L’analyse du Viet Minh, avec le général Giap
Dans la plupart des analyses historiques, rien ne vaut à mes yeux, lorsque c’est possible, la confrontation des lectures et interprétations faites pendant ou après coup par les adversaires : dans le cas présent, celle du général Giap qui fut tout au long de la guerre d’Indochine entre 1946 et 1954, notre adversaire principal.
Dien Bien Phu, le carnet de route du Général Giap
Giap Mémoires – 1946-1954-
Tome III Dien Bien Phu
« Le rendez-vous de l’histoire »
Anako Editions 2001
Dans les lignes qui suivent, le lecteur pourra constater qu’au fur et à mesure des années, entre 1945 et 1954, et grâce au soutien massif de la Chine communiste à partir de 1949, le Viet Minh sut combiner à la fois une action puissante de guérilla à laquelle on était et restait mal préparé et une guerre moderne de type classique qui lui donna la possibilité d’affronter le corps expéditionnaire avec une véritable armée de métier, laquelle avait l’immense avantage tactique et stratégique d’être adossée au peuple vietnamien.
Un résumé
« La résistance entrait dans sa huitième année. Fin mai 1953, je reviens de Sam Nua à la base arrière. Les premières pluies saisonnières avaient commencé. Les troupes qui n’avaient pas eu un moment de répit, s’entrainaient avant la nouvelle saison sèche. Les parties belligérantes en Corée étaient sur le point de signer un armistice. La guerre dans la péninsule était différente de la nôtre. Il s’agissait d’un affrontement principal entre des armées régulières, dotées d’équipements et d’armements modernes, dans un pays peu étendu, mais muni d’un réseau de communications relativement développé. Dans notre résistance, le faible s’opposait au fort – David contre Goliath – tandis qu’en Corée les forces étaient plutôt équilibrées. En un court laps de temps, les troupes coréennes de la Corée du Nord avaient progressé jusqu’à Séoul, libérant une grande partie du territoire de la Corée-du-Sud. Cependant, quatre-vingt-dix jours plus tard, lorsque les interventionnistes américains débarquèrent à Inchon, les troupes coréennes du Nord furent contraintes de se replier rapidement. Les Américains ne marquèrent pas seulement leur présence sur le 38° parallèle, mais avancèrent jusqu’au fleuve Yalou, menaçant la sécurité de la République de Chine et obligeant celle-ci à envoyer des volontaires en Corée. Les troupes et la population de Corée-du-Nord, avec les volontaires chinois aidés par l’Union soviétique, avaient repoussé les troupes américaines et celles de divers pays alliés au-delà du 38° parallèle…
Alors que les puissances discutaient sur une solution du conflit en Corée, en France, au sein des milieux gouvernementaux, certains réclamaient des négociations afin de mettre fin à la guerre d’Indochine. Le 18 juillet 1953, Albert Sarraut, ancien gouverneur de l’Indochine, déclara clairement qu’il s’agissait de la meilleure occasion de régler le problème indochinois et qu’il fallait traiter avec Ho Chi Minh, qui se montrait le plus disposé à le faire. Un grand nombre de Français avait bien compris depuis longtemps l’aspiration de ce dernier à une paix véritable. Mais il s’agissait d’une paix fondée sur l’indépendance et l’unité du Vietnam, ce que les autorités françaises n’avaient pas, au cours des années passées, voulu admettre.
La France n’était plus en mesure de supporter le poids d’une guerre d’agression trop prolongée. Mais, à la différence de ce qui s’était passé lors de la guerre de Corée, le corps expéditionnaire n’était pas en danger et il se rendit maître de l’espace aérien, maritime et de presque toutes les grandes villes de la péninsule indochinoise. Le risque d’un effondrement qui s’était présenté lors de l’hiver et du printemps 1950, était dépassé. Avec l’aide limitée de l’étranger, le corps de bataille vietminh ne comptait toujours que six divisions, essentiellement d’infanterie. Le corps expéditionnaire n’avait à affronter les chars, avions, bateaux de guerre, artillerie antiaérienne et terrestre modernes. Il n’était confronté qu’à la guérilla, qui était en plein essor dans le delta, et à des unités régulières de faible importance et qui se dérobaient à chaque contact avec les groupements mobiles français. La force vietminh résidait dans des combats livrés dans les régions montagneuses. Pourtant, le stratégie des « hérissons » avait prouvé son efficacité. La France pouvait encore développer ses forces, en mettant sur pied des armées dans les Etats associés, et compléter leur équipement grâce à l’aide américaine. Les autorités françaises avaient perdu tout espoir de gagner la guerre. Mais elles étaient toujours convaincues d’avoir le temps nécessaire pour réunir les conditions qui perme mettraient d’y mettre fin à leur avantage et d’exécuter une « sortie honorable ». Les Américains ne pouvaient pas abandonner les Français en Indochine. » (p,11,12)
Commentaire : les premières lignes de ce témoignage fixent déjà bien le cadre historique et stratégique du conflit.
1 – En 1953, déjà sept années de guerre, sans solution
2 – Dès la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, la France se trouva engagée dans ce type de guerre révolutionnaire, alors qu’à la fin de l’occupation de l’Indochine, le pays se trouvait dans une situation anarchique et que le Japon avait tout fait pour renforcer le nouveau gouvernement du Vietminh. La Chine allait succomber au communisme avec l’aide de l’URSS, et la défaite du camp nationaliste avait provoqué plus que des interférences militaires au Tonkin et sur ses frontières montagneuses.
Il n’est pas inutile de rappeler qu’à la fin du siècle précédent, le Colonel Gallieni et le Commandant Lyautey avaient eu fort à faire pour pacifier cette zone montagneuse.
En 1947, la guerre froide changea complètement la donne internationale, et l’Indochine devint un des nouveaux enjeux de la nouvelle confrontation entre l’Est et l’Ouest.
3 – Après 1945, la France fut dans l’incapacité de trouver une solution politique à ce conflit, alors qu’en 1947, le général Leclerc avait préconisé une solution politique, et que quelques années plus tard, le général de Lattre avait préconisé également une solution politique.
Il convient de remarquer que la volatilité des gouvernements de la Quatrième République, pas plus de six mois en moyenne, n’était pas un facteur favorable à une solution. Dans les premières années, elle fut recherchée à plusieurs reprises, mais sans succès, une des raisons étant celle de la position française sur la Cochinchine, une province que la France entendait séparer du Vietnam, pour des raisons à la fois historiques et religieuses, la défense des causes missionnaires étant en partie à l’origine de la présence de l’Occident en Asie.
4 – Giap décrit clairement l’état des forces des deux adversaires, le renforcement du corps expéditionnaire et le type de guerre pratiqué : il s’agissait pour le Vietminh de se renforcer dans les zones montagneuses, avec l’acheminement d’armements venus de Chine ou d’URSS, tout en assurant un contrôle de plus en plus étroit de la population vietnamienne encore très paysanne.
Giap note que les Etats Unis contribuèrent au renforcement du corps expéditionnaire, et il est vrai qu’en 1953, les Etats Unis supportaient le plus gros de la charge financière de ce conflit.
5 – Le Vietminh mit en œuvre une stratégie de guerre révolutionnaire, largement inspirée de celle de Mao Tsé Tung : la propagande, la guérilla, l’encadrement et le contrôle étroit de la population, la conquête progressive de zones entièrement contrôlées, et notamment le sanctuaire des zones montagneuses du Tonkin, qui lui permettaient de respirer militairement et de s’adosser à la Chine communiste de Mao Tsé Tung.
6 – A lire cette sorte de carnet de route, j’ai été évidemment frappé par la qualité du renseignement militaire du Vietminh ou de la Chine, car cette dernière joua un rôle important à ses côtés, renseignement, fourniture d’armements, entraînement, conseil militaire au niveau du grand commandement et des grandes unités…
« Fin septembre 1953, nos amis nous transmettaient une copie du Plan Navarre ainsi que des cartes que le service des renseignements chinois venait de récupérer. « (p,18)
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Le Vietminh disposait effectivement d’un bon service de renseignement, illustration du fossé culturel existant entre les deux camps, le camp rebelle bénéficiant de l’appui de toutes sortes de complicités entrecroisées propres aux milieux d’Asie.
Giap notait : « Depuis 1950, nous gardions l’initiative sur le théâtre d’opérations principal du Nord-Vietnam… »
Giap connaissait le plan Navarre et ses instructions :
« Depuis sa prise de fonctions, Navarre avait deux mots d’ordre : « garder constamment l’initiative » et « passer constamment à l’offensive »
« Durant l’été et l’automne 1953, l’ennemi lança des dizaines d’opérations de ratissage dans les zones sous notre contrôle dans le Nord. » (p,20)
« Après le repli de Na San, nos services de l’état-major ne savaient plus quelle direction choisir pour notre future offensive stratégique. » (p,21)
La Commission générale du Parti dans l’armée délibère, nos « amis chinois » proposent la direction Sud, mais Ho Chi Minh opte pour la direction Nord-Ouest : « Nous allons prendre le Nord-Ouest comme principale direction de nos activités… » (p,27), c’est-à-dire en gros celle du Laos, qui devint un des enjeux des combats.
« A ce moment, les mots Dien Bien Phu n’apparaissent pas encore dans le plan Navarre, pas plus que dans le nôtre, pour ce qui était des projets pour l’hiver et le printemps 1953-1954. Cependant son sort fut décidé lors de cette séance de Tin Kao… L’état-major général élabora d’urgence un plan opérationnel, qui pour la première fois englobait toute la péninsule indochinoise… » (p,29)
Le Vietminh décide de prendre la province de Lai Chau, tout en gardant un œil sur Dien Bien Phu : « Le parachutage ennemi à Dien Bien Phu faisait partie de nos prévisions, même si nous ignorions la date et le lieu exacts. Ainsi l’adversaire devait faire face passivement et se voyait obligé de disperser une partie de ses forces mobiles à Dien Bien Phu pour tenir le Nord-Ouest et assurer la protection du Haut Laos en déjouant notre offensive. » (p,39)
« Fin décembre 1953, le bureau politique décide que Dien Bien Phu serait le lieu d’un combat décisif, de portée stratégique, pour cet hiver et ce printemps 1953-1954… »(p,49)
Ho Chi Minh à Giap : « Vous voilà commandant en chef. Je vous donne les pleins pouvoirs. Pour tout problème difficile, il vous faudra discuter avec le Comité du Parti et les conseillers chinois afin de trouver une solution unanime. Ensuite, nous prendrons une décision et vous me la rapporterez. « (p, 53)
Giap évoque alors la question stratégique que le choix de Dien Bien Phu posait : « Après la fin de la guerre d’Indochine, une question se posa : Pourquoi Dien Bien Phu ? »
Giap analyse alors les choix stratégiques de Navarre puis de Cogny, et les raisons qui étaient avancées du côté français. Pour l’état-major de Saigon : « La précarité des communications ne permettait pas d’y acheminer des pièces d’artillerie dépassant 75 mm et des munitions pour plus de sept jours de combat. »
Commentaire : Ce fut incontestablement la grande erreur stratégique du commandement français, la sous-estimation des moyens tentaculaires, souvent surhumains ou inhumains, que le Vietminh, avec l’aide de la Chine, mit en place pour aménager un réseau de pistes viabilisées.
Cette erreur stratégique allait condamner la garnison française à partir du moment où cette artillerie interdit progressivement l’utilisation de l’aérodrome de secours qui y fut aménagé.
Une Chine omniprésente : en janvier 1954, Giap va visiter le front :
« En chemin, je suivis le mouvement de nos troupes sur les différents champs de bataille. Je rendais compte fréquemment à Wei Guoquing, chef des conseillers militaires chinois, de l’évolution de la situation sur les théâtres d’opérations dans le pays…notre artillerie lourde était encore sur la route … (p,69) … il ressortait de nos échanges avec les experts chinois venus pour préparer la campagne que le mieux était de lancer une attaque éclair. » (p, 73)
« Une décision difficile » (p,75)
« Après réflexion, Wai Guoqing me répondit : Si nous ne lançons pas rapidement l’attaque, l’ennemi pourra augmenter ses renforts et consolider ses fortifications. Il serait en fin de compte difficile à vaincre. » (p, 76)
« Le 14 janvier 1954, l’ordre de combat fut donné, devant un grand plan en relief fait de sable, dans la caverne Thau Pua. »
« Notre plus grande difficulté résidait dans l’acheminement des pièces d’artillerie jusqu’aux positions de tir » (les 105)…L’heure H avait été fixée à 17 heures le 25 janvier 1954… »
Grâce à la capture d’un bo doi, de Castries connaissait l’heure.
Giap et ses experts chinois ont des états-d’âme, l’attaque est différée, et les divisions viet se dirigent vers le Laos.
« Je pense que ce jour-là, si nous avions appliqué la tactique éclair suivie d’une victoire rapide, la résistance aurait duré, à coup sûr, dix ans de plus. »
« Pour nous, ce fut une bonne leçon de démocratie interne. » (p,87)
Commentaire : ces quelques pages suffisent, je l’espère, à situer et caractériser le contexte stratégique du général Giap.
Pourquoi ne pas se rappeler à ce sujet un des grands principes de la stratégie napoléonienne, celui des deux cornes du dilemme, que le corps expéditionnaire vit appliquer par le général Giap, étant donné que le corps expéditionnaire n’avait pas les moyens de mener un combat sur deux fronts montagneux ?
Le Corps expéditionnaire n’avait pas les moyens militaires pour s’assurer le contrôle du Laos, nouvel Etat Associé et la cuvette de Dien Bien Phu.
Au stade où en était le conflit, seule une intervention américaine aérienne et très puissante aurait pu sauver Dien Bien Phu, avec l’internationalisation officielle du conflit, étant donné que la Chine communiste était de plus en plus impliquée dans cette guerre, donc une nouvelle Corée.
VI – Quel type de guerre ?
Fin
Avant la conclusion, un rappel succinct de la chronique « La Parole de la France ? »
I- Introduction avec Saint Marc – II- Témoignages : Malraux- Delafosse- Guillain – III- Résumé – IV- Les grandes séquences de la guerre avec général Gras et Tertrais – V- Regards sur l’Indochine, de l’étranger (Kissinger, Graham Green, Vièn), de France (Brocheux) – VI- Quel type de guerre ? Gras, Bodard, Giap.
La guerre contre-insurrectionnelle du capitaine Galula (Algérie): blog du 21/09/2012.