cinq. « (p542,543)

          Le constat « En France, les passions se déchaînent » mériterait de faire l’objet d’une mesure dans les médias de l’époque, car, dans mon souvenir, la grande majorité de la population française n’attendait qu’une seule chose, se débarrasser du dossier algérien.

         L’auteur note :

        « Le pari raté de la cohabitation

       Cependant, avant même d’être appliqués, ils furent contestés par une partie du FLN et condamnés par l’Organisation de l’armée secrète (OAS), devenue le bras armé du refus de l’indépendance du côté des Européens. Celle-ci déclencha des opérations dites de harcèlement dans les villes algériennes, qui tournèrent à une sanglante chasse à l’arabe à laquelle ne manquèrent ni bombardements au mortier des quartiers musulmans ni attentats à la voiture piégée.

         L’exode massif des « pieds noirs » ne saurait, au premier chef, être imputable à une insuffisance des garanties vis-à-vis des Européens d’Algérie. La responsabilité revient en premier lieu au terrorisme anti-arabe de l’OAS à quoi répondirent, notamment à Oran, au début de juillet, les massacres d’un grand nombre d’européens. Redoutant de prévisibles représailles, les Français d’Algérie, frappés de panique, quittèrent en masse sans esprit de retour, ce pays où ils avaient été les maîtres et où, disaient-ils, ils ne voulaient pas devenir des sujets. Comme l’a bien dit Mohamed Harbi, « ces accords reposaient sur un pari : la cohabitation entre deux communautés sous l’autorité d’un Etat multiculturel. Il n’a pas été tenu. Le premier coup a été porté par l’OAS, les willayas ont fait le reste…. Aucun des deux interlocuteurs d’Evian ne maîtrisait son propre camp. L’une des deux parties essentielles des accords, le pari d’une réconciliation nationale des communautés, était naufragé. »

       Il n’empêche que ces accords représentèrent, au moins à court terme, le compromis souhaité par la majorité des Français, puisqu’ils furent approuvés par plus de 90% d’entre eux au référendum du 8 avril 1962. Ils ne le furent pas moins par les Algériens qui répondirent « oui » à plus de 99% lors du référendum sur l’indépendance du 1er juillet 1962. » (p,543,544,545)

        Quelques remarques sur cette dernière analyse historique en laissant le soin évidemment aux spécialistes d’en apprécier la teneur :

      Etait-il besoin de placer cette analyse sous le patronage « spirituel » ou « intellectuel » de Mohamed Harbi, lequel, fut un dirigeant du FLN  pendant quelques années après le pari de la cohabitation décrit, avant de pouvoir s’évader, en 1973, vers quel pays ? Bien sûr, la France !

       Le respect des droits de l’homme était oublié depuis longtemps.

        Est-ce que la phrase relative au « pari »…d’une » « cohabitation entre deux communautés sous l’autorité d’un Etat multiculturel » n’est pas rédigée hors sol de l’histoire algérienne, et de l’immense majorité musulmane de l’Algérie devenue indépendante ?

       Enfin, il me parait tout de même hardi de mettre sur le même plan le référendum français et le référendum algérien, sauf à ne pas avoir encore compris que la grande majorité des Français ignorait presque tout de l’Algérie, et qu’ils étaient enfin contents de se débarrasser de l’Algérie.

       Les Français et les Françaises d’alors ont  voté au moins autant, sinon plus pour leur indépendance : indépendance contre indépendance !

Jean Pierre Renaud

            Je publierai au cours des prochaines semaines, les deux derniers épisodes :

           3 – « Les raisins verts » : Benjamin Stora historien ou mémorialiste, sur la petite musique biblique des « raisins verts » de la « matrice » algérienne,

     4 – « Les mémoires dangereuses » ou les mémoires « littéraires », « dangereuses » dans un dialogue entre Benjamin Stora et Alexis Jenni, Prix Goncourt, au Club de Médiapart.

« Guerre d’Algérie: quelques réflexions » La révolte du général Challe le

« Guerre d’Algérie : quelques réflexions »

EN PROLOGUE IMPREVU

Mémoire, histoire, propagande, et manipulation à propos de la commémoration du 19 mars 1962 ?

Avec un petit prologue d’actualité tout à fait imprévu sur les manipulations politiques et médiatiques dont souffre le pays !

          Le Monde des 21 et 22 mars a publié un article intitulé « La guerre d’Algérie enfièvre le débat politique » page 5, et dans le même numéro, page22,  une tribune signée MM Harbi et Manceron.

            En ce qui concerne le premier texte, une seule citation, celle de Monsieur Stora, une citation tout à fait déchirante : « Les mémoires continuent  de saigner, portées notamment par des associations d’expatriés ».

           Une seule petite question ? Est-ce que notre mémorialiste-historien et militant politique a jamais tenté de mesurer les flux « sanguins «  en question ?

          Quant à la tribune elle-même, il faut tout de même avoir du culot pour signer et publier une tribune intitulée « Cessons de ressasser les mémoires meurtries de la guerre d’Algérie », dans le Monde du 21 mars 2016, sous la signature d’un ancien dirigeant du FLN, Mohammed Harbi et d’un professeur d’histoire géographie, Gilles Manceron, présenté comme historien.

        Ces gens- là osent nous donner une leçon d’histoire ? Et le journal de référence leur ouvre ses colonnes ?

        Avec un titre de nature outrancière « Cessons de ressasser les mémoires meurtries » ? Mais messieurs, ne s’agirait-il que de mémoires « meurtries », ou du souvenir des blessés et des morts ?

     Cessez messieurs, de vous prendre pour les nouveaux « hérauts » d’une histoire qui a beaucoup trop tendance à confondre mémoire frelatée et histoire !

        Ci-après le texte du message que j’ai adressé le 20 mars au Courrier des lecteurs de ce journal :

         « Bonjour, pour avoir fait la guerre d’Algérie, comme officier SAS (contingent) en Petite Kabylie, je puis vous dire que ce n’est pas ma mémoire qui « saigne », mais mon intelligence, pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’un bon lobby politique et éditorial très souvent, trop souvent animé par Stora, lequel n’a jamais eu le courage de faire vérifier par une enquête sérieuse ce qu’il racontait soi-disant sur la « guerre des mémoires » dont il est un des animateurs patentés. Qu’il demande à son ami Hollande de la faire faire !

         Vous avez fait effectuer une enquête  sur le sujet avec la Fondation Jean Jaurès, avec l’IFOP, mais cette enquête manquait sérieusement de pertinence statistique.

       Ayez la courage de faire effectuer une enquête sérieuse sur les soi–disant mémoires « coloniale » ou « algérienne », cette dernière que Stora a tendance a confondre avec la « coloniale », et nous verrons ce qu’il en est !

        Quant à vos deux donneurs de leçon, Harbi et Manceron, comment donner du crédit à un ancien FLN qui n’a jamais fait cette guerre, et que le FLN indépendant a vite mis à l’écart, pour ne pas dire plus, ou à un enseignant qui fait autant de politique que d’histoire ?

          Cessons de donner la parole aux propagandistes de la mémoire, et comment ne pas être surpris de lire l’expression « mémoires meurtries », alors qu’il s’est agi de morts ?

          Pour terminer, je puis vous dire que les mémoires qui sont agitées par tel ou tel lobby devraient enfin céder la place à l’histoire, mais à une histoire indépendante de tel ou tel vécu, ou de telle  ou telle allégeance politique affichée. Cordialement. »

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Guerre d’Algérie : quelques réflexions

            Nous nous proposons de publier successivement :

  • I –  une analyse du livre du général Maurice Challe, intitulé « Notre révolte » (1968) sur la guerre d’Algérie (1954-1962)
  • II – un essai de corrélation historique pertinente avec la guerre contre-insurrectionnelle anglaise de Malaisie (1948-1960) à partir du roman d’Han Suy «…  Et la pluie pour ma soif… » (1956)
  • III – un essai de corrélation historique, à mon avis non pertinente de l’historien australien Lionel Babicz, entre les situations coloniale et postcoloniale de la Corée et de l’Algérie (1830-1905-2006)

Premier volet

La Guerre d’Algérie du général Challe

« Notre révolte »

La révolte du général Challe ? Comment l’expliquer ? La ou les questions ?
Le mouvement du 22 avril 1961

        Un premier commentaire d’un ancien officier de SAS en poste en Petite Kabylie dans les années 1959-1960 : la stratégie militaire du général Challe était incontestablement la bonne, et c’était celle que, tous, nous espérions voir mise en œuvre sur le terrain.

       Quant à la stratégie politique de Challe, les plus lucides d’entre nous n’y croyaient pas, sauf si la France avait joué la carte des chefs des willayas, et de leur prise de pouvoir, ce qui n’a pas été le cas.

            Dans une brocante de l’été, je suis tombé cette année, en 2015, tout à fait par hasard, sur un livre du général Challe intitulé « Notre révolte » publié en 1958, dont je ne connaissais pas l’existence.

        Depuis la fin de la guerre d’Algérie, ce n’est qu’à titre tout à fait exceptionnel que je lisais quelques témoignages sur cette guerre, car j’ai toujours manifesté la plus grande méfiance à l’égard de tout ce qui touchait à la mémoire, souvent manipulée, de ce conflit, en me posant toujours la question de base, mémoire ou histoire ?

        C’est la raison principale pour laquelle j’éprouve la plus grande méfiance sur ce qu’écrit ou raconte un historien bien en cour sur cette période, né en Algérie, lequel a découvert, parait-il, Albert Camus, la quarantaine passée, si j’ai bien entendu ce qu’il disait à l’occasion d’une émission de télévision.

          Méfiance en raison du mélange des genres que cet intellectuel pratique entre la mémoire et l’histoire, et de la confusion qu’il propose souvent entre ce qui touche à l’Algérie et ce qui touche aux autres domaines coloniaux.

          J’ai moi-même publié un petit livre sur cette guerre, sur mon expérience militaire d’officier SAS dans la vallée de la Soummam, en me posant un certain nombre de questions de base sur le sens de cette guerre.

      J’y faisais le constat suivant :

      «  Je serais d’ailleurs tenté de penser que l’échec de la France en Algérie a de multiples  causes, mais que les généraux y ont une grande part de responsabilité parce que leur analyse stratégique n’était pas la bonne, leur obsession du communisme international non fondée.

         Ils ont poursuivi un rêve impossible qu’il n’était déjà plus possible de réaliser, mais peut-être est-ce à mettre à leur crédit » (page 25)

         Les observateurs les plus lucides savaient qu’après 1945, le destin de l’Algérie était plié, compte tenu de l’incapacité de la Quatrième République à réformer le statut de ce territoire.

         50 ans plus tard, je n’en changerais pas un mot, car la plupart des officiers français, en tout cas ceux que j’ai rencontrés, n’avaient pas la culture d’une armée coloniale, celle que des chercheurs idéologues à la mode nous dépeignent volontiers, pour ne pas parler des histoires officielles en vogue de l’autre côté de la Méditerranée, mais estimaient qu’ils avaient été trompés, que le général de Gaulle les avait trompés.

        La lecture du livre de Challe me donnait donc l’occasion de comprendre ce qui avait réellement poussé Challe à la révolte.

        Ma curiosité était d’autant plus grande qu’après avoir participé à cette guerre, j’ai consacré un peu de temps à l’étude des théories de la stratégie, directe telle celle de Clausewitz, ou indirecte, celle de Sun Tzu et de Liddell Hart, et que j’ai continué à m’interroger sur les buts de cette guerre d’Algérie : quels étaient les buts que poursuivaient de Gaulle ou son entourage immédiat ? Quels avaient été les buts des généraux, tels ceux de Challe, qui fut un excellent chef de guerre sur le terrain.

       Nous y reviendrons en conclusion en écho aux théories de Clausewitz et de Sun Tsu.

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         Au cours des dernières années, je suis revenu sur le sujet en lisant un livre sur le capitaine Galula, qui, après avoir servi dans plusieurs postes en Algérie, notamment dans une SAS de la Grande Kabylie, se disait l’inventeur d’un nouveau type de guerre, celle de la guerre de contre-insurrection.

         J’ai publié une analyse critique de cette thèse politico-militaire sur ce blog (21/09/2012 et 05/10/2012), et relevé que la stratégie décrite n’était ni novatrice, ni pertinente, et qu’elle souffrait d’une indigence des buts de guerre, notamment dans l’hypothèse d’une troisième force qui n’existait pas, ou plus.

        Le roman de Han Suyin intitulé « … et la pluie pour ma soif » nous en apprend plus sur la guerre contre-insurrectionnelle que menèrent les Anglais en Malaisie, en 1952-1953, que les écrits du capitaine Galula, d’ailleurs en Asie à la même époque.

        Je me propose d’ailleurs de tirer de ce roman fort intéressant ma propre lecture de la guerre contre-insurrectionnelle que les Anglais ont menée dans cette colonie riche en étain et en caoutchouc, à quelques encablures de Hong Kong où le capitaine Galula était attaché militaire au Consulat français.

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             Avant que le Plan Challe ne déferle sur mon secteur militaire situé dans la vallée de la Soummam, en lisière de la forêt d’Akfadou et du massif du Djurdjura, mes camarades et moi pensions que la seule solution militaire capable de nous redonner les clés d’une solution politique était ce que nous appelions et attendions, le rouleau compresseur du plan Challe, qui avait parfaitement compris comment la France pouvait réduire militairement la rébellion conduite par le FLN.

         C’est ce qui fut fait et que j’ai vu de mes propres yeux, et auquel j’ai participé comme acteur modeste de terrain.

       Au cours de la nuit du 22 juillet 1959, l’armée française reprenait possession du terrain que les rebelles occupaient dans cette région montagneuse qui leur était particulièrement favorable.

      Tous phares allumés, d’importants convois militaires gravissaient les routes et pistes qui les conduisirent successivement vers le sommet et le nouveau PC dénommé 1621.

         Au printemps de l’année 1960, la pacification était en bonne voie, et l’armée avait réussi à réaliser ce que j’ai appelé dans mon livre « Le vide presque parfait », pour reprendre une expression de Lao Tseu.

         Dans cette zone d’insécurité militaire maximum, il m’était possible pour la première fois de fréquenter, à pied, tous les villages du douar des Beni Oughlis avec un seul garde du corps, un rebelle rallié qui était un type formidable.

         A lire le témoignage du général Challe, et pour l’officier que j’étais alors, il est évident qu’il fallait de l’honnêteté, mais aussi une certaine innocence politique, pour entrer dans le double jeu politique de Delouvrier et de Debré.

       « Mon plan était donc le suivant : continuer à mener à bien les grandes opérations et en particulier la guerre des djebels car il ne fallait pas laisser au FLN de territoire à lui où il pourrait mener son instruction, avoir d’importants dépôts, se reconstituer après les coups durs, enfin, être souverain politique de morceaux géographiques.

       Mais contrairement à ce que l’opinion publique croyait, à ce que le gouvernement faisait semblant de croire, ce n’était pas l’essentiel. Mes cadres et moi aurions été de piètres chefs de guerre si nous n’avions pas compris depuis longtemps qu’une guerre de subversion est d’abord une guerre politique, et que la possession du terrain, si, elle est importante, n’est pas essentielle… On entend alors les âneries alors bien connues : « L’armée ne doit pas faire de politique ; » « Ne nous rabattez pas les oreilles avec les slogans de Mao Tsé Toung » » « Faites la guerre et ne vous occupez pas du reste », etc.

     Comme si l’Armée choisissait la guerre qu’on lui fait !

      Bien sûr quand on exprime fortement sa pensée, personne ne contredit en face. Quand on sort, comme je l’ai fait en décembre 1959, un règlement sur la pacification qui codifie autant que faire se peut, les attaques et les parades  de la guerre subversive, personne, pas même le gouvernement, ne vous demande de retirer le règlement ou ne le désapprouve…

      Mon plan était donc de faire front d’abord et d’attaquer ensuite tous les domaines de la guerre subversive…

         Il s’agissait :

     1) de continuer le nettoyage des djebels…

     2) de tenir le contact avec la totalité des populations algériennes par l’extension à l’ensemble du territoire de ce que l’on a appelé le quadrillage ….

    3) Enfin de faire prendre la guerre à son compte par la population musulmane…

         Il importait que les communautés qu’étaient les douars et les villages considèrent cette guerre comme leur guerre…

       Il s’agissait de développer au maximum et partout ces autodéfenses et d’en faire non pas des auxiliaires statiques mais les éléments constructifs d’une force politique coordonnée et majeure – Ceci fut entrepris au début du dernier trimestre de 1959 lorsque le succès progressif mais déjà net de l’opération « Jumelles » sur les Kabylie fit comprendre à tous, partisans, adversaires et neutres, que l’armée française était en train de gagner irréversiblement la partie la plus traditionnelle militaire de cette guerre…

   Je créai ainsi la Fédération des unités territoriales et des autodéfenses.

     Et j’ordonnai la mise sur pied d’une école des autodéfenses par secteur où seraient formés  les responsables des autodéfenses à leurs missions politique et militaire…

      La Fédération des unités territoriales et des autodéfenses devait être le grand parti européo-musulman, ossature de l’Algérie française nouvelle dans l’union des communautés…

      Leur rassemblement avec les autodéfenses musulmanes dans une grande fédération devait donner un sens politique au combat commun.

      Avais-je le droit comme commandant en chef de faire cela ?

     Je pense que j’en avais non seulement le droit mais même le devoir à partir du moment où j’estimais que c’était le seul moyen, et qui plus est moyen honorable, de gagner cette guerre, guerre qui encore une fois nous était imposée.

      Car si l’on peut admettre qu’un gouvernement et un chef d’Etat aient des secrets pour les subordonnées, fussent-ils commandant en chef sur un théâtre d’opérations, il est impensable qu’un chef d’Etat et un gouvernement puissent tromper systématiquement ce commandant en chef sur les buts de guerre alors que ces buts de guerre conditionnent étroitement la conduite des opérations. »  (p,146,147,148, 149)

      Dans mon cas, en m’ordonnant de lutter pour l’Algérie française, le gouvernement ne me trompait pas et je devais exécuter par tous les moyens normaux et légaux appropriés, ou bien, il me trompait, et alors tout cela devenait une histoire de fous. Or, avant de prononcer son discours du 16 septembre sur l’autodétermination, de Gaulle était venu tâter le pouls de l’armée en Algérie. Je l’avais accompagné pendant plusieurs jours. Il m’avait complimenté sur la manière dont je menais la guerre. Nous avions discuté en tête à tête au P.C. Artois d’où je menais l’opération « Jumelles », et, à maintes reprises au cours du voyage. Il m’avait à quelques mots près récité son discours à venir et nous avions parlé des trois options. Comme je lui demandais de se prononcer pour la seule option française, il m’avait répondu ne pouvoir, en particulier devant l’opinion internationale, proposer un choix d’options et sans plus attendre fixer son choix sur une des options. C’était logique et je faisais donc la seule demande à faire à mon échelon : « Mais moi que vais-je dire à l’armée ? Je ne peux demander aux officiers et soldats de se faire tuer pour la sécession que d’ailleurs vous condamnez. Je ne peux guère leur parler d’association car ils savent aussi bien que moi qu’en période de crise aigüe  on ne peut prôner un relâchement des liens sans courir à la catastrophe. Alors puis-je dire que l’armée se bat pour la francisation ou au minimum pour l’Algérie française ?

      De Gaulle noya sa réponse dans un flot d’explications, procédé habituel, et je reposais mes questions à plusieurs reprises en demandant instamment des directives. Jusqu’à la fin d’octobre 1959, lorsque Delouvrier revint de Paris me dit : » Vous pouvez dire que l’armée se bat pour que l’Algérie reste française. C’est Michel Debré qui m’a prié de vous dire cela et il confirmera par écrit. » Et le délégué général lors d’une tournée qu’il fît dans le bled peu après développa ce thème.

      Lorsque mon instruction sur la pacification parut le 10 décembre 1959, elle se référait à cette thèse et j’employai le terme « Algérie française » plusieurs fois.

    J’en envoyai plusieurs exemplaires au chef d’état-major général, le général Ely, au ministre des Armées Guillaumat, au Premier ministre, au général de Gaulle.

    Jamais personne ne me dit que j’avais commis là une faute ou une erreur ou que je m’étais rendu coupable de déviationnisme comme disent les communistes dès qu’on ne récite plus mot à mot la catéchisme provisoire du dictateur en place. Et cette instruction était distribuée jusqu’à l’échelon bataillon et encore en vigueur début 1961. » (p,151)

       Comme témoin à la façon de Fabrice del Dongo, je me rappelle deux choses : d’une part, la vue et le bruit de ce train d’hélicoptères qui survola la SAS le jour où de Gaulle se rendit au PC Artois, et d’autre part le compte rendu succinct fait par un des officiers présent à l’une de ses réunions  d’un propos du général Crépin d’après lequel on continuait à mettre au tapis la rébellion.

       « Autodéfenses… fédération des unités territoriales et des autodéfenses », des initiatives qui tentaient donc de constituer les éléments d’une troisième force de plus en plus introuvable en Algérie, car pour beaucoup d’entre nous, il était déjà trop tard !

      « Lorsque pendant la semaine des Barricades, le 29 janvier 1960, de Gaulle prononça le discours bien connu, il demanda s’il était possible que lui, de Gaulle, puisse ne pas souhaiter «  la solution la plus française ». Après coup, on peut revenir sur le fait que « souhaiter » ne veut pas dire « croire possible »…

      Or nous savons maintenant que de Gaulle ne souhaitait pas, que de Gaulle faisait et allait faire tous ses efforts pour arriver à la solution opposée.

     Et on envoyait les garçons se faire tuer pour un mensonge.

     Et on engeait à nos côtés des centaines de milliers de musulmans sachant parfaitement qu’ils paieraient de leur vie leur confiance dans la France, dans la parole de la France…. » (p151)

       Au cours des premiers mois de l’année 1961 : « … » Pour moi la paix était donc une affaire de quelques mois… Les bandes éteint réduites à quinze hommes et moins… C’est alors que survint l’affaire Si Salah. » (p,167)

      Une négociation de paix semblait alors possible entre les chefs de quelques willayas et le gouvernement, en raison du fossé qui existait entre le commandement des willayas et le GPRA, mais cette négociation échoua.

     Faute de conserver la confiance de de Gaulle, le général Challe quitta son poste le 23 avril 1961.

      Des officiers et des français d’Algérie commencèrent à jeter les bases d’un complot destiné à leurs yeux à sauver l’Algérie française et sollicitèrent l’appui du général Challe.

      « On nous expliqua qu’un mouvement de sédition militaire était tout prêt et qu’on attendait plus que nous… En métropole, ce qui était prévu était d’une légèreté qui condamnait toute tentative à l’échec certain. » (p,181)

       Comme il l’écrit, Challe était tout à fait conscient de l’état de l’opinion en métropole :

    « Or les forces dont nous disposions, compte tenu d’une opinion publique défavorable, étaient beaucoup trop minces pour que les chances de réussite soient suffisantes. Au contraire tout déclenchement de révolte me paraissait devoir lancer le pays dans une aventure aux résultats parfaitement imprévisibles.

     Je refusais donc de m’associer à une tentative quelconque en métropole. » (p,182)

     Oui, mais alors, cette révolte n’avait aucune chance de réussir.

     « Le 11 avril 1961, de Gaulle annonçait clairement le « dégagement », savoureux euphémisme, et souhaitait « bien du plaisir » à ceux qui prendraient notre suite. 

     On endormait le peuple français en lui expliquant que tout se passerait gentiment, qu’il y aurait des garanties formelles, que l’armée française serait garante. Toutes choses que nous, qui connaissions l’Algérie, savions fausses et destinées seulement à tromper les nombreux métropolitains acquis au lâchage de l’Algérie , mais qui, par un sursaut de fierté à retardement, ou par simple humanité, tenaient à ce que le dégagement se passe dans l’ordre et la dignité !

     Après sept ans de guerre dure, ce n’était plus possible…

     Pour éviter à mon pays un parjure qui se terminerait dans la honte, et à l’Algérie une aventure qui la ferait régresser et tomber dans la misère et le chaos sanglant, le 12 avril je donnais mon accord…

     Il faut ici que je dise quelles étaient mes idées sur l’avenir de l’Algérie. Car je ne partais pas pour mener n’importe quelle guerre aboutissant à n’importe quelle paix.

    J’avais été partisan de la loi-cadre algérienne et je ne pensais pas que l’intégration définitive de l’Algérie à la métropole par assimilation fût souhaitable en fin de compte. Pour que l’Algérie puisse progresser il fallait un traitement particulier. » (p187,188)

      Challe proposait de faire évoluer le statut de l’Algérie vers une fédération dans un cadre français, tout en estimant :

    «  Le statu quo était donc indispensable pendant quelques années, assez peu en vérité, le temps de réaliser deux ou trois plans de Constantine et de lancer la province sur la route du progrès… » (p189)

      Une fois Challe revenu en Algérie, la révolte ne fut qu’un feu de paille, car au fur et à mesure des jours, les soutiens militaires se volatilisèrent, faute de courage quelquefois pour les officiers qui avaient déclaré auparavant leur soutien, mais avant tout parce qu’il s’agissait d’une révolte sans avenir.

       Que d’obstacles à franchir ! La stratégie politique de Challe n’était pas à la hauteur de celle qu’il avait mise en œuvre en Algérie pour défaire militairement la rébellion : une solution institutionnelle imprécise, une métropole hostile, et sur place, ne l’oublions pas, un contingent de soldats appelés qui n’avaient jamais eu la conviction que l’Algérie, c’était la France.

      Il y avait un immense fossé entre Alger ou Oran et le bled, ou le djebel !

     Courageusement, une fois l’échec de sa révolte consommée, Challe décida de se livrer à la justice de son pays :

     « Vers midi mon avion décollait de Maison Blanche. Une dernière fois, je survolais la Méditerranée toute bleue et si belle. A 17 heures, nous nous posions à Villacoublay…. Vers 17 h 30 j’arrivais à la Prison de la Santé… J’allais maintenant comparaître devant la justice de mon pays… Evidemment, je ne me faisais aucune illusion sur ce qui m’attendait. Un général qui se met à la tête d’une rébellion est fusillé lorsqu’il est pris. Mais comme je l’ai dit devant mes juges : «  Il n’y a pas de loi au monde, il n’y a pas de raison d’Etat qui puisse obliger un homme à faire du parjure son pain quotidien… » (219)

    Je n’ai pas voulu faillir au serment que j’avais maintes fois répété sur ordre du gouvernement et abandonner ceux qui avaient eu confiance en la France à travers moi.

   Au moment de l’échec, je m’étais livré pour ne pas abandonner ceux qui, dans l’armée, avaient eu confiance en moi.

    Ce procureur et ces juges, particulièrement choisis par le pouvoir, il a bien fallu qu’ils avouent.

     Qu’ils avouent qu’au- dessus de la politique du moment, au- dessus de l’obéissance, au- dessus même de la raisons d’Etat, existent des lois morales plus fortes.

    Puisqu’ils n’ont pas osé, l’un requérir contre moi la peine de mort, les autres la prononcer.

&

            « En prison, je reste un homme libre…

Prison de Tulle

1961-décembre 1962

         A cette date, j’étais bien loin de l’Algérie et je constatais une fois de plus que la France n’abordait pas le dossier algérien de la bonne façon, pour autant qu’il y ait eu encore une chance de « bonne façon », ce dont je suis beaucoup moins sûr, tant la situation des relations  de la France avec l’Algérie était dégradée.

       Je suis convaincu, comme je l’étais déjà en servant la France en Algérie dans les années 1959-1960, qu’il était illusoire de croire à l’existence d’une troisième force – celle envisagée par Challe, entre autres – , mais je pense que la France aurait pu conduire le processus d’indépendance d’une autre façon, étant donné que nous étions maîtres du terrain et que nous avions un devoir moral de soutien de tous les Algériens qui avaient soutenu notre cause.

       Ce que n’a pas fait le général de Gaulle !

      Une fois les accords d’Evian signés,  et compte tenu  de la honte que j’éprouvais pour mon pays devant le lâche abandon de nos moghaznis et harkis, je rendis visite à un de mes camarades en poste au cabinet du général de Gaulle pour lui dire cette honte, et mon refus de m’associer à cet abandon, mais évidemment sans succès.

      Ceci dit, mon interprétation serait celle d’une révolte « sacrificielle » pour l’honneur, de ces officiers qui restaient fidèles à la parole donnée, et cette révolte sans but stratégique clair et cohérent n’avait aucune chance de réussir : Alger n’était ni l’Algérie, ni la France !

        Ajoutons que la présence massive du contingent des appelés constituait dès le départ un handicap mortel.

     Plus loin, et à ce sujet, Challe propose dans son livre comme explication de son échec une « manœuvre psychologique trop tardive » : « Mais j’ai commis une faute dans la manœuvre psychologique : mon tempo a été trop lent vis-à-vis de la troupe. » (p,285)

     Vu d’Alger peut-être, mais le contingent n’avait jamais considéré dans son ensemble, sauf pour la partie résidant sur la côte et dans les grandes villes européennes, que l’Algérie, c’était effectivement la France.

        Challe criait à l’imposture !

L’analyse qu’avait faite depuis longtemps Clausewitz dans le traité  « De la guerre » aurait pu annoncer l’échec inévitable de Challe, car il n’était plus maître des buts de la guerre : « La guerre est un instrument de la politique » (p,703), « Subordonner le point de vue militaire au point de vue politique est donc la seule choses que l’on puisse faire » (p,706)

       Si les buts de cette guerre avaient été définis par de Gaulle, ce qui reste à démontrer, ou qu’ils lui aient définitivement échappé, tant la situation du pouvoir à Alger était fragile, un pouvoir déliquescent qui, à la fin, n’y contrôlait plus grand-chose.

&           

Les autres éclairages historiques

       Le même livre propose d’autres éclairages historiques tout à fait intéressants :

France- Algérie- Communauté (p,233)

       « En mars 1957, J’ADRESSAIS un mémoire à Bourgès-Maunoury, alors ministre de la Défense nationale. Bourgès-Maunoury est avec Guy Mollet en particulier un des très rares ministres que j’ai connus, capables de se hisser au niveau d’homme d’Etat. J’étais alors major général des Forces armées et étudiais les questions de défense des territoires sous pavillon français.

      Dans mon mémoire, je préconisais la reconnaissance immédiate ( au 14 juillet 1957) pour des raisons historico-sentimentales) de l’indépendance des Etats d’Afrique Noire qui faisaient partie de ce qu’on appelait encore l’Union française. En effet, après une étude détaillée des possibilités de défense, je concluais que l’Afrique noire française était indéfendable dans l’état de notre armée et de nos finances…

      Je pensais que nous devions nous limiter en tout état de cause à la défense et au développement de la métropole, de l’Algérie-Sahara, et des quelques territoires qui passeraient avec nous un véritable contrat d’association. » (p,233)

    Plus loin, Challe donnait son interprétation du fameux colonialisme français :

     « … Mais il est bien entendu que c’est toujours le voisin qui est colonialiste. En particulier, chacun sait que la France, bien qu’elle abandonne tout son domaine et même qu’elle le jette par-dessus bord, est colonialiste…

    Tandis que la Russie n’est pas colonialiste…

    Les Etats Unis ne sont pas colonialistes. Demandez aux habitants du Japon, de la Corée, de Formose, du Laos, ou même du Congo ex-belge…

     L’Indonésie n’est pas colonialiste. Mais elle tient essentiellement à faire le bonheur des Papous de Nouvelle Guinée… (p,235)

    Le point de vue d’un grand dignitaire gaulliste, Guillaumat :

            « Je me souviens encore de Guillaumat, technocrate intelligent et sympathique, qui a régné sur l’atome français, l’électricité, le pétrole, l’Ecole polytechnique et aussi sur le ministère des Armées, me disant un jour de 1959 en parlant du sort futur de l’Algérie : «  Mon cher, ce qui compte ici c’est le pétrole, tout le reste c’est de la poésie. » Je lui disais alors : « Si vous pensez que nous garderons le pétrole tout en larguant l’Algérie, vous vous faites des illusions. » Guillaumat me répondit avec un petit sourire en coin : « Mais voyons, le pétrole appartient à des sociétés puissantes dont les imbrications internationales empêcheront tout gouvernement algérien d’en disposer. » Voire lui dis-je.

Il est vraisemblable que l’armée avait raison puisqu’elle avait contre elle à la fois les fabricants de théories, le « mur d’argent », et les technocrates !!

Elle avait raison, mais elle en est morte »

Février 1966 » (p,377)

L’Armée française en Algérie

            « Pour avoir bonne conscience, une grande partie de l’opinion française admet que l’armée française a fait en Algérie une dure guerre pour le compte des puissances d’argent et des gros colons. Elle admet que seul de Gaulle a pu faire cesser cette effroyable dépense d’hommes et de finances en terminant les hostilités qui avaient trop duré et en donnant aux Algériens une indépendance qu’ils réclamaient tous à cor et à cri.

      Pour le coût des hommes, il n’y a qu’à se référer aux statistiques officielles.

      Pour le prix en argent, il suffit de comparer avec la suite.

     Pour le reste, il faut y revenir car cette croyance, habilement et fortement entretenue, permet à l’opinion de renouveler le geste de Ponce Pilate et de se désintéresser des sévices inimaginables (1) subis par les Européens et les Musulmans qui avaient cru en la France et de lire d’un œil serein les récits d’aujourd’hui sur la misère algérienne.

   Or cette croyance est basée  sur un énorme entassement de mensonges.

     Il est faux que l’armée ait mené la guerre plus durement qu’il était nécessaire.

     Il est faux qu’elle l’ait fait pour le compte des Européens les plus riches.

    Il est faux que de Gaulle ait terminé la guerre au mieux et au plus tôt.*

    Il est faux que les Algériens musulmans aient en majorité demandé l’indépendance. … » (p,395)

  1. Dans l’annexe IV, Challe a publié un ensemble de témoignages, sur ces sévices inimaginables ( page  421 à 441) qui ont suivi l’indépendance de l’Algérie et dont ont souffert, mort très souvent comprise, de très nombreux harkis, moghaznis, ou Algériens qui s’étaient engagés à nos côtés.
PUTSCH (p347)

         Dans ce chapitre, le général Challe se défend d’avoir fait un putsch :

       « D’abord, il n’y a pas eu de putsch DU général Challe. Nous étions de nombreux officiers à nous rendre compte de ce qui allait se passer, en dépit des acrobaties verbales du gouvernement. La réunion d’Evian était annoncée, et nous savions qu’en ce moment sonnerait le glas de la France, de Français, et de l’œuvre française en Algérie.

     Ce qui s’est effectivement passé.

     Je n’étais pas seul, Dieu merci à prévoir. Beaucoup d’officiers, désirant que j’achève la victoire de l’armée française, que de Gaulle m’avait empêché de gagner totalement, voulaient que je fusse à la tête du dispositif de révolte.

     Je ne me sentis pas le droit de refuser le poste…. (p,347)

    Voilà très exactement comment fut orienté ce que l’on a appelé à tort un putsch, et qui fut en réalité une révolte militaire contre le lâche abandon de nos promesses et d’un territoire français, aussi français et depuis longtemps que Nice ou la Savoie. » (p349)

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

France-Algérie – Le Monde du 21 mai 2010 – Contre-enquête: peut-on réconcilier les mémoires

 Le deuxième sous-titre: « Cinquante après, est-il possible d’écrire une histoire commune? » est à lui seul l’illustration parfaite du mélange des genres permanent entre mémoire et histoire, de la confusion qu’entretiennent, entre autres, certains des historiens cités dans les deux pages. (Voir mon commentaire du livre de Stora intitulé « La guerre des mémoires », blog du 25 avril 2010)

    Sur le projet de fondation envisagé pour la mémoire de la guerre d’Algérie, une seule remarque: que vient faire l’Etat dans cette affaire? Laissons le soin aux différents groupes de pression, et Dieu sait s’ils sont nombreux, de défendre leur mémoire, en soi respectable.

    Le journal donne la parole à l’historien Harbi, ancien responsable du FLN, pourquoi pas? Mais je ne serai sans doute pas le seul soldat du contingent de cette sale guerre à manifester ma surprise.

    Je me contenterai de citer à nouveau, et à ce sujet, le grand historien, et non mémorialiste, Marc Bloch:

    « Le grand piège des sciences humaines, ce qui longtemps les a empêchées d’être des sciences, c’est précisément que l’objet de leurs études nous touche de si près que nous avons peine à imposer silence au frémissement de nos fibres  » (Fustel de Coulanges-1930)

     De quoi encore plus « frémir » de nos jours!

     Et de façon plus anecdotique, que penser des références Blanchard et Bancel, le premier, plus « montreur » d’images coloniales qu’historien, et au surplus « historien entrepreneur », le deuxième dont la thèse de doctorat a porté sur un sujet scientifique tout de même assez restreint, « Les mouvements de jeunesse et sports dans l’évolution institutionnelle et politique de l’AOF (1945-1960)

    Et en ce qui concerne les pensions, est-ce que ces anciens appelés n’ont pas demandé cette fameuse pension? Sans quoi ils n’en seraient pas attributaires? Donc repentants?

  Jean Pierre Renaud