« Guerre d’Algérie: quelques réflexions » Volet 2 Guerre de Malaisie et guerre d’Algérieaisie

« Guerre d’Algérie : quelques réflexions »

Volet 2

Guerre anglaise de Malaisie (1948-1960) et guerre française d’Algérie (1954-1962)

Les guerres de décolonisation anglaise ou française en Asie et en Afrique du Nord, années 1950

Esquisse de comparaison entre la guerre d’Algérie et la guerre de Malaisie, à partir du roman d’Han Suyin « … et la pluie pour ma soif » Malaisie, 1952-1953 (Stock 1956)

Les situations coloniales

Prologue

            J’avais lu avec beaucoup d’intérêt le roman mondialement connu de « Multiple splendeur », et je découvrais tardivement le roman cité plus haut, un roman dont le contenu était fort intéressant, non seulement par sa belle écriture, très souvent poétique, son intrigue humaine, celle d’une femme médecin, eurasienne, plongée dans une situation de décolonisation et de guerre coloniale, mais aussi par la description historique de cette guerre, dans sa situation de transition encore coloniale, avec ses acteurs, entre anglais « au poil roux », chinois et malais, entre les saigneurs des hévéas des grandes plantations de caoutchouc, les rebelles de la jungle, les membres de l’armée ou de la police, avec maintes évocations des méthodes de grande violence pratiquées par les deux adversaires principaux, les anglais et ceux de « L’intérieur », d’obédience communiste.

            Comme l’indique l’auteure, qui fut médecin en Malaisie dans les années 1952-1953, il ne s’agit que d’un roman, mais dont le contenu suffit largement à nous documenter sur le type de guerre de décolonisation alors pratiquée en Malaisie, sur le terrain, comparée à celle que j’ai connue et pratiquée en Algérie dans les années 1959-1960.

            Je me suis attelé à ce nouveau chantier de lecture critique parce que je continue à me poser la question suivante : est-ce que dans la Grande Bretagne d’aujourd’hui, les Anglais, ou certains milieux anglais, politiques, idéologues, historiens, gens des médias, sont continuellement en train, comme en France, de dénoncer les violences coloniales qui ont effectivement existé, de faire une pénitence historique, alors que la France n’a pas obligatoirement à souffrir d’une comparaison négative ou positive entre son passé colonial et celui du Royaume Uni, pas plus qu’entre la façon dont elle a mené ses guerres de décolonisation, compte tenu des situations coloniales respectives qu’elles avaient en face d’elles.

            Tel pourrait être effectivement le cas offert par le roman de Han Suyin.

            Ce débat a d’autant plus d’importance que dans notre pays, un courant d’histoire idéologique distille en permanence, auprès notamment des jeunes de certaines de nos banlieues, un discours permanent d’autoflagellation, pour ne pas dire de vengeance historique à accomplir, comme c’est notamment encore le cas pour l’Algérie.

            Pourquoi ne pas souligner aussi que le contenu historique d’un tel roman, écrit à hauteur d’homme et de femme, vaut sans doute largement des analyses ou des synthèses historiques trop souvent abstraites, qui se situent de préférence dans une histoire d’en haut, celles des élites ou des villes?

            Enfin, et avant de commencer, un mot sur la thèse qu’a défendue le capitaine Galula, après la guerre d’Algérie, et sur l’analyse critique que j’ai publiée sur ce blog à propos de ce qu’il a baptisé du nom de « guerre contre-insurrectionnelle ».

            Je rappelle que j’ai émis des doutes sur l’originalité et la paternité de cette thèse stratégique, compte tenu de ma propre expérience militaire, de ma culture stratégique personnelle, et des sources qui ont pu être celles de cet officier.

            Rappelons simplement que le capitaine Galula a été en poste diplomatique à Pékin au moment de la prise de pouvoir de Mao Tse Tung, de 1945 à 1949,  et qu’il fut aux premières loges des observateurs de la guerre de Malaisie et d’Indochine entre 1951 et 1956, alors qu’il était attaché militaire au consulat de Hong Kong.

            Il n’a d’ailleurs pas pris part à la guerre d’Indochine.

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            En fin de lecture, il m’a paru intéressant de la relier au contenu d’une livre que Pierre Boulle a écrit sur la Malaisie d’avant le soulèvement, celles des années 1937-1939, avec la description de ce qu’était une colonie britannique riche, celle des plantations d’hévéas et des mines d’étain, avant l’invasion japonaise et la prise de Singapour.

           Il s’agit du livre « Le sortilège malais » (1955). Les lecteurs connaissent bien l’autre livre du même auteur « Le pont de la rivière Kwaï ». dont le sujet ainsi que le film qui l’a immortalisé, a fait le tour du monde.

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L’analyse

            Au cours de l’année 2014, mes chroniques sur les « situations coloniales » ont été lues ou consultées par plus de 2 000 lecteurs ou lectrices. Je leur propose à nouveau le même canevas de lecture en trois parties : le théâtre colonial, ici dans le contexte de la guerre de Malaisie, les acteurs de cette lutte, leur scénario respectif de guerre.

Les théâtres de guerre  coloniale de Malaisie (1948-1960) et d’Algérie (1954-1962)

Luminosité et plein soleil méditerranéen avec Les Noces d’Albert Camus ou  chaleur tropicale et glauque de la jungle malaisienne avec «… et la pluie pour ma soif » de Han Suyi

            Comparé au théâtre de la guerre d’Algérie, celui de la Malaisie était assez différent, encore plus différent que celui de l’Indochine, où la France était en guerre contre le Vietminh, parce que l’Indochine avait une frontière commune avec la nouvelle Chine communiste, ce qui n’était pas le cas de la Malaisie.

            Géographiquement, l’Algérie était composée de trois départements français situés en zone méditerranéenne, avec pour frontières terrestres, les deux protectorats français de Tunisie et du Maroc, alors que la Malaisie se trouvait en zone tropicale, une zone occupée par une jungle mitée par de grandes plantations de caoutchouc.

            Hors Sahara, l’Algérie avait une superficie de l’ordre de 220 000 kilomètres carrés (2,4 millions avec le Sahara), et la Malaisie, de près de 330 000 kilomètres carrés, et respectivement, une population de l’ordre de 9 millions d’habitants, contre 6 millions d’habitants.

            Différence capitale entre les deux situations, l’Algérie comptait une minorité d’un million d’européens contre huit millions d’Algériens musulmans, alors que la Malaisie comptait une petite minorité d’anglais, les six millions de ses habitants étant partagés entre deux types de communautés, les Chinois et les Malais, un partage ethnique et religieux qui faisait problème, mais plus encore en termes de puissance financière, économique et urbaine.

         Rien à voir donc et non plus dans leur composition démographique, car la Malaisie était composée alors de Malais pour moitié et de Chinois pour l’autre moitié, les Chinois concentrés à Singapour, et dans quelques villes de l’intérieur, et les Malais dans  la jungle tropicale de la Malaisie.

            En termes de domination impériale ou coloniale, la Malaisie affichait la superposition d’une domination anglaise et d’une domination chinoise, avec le rôle capital de l’île de Singapour, dont beaucoup connaissent encore le rôle majeur que ce port a joué sur la ligne stratégique maritime de l’Empire Britannique vers Hong Kong, un port qui a attendu la fin du siècle pour être restitué aux autorités chinoises.

            Quo Boon, le banquier, le roi du caoutchouc, un des grands millionnaires chinois déclarait : « Otez les Chinois de Malaisie, et il n’y aura plus de Malaisie. » (p,317)

            La situation des deux territoires était très différente sur le plan politique.

            Après la deuxième guerre mondiale, l’Algérie, composée de trois départements français, plus une circonscription administrative du Sahara, était dotée d’institutions plus ou moins représentatives, notamment une Assemblée Algérienne, mais la France n’avait pas réussi à mettre sur un pied d’égalité politique ses habitants, pour tout un ensemble de raisons, dont l’existence de statuts personnels étroitement liés à la religion musulmane.

            Dirais-je que les petits soldats du contingent qui débarquèrent dans le bled pendant la guerre d’Algérie avaient pu constater que l’Algérie n’était pas la France, en tout cas pas encore !

            L’Algérie comptait des députés et conseillers de la République dans nos assemblées parlementaires.

            Une situation politique et administrative qui n’avait rien à voir avec celle de la Malaisie, établie en Fédération à partir de 1948 :

         « Singapour, était une colonie de la Couronne, la Malaisie c’étaient neuf sultanats  groupés en une fédération, neuf sièges médiévaux étayés par la puissance britannique. » (p,315)

          Rien à voir non plus sur le plan économique, car la Malaisie était riche en caoutchouc et en étain, et ces ressources comptaient dans l’empire britannique, sans comparaison avec celles de l’Algérie, où il fallut attendre la fin de la guerre d’Algérie pour que le pétrole du Sahara profite non pas à la métropole, mais à l’Algérie indépendante :

     «  Car le caoutchouc, de même que l’étain, c’était sacré. » (p193)

        Propos de Quo Boon :

      «  Tant qu’on aura besoin de caoutchouc, les Britanniques ne nous lâcheront pas . » (p,357)

         Les séquelles historiques de la deuxième guerre mondiale

        Singapour avait connu les horreurs de l’occupation japonaise, de la reddition des troupes britanniques, et les Japonais avaient dû lutter contre une insurrection de type à la fois communiste et nationaliste, dans une Asie au sein de laquelle le communisme de Mao Tsé Tung marquait des points décisifs.

        Il est évident qu’après la défaite du Japon, rien ne pouvait plus être comme avant, et la Grande Bretagne engagea un processus de décolonisation difficile, compte tenu du poids des anciens résistants communistes, et de leurs revendications, et faute de vouloir ou de pouvoir leur ouvrir les portes du pouvoir, ce furent ces anciens résistants communistes qui alimentèrent la nouvelle insurrection malaise.

          Le discours britannique était donc celui d’une lutte contre le communisme, avec la projection d’une stratégie de guerre contre-insurrectionnelle sur le terrain, une stratégie sophistiquée, incontestablement inspirée du type de guerre communiste que menait Mao Tse Tung en Chine, avec en mirage, le règne politique et social du prolétariat opéré grâce à un quadrillage idéologique, et quasi-physique du peuple.

         Ajoutons que la situation de la Malaisie britannique, et de ses  élites locales, était celle d’un pays assez corrompu : « A Singapour, où l’argent seul vous nantit d’un rang. » (p,307,308)

       A la même époque, le théâtre de la guerre d’Algérie était très différent.

        L’Algérie avait contribué à la Libération du territoire national, en mobilisant beaucoup de ses enfants, pieds noirs ou musulmans.

       La France avait incontestablement une dette à acquitter, alors qu’elle avait beaucoup trop tardé à y engager un vrai processus de décolonisation, mais il ne s’agissait pas pour elle de lutter contre un adversaire communiste, mais contre un adversaire, une partie des musulmans,  qui revendiquait la fin de leur traitement inégal.

        En 1945, la révolte très meurtrière de Sétif, avait constitué un signal annonciateur de toutes les difficultés à venir dans le processus de décolonisation de l’Algérie, avec le rôle et le poids d’une importante minorité européenne.

      Il est évident que le type de stratégie contre-insurrectionnelle mise en œuvre par les Britanniques en Malaisie n’était pas adapté au théâtre algérien, même si certains de ses « outils » pouvaient l’être, une perspective idéologique et politique combinée avec une lutte implacable contre un adversaire dont la seule ambition paraissait être celle de l’indépendance, une ambition qui trouva d’ailleurs vite ses limites après l’indépendance.

       La guerre que nous avons menée contre les nationalistes, et contre le FLN, qui avait éliminé tous ses alliés, dont le MNA, n’était pas, et ne pouvait être celle d’une guerre contre une insurrection communiste, et il s’agit là d’une des critiques de base qu’il est possible de faire contre les théories vaseuses qui animaient celles d’un Sauge, intellectuel promu comme le héraut de la lutte internationale contre le communisme, alors qu’effectivement, et depuis 1947, le monde était divisé en deux camps, entre le camp soviétique, marxiste- léniniste et le camp américain, libéral et capitaliste.

       J’ai raconté ailleurs que les conférences qui nous furent assénées à Saint Maixent par l’intéressé nous avaient paru se situer en dehors de la plaque, du contexte algérien auquel nous avions à faire face.

        Malheureusement, cette dérive d’analyse stratégique imprégna une partie de notre commandement militaire, obsédé par la guerre froide, et n’aida pas la France à trouver une solution politique réalisable.

       La Fédération de Malaisie acquit son indépendance en 1957, et l’Algérie en 1962, mais la guerre contre-insurrectionnelle dura jusqu’en 1960.

      En 1965, Singapour se détacha du système malais : une nouvelle Ville – Etat émergea et sanctionna donc l’échec d’une fédération groupant la communauté chinoise et les communautés malaises.

      Pendant ces périodes de guerre, la France mobilisa de l’ordre de 500 000 soldats, et l’Angleterre, de l’ordre de 150 000 combattants (p,82- Source journal du communiste terroriste (C.T.) Chan Ah Pak)). L’auteure cite par ailleurs le chiffre de « cent cinquante mille de ces miliciens, qui, armés de fusils, patrouillaient les forêts de caoutchouc. » (p, 222)

Les acteurs des deux guerres

       La lecture d’un livre comme celui d’Han Suyin, témoin de cette guerre de Malaisie, constitue une source historique inégalable, parce qu’elle nous décrit concrètement les acteurs de ces combats entre l’armée britannique composée de beaucoup de combattants Gurkhas venus de l’Empire des Indes,  entre les « poils roux » anglais, et leurs adversaires communistes de la jungle, ceux de l’Intérieur, dans un contexte de rapports ambigus entre blancs et asiates, de souche malaise ou chinoise, leurs portraits et leurs d’états d’âme.

        L’auteure nous fait vivre de l’intérieur la lutte militaire, idéologique, et politique entre les deux camps qui se faisaient la guerre, alors que le gouvernement anglais avait déclaré « l’Etat d’alerte », et que dans les années 1951-1952, elle exerçait ses fonctions soit à l’hôpital, soit dans des dispensaires, soit  dans les infirmeries des camps d’internement ou des prisons.

         « L’Etat d’urgence » mis en application pendant la guerre d’Algérie au mois de mars 1955, étendu à la métropole par le général de Gaulle en 1958 ressemblait étrangement à cet « Etat d’alerte » que la Grande Bretagne avait décrété en Malaisie.

        « Chinois, Malais, Indiens, trois mots, trois généralisations dont on a projeté de former une nouvelle nation, de créer un pays nommé « Malaisie », un seul peuple qu’on appellera peuple de Malaisie, toujours confondu à l’étranger avec les Malais, l’une des trois races qui composent la Malaisie….Déambulant dans les couloirs ténébreux de l’hôpital, j’écoutais parler les pauvres – Malais, Indiens, Chinois –  et je me demandais si de cette Babel, ici rassemblée, il sortirait une nation homogène. » (p,46,47)

        Les acteurs anglais tout d’abord, et l’auteure était bien placée pour ce faire, étant donné les relations quotidiennes qu’elle avait avec les officiers ou les policiers d’une organisation anglaise très sophistiquée de lutte contre-révolutionnaire. Elle avait entre autres nouée une relation amoureuse avec un officier anglais.

       Il s’agissait, soit d’officiers ou de policiers de la vieille école qui avaient connu la Singapour coloniale, puis la Palestine ou l’Inde, soit de ceux plus jeunes qui comprenaient mieux la situation actuelle.

      Luke Davis était l’un d’entre eux, et le lecteur a la possibilité de suivre son parcours, ses réflexions et ses états d’âme (p,206) sur la guerre dont il était un des acteurs, responsable d’une section de renseignement.

       « Le malaise de Luke croissait. Même débordé de travail, traquant des hommes et des femmes pour leur crédo politique, il s’interrogeait maintes fois sur ce qu’il faisait. Tout en se répétant que son devoir était d’abattre le terrorisme, il lui arrivait de se demander pourquoi les moyens employés le bouleversaient tant.

       Ainsi le doute habitait-il en lui, comme dans la jungle l’odeur et la matière de la putréfaction concourent à la naissance d’une vie végétale neuve. Il avait l’impuissante conviction de n’être pas convaincu en dépit de toute raison. Et il souffrait d’un point de vue où tout ce qui était des plus justes et convenables lui apparaissait sous un jour grotesque et trivial. » (p,206,207)

       Autre portrait d’officier, celui de Tommy Uxbridge, chargé d’un camp de réinstallation.

       « Le fil de fer barbelé fait corps avec le pays…Je roulai jusqu’à Todak, un dimanche, par une matinée étouffante, pour tomber au milieu d’un couvre-feu rigoureux. La police et l’armée perquisitionnaient de maison en maison, les autos blindées, chargées d’hommes et de fusils braqués vers l’extérieur, patrouillaient les pistes boueuses, entre les rangées de huttes … »(146)

     L’officier britannique, l’OZ, de la zone de réinstallation a été descendu.

      A Kuala- Lumpur, le général anglais déclarait à Quo Boon, le millionnaire chinois déjà cité : «  Nous faisons la guerre, une guerre à mort contre un ennemi dangereux… » (p,368)

       Avec l’Etat d’alerte, les Anglais avaient mis en place un dispositif de lutte militaire, policière, et idéologique, impressionnant, comparable à celui du communisme chinois, et son incarnation contre cette insurrection malaise.

       La vie mondaine continuait à Singapour comme si de rien n’était, comme si la jungle, l’Ennemi de l’intérieur, les gens de l’Intérieur, n’existaient pas, et l’auteur fait une belle description d’une grande réception, celle du millionnaire chinois Quo Boon :  une centaine d’invités, ses épouses et filles, des Anglaises, femmes ou fiancées de policiers, des Chinoises, des officiers de police britanniques en tenue de mess, des fonctionnaires du gouvernement en veston, les towkays chinois appartenant aux diverses compagnies, aux guildes, associations et clans fondés par Quo Boon, qui tous avaient quelque rapport avec la police…

       « Et au milieu de la foule, tel un vaisseau solitaire voguant avec décision sur les flots incertains et sinueux de l’océan…l’un des hommes dont la vie, consacrée à fabriquer de la richesse, avait créé la Malaisie…Il faut que nous apprenions à ramper avant déclara Sir Moksa… le gentleman malais sirotait son jus d’orange… en lui se manifestait un phénomène colonial, au contact des dirigeants étrangers émergent des types d’hommes qui, par leur fidèle mimétisme, sont d’incontestables caricatures de leurs maîtres. » (p,94,95)

        « Mais la jungle était présente au fond de l’esprit de tous ces hommes réunis. » (p,103)

        « …entre deux terreurs : celle de la police et celle des Gens de l’Intérieur » (p,57)

         Toutes les pages que l’auteure consacre à décrire la vie des Malais et des Malaises dans les camps de réinstallation, d’internement, mais principalement dans les infirmeries, lieux de toutes les ambiguïtés, les événements qui s’y déroulaient, entre la terreur des « poils roux », et la terreur des gens de l’Intérieur, met en évidence les très grandes difficultés que rencontraient les pauvres pour continuer à vivre entre le soutien spontané ou imposé à la rébellion  communiste, et un maintien de l’ordre rigoureux, sans concession.

            Y sont décrites les multiples destinées de ravitailleurs, de policiers, de miliciens, de rebelles capturés pendus ou retournés, ou d’habitants, hommes ou femmes en cours de rééducation idéologique… des descriptions qui démontrent que personne ne savait véritablement qui était qui ou quoi, entre le camp de l’ancien ou toujours actuel soutien à la rébellion et ceux qui étaient chargés de réprimer la rébellion, et d’arriver à faire le tri entre les détenus, tentant à la fois de les identifier, de pouvoir les condamner, éventuellement à mort, et de les rallier.

        On y fait la connaissance d’une des héroïnes du roman : « Ah Meï est l’Ennemi capturé N° 234, camarade communiste prise dans un combat de jungle. » (p, 25)

         « C’était principalement parce qu’Ah Meï n’était pas une PER. Elle était un oiseau plus rare, une PEC (partisan ennemi capturé), et elle était en vie. Les PEC, on les pendait, on les condamnait à une détention perpétuelle ou très longue. Ah Maï faisait exception. Son crime, punissable de mort, avait été commué en dix ans d’emprisonnement rigoureux, mais on l’avait détachée pour l’installer parmi les PER. » (p,131)

        Le roman déroule le parcours tourmenté de cette jeune femme entre les deux camps, sans que l’on sache vraiment auquel camp elle appartient, sauf à noter que pour la beauté de l’intrigue, l’héroïne a vécu dans la jungle une histoire d’amour, comme par hasard avec Sen, un des fils du richissime chinois Quo Boon, parti dans cette jungle.

       « Il y avait Sen, le fils de la jungle. Le fils de Quo Boon, Sen, de façon imprévue, s’était toujours montré impitoyable, violent en silence, catégorique, impétueux dans ses rêves et d’un entêtement intense et sauvage… Il rêvait d’un grand monde neuf, et pour cette cause il avait quitté son foyer, n’admettant nul délai pour sa justice. Sen ne savait pas que même le futur doit avoir un passé… Quo Boon se languissait de lui avec une nostalgie désespérée, mais ne voulait pas en parler. « Et je ne lèverai pas le petit doigt pour lui venir en aide. » « p 354,355)

         Le chapitre IV Ceux de l’Intérieur reproduit  « Le Journal du communiste terroriste (C.T.) Chan Ah Pak. Fiche de recherche N° 0789. Membre du 10ème Corps indépendant de l’Armée de Libération des races de Malaisie. En opération dans les jungles de l’Etat de Johore, Malaisie fédérale

       Une lecture utile qui nous donne la mesure de l’ordre implacable qui régnait dans le camp communiste :

       2 mars – A la réunion d’aujourd’hui, notre commandant nous a informés que notre journal, L’Etoile, nous blâmait de n’avoir pas accompli, l’an passé notre plan de travail. Nous étions en retard de quelques milliers d’arbres, d’après le plan, et notre quota d’exécution des traitres, intendants de domaines, de chiens rampants (1) se trouvait au-dessous du chiffre prescrit…. » (p,71)  – (1) Les Chinois qui « collaborent ».

      « L’Armée antijaponaise du peuple de Malaisie est à présent « l’Armée de Libération des Races de Malaisie » (p,74)

       A lire ce journal, le parti communiste faisait régner la terreur dans son propre camp, en procédant à des exécutions pour déviationnisme, imposait sa collaboration, faisait exécuter les traitres etc…

        Dans une telle ambiance, il ne devait pas être facile de s’y retrouver entre les suspects, les ralliés, ou les partisans de l’un ou l’autre camp.

        Il en fut de même pendant la guerre d’Algérie, mais avec des caractéristiques très différentes d’intensité et de gravité, selon les périodes et les lieux, entre la côte européenne et le  bled, ou le djebel,  et notamment entre douars dont certains furent effectivement pro-français et d’autres anti-français, comme le douar où j’ai servi comme officier de SAS, mais dans une conjoncture de guerre qui avait durci les contours des deux camps.

         Dans tel ou tel village, – qui était qui et pour qui ? -, c’était généralement la même et sempiternelle question, avec le soupçon,  toute l’ambiguïté qui colorait et imprégnait les rapports humains.

         Contrairement à ce que certains historiens idéologues racontent, la guerre d’Algérie se déroulait entre deux adversaires dont la nature était très différente de celles de la Malaisie, un  FLN devenu dominant du côté rebelle, et  de notre côté une armée qui, en dépit de certaines dérives difficilement évitables dans ce type de conflit, ne fut pas une armée coloniale, et dans un cadre d’une administration et d’un gouvernement républicain.

Le lecteur a pu se rendre compte que tel n’était pas le cas en Malaisie.

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Suite du texte, le dimanche 10/04/2016

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Guerre d’Algérie: quelques réflexions » La révolte du général Challe le

« Guerre d’Algérie : quelques réflexions »

EN PROLOGUE IMPREVU

Mémoire, histoire, propagande, et manipulation à propos de la commémoration du 19 mars 1962 ?

Avec un petit prologue d’actualité tout à fait imprévu sur les manipulations politiques et médiatiques dont souffre le pays !

          Le Monde des 21 et 22 mars a publié un article intitulé « La guerre d’Algérie enfièvre le débat politique » page 5, et dans le même numéro, page22,  une tribune signée MM Harbi et Manceron.

            En ce qui concerne le premier texte, une seule citation, celle de Monsieur Stora, une citation tout à fait déchirante : « Les mémoires continuent  de saigner, portées notamment par des associations d’expatriés ».

           Une seule petite question ? Est-ce que notre mémorialiste-historien et militant politique a jamais tenté de mesurer les flux « sanguins «  en question ?

          Quant à la tribune elle-même, il faut tout de même avoir du culot pour signer et publier une tribune intitulée « Cessons de ressasser les mémoires meurtries de la guerre d’Algérie », dans le Monde du 21 mars 2016, sous la signature d’un ancien dirigeant du FLN, Mohammed Harbi et d’un professeur d’histoire géographie, Gilles Manceron, présenté comme historien.

        Ces gens- là osent nous donner une leçon d’histoire ? Et le journal de référence leur ouvre ses colonnes ?

        Avec un titre de nature outrancière « Cessons de ressasser les mémoires meurtries » ? Mais messieurs, ne s’agirait-il que de mémoires « meurtries », ou du souvenir des blessés et des morts ?

     Cessez messieurs, de vous prendre pour les nouveaux « hérauts » d’une histoire qui a beaucoup trop tendance à confondre mémoire frelatée et histoire !

        Ci-après le texte du message que j’ai adressé le 20 mars au Courrier des lecteurs de ce journal :

         « Bonjour, pour avoir fait la guerre d’Algérie, comme officier SAS (contingent) en Petite Kabylie, je puis vous dire que ce n’est pas ma mémoire qui « saigne », mais mon intelligence, pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’un bon lobby politique et éditorial très souvent, trop souvent animé par Stora, lequel n’a jamais eu le courage de faire vérifier par une enquête sérieuse ce qu’il racontait soi-disant sur la « guerre des mémoires » dont il est un des animateurs patentés. Qu’il demande à son ami Hollande de la faire faire !

         Vous avez fait effectuer une enquête  sur le sujet avec la Fondation Jean Jaurès, avec l’IFOP, mais cette enquête manquait sérieusement de pertinence statistique.

       Ayez la courage de faire effectuer une enquête sérieuse sur les soi–disant mémoires « coloniale » ou « algérienne », cette dernière que Stora a tendance a confondre avec la « coloniale », et nous verrons ce qu’il en est !

        Quant à vos deux donneurs de leçon, Harbi et Manceron, comment donner du crédit à un ancien FLN qui n’a jamais fait cette guerre, et que le FLN indépendant a vite mis à l’écart, pour ne pas dire plus, ou à un enseignant qui fait autant de politique que d’histoire ?

          Cessons de donner la parole aux propagandistes de la mémoire, et comment ne pas être surpris de lire l’expression « mémoires meurtries », alors qu’il s’est agi de morts ?

          Pour terminer, je puis vous dire que les mémoires qui sont agitées par tel ou tel lobby devraient enfin céder la place à l’histoire, mais à une histoire indépendante de tel ou tel vécu, ou de telle  ou telle allégeance politique affichée. Cordialement. »

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Guerre d’Algérie : quelques réflexions

            Nous nous proposons de publier successivement :

  • I –  une analyse du livre du général Maurice Challe, intitulé « Notre révolte » (1968) sur la guerre d’Algérie (1954-1962)
  • II – un essai de corrélation historique pertinente avec la guerre contre-insurrectionnelle anglaise de Malaisie (1948-1960) à partir du roman d’Han Suy «…  Et la pluie pour ma soif… » (1956)
  • III – un essai de corrélation historique, à mon avis non pertinente de l’historien australien Lionel Babicz, entre les situations coloniale et postcoloniale de la Corée et de l’Algérie (1830-1905-2006)

Premier volet

La Guerre d’Algérie du général Challe

« Notre révolte »

La révolte du général Challe ? Comment l’expliquer ? La ou les questions ?
Le mouvement du 22 avril 1961

        Un premier commentaire d’un ancien officier de SAS en poste en Petite Kabylie dans les années 1959-1960 : la stratégie militaire du général Challe était incontestablement la bonne, et c’était celle que, tous, nous espérions voir mise en œuvre sur le terrain.

       Quant à la stratégie politique de Challe, les plus lucides d’entre nous n’y croyaient pas, sauf si la France avait joué la carte des chefs des willayas, et de leur prise de pouvoir, ce qui n’a pas été le cas.

            Dans une brocante de l’été, je suis tombé cette année, en 2015, tout à fait par hasard, sur un livre du général Challe intitulé « Notre révolte » publié en 1958, dont je ne connaissais pas l’existence.

        Depuis la fin de la guerre d’Algérie, ce n’est qu’à titre tout à fait exceptionnel que je lisais quelques témoignages sur cette guerre, car j’ai toujours manifesté la plus grande méfiance à l’égard de tout ce qui touchait à la mémoire, souvent manipulée, de ce conflit, en me posant toujours la question de base, mémoire ou histoire ?

        C’est la raison principale pour laquelle j’éprouve la plus grande méfiance sur ce qu’écrit ou raconte un historien bien en cour sur cette période, né en Algérie, lequel a découvert, parait-il, Albert Camus, la quarantaine passée, si j’ai bien entendu ce qu’il disait à l’occasion d’une émission de télévision.

          Méfiance en raison du mélange des genres que cet intellectuel pratique entre la mémoire et l’histoire, et de la confusion qu’il propose souvent entre ce qui touche à l’Algérie et ce qui touche aux autres domaines coloniaux.

          J’ai moi-même publié un petit livre sur cette guerre, sur mon expérience militaire d’officier SAS dans la vallée de la Soummam, en me posant un certain nombre de questions de base sur le sens de cette guerre.

      J’y faisais le constat suivant :

      «  Je serais d’ailleurs tenté de penser que l’échec de la France en Algérie a de multiples  causes, mais que les généraux y ont une grande part de responsabilité parce que leur analyse stratégique n’était pas la bonne, leur obsession du communisme international non fondée.

         Ils ont poursuivi un rêve impossible qu’il n’était déjà plus possible de réaliser, mais peut-être est-ce à mettre à leur crédit » (page 25)

         Les observateurs les plus lucides savaient qu’après 1945, le destin de l’Algérie était plié, compte tenu de l’incapacité de la Quatrième République à réformer le statut de ce territoire.

         50 ans plus tard, je n’en changerais pas un mot, car la plupart des officiers français, en tout cas ceux que j’ai rencontrés, n’avaient pas la culture d’une armée coloniale, celle que des chercheurs idéologues à la mode nous dépeignent volontiers, pour ne pas parler des histoires officielles en vogue de l’autre côté de la Méditerranée, mais estimaient qu’ils avaient été trompés, que le général de Gaulle les avait trompés.

        La lecture du livre de Challe me donnait donc l’occasion de comprendre ce qui avait réellement poussé Challe à la révolte.

        Ma curiosité était d’autant plus grande qu’après avoir participé à cette guerre, j’ai consacré un peu de temps à l’étude des théories de la stratégie, directe telle celle de Clausewitz, ou indirecte, celle de Sun Tzu et de Liddell Hart, et que j’ai continué à m’interroger sur les buts de cette guerre d’Algérie : quels étaient les buts que poursuivaient de Gaulle ou son entourage immédiat ? Quels avaient été les buts des généraux, tels ceux de Challe, qui fut un excellent chef de guerre sur le terrain.

       Nous y reviendrons en conclusion en écho aux théories de Clausewitz et de Sun Tsu.

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         Au cours des dernières années, je suis revenu sur le sujet en lisant un livre sur le capitaine Galula, qui, après avoir servi dans plusieurs postes en Algérie, notamment dans une SAS de la Grande Kabylie, se disait l’inventeur d’un nouveau type de guerre, celle de la guerre de contre-insurrection.

         J’ai publié une analyse critique de cette thèse politico-militaire sur ce blog (21/09/2012 et 05/10/2012), et relevé que la stratégie décrite n’était ni novatrice, ni pertinente, et qu’elle souffrait d’une indigence des buts de guerre, notamment dans l’hypothèse d’une troisième force qui n’existait pas, ou plus.

        Le roman de Han Suyin intitulé « … et la pluie pour ma soif » nous en apprend plus sur la guerre contre-insurrectionnelle que menèrent les Anglais en Malaisie, en 1952-1953, que les écrits du capitaine Galula, d’ailleurs en Asie à la même époque.

        Je me propose d’ailleurs de tirer de ce roman fort intéressant ma propre lecture de la guerre contre-insurrectionnelle que les Anglais ont menée dans cette colonie riche en étain et en caoutchouc, à quelques encablures de Hong Kong où le capitaine Galula était attaché militaire au Consulat français.

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             Avant que le Plan Challe ne déferle sur mon secteur militaire situé dans la vallée de la Soummam, en lisière de la forêt d’Akfadou et du massif du Djurdjura, mes camarades et moi pensions que la seule solution militaire capable de nous redonner les clés d’une solution politique était ce que nous appelions et attendions, le rouleau compresseur du plan Challe, qui avait parfaitement compris comment la France pouvait réduire militairement la rébellion conduite par le FLN.

         C’est ce qui fut fait et que j’ai vu de mes propres yeux, et auquel j’ai participé comme acteur modeste de terrain.

       Au cours de la nuit du 22 juillet 1959, l’armée française reprenait possession du terrain que les rebelles occupaient dans cette région montagneuse qui leur était particulièrement favorable.

      Tous phares allumés, d’importants convois militaires gravissaient les routes et pistes qui les conduisirent successivement vers le sommet et le nouveau PC dénommé 1621.

         Au printemps de l’année 1960, la pacification était en bonne voie, et l’armée avait réussi à réaliser ce que j’ai appelé dans mon livre « Le vide presque parfait », pour reprendre une expression de Lao Tseu.

         Dans cette zone d’insécurité militaire maximum, il m’était possible pour la première fois de fréquenter, à pied, tous les villages du douar des Beni Oughlis avec un seul garde du corps, un rebelle rallié qui était un type formidable.

         A lire le témoignage du général Challe, et pour l’officier que j’étais alors, il est évident qu’il fallait de l’honnêteté, mais aussi une certaine innocence politique, pour entrer dans le double jeu politique de Delouvrier et de Debré.

       « Mon plan était donc le suivant : continuer à mener à bien les grandes opérations et en particulier la guerre des djebels car il ne fallait pas laisser au FLN de territoire à lui où il pourrait mener son instruction, avoir d’importants dépôts, se reconstituer après les coups durs, enfin, être souverain politique de morceaux géographiques.

       Mais contrairement à ce que l’opinion publique croyait, à ce que le gouvernement faisait semblant de croire, ce n’était pas l’essentiel. Mes cadres et moi aurions été de piètres chefs de guerre si nous n’avions pas compris depuis longtemps qu’une guerre de subversion est d’abord une guerre politique, et que la possession du terrain, si, elle est importante, n’est pas essentielle… On entend alors les âneries alors bien connues : « L’armée ne doit pas faire de politique ; » « Ne nous rabattez pas les oreilles avec les slogans de Mao Tsé Toung » » « Faites la guerre et ne vous occupez pas du reste », etc.

     Comme si l’Armée choisissait la guerre qu’on lui fait !

      Bien sûr quand on exprime fortement sa pensée, personne ne contredit en face. Quand on sort, comme je l’ai fait en décembre 1959, un règlement sur la pacification qui codifie autant que faire se peut, les attaques et les parades  de la guerre subversive, personne, pas même le gouvernement, ne vous demande de retirer le règlement ou ne le désapprouve…

      Mon plan était donc de faire front d’abord et d’attaquer ensuite tous les domaines de la guerre subversive…

         Il s’agissait :

     1) de continuer le nettoyage des djebels…

     2) de tenir le contact avec la totalité des populations algériennes par l’extension à l’ensemble du territoire de ce que l’on a appelé le quadrillage ….

    3) Enfin de faire prendre la guerre à son compte par la population musulmane…

         Il importait que les communautés qu’étaient les douars et les villages considèrent cette guerre comme leur guerre…

       Il s’agissait de développer au maximum et partout ces autodéfenses et d’en faire non pas des auxiliaires statiques mais les éléments constructifs d’une force politique coordonnée et majeure – Ceci fut entrepris au début du dernier trimestre de 1959 lorsque le succès progressif mais déjà net de l’opération « Jumelles » sur les Kabylie fit comprendre à tous, partisans, adversaires et neutres, que l’armée française était en train de gagner irréversiblement la partie la plus traditionnelle militaire de cette guerre…

   Je créai ainsi la Fédération des unités territoriales et des autodéfenses.

     Et j’ordonnai la mise sur pied d’une école des autodéfenses par secteur où seraient formés  les responsables des autodéfenses à leurs missions politique et militaire…

      La Fédération des unités territoriales et des autodéfenses devait être le grand parti européo-musulman, ossature de l’Algérie française nouvelle dans l’union des communautés…

      Leur rassemblement avec les autodéfenses musulmanes dans une grande fédération devait donner un sens politique au combat commun.

      Avais-je le droit comme commandant en chef de faire cela ?

     Je pense que j’en avais non seulement le droit mais même le devoir à partir du moment où j’estimais que c’était le seul moyen, et qui plus est moyen honorable, de gagner cette guerre, guerre qui encore une fois nous était imposée.

      Car si l’on peut admettre qu’un gouvernement et un chef d’Etat aient des secrets pour les subordonnées, fussent-ils commandant en chef sur un théâtre d’opérations, il est impensable qu’un chef d’Etat et un gouvernement puissent tromper systématiquement ce commandant en chef sur les buts de guerre alors que ces buts de guerre conditionnent étroitement la conduite des opérations. »  (p,146,147,148, 149)

      Dans mon cas, en m’ordonnant de lutter pour l’Algérie française, le gouvernement ne me trompait pas et je devais exécuter par tous les moyens normaux et légaux appropriés, ou bien, il me trompait, et alors tout cela devenait une histoire de fous. Or, avant de prononcer son discours du 16 septembre sur l’autodétermination, de Gaulle était venu tâter le pouls de l’armée en Algérie. Je l’avais accompagné pendant plusieurs jours. Il m’avait complimenté sur la manière dont je menais la guerre. Nous avions discuté en tête à tête au P.C. Artois d’où je menais l’opération « Jumelles », et, à maintes reprises au cours du voyage. Il m’avait à quelques mots près récité son discours à venir et nous avions parlé des trois options. Comme je lui demandais de se prononcer pour la seule option française, il m’avait répondu ne pouvoir, en particulier devant l’opinion internationale, proposer un choix d’options et sans plus attendre fixer son choix sur une des options. C’était logique et je faisais donc la seule demande à faire à mon échelon : « Mais moi que vais-je dire à l’armée ? Je ne peux demander aux officiers et soldats de se faire tuer pour la sécession que d’ailleurs vous condamnez. Je ne peux guère leur parler d’association car ils savent aussi bien que moi qu’en période de crise aigüe  on ne peut prôner un relâchement des liens sans courir à la catastrophe. Alors puis-je dire que l’armée se bat pour la francisation ou au minimum pour l’Algérie française ?

      De Gaulle noya sa réponse dans un flot d’explications, procédé habituel, et je reposais mes questions à plusieurs reprises en demandant instamment des directives. Jusqu’à la fin d’octobre 1959, lorsque Delouvrier revint de Paris me dit : » Vous pouvez dire que l’armée se bat pour que l’Algérie reste française. C’est Michel Debré qui m’a prié de vous dire cela et il confirmera par écrit. » Et le délégué général lors d’une tournée qu’il fît dans le bled peu après développa ce thème.

      Lorsque mon instruction sur la pacification parut le 10 décembre 1959, elle se référait à cette thèse et j’employai le terme « Algérie française » plusieurs fois.

    J’en envoyai plusieurs exemplaires au chef d’état-major général, le général Ely, au ministre des Armées Guillaumat, au Premier ministre, au général de Gaulle.

    Jamais personne ne me dit que j’avais commis là une faute ou une erreur ou que je m’étais rendu coupable de déviationnisme comme disent les communistes dès qu’on ne récite plus mot à mot la catéchisme provisoire du dictateur en place. Et cette instruction était distribuée jusqu’à l’échelon bataillon et encore en vigueur début 1961. » (p,151)

       Comme témoin à la façon de Fabrice del Dongo, je me rappelle deux choses : d’une part, la vue et le bruit de ce train d’hélicoptères qui survola la SAS le jour où de Gaulle se rendit au PC Artois, et d’autre part le compte rendu succinct fait par un des officiers présent à l’une de ses réunions  d’un propos du général Crépin d’après lequel on continuait à mettre au tapis la rébellion.

       « Autodéfenses… fédération des unités territoriales et des autodéfenses », des initiatives qui tentaient donc de constituer les éléments d’une troisième force de plus en plus introuvable en Algérie, car pour beaucoup d’entre nous, il était déjà trop tard !

      « Lorsque pendant la semaine des Barricades, le 29 janvier 1960, de Gaulle prononça le discours bien connu, il demanda s’il était possible que lui, de Gaulle, puisse ne pas souhaiter «  la solution la plus française ». Après coup, on peut revenir sur le fait que « souhaiter » ne veut pas dire « croire possible »…

      Or nous savons maintenant que de Gaulle ne souhaitait pas, que de Gaulle faisait et allait faire tous ses efforts pour arriver à la solution opposée.

     Et on envoyait les garçons se faire tuer pour un mensonge.

     Et on engeait à nos côtés des centaines de milliers de musulmans sachant parfaitement qu’ils paieraient de leur vie leur confiance dans la France, dans la parole de la France…. » (p151)

       Au cours des premiers mois de l’année 1961 : « … » Pour moi la paix était donc une affaire de quelques mois… Les bandes éteint réduites à quinze hommes et moins… C’est alors que survint l’affaire Si Salah. » (p,167)

      Une négociation de paix semblait alors possible entre les chefs de quelques willayas et le gouvernement, en raison du fossé qui existait entre le commandement des willayas et le GPRA, mais cette négociation échoua.

     Faute de conserver la confiance de de Gaulle, le général Challe quitta son poste le 23 avril 1961.

      Des officiers et des français d’Algérie commencèrent à jeter les bases d’un complot destiné à leurs yeux à sauver l’Algérie française et sollicitèrent l’appui du général Challe.

      « On nous expliqua qu’un mouvement de sédition militaire était tout prêt et qu’on attendait plus que nous… En métropole, ce qui était prévu était d’une légèreté qui condamnait toute tentative à l’échec certain. » (p,181)

       Comme il l’écrit, Challe était tout à fait conscient de l’état de l’opinion en métropole :

    « Or les forces dont nous disposions, compte tenu d’une opinion publique défavorable, étaient beaucoup trop minces pour que les chances de réussite soient suffisantes. Au contraire tout déclenchement de révolte me paraissait devoir lancer le pays dans une aventure aux résultats parfaitement imprévisibles.

     Je refusais donc de m’associer à une tentative quelconque en métropole. » (p,182)

     Oui, mais alors, cette révolte n’avait aucune chance de réussir.

     « Le 11 avril 1961, de Gaulle annonçait clairement le « dégagement », savoureux euphémisme, et souhaitait « bien du plaisir » à ceux qui prendraient notre suite. 

     On endormait le peuple français en lui expliquant que tout se passerait gentiment, qu’il y aurait des garanties formelles, que l’armée française serait garante. Toutes choses que nous, qui connaissions l’Algérie, savions fausses et destinées seulement à tromper les nombreux métropolitains acquis au lâchage de l’Algérie , mais qui, par un sursaut de fierté à retardement, ou par simple humanité, tenaient à ce que le dégagement se passe dans l’ordre et la dignité !

     Après sept ans de guerre dure, ce n’était plus possible…

     Pour éviter à mon pays un parjure qui se terminerait dans la honte, et à l’Algérie une aventure qui la ferait régresser et tomber dans la misère et le chaos sanglant, le 12 avril je donnais mon accord…

     Il faut ici que je dise quelles étaient mes idées sur l’avenir de l’Algérie. Car je ne partais pas pour mener n’importe quelle guerre aboutissant à n’importe quelle paix.

    J’avais été partisan de la loi-cadre algérienne et je ne pensais pas que l’intégration définitive de l’Algérie à la métropole par assimilation fût souhaitable en fin de compte. Pour que l’Algérie puisse progresser il fallait un traitement particulier. » (p187,188)

      Challe proposait de faire évoluer le statut de l’Algérie vers une fédération dans un cadre français, tout en estimant :

    «  Le statu quo était donc indispensable pendant quelques années, assez peu en vérité, le temps de réaliser deux ou trois plans de Constantine et de lancer la province sur la route du progrès… » (p189)

      Une fois Challe revenu en Algérie, la révolte ne fut qu’un feu de paille, car au fur et à mesure des jours, les soutiens militaires se volatilisèrent, faute de courage quelquefois pour les officiers qui avaient déclaré auparavant leur soutien, mais avant tout parce qu’il s’agissait d’une révolte sans avenir.

       Que d’obstacles à franchir ! La stratégie politique de Challe n’était pas à la hauteur de celle qu’il avait mise en œuvre en Algérie pour défaire militairement la rébellion : une solution institutionnelle imprécise, une métropole hostile, et sur place, ne l’oublions pas, un contingent de soldats appelés qui n’avaient jamais eu la conviction que l’Algérie, c’était la France.

      Il y avait un immense fossé entre Alger ou Oran et le bled, ou le djebel !

     Courageusement, une fois l’échec de sa révolte consommée, Challe décida de se livrer à la justice de son pays :

     « Vers midi mon avion décollait de Maison Blanche. Une dernière fois, je survolais la Méditerranée toute bleue et si belle. A 17 heures, nous nous posions à Villacoublay…. Vers 17 h 30 j’arrivais à la Prison de la Santé… J’allais maintenant comparaître devant la justice de mon pays… Evidemment, je ne me faisais aucune illusion sur ce qui m’attendait. Un général qui se met à la tête d’une rébellion est fusillé lorsqu’il est pris. Mais comme je l’ai dit devant mes juges : «  Il n’y a pas de loi au monde, il n’y a pas de raison d’Etat qui puisse obliger un homme à faire du parjure son pain quotidien… » (219)

    Je n’ai pas voulu faillir au serment que j’avais maintes fois répété sur ordre du gouvernement et abandonner ceux qui avaient eu confiance en la France à travers moi.

   Au moment de l’échec, je m’étais livré pour ne pas abandonner ceux qui, dans l’armée, avaient eu confiance en moi.

    Ce procureur et ces juges, particulièrement choisis par le pouvoir, il a bien fallu qu’ils avouent.

     Qu’ils avouent qu’au- dessus de la politique du moment, au- dessus de l’obéissance, au- dessus même de la raisons d’Etat, existent des lois morales plus fortes.

    Puisqu’ils n’ont pas osé, l’un requérir contre moi la peine de mort, les autres la prononcer.

&

            « En prison, je reste un homme libre…

Prison de Tulle

1961-décembre 1962

         A cette date, j’étais bien loin de l’Algérie et je constatais une fois de plus que la France n’abordait pas le dossier algérien de la bonne façon, pour autant qu’il y ait eu encore une chance de « bonne façon », ce dont je suis beaucoup moins sûr, tant la situation des relations  de la France avec l’Algérie était dégradée.

       Je suis convaincu, comme je l’étais déjà en servant la France en Algérie dans les années 1959-1960, qu’il était illusoire de croire à l’existence d’une troisième force – celle envisagée par Challe, entre autres – , mais je pense que la France aurait pu conduire le processus d’indépendance d’une autre façon, étant donné que nous étions maîtres du terrain et que nous avions un devoir moral de soutien de tous les Algériens qui avaient soutenu notre cause.

       Ce que n’a pas fait le général de Gaulle !

      Une fois les accords d’Evian signés,  et compte tenu  de la honte que j’éprouvais pour mon pays devant le lâche abandon de nos moghaznis et harkis, je rendis visite à un de mes camarades en poste au cabinet du général de Gaulle pour lui dire cette honte, et mon refus de m’associer à cet abandon, mais évidemment sans succès.

      Ceci dit, mon interprétation serait celle d’une révolte « sacrificielle » pour l’honneur, de ces officiers qui restaient fidèles à la parole donnée, et cette révolte sans but stratégique clair et cohérent n’avait aucune chance de réussir : Alger n’était ni l’Algérie, ni la France !

        Ajoutons que la présence massive du contingent des appelés constituait dès le départ un handicap mortel.

     Plus loin, et à ce sujet, Challe propose dans son livre comme explication de son échec une « manœuvre psychologique trop tardive » : « Mais j’ai commis une faute dans la manœuvre psychologique : mon tempo a été trop lent vis-à-vis de la troupe. » (p,285)

     Vu d’Alger peut-être, mais le contingent n’avait jamais considéré dans son ensemble, sauf pour la partie résidant sur la côte et dans les grandes villes européennes, que l’Algérie, c’était effectivement la France.

        Challe criait à l’imposture !

L’analyse qu’avait faite depuis longtemps Clausewitz dans le traité  « De la guerre » aurait pu annoncer l’échec inévitable de Challe, car il n’était plus maître des buts de la guerre : « La guerre est un instrument de la politique » (p,703), « Subordonner le point de vue militaire au point de vue politique est donc la seule choses que l’on puisse faire » (p,706)

       Si les buts de cette guerre avaient été définis par de Gaulle, ce qui reste à démontrer, ou qu’ils lui aient définitivement échappé, tant la situation du pouvoir à Alger était fragile, un pouvoir déliquescent qui, à la fin, n’y contrôlait plus grand-chose.

&           

Les autres éclairages historiques

       Le même livre propose d’autres éclairages historiques tout à fait intéressants :

France- Algérie- Communauté (p,233)

       « En mars 1957, J’ADRESSAIS un mémoire à Bourgès-Maunoury, alors ministre de la Défense nationale. Bourgès-Maunoury est avec Guy Mollet en particulier un des très rares ministres que j’ai connus, capables de se hisser au niveau d’homme d’Etat. J’étais alors major général des Forces armées et étudiais les questions de défense des territoires sous pavillon français.

      Dans mon mémoire, je préconisais la reconnaissance immédiate ( au 14 juillet 1957) pour des raisons historico-sentimentales) de l’indépendance des Etats d’Afrique Noire qui faisaient partie de ce qu’on appelait encore l’Union française. En effet, après une étude détaillée des possibilités de défense, je concluais que l’Afrique noire française était indéfendable dans l’état de notre armée et de nos finances…

      Je pensais que nous devions nous limiter en tout état de cause à la défense et au développement de la métropole, de l’Algérie-Sahara, et des quelques territoires qui passeraient avec nous un véritable contrat d’association. » (p,233)

    Plus loin, Challe donnait son interprétation du fameux colonialisme français :

     « … Mais il est bien entendu que c’est toujours le voisin qui est colonialiste. En particulier, chacun sait que la France, bien qu’elle abandonne tout son domaine et même qu’elle le jette par-dessus bord, est colonialiste…

    Tandis que la Russie n’est pas colonialiste…

    Les Etats Unis ne sont pas colonialistes. Demandez aux habitants du Japon, de la Corée, de Formose, du Laos, ou même du Congo ex-belge…

     L’Indonésie n’est pas colonialiste. Mais elle tient essentiellement à faire le bonheur des Papous de Nouvelle Guinée… (p,235)

    Le point de vue d’un grand dignitaire gaulliste, Guillaumat :

            « Je me souviens encore de Guillaumat, technocrate intelligent et sympathique, qui a régné sur l’atome français, l’électricité, le pétrole, l’Ecole polytechnique et aussi sur le ministère des Armées, me disant un jour de 1959 en parlant du sort futur de l’Algérie : «  Mon cher, ce qui compte ici c’est le pétrole, tout le reste c’est de la poésie. » Je lui disais alors : « Si vous pensez que nous garderons le pétrole tout en larguant l’Algérie, vous vous faites des illusions. » Guillaumat me répondit avec un petit sourire en coin : « Mais voyons, le pétrole appartient à des sociétés puissantes dont les imbrications internationales empêcheront tout gouvernement algérien d’en disposer. » Voire lui dis-je.

Il est vraisemblable que l’armée avait raison puisqu’elle avait contre elle à la fois les fabricants de théories, le « mur d’argent », et les technocrates !!

Elle avait raison, mais elle en est morte »

Février 1966 » (p,377)

L’Armée française en Algérie

            « Pour avoir bonne conscience, une grande partie de l’opinion française admet que l’armée française a fait en Algérie une dure guerre pour le compte des puissances d’argent et des gros colons. Elle admet que seul de Gaulle a pu faire cesser cette effroyable dépense d’hommes et de finances en terminant les hostilités qui avaient trop duré et en donnant aux Algériens une indépendance qu’ils réclamaient tous à cor et à cri.

      Pour le coût des hommes, il n’y a qu’à se référer aux statistiques officielles.

      Pour le prix en argent, il suffit de comparer avec la suite.

     Pour le reste, il faut y revenir car cette croyance, habilement et fortement entretenue, permet à l’opinion de renouveler le geste de Ponce Pilate et de se désintéresser des sévices inimaginables (1) subis par les Européens et les Musulmans qui avaient cru en la France et de lire d’un œil serein les récits d’aujourd’hui sur la misère algérienne.

   Or cette croyance est basée  sur un énorme entassement de mensonges.

     Il est faux que l’armée ait mené la guerre plus durement qu’il était nécessaire.

     Il est faux qu’elle l’ait fait pour le compte des Européens les plus riches.

    Il est faux que de Gaulle ait terminé la guerre au mieux et au plus tôt.*

    Il est faux que les Algériens musulmans aient en majorité demandé l’indépendance. … » (p,395)

  1. Dans l’annexe IV, Challe a publié un ensemble de témoignages, sur ces sévices inimaginables ( page  421 à 441) qui ont suivi l’indépendance de l’Algérie et dont ont souffert, mort très souvent comprise, de très nombreux harkis, moghaznis, ou Algériens qui s’étaient engagés à nos côtés.
PUTSCH (p347)

         Dans ce chapitre, le général Challe se défend d’avoir fait un putsch :

       « D’abord, il n’y a pas eu de putsch DU général Challe. Nous étions de nombreux officiers à nous rendre compte de ce qui allait se passer, en dépit des acrobaties verbales du gouvernement. La réunion d’Evian était annoncée, et nous savions qu’en ce moment sonnerait le glas de la France, de Français, et de l’œuvre française en Algérie.

     Ce qui s’est effectivement passé.

     Je n’étais pas seul, Dieu merci à prévoir. Beaucoup d’officiers, désirant que j’achève la victoire de l’armée française, que de Gaulle m’avait empêché de gagner totalement, voulaient que je fusse à la tête du dispositif de révolte.

     Je ne me sentis pas le droit de refuser le poste…. (p,347)

    Voilà très exactement comment fut orienté ce que l’on a appelé à tort un putsch, et qui fut en réalité une révolte militaire contre le lâche abandon de nos promesses et d’un territoire français, aussi français et depuis longtemps que Nice ou la Savoie. » (p349)

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés