« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » Sophie Dulucq – 6

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »

Sophie Dulucq

6

De l’essoufflement au renouveau (p,209)

(années 1930-1950)

           Il est tout de même curieux, et pour dire la vérité, tout à fait contradictoire de parler d’ « essoufflement » dans le titre,  et quelques lignes plus loin d’écrire :

         « Si les années 1930 sont bel et bien celles de l’apogée d’une propagande tous azimuts pour la plus grande France et celles de l’épanouissement d’une « culture impériale », les historiens coloniaux paraissent ne pas avoir su tirer leur épingle du jeu d’une situation manifestement favorable. En métropole, en effet, leur position semble souvent bien défensive face aux attaques de leurs détracteurs, tandis que les courants dominants de l’historiographie française – de la Revue historique à la revue des Annales – n’accordent qu’une place marginale à une spécialité jugée en grande partie obsolète, dans ses objets comme dans sa méthodologie. » (p,210)

      Décortiquons, si vous le voulez bien, ce passage qui révèle toutes les ambiguïtés de ce type d’analyse postcoloniale, c’est-à-dire quelques-unes de ses clés :

      « …l’apogée d’une propagande tous azimuts… » ? C’est la thèse défendue par le collectif Blanchard and Co d’ailleurs cité en note 4, mais, il s’agit d’un constat tout à fait superficiel comme je l’ai démontré dans le livre « Supercherie coloniale », et c’est entre autres une des raisons pour lesquelles les historiens coloniaux étaient bien incapables de « tirer leur épingle du jeu  d’une situation  manifestement favorable ».

       Le succès de la fameuse Exposition coloniale de 1931 ne fut qu’un feu de paille, comme l’a d’ailleurs reconnu son organisateur Lyautey, car contrairement à ce que raconte ce collectif, les Français n’avaient pas plus la fibre coloniale qu’auparavant.

       Curieusement toujours, et plus loin, l’auteure pose un point d’interrogation sur le sous-titre «  Au rendez-vous de l’Exposition coloniale : l’apogée des années 1930 » ? (p210)

      « Entre autosatisfaction et pessimisme » (p,210)

      Alors apogée ou non ? Comme le note Johannès Trammond :

     « L’histoire coloniale reste une spécialité sans communications suffisantes avec l’ensemble du mouvement historique en France et dans le monde entier » (p,211)

        Ces historiens connaissaient beaucoup mieux leur situation que le collectif en question, et tout au long de l’analyse des chapitres de Sophie Dulucq, on voit bien qu’il existait bien d’autres raisons de cette situation « coloniale ».

       Parmi ces dernières, l’’auteure cite l’émergence des courants dominants de l’historiographie française issue de l’école des Annales, qui reconnaissait la « place marginale » à cette spécialité jugée en grande partie « obsolète, » etc…

      Il est dommage que l’auteure n’ait pas cité la période au cours de laquelle cette école historique a ouvert son nouveau chemin méthodologique.

         Question : combien d’historiens et d’historiennes sortis de l’Ecole Normale Supérieure ont eu l’idée ou le courage, avant et sans doute après 1945, de s’intéresser à l’histoire coloniale ?

       En ce qui concerne Hardy, grand promoteur de ce type d’histoire, et alors, et sauf erreur seul  enseignant issu de cette grande école :

       « Le bilan dressé par Georges Hardy pour l’A.O.F est plus désenchanté, sans  doute parce qu’il est dressé par un historien professionnel. » (p,212)

          Il n’est guère envisageable de confier ces recherches aux militaires et aux fonctionnaires de l’administration coloniale (ce qui fut très souvent le cas) déjà écrasés de besognes administratives. En l’absence d’enseignants du supérieur en A.O .F (pourquoi ?), seuls quelques maîtres du secondaire et du primaire, eux aussi accaparés par leur métier… «  (p,214)

      Nous sommes alors en 1931 dans un pays qui a été plongé dans un « bain colonial »,  dixit le collectif Blanchard and Co, et dans une A.O.F, privée de moyens financiers à consacrer à ce que l’on pourrait appeler la danseuse qui avait pour nom « histoire coloniale » aux yeux de la « gentry » de Norma-Sup.

    « Une institutionnalisation en panne ? » (p,214)

      Ou plutôt en échec, et en écho de celui d’une propagande coloniale qui n’a jamais eu l’efficacité que certains proclament à tort et à travers de nos jours, faute d’évaluation sérieuse de ses vecteurs et de ses résultats ?

     « Or, dans les années 1930, l’institutionnalisation de la spécialité demeure fragile. Depuis une décennie, la Sorbonne a renoncé à l’histoire coloniale dans ses programmes et les spécialistes du domaine ont perdu tout espoir de s’y faire une place. »

      La Sorbonne, le Saint des Saints ?

      Et au Collège de France, le résultat n’est pas non plus très concluant.

      « En 1937, le renouvellement de la chaire d’Alfred Martineau au Collège de France, (une chaire qui avait été « conquise » en 1921, après un long combat institutionnel), est l’occasion de constater une fois encore que l’histoire coloniale n’est pas solidement installée dans le paysage…L’affaire traîne durant l’année 1936, période de grands bouleversements politiques. Au début de 1937, le nouveau ministre du Front Populaire, Marius Moutet, acquiesce finalement au maintien de la chaire d’histoire coloniale, qu’il souhaite néanmoins voir baptisée « chaire d’histoire de la colonisation française et étrangère. »

      En juin 1937, Edmond Chassigneux est élu :

     « Bref, c’est un candidat qui s’inscrit bien dans le profil des historiens coloniaux alors légitimés…. »

    Pourquoi ne pas noter que son parcours s’était signalé par ses travaux sur l’Indochine, le « joyau » de l’Empire, et non sur l’Afrique, et dans le cadre de l’Ecole française d’Extrême Orient ?

     Pourquoi ne pas rappeler aussi que Moutet s’inscrivait dans la lignée de la gauche républicaine qui avait été le moteur des conquêtes coloniales, sous le drapeau fantasmagorique de la civilisation française et de l’assimilation promise ?

      Pourquoi ne pas rappeler aussi, que dans le cas de Madagascar dont l’histoire a paru attirer l’intérêt de l’auteure, les « évolués » malgaches avaient cru à ses promesses de citoyenneté, et que l’arrivée du Front Populaire n’avait rien changé à ce sujet ? Le poète et homme politique Rabemananjara en fit l’amère expérience après le magnifique succès populaire de la manifestation qu’il organisa au stade Mahamasina sur la foi d’un nouveau projet de citoyenneté que la République française entendait mettre en œuvre.

      Pourquoi ne pas rappeler aussi que les politiques qui avaient la charge généralement peu convoitée des colonies, puis de l’outre-mer, étaient remplis de contradictions : l’exemple de Moutet est assez intéressant, car il engagea la France dans la répression de la révolte malgache de 1947 ?

    A lire ces analyses très fouillées de l’auteure, il parait difficile d’adhérer à sa conclusion :

     «  On le voit, les années 1930-1940 sont marquées, en métropole comme dans les territoires colonisés, par un renforcement des dispositifs institutionnels propres à assurer l’essor ders disciplines spécialisées dans le domaine colonial » «  (p,221)

     Vraiment ? et un peu contradictoire avec la notation : « Dans ce contexte, la perte de la chaire en Sorbonne est un handicap certain pour le rayonnement de l’histoire coloniale… (p,222)

      Que dire à nouveau sur le constat d’ « une propagande massive », laquelle ne l’a jamais été, et sur le constat final :

      « Sans doute l’apogée de l’histoire coloniale a-t-il déjà eu lieu » (p,221), qui n’aurait été qu’un feu de paille, à l’exemple du succès populaire de l’Exposition coloniale de 1931 ?

      « La diffusion de l’histoire coloniale : expansion ou tassement ? » (p, 222)

      « Pourtant dans le domaine scolaire, les efforts continus des milieux coloniaux ont conduit à une intégration de nombreux éléments d’histoire coloniale dans les programmes d’enseignement…Dans une mesure appréciable, ce discours scolaire est l’un des échos directs de la production de l’histoire coloniale « savante », tout comme les manuels de Lavisse sont le reflet de l’histoire méthodique professée en Sorbonne. .. » (p,222)

    En Sorbonne ?

     Quant au leitmotiv que véhiculent certains chercheurs sur le manuel Lavisse, je propose aux lecteurs de lire, en annexe, la petite documentation et évaluation du corpus colonial en question dans plusieurs de ces manuels.

     Même type de remarque sur les observations ci-après :

     « L’exposition continue des jeunes enfants aux images positives de la colonisation, via l’école et la propagande extrascolaire, peut expliquer en partie le consensus des années 1920-1930 autour de l’idée impériale. »  (p,223)

     Une exposition « continue » … ? Vraiment ?

      Le « consensus des années 1920-1930… » ? Sans qu’aucune évaluation de ce consensus n’ait été effectuée, et alors que la France sortait à peine de la boucherie de la guerre 1914 et qu’elle venait d’entrer en 1929 dans la grave dépression économique que chacun connait ?

     Et l’auteur de nous expliquer ensuite que les candidats à l’enseignement supérieur n’étaient  pas spécialement attirés par cette discipline, alors qu’  « En Grande Bretagne, les chaires d’imperial history jouissent d’un prestige certain entre les deux guerres… à Oxford, … Londres… ou Cambridge… » (p,224)

     Est-ce que la clé de cette situation n’est pas à trouver précisément dans des situations coloniales très différentes, un empire britannique prospère, riche en perles coloniales, animé par des élites fières de leur empire, dotées d’un esprit solide de libre entreprise, de conquête de marchés, grâce à la suprématie de la flotte anglaise sur toutes les mers du globe, et la mise en place patiente de la fameuse ligne de communication portuaire stratégique,  vers l’Egypte, l’Inde et la Chine, au lieu d’un empire français construit à la petite semaine, pauvre, et de petite échelle par rapport à l’anglais.

     En France rien de semblable, ni dans les élites, ni dans les universités !

   J’ai publié sur ce blog un ensemble de pages qui avaient pour but d’esquisser une comparaison entre les deux empires coloniaux de Grande Bretagne et de France. Ces textes ont été beaucoup consultés, et le sont encore. Ils permettent, je crois, de mieux comprendre le grand écart qui séparait les situations dans les deux empires.

      « En France, donc, l’histoire coloniale trouve finalement son audience sous une forme essentiellement vulgarisée auprès d’un public plutôt populaire, celui des écoles, celui des lecteurs d’une certaine presse coloniale, des amateurs de chansons, mais aussi des visiteurs des expositions et des musées….» (p,225)

     Une « audience » jamais évaluée, ni dans les écoles, voir la supercherie du fameux Lavisse ! (lire notre petite annexe a) sur le Lavisse) Des « lecteurs d’une certaine presse coloniale » encore moins évaluée dans l’ensemble de la presse française, mais en tout état de cause en nombre limité ! Des « visiteurs » en quête d’exotisme plutôt que de colonies !

    Et effectivement :

     « Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que les historiens « coloniaux » aient pu ressentir quelque frustration à ne pas réussir à toucher les milieux savants de l’époque avec la même réussite que leurs collègues spécialistes de Byzance ou de la Gaule romaine. Seuls ceux d’entre eux dont les travaux peuvent se rattacher aux champs de l’histoire – reconnus particulièrement les spécialistes de l’Afrique du Nord romaine ou dans une moindre mesure, ceux des civilisations orientales et extrême-orientales – ont pu être intégrés de façon réussie dans les arcanes du monde universitaire. Les autres, arc-boutés à des problématiques ou à des territoires du savoir moins reconnues – la colonisation française à travers les âges, l’Afrique subsaharienne et ses peuples réputés sans écriture… se sont retrouvés sur des positions de plus en plus défensives vis-à-vis de l’historiographie dominante. » (p,226)

       Une fois de plus, il semble qu’on découvre la situation réelle de l’histoire coloniale par rapport à celle « dominante » de la métropole, qui, avant 1945, n’attirait pas obligatoirement une partie des meilleurs historiens pour les raisons politiques, marxistes, ou autres, qui sont apparues après la guerre, et pourquoi ne pas se poser de nos jours le même type de question incongrue sur l’histoire postcoloniale ?

      En ce qui concerne le domaine colonial, est-ce qu’il existe une thèse scientifiquement fondée, comparant effectifs et formation des historiens dits coloniaux et des autres historiens reconnus pour l’être en métropole dans l’enseignement secondaire et supérieur, étant donné que les « coloniaux »  constituèrent longtemps une cohorte d’amateurs ?

     « L’histoire coloniale sur la sellette ? » (p,226)

      « Dans un contexte de dynamique institutionnelle modeste (c’est le cas de le dire !), les faiblesses épistémologiques inhérentes à cette histoire coloniale sont l’objet de contestation de la part des avant-gardes historiographiques. La dimension idéologico- politique qui sous-tend explicitement ou implicitement la démarche de maints historiens coloniaux continue également de les placer dans une position délicate par rapport au monde universitaire. Henri Brunschwig fait remarquer qu’après 1945, les Annales d’histoire économique et sociale de Lucien Febvre et Marc Bloch aussi bien que la Revue de Synthèse historique d’Henri Berr ont superbement ignoré l’Afrique et le monde colonial en général : c’est plus vrai encore dans l’entre-deux guerres, pour des raisons qui tiennent essentiellement au mépris dans lequel ces revues d’avant-garde tiennent la vielle histoire coloniale. » (p,226)

      Question : « La dimension idéologico-politique qui sous-tend explicitement ou implicitement la démarche… » ?

      Est-ce que cela n’a pas toujours été le cas ? Comme avant et après 1945, l’histoire a-t-elle vraiment réussi à être indépendante d’un des courants forts dominants, le marxisme, et de nos jours, dans l’histoire postcoloniale, d’un autre courant fort lié à une sorte d’humanitarisme, de repentance qui ne dit pas son nom, pour ne pas dire d’autoflagellation ?

    A l’époque considérée, des historiens comme Julien ou Deschamps, étaient  membres du parti socialiste, comme aujourd’hui Stora, après avoir été trotskyste. 

     L’auteure note d’ailleurs que Deschamps comme Hardy furent des « Collaborateurs » du Régime de Vichy.

     L’auteure cite l’exemple d’une des chaires que le groupe de pression colonial, soi-disant puissant, avait réussi à imposer au Collège de France, une chaire entre 1921 et 1935, laquelle vacante, créa un vrai problème quant à la désignation du successeur, et au nom de baptême de la chaire elle-même..

      « Au tournant de la Seconde Guerre mondiale : des ferments de renouveau

      Un nouveau contexte politique et institutionnel » (p,237)

      L’auteure écrit :

      « Dès les années 1930 pour les plus précoces, de manière plus perceptible à partir de la fin des années 1940, on note dans maints textes de chercheurs, dans maintes déclarations de principe, un décalage grandissant du discours savant avec les finalités coloniales. Ces « fissures » dans les sciences coloniales, presqu’impalpables, ont des causes variées.

      D’abord le consensus autour de l’idée impériale commence à se lézarder après 1945, George Balandier évoque dans deux textes autobiographiques le climat intellectuel et politique qui règne en Afrique après la guerre… « L’Afrique d’après-guerre ne supportait plus la clôture coloniale, elle s’en échappait et entrait dans une autre période de son histoire, tôt orienté  vers la réalisation des indépendances. » (p,238)

     « impalpables » ? Un adjectif historique ? Les « fissures » dataient quasiment des premières années de la colonisation, et c’est la deuxième guerre mondiale qui a été le véritable facteur de l’écroulement de la « clôture », car le monde était entré dans un autre monde.

     J’ai cité ailleurs (blog du 3/11/2015- intitulé « Le témoignage Delafosse : les « humanistes » et la bombe d’Indochine ») le passage de son livre « Broussard » (1922) qui relatait une conversation rapportant l’information d’après laquelle un attentat avait été commis au Tonkin :

      «  Les humanistes entrent en scène (p,114)… « une bombe » en Indochine… « à la terrasse d’un café… Ce n’est pas dans votre Afrique, dis-je à mon ami Broussard, que de paisibles consommateurs… auraient à redouter l’explosion d’une bombe intempestive.

      Assurément non, me répondit-il, ou du moins l’instant n’est pas encore venu d’appréhender de tels faits divers ; mais ce n’est qu’une question de temps. » (p,112)

     L’auteure note le rôle de Suret-Canal, mais il s’inscrivait aussi dans un courant d’historiens marxistes qui prit de l’ampleur après 1945.

      «… vers la réalisation des indépendances » ? Une lecture très différente de celle de Frederick Cooper.

      Comme le note l’auteure, l’Institut Français d’Afrique noire, créé pendant le gouvernement du Front Populaire, en 1936,  a joué un rôle moteur dans cette diversification des courants :

     « Le bulletin de l’Institut français d’Afrique noire est emblématique des « contradictions entre deux pôles du savoir », mais aussi de leur dépassement dans les années 1950 : il cristallise les tensions entre une science « coloniale » – et singulièrement une histoire « coloniale » – et un  projet scientifique qui s’affranchit du contexte impérial, voire le critique… Si minime soit-elle encore, la professionnalisation relative de l’histoire en A.O.F conduit aussi, comme l’analyse Marie-Albane de Suremain… «  (p,242,243)

      Notons simplement que cet  institut ne disposa pratiquement d’aucun moyen avant 1945.

      Il aurait été intéressant de connaître l’évolution postérieure des moyens financiers mis à la disposition de l’IFAN avec la création du FIDES, un régime de subvention associé à des prêts à très faible taux d’intérêt, qui constitua une, petite révolution dans les relations financières entre la France et l’A.O.F, étant donné qu’auparavant, le principe de ces relations était fondé sur  la maxime « aides- toi toi-même »

      « Un monde de nouveauté dans le monde des historiens métropolitains

       Les bouleversements intellectuels, politiques, et institutionnels qui affectent l’Afrique des années 1950 contribuent peu ou prou à infléchir le cours de l’historiographie. «  (p,243)

     L’auteure cite les exemples de Charles-André Julien qui occupa en 1948 une chaire à la Sorbonne, de Robert Montagne au Collège de France, mais comment ne pas noter que ces deux scientifiques étaient des spécialistes de l’Afrique du Nord, et que le premier des deux était très marqué à gauche ?

     Les observations qu’elle consacre à cette dernière situation mérite d’être citée parce qu’elle caractérise toute son ambiguïté :

      «  Robert Montagne  est élu sans coup férir : c’est d’ailleurs le seul candidat à la chaire, son outsider, Jean Lecerf, n’ayant été sollicité que pour souscrire au règlement du Collège de France qui interdit théoriquement les candidatures uniques. Le poids du contexte politique de l’époque – la montée des revendications nationalistes dans les colonies – ainsi que l’orientation de Lucien Febvre vers une histoire « science sociale » contribuent donc à l’élection a priori paradoxale d’un sociologue à une chaire d’histoire. Ce faisant, cette élection sanctionne la double disqualification de l’histoire coloniale classique, tant politique qu’épistémologique

      Avec la nouvelle maison Les Editions Sociales  «  une contre-histoire coloniale est donc en train d’établir ses bases : elle va s’épanouir  quelques années plus tard. «  (p247)

     Question : est-ce que l’auteure est véritablement convaincue que ce nouveau cours de l’histoire est étranger au cours de l’histoire du monde et de France, et à la situation politique internationale et française, avec la présence de l’empire soviétique, l’URSS, et du PCF, son affilié, pour ne pas dire son inféodé.

     L’auteure cite l’exemple d’Henri Brunschwig, lequel « investit le champ de l’histoire africaine avec rigueur et ténacité », et c’est à mes yeux un bon exemple d’historien resté à l’écart des modes et des influences politiques de l’époque.

      « La prise de parole des chercheurs africains (p,250)

     … ils ont désormais accès à un espace éditorial spécifique, celui de Présence Africaine. L’intellectuel sénégalais Alioune Diop a en effet créé la revue en novembre 1947 et la maison d’édition en 1949. Son mot d’ordre est de lutter contre l’assimilation politique et culturelle et de donner aux écrivains noirs les moyens de s’exprimer et de se forger une identité propre… »

     Plus loin, l’auteure cite Cheikh Anta Diop :

     « Si Cheikh Anta Diop, au milieu des années 1950, ne parvient pas à ébranler sérieusement cette vison dominante (l’occidentalo-centrisme de la discipline), il se pose en pionnier d’une histoire émancipatrice : il prend à rebrousse-poil une historiographie coloniale forte de ses certitudes tout en proposant aux Africains un autre rapport à leur passé, fait de fierté et de dignité. Son influence va être déterminante à bien  des égards à partir des années 1960, parfois jusqu’au fourvoiement de certains de ses disciples qui pousseront les logiques afro centristes jusqu’à la caricature.

     Ce n’est pas cette stratégie de rupture qu’adopte Abdoulaye Ly, alors même que son travail d’historien recèle aussi, dans le contexte du milieu des années 1950, un fort potentiel de renouvellement de l’historiographie dominante. »  (p,253)

      Je rappelle qu’en 1956, fut appliquée la réforme Defferre, et qu’en 1960, le mouvement des indépendances était arrivé presque à son terme.

      « Mais au-delà de ces apparences, l’analyse de la colonisation en Afrique de l’Ouest entre, avec Aboulaye Ly, dans une nouvelle dimension : elle est étroitement articulée aux phénomènes mondiaux, et particulièrement au basculement du centre de gravité de l’économie monde vers la sphère atlantique à l’époque moderne. L’histoire coloniale anecdotique, penchée sur les moindres faits et gestes de tel ou tel obscur  administrateur ou tel audacieux voyageur, a vécu…. » (p,255)

       Ne s’agit-il pas du résumé un peu trop caricatural de l’histoire coloniale, qui, après tout, et faute de moyens, faute pour les historiens de métropole qui venaient de découvrir la richesse du travail des Annales, d’avoir eu le courage d’investir dans une autre histoire que celle chère aux universitaires d’alors, l’Antiquité, le Moyen Âge, les rois de France, les Révolutions, les Empires ou les République, en était réduite à la portion congrue ?

      « Les années 1930-1950, loin de consacrer le triomphe de l’histoire coloniale en France, sont au contraire celles de l’essoufflement et de la marginalisation, non seulement par rapport à une historiographie dominante imprégnée de l’histoire méthodique, mais également vis-à-vis de l’avant-garde historiographique du temps. Alors que la discipline s’est professionnalisée, constituant une communauté formée dans les mêmes moules universitaires et en position idéale de coupure avec le monde civil, censée placer l’historien au-dessus des débats partisans de son temps, l’ancrage de l’histoire coloniale dans le monde politique et dans celui des affaires lui donne une image d’amateurisme et d’engagement militant. Globalement, ses liens consubstantiels avec le projet impérial lui valent la suspicion des milieux universitaires et l’empêchent  d’affermir ses positions institutionnelles en métropole.. dans les territoires colonisés, malgré des moyens de recherche améliorés, le nombre des historiens reste limité et leur marge de manœuvre réduite… » (p,255)

      Question : ne s’agit-il pas d’une lecture par trop autoflagellante, compte tenu de l’écart gigantesque qui existait entre les deux mondes universitaires, pour autant qu’il ait été possible de comparer les deux, une comparaison qui aurait mérité  d’être mieux justifiée et mesurée?

     Essoufflement et marginalisation ? Est-ce que cela n’a pas toujours été le cas ?

    Engagement militant ? N’était-ce pas aussi le cas de Suret Canal et de Julien ? Et parallèlement des autres collègues marxistes de l’époque, en dépit ou à cause, et très rapidement, en 1947,  de la guerre froide et de la propagande de l’Union Soviétique et du Parti Communiste ?

       Le chapitre 6 contient un ensemble d’analyses souvent pleines d’intérêt, mais empreintes d’une certaine ambiguïté, tant il est difficile de naviguer dans le dédale de l’histoire et des histoires, avec des situations coloniales diverses et changeantes,celle de la situation métropolitaine, également changeante, et leur chronologie.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » Sophie Dulucq – 4

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »

Sophie Dulucq

4

L’histoire coloniale en ses œuvres (p,119)
(c.1890 – c. 1930)

Question préalable :

« L’histoire coloniale en ses œuvres » ?

Ou plus rigoureusement l’historiographie coloniale en ses œuvres ?

« Aborder de l’extérieur cet objet culturel particulier qu’a été l’histoire coloniale , de façon en quelque sorte indépendante des contenus véhiculés, est une piste qui permet d’envisager cette historiographie à la fois comme production savante et comme construction politique et sociale ; bref, comme un champ scientifique structuré par un contexte particulier, par des enjeux internes et externes, par des ambitions  et des stratégies.

Mais il faut maintenant se pencher sur son contenu hétérogène … (p119)

Les premières études sont généralement le fait de non-historiens…

Dans ces conditions, le regard porté sur le passé ne peut qu’être influencé en profondeur par la situation coloniale. La subordination des peuples étudiés, les nouvelles finalités assignées à l’histoire de ces régions par la demande sociale, la position même de ceux qui se penchent sur le passé, déterminent profondément l’écriture historique…

Enfin, cette historiographie revêt-elle effectivement la dimension pratique qu’elle revendique au point de pouvoir être considéré comme un savoir appliqué, comme une véritable science coloniale. » (p,121)

Questions à l’auteure : «  histoire coloniale » ou « historiographie », comme je l’ai souligné ?

N’en aurait-il pas été de même, toutes proportions gardées, et leur écart était considérable à tous points de vue, des historiens de la Troisième République, ou plus récemment de ceux, marxistes, de la Quatrième République ?

« L’Afrique subsaharienne comme nouvel espace historique (p,121)

Deux pôles de curiosité : histoire de la geste coloniale et histoire « indigène »

Il s’agit donc bien de la « subsaharienne », mais avant tout de l’Afrique Française Occidentale.

Il s’agit bien aussi, et effectivement, d’un « nouvel espace historique » à défricher complètement, bien différent des espaces historiques très fréquentés par la classe noble des historiens de France ou d’Europe, de l’Antiquité au Moyen Âge, aux monarchies, et aux Républiques, pour ne pas parler des guerres.

L’auteure note justement :

« On ne saurait voir dans l’histoire coloniale qu’une historiographie triomphaliste glorifiant la seule civilisation européenne : il s’agit d’une production souvent hybride qui a contribué à sa manière à historiciser l’Afrique, à accumuler des connaissances positives, tout en forgeant des instruments de travail.

Comme le souligne Raymond Mauny en 1970 :

« Toute une lignée d’historiens…. N’ont pas attendu en effet l’ère des indépendances pour étudier l’histoire des Africains pour eux-mêmes et non en fonction de l’extérieur. » (p,123)

Je recommanderais volontiers aux chercheurs qui en doutent de fréquenter toute la littérature publiée, entre autres par de nombreux officiers et administrateurs, leurs carnets de route, leurs livres, pour s’en rendre compte, les Mage, Gallieni, Péroz, Binger, Baratier, Emily, Lyautey, le médecin de marine    Hocquard,  en Indochine, au Tonkin, ou à Madagascar …

L’auteure note toutefois :

« Bien sûr, l’existence d’une histoire africaine digne de ce nom est reconnue ici de façon alambiquée, condescendante et en grande partie sous forme négative (p,126) »

« Histoire « coloniale », « histoire indigène » : de la difficulté des classifications » (p,128)

« Tracer une stricte ligne de partage entre les écrits relevant de l’histoire de la colonisation et des textes relevant de l’histoire « indigène » s’avère souvent impossible. » (p,128)

« … Et l’on peut multiplier les exemples de ces travaux d’histoire « coloniale » qui par la tangente, abordent aussi des questions d’histoire « indigène »

« … A l’inverse, un ouvrage comme Haut Sénégal-Niger, qui est le parangon de l’histoire « indigène » du début du siècle, se termine par la conquête et l’organisation de l’AOF et intègre des problématiques d’histoire de la colonisation, faisant de la colonisation française une « fin de l’histoire » pour les sociétés ouest-africaines. » (p,129) (un livre de Delafosse)

« Entre logique scientifique et logique coloniale

« Une histoire au service de l’impérialisme national

« Un bon exemple de la constante interaction entre ces différents champs est fourni par l’introduction du livre de Charles Monteil, Les empires du Mali « (1929) (p,131)

«  Un des paradoxes de l’histoire coloniale est justement, on l’a évoqué, de se revendiquer une utilité politique au moment même où ses promoteurs travaillent à l’institutionnaliser et à conquérir les cercles universitaires. »  (p,132)

« Guidés par une foi solide dans l’œuvre coloniale et persuadés de contribuer à la grandeur nationale, les historiens spécialistes de l’Afrique ont bien sûr écrit une histoire imprégnée des valeurs de leur temps. » (p,135)

Question : n’en n’y-a-t-il pas toujours été un peu ainsi, même dans la période moderne où l’histoire pourrait beaucoup plus facilement se détacher des « valeurs de son temps » ?

A la condition de s’entendre sur les « valeurs » de la France du vingt-unième siècle ? Quelles sont- elles pour le courant des historiens nourri par la « matrice » algérienne ?

Anachronisme, ethnocentrisme involontaire ou volontaire et inversé, nombrilisme,  absence d’évaluation des faits et des effets, servilités idéologiques, toutes maladies qui n’épargnent pas certaines histoires du passé ou du jour

« Grilles de lecture, découpages, mises en intrigue (p,135)

« L’invention du passé de l’Afrique s’est faite à travers les grilles de lecture construites selon les préjugés politico-culturels de l’époque

Ce déterminisme historico-climatique, lointain rejeton de la théorie des climats de Montesquieu, est un écho indirect des conceptions de l’école de géographie coloniale fondées au XIX° siècle dans le sillage de Marcel Dubois . (p,137)

« … Confrontés à des sources qui révèlent de puissantes dynamiques passées ( conquêtes, émergence d’Etats, vitalité culturelle, etc.), beaucoup d’historiens vont essayer de concilier leur vison déterministe, statique et racialisante du passé africain avec la volonté de rendre compte des vastes mouvements de l’Histoire » (p,138)

Question : du déterminisme géographique ? Sûrement.

Le géographe Richard-Molard avait-il tort en parlant de l’ hyper continentalité de l’Afrique, avant l’arrivée des colonisateurs, du facteur clé des climats extrêmes, de la nature des terres, de la grande diversité des peuples et les dialectes qui y existaient, etc… ?

D’après l’auteure, l’époque actuelle pourrait être indemne de « préjugés politico-culturels » ?

« Un autre biais bien identifiable de l’histoire de la période coloniale réside en effet dans l’ethnocentrisme récurrent des analyses, qui fait chausser aux historiens des lunettes européennes pour examiner le passé africain. » (p,139)

« … Les œillères ethnocentriques rendant parfois difficiles la réflexion sur un certain nombre de phénomènes historiques tels que la modernisation précoloniale de l’Imerna. Incapables d’en rendre compte de façon satisfaisante, des auteurs, comme Martineau et Grandidier affirment, contre toute vraisemblance, que l’histoire malgache a commencé avec les Européens, que les Merina ne pourront être intégrés au devenir historique que du jour où il seront pleinement assimilés à la civilisation européenne. «  (p,141)

Question : « œillères ethnocentriques » ? Est-ce si sûr dans le cas de Madagascar, en 1895 ?

Aucune route ! Un seul moyen de transport, l’homme (filanzana et bourjanes), la cour royale qui communiquait avec ses gouverneurs provinciaux au moyen de coureurs à pied, les tsimandroa ? etc, etc…

Avec un saut dans l’histoire postcoloniale, celle des idées ou des faits interprétés, une sorte d’ethnocentrisme inversé, comme je l’ai observé dans mes analyses approfondie des livres du grand historien des idées que fut Edward Said ? Un biais très difficile à éviter !

Pour ne pas parler des chercheurs qui veulent à tout prix, et par humanitarisme ou idéologie, proposer une lecture postcoloniale de cette période, sans trop se préoccuper de leur pertinence scientifique.

« Une autre structure latente des récits historiques de la période consiste à lire l’histoire africaine, comme une construction (évidemment imparfaite et inaboutie) de l’Etat et de la nation. » (p,141)

Ai-je jamais rencontré ce thème de l’Etat nation dans tous les récits que j’ai lus ou annotés?  Jusqu’à la décolonisation ? Alors que les anciennes colonies devenues des Etats nations ne ressemblaient aucunement à ce qu’on appelle des Etats nations.

Pour autant du reste que la monarchie anglaise ait pu être regardée comme un Etat nation, ou l’Allemagne des Kaysers, puis des nazis.

La « construction » dénoncée n’est-elle pas le fait de l’histoire postcoloniale ? Les travaux de Frederick Cooper soulèvent ce type de difficulté.

Les soi-disant Etats Nations sont issus des Etats coloniaux et leur reconnaissance internationale portait sur leur nouvelle nationalité commune reconnue, et pas du tout sur celle de leur état de nation.

« Une lecture orientée : la Vue générale de l’histoire de l’Afrique de Geoges Hardy (p,142)

L’ouvrage de Georges Hardy déjà évoqué à plusieurs reprises fournit un bon exemple de lecture « coloniale » du passé et mérite qu’on s’y attarde un instant….

On le constate, la Vue Générale contient tous les ingrédients propres à l’histoire écrite à cette époque. En même temps, elle ne peut pas être réduite à un simple catalogue de notions dépassées. Avec ce petit manuel, Hardy renforce sans aucun doute le sentiment communément partagé de la supériorité européenne ; mais il combat aussi un certain nombre d’idées reçues ( l’a-historicité, l’anarchie, les « rois nègres ») et met à la disposition du public cultivé des éléments de connaissance qui sont ceux de son époque….Là, comme en d’autres domaines, l’histoire de l’Afrique rédigée à la période coloniale nage en pleine ambiguïté. » (p,145)

Questions : lecture « coloniale », comparée à d’autres lectures beaucoup mieux outillées, les lectures « antiques », « monarchiques », « républicaines », « marxistes », « humanitaristes » ? Il me semble que l’histoire a toujours eu beaucoup de peine à échapper à « l’ambiguïté », mot que j’ai souligné.
            Ajoutons qu’il aurait été particulièrement intéressant de connaître et de pouvoir évaluer  ce « public cultivé ».

« Imagination et  fantasmagories (p,145)

La phrase de la fin de ce paragraphe parait un peu réductrice, sinon péjorative :

« On le voit, les historiens coloniaux n’ont pas été en peine d’imagination quand il s’est agi d’interpréter le passé ou de pallier les insuffisances de documentation. »

Question :  en plein désert ou en pleine brousse ?

« L’histoire comme science coloniale ? (p,149)

Avant tout commentaire, j’ai envie de dire est-ce que l’histoire est une science, laquelle ferait toujours preuve  de pertinence scientifique ? Non !

Une histoire instrumentale

« … Après la conquête de Madagascar et l’effondrement de l’appareil d’Etat merina, les colonisateurs et les scientifiques s’intéressent de près au passé malgache ? D’importants travaux de recherche et de publication sont lancés et les progrès dans la connaissance des populations et de leur histoire trouvent des applications dans les pratiques administratives…. La volonté d’inscrire la colonisation dans le passé « traditionnel» est manifeste »

Question : est-ce que la formulation même de cette opinion ne traduit pas une lecture anachronique ? Un « appareil d’Etat  merina », c’est beaucoup dire, mis à part le cas des plateaux. « d’importants travaux de recherche et de publication », c’est beaucoup dire aussi en comparaison de ceux qui étaient lancés en métropole.

« … les récits de l’épopée coloniale sont révélateurs d’une forme presque inconsciente d’instrumentalisation du passé….L’articulation entre pensée historique et politique se fait aussi à un autre niveau. Un va-et-vient existe entre la mise en récit des historiens, certaines théories coloniales et certaines pratiques de terrain…. » (p,151)

Question : de quelle période parlons-nous et de quels historiens alors que carnets de route ou livres publiés sur la première période de 1880 à 1914, n’étaient pas le fait d’historiens professionnels ? Et pourtant, les Gallieni, Lyautey, Péroz, Binger, Baratier ou Emily faisaient aussi de l’histoire !

« Un miroir des connaissances scientifiques (p,152)

Comme l’a montré Pierre Bourdieu, tout champ scientifique « enferme de l’impensable, c’est-à-dire des choses qu’on ne discute même pas. (…) autrement dit, le plus caché par un champ, c’est ce sur quoi tout le monde est d’accord, tellement qu’on n’en parle même pas, quelque chose qui est hors de question, qui va de soi. Dans ces conditions, on peut comprendre non seulement les conditions sociales de l’erreur – qui est nécessaire en tant qu’elle est le produit de conditions historiques, mais aussi appréhender en creux ce qui, compte tenu de l’appareillage conceptuel du temps, est littéralement impensable.

Or les historiens coloniaux sont enserrés dans tout un système de connaissances du monde auquel ne peut échapper l’histoire qu’ils écrivent. La certitude longuement partagée qu’il existe des races humaines aux aptitudes inégales, la croyance en une évolution linéaire des sociétés humaines, l’explication des faits de civilisation par le milieu et /ou le climat, la conception méthodique des rapports de l’historien au passé, tout cet ensemble conceptuel, étayé par le consensus scientifique, fabrique à la fois de de l’impensable et de l’impensé.

Dans le domaine de l’historiographie, l’histoire méthodique, qui s’est imposée depuis la fin du XIX° siècle à l’Université et à l’école, présente des caractères généraux qui rejaillissent également sur l’historiographie d’outre-mer… Née dans l’humiliation de 1870, l’histoire méthodique assume également une dimension nettement nationaliste, encore amplifiée avec la guerre de 1914-1918. Dans ces conditions, on ne peut guère s’étonner du caractère nationaliste, voire cocardier, qui prévaut dans toute l’histoire de la colonisation. Enfin, sur le plan méthodologique, l’histoire de Langlois et de Seignebos, dont les promoteurs prétendent qu’elle vise essentiellement à établir des « faits » est grande consommatrice de documents écrits, d’archives bien classées, de bibliographies, de chronologies et d’éditions savantes. On privilégie l’histoire militaire, politique et institutionnelle, cette histoire événementielle qui sera tant décriée par la première génération des Annales. (p,153)

Commentaire : Une réflexion de Bourdieu appliquée au domaine historique en question ?

L’auteure compare-t-elle des objets comparables ? A des époques comparables ?

L’historien Brunschwig fait- il partie de la cohorte cocardière de « toute l’histoire de la colonisation » ?

Plus loin l’auteure remarque justement :

« La lenteur dans l’acquisition des connaissances sur l’ensemble du continent est sans doute pour beaucoup dans la vision cloisonnée de l’histoire et de la géographie africaine, que les grandes synthèses n’arrivent pas véritablement à dépasser. » (p,155)

J’ajouterais volontiers une « vision » tout à fait décalée, compte tenu de l’écart gigantesque qui existait alors entre les moyens disponibles dans chacune des situations coloniales, avec leur propre chronologie, selon les époques, et ceux de la métropole.

Plus une vision effectivement cloisonnée, compte tenu tout à la fois des contraintes climatiques, géographiques, culturelles, et ethniques.

Pourquoi ne pas poser une des questions qui me brûle les lèvres depuis le début de cette analyse ? Combien d’historiens professionnels agrégés dans cette discipline historique, combien de chaires d’université ? Quelle était la catégorie d’histoire qui intéressait les meilleurs ?

Alors, oui, et en résultat

« Du savoir malgré tout

«  Au bout du compte, si l’histoire coloniale est un savoir hybride et ambigu, c’est parce qu’elle s’articule sur deux champs : le champ de l’action coloniale et le champ de la connaissance scientifique » (p,156)

L’auteure fait référence à une analyse de François Pouillon qui concerne le sud tunisien, mais est-ce que ce champ historique est comparable aux champs des autres Afriques ?

L’auteure note : « Les biais en sont décelables, récurrents, parfois fastidieux tant les procédés en sont répétitifs. Elle doit être examinée non seulement dans le cadre du projet colonial et de ses logiques, mais également replacée dans le contexte scientifique de l’époque et resituée dans le consensus national autour de la mission colonisatrice de la France. 

Cela dit, l’histoire « indigène » et l’histoire de la colonisation n’offrent pas de discours homogène et univoque sur le passé africain, la première adoptant un point de vue afro-centré de façon très précoce. Il y a plus qu’une nuance entre les articles érudits de tel ou tel spécialiste rigoureux et les élucubrations babylomaniaques de quelques visionnaires. Pour autant, il est clair que la volonté de connaitre a été étroitement liée à la volonté d’administrer, selon la dialectique savoir/pouvoir chère à Foucault. Et c’est justement parce qu’il y a du savoir dans ce pouvoir que l’on se trouve dépourvu face à cette historiographie »  (p,159, 160)

Pourquoi ne pas faire part d’une impression de discussion sur le sexe des anges de l’histoire ? Comme si les « histoires » n’avaient pas été le plus souvent conditionnées par les contextes historiques de savoir et de pouvoir, églises, monarchies, empires, républiques, et ce, jusqu’à nos jours avec certains courants de l’histoire postcoloniale qui tentent de peser sur l’exercice des pouvoirs de notre République, en jouant avec les médias ou l’opinion ?

L’histoire postcoloniale échapperait de nos jours aux intellectuels issus de la « matrice » algérienne ou maghrébine, au rôle des associations d’origine immigrée, ou tout simplement au marché, celui des éditeurs notamment ?

Jean Pierre Renaud  – Tous droits réservés

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » Sophie Dulucq 3

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »

Sophie Dulucq

3

Sources et objet de l’histoire coloniale de l’Afrique

Usage empirique et pratiques raisonnées (p,85 à 118)

(c.1890 – c.1930)

Avant toute analyse ou tout commentaire, j’ai envie de poser la question : est-ce que dans ce type de débat, le chercheur compare des choses comparables, en termes de sources, de chronologie, et de pertinence scientifique ?

Dans notre pays, les chercheurs ont mis beaucoup de temps à accepter des méthodes de recherche, d’analyse, et surtout d’interprétation, qui donnent un cachet d’objectivité à leur travail, pour autant qu’il soit d’ailleurs possible d’atteindre un tel résultat.

A notre époque, en disposant de moyens de recherche et d’analyse sans commune mesure avec ce qui existait dans l’Afrique de la fin du dix-neuvième siècle, et encore dans celle de la première moitié, pour ne parler que de l’Afrique noire française, certaines des théories historiques postcoloniales développées, entre autres par tel ou tel collectif de chercheurs,  manquent de pertinence scientifique, faute d’évaluation des résultats des recherches.

A lire ce type de récit, la question se pose de savoir s’il s’agit d’histoire des idées ou des faits, car dans l’histoire des idées, en dehors d’une mesure possible de l’effet des idées, la voie est ouverte à toutes les imaginations et constructions possibles.

Revenons à présent sur le chapitre 3 :

La bonne question de départ :

« Une question cruciale conditionne la possibilité d’écrire l’histoire coloniale : celle de la collecte documentaire. Celle-ci prend d’ailleurs une  dimension toute particulière en Afrique subsaharienne, réputée sans écriture. La récolte des sources, leur inventaire, leur conservation mobilisent donc les historiens et les administrateurs, dans un effort conjoint pour préserver les traces du passé. Mais au-delà de l’intérêt intrinsèque du phénomène de la quête documentaire, le discours sur les sources traduit aussi les prises de position de la communauté historienne sur les objets qu’elle construit. » (p,85)

Questions : l’objet de cette étude concerne-t-il uniquement l’Afrique noire française subsaharienne, « réputée sans écriture », sans distinguer entre le Sahel et la forêt, entre l’Afrique « musulmane » et l’Afrique « animiste » ?

Avant les années 1920, est-il possible de parler de « communauté historienne » en AOF ? Et peut-être même après ?

« L’organisation des archives de la colonisation »

« Le classement des archives coloniales métropolitaines : la grande affaire des années 1910 » (p,86)

Je précise tout d’abord, au Ministère des Colonies, de création récente, disposant de peu de moyens, et n’attirant pas spécialement les hommes politiques les mieux placés.

Il est évident que cette ambition avait un double but, un usage concret pour l’administration coloniale, en même temps que la conservation et l’exaltation de la mémoire de l’empire.

Le paragraphe de la page 90 l’illustre bien :

« Il parait donc un peu réducteur de considérer le classement des archives coloniales comme une opération purement utilitariste et colonialiste, et d’affirmer que les considérations diplomatiques ou politiques ont été prépondérantes dans cette opération. S’il en était ainsi, le classement des années 1910 interviendrait bien tard par rapport au grand moment du dépeçage du continent par les Européens – dans les années 1890 plutôt que dans les années 1910. Ensuite, si la dimension instrumentale des archives est indéniable – on sait bien qu’elles n’ont pas été classées principalement pour l’historien -, elle n’est pas univoque ; le mouvement archivistique de l’Etat moderne répond autant aux besoins réels des administrations qu’à l’émergence d’une certaine conception du passé et du patrimoine national. » (p,90)

Un seul commentaire qui pourrait servir de leitmotiv de ma lecture, le constat que fait l’auteure « Il parait donc un peu réducteur… » à l’adresse des chercheurs qui tiennent le discours en question, un discours qui se déroule dans un éther historique, qui n’était évidemment pas celui de l’Afrique occidentale, longtemps après les années de la conquête.

Comment ne pas remarquer d’ailleurs qu’ils devraient être bien contents que la puissance « colonialiste » ait mis à leur disposition ces outils de recherche, alors qu’il n’existait rien de ce genre à l’époque, et en espérant qu’après la décolonisation, le même effort ait été poursuivi ?

« Sauvegarder et classer les archives dans les colonies » (p,90)

Quoi et où ? A Dakar, où la bureaucratie commence à être puissante, trop puissante ? Ou dans la brousse, dans la savane ou dans la forêt ?

« A tous les changements d’administrateur, chaque dépôt doit être scrupuleusement repris et enrichi, tandis que de nouvelles règles d’archivage instituent une uniformité du classement d’un territoire à l’autre, malgré une complexité certaine (20 séries générales). » (p,93)

A lire ce genre de texte, on oublierait presque qu’il n’y avait que 120 cercles dans une Afrique occidentale immense, à peine créés, que leurs titulaires changeaient souvent, et que la conservation des archives devait être le cadet de leurs soucis, alors que leur mission essentielle était de mettre en place les premières infrastructures de la nouvelle administration.

Pour avoir eu l’occasion de voir comment l’administration coloniale fonctionnait au Togo, territoire plutôt gâté, je n’en ai pas retenu le souvenir que la conservation des archives l’ait beaucoup préoccupée, dans les années 1950, et non dans les années 1890-1930.

C’est la raison pour laquelle, il parait surprenant qu’il soit possible d’écrire :

« L’A.O.F entre donc dans l’ère de l’archive sur des bases comparables à celles de la métropole » ? Dans les chefs-lieux peut-être, mais ailleurs ?

« Quelles archives pour quelle histoire ? » (p95)

« C’est une vision particulière de l’histoire  – celle de l’administration coloniale comme celle des archivistes ou des historiens – qui se révèle à travers la valorisation de certaines archives » (p,95)

Un constat qui parait tellement évident, mais combien d’informations utiles figurent dans des comptes rendus d’opération, de pacification, ou d’administration de terrain ?

« On ne s’étonnera donc pas de voir les historiens ou les archivistes coloniaux se délecter de la sauvegarde de documents relevant de ces domaines exclusifs », c’est-à-dire, le politique et le militaire.

J’ai souligné le terme se délecter, car il détone un peu dans ce type d’analyse : des archives à ce point « délectables » ?

 « Cet intérêt pour les sources écrites locales n’est pas totalement nouveau ; il est à replacer dans la lignée de l’érudition orientaliste, et plus particulièrement arabisante… » (p,97)

Effectivement, mais en notant que ces sources n’existaient que dans les pays d’écriture, avec la restriction du nombre très restreint de lettrés qu’elles concernaient, mais absolument pas dans les régions de tradition orale, au sein desquelles les sources étaient entre les mains des griots, et donc à la gloire de… pour simplifier.

L’auteure cite le cas des archives d’Ahmadou, mais il convient de préciser qu’il s’agissait d’un des Almamy musulmans qui ont régné successivement sur le Niger.

Il serait tout à fait intéressant de savoir comment le sultan Ahmadou rendait compte de la bataille très sanguinaire de Toghou, en 1865, en comparant son compte-rendu à celui de Mage qui y fut plus qu’un témoin, un bon exemple de cette histoire des batailles, la catégorie de l’histoire dans laquelle certains chercheurs voudraient enfermer l’histoire coloniale des débuts de la colonisation.

L’auteure note par ailleurs :

« Cette distance calculée reflète bien une posture ambivalente assez commune : une curiosité avide pour les sources écrites africaines et, dans le même temps, une utilisation européocentrée – on pourrait presque parler de narcissisme documentaire – et généralement des interprétations dépréciatives. On retrouve cet intérêt condescendant au détour de maints textes, comme dans le compte-rendu de la publication d’une source africaine par Henri Labouret en 1929. » (p,100)

A titre d’exemple, pourquoi ne pas rappeler 1) que Gallieni qui fut un des premiers partenaires et adversaires d’Ahmadou débarqua en Afrique sans rien connaître de ce continent, à l’exemple de ses collègues officiers. Le récit rigoureux de ses « aventures » vaut sans doute largement certains discours historiques de spécialistes.

2) que les récits faits par Eugène Mage sur les guerres que faisait alors Ahmadou, vrais ou faux, ne plaidaient pas vraiment pour un souverain éclairé et modéré.

«  La quête des traditions orales (p, 101)

Comment ne pas noter au départ que la problématique de la tradition orale concernait à la fin du dix-neuvième siècle, et longtemps plus tard une grande partie de l’Afrique noire ? C’est dire la difficulté du sujet.

L’historien Person, ancien administrateur colonial, a réalisé une véritable somme de plus de deux mille pages sur Samory et son empire dyula, en exploitant au maximum les traditions orales existant encore dans le bassin du Niger (enquête effectuée dans les années 1950-1960), mais après avoir lu cette somme, en avoir comparé certains passages à d’autres sources, je ne suis pas convaincu que ce type de travail historique ne se soit toujours inscrit dans les prescriptions d’une histoire méthodique étrangère à toute idéologie ou parti pris.

L’auteure note par exemple :

«  Dans le cas des grands empires d’Afrique occidentale et centrale, qui n’ont guère laissé de traces écrites , « cette absence d’archives ne signifie pas, cependant, que nous nous trouvions là en présence de siècles vides ou  de civilisations tout à fait inférieures ; on peut agir intensément sans écrire beaucoup, et les grandes époques ne sont pas nécessairement celles où l’intelligence, au sens ordinaire, que nous donnons à ce mot, s’épanouit plus largement. Il existe ainsi des annales, mais qui « sont ou étaient héréditairement et exclusivement dans la tête des annalistes. Prêtres, griots, femmes », dépositaires de l’histoire locale, sont des «  historiologues de métier et non point des conteurs de légendes à la façon de nos grand-mères » (p,102)

Les citations soulignées sont de la plume de Georges Hardy, un des historiens coloniaux souvent contesté.

L’auteure évoque ensuite le cas des localisations archéologiques :

«  Certains ont également tendance à appeler à la rescousse les « traditions » afin de corroborer une localisation archéologique floue, d’étayer une interprétation un peu fragile. » (page 106)

Avec l’exemple de l’emplacement de Mali, ancienne capitale de l’empire mandingue.

Autre explication :

« Il est intéressant de constater que les sources orales sont ici réintégrées dans une vision nationaliste de l’histoire, conforme aux grandes orientations de l’historiographie méthodique du début du siècle, avec ses griots vus comme les gardiens d’une histoire/mémoire « nationale ».(p107)

Question : est-ce que des historiens ont pu confronter par exemple les traditions rapportées par les griots connus de Samory avec celles des Royaumes Bambaras qu’il combattit ?

L’auteure note à juste titre qu’une réflexion critique a existé assez tôt sur la fiabilité des sources orales, et qu’elle n’a pas attendu la période des indépendances.

« Selon Hardy, ce sont des biais autrement gênants qui fragilisent l’usage des sources orales. D’abord l’accès aux traditions vraiment authentiques reste limité, car elles sont gardées secrètes, par méfiance ou pour préserver le statut social de ses détenteurs ; l’Européen n’a parfois affaire qu’à des versions mensongères dans leur déformation sous l’influence de la culture occidentale, via les jeunes générations formées à la française. » (p109)

J’ajouterai volontiers que l’ignorance par la plupart des européens des langues ou dialectes alors pratiqués, très nombreux, faisait peser un soupçon de plus sur la fiabilité des « truchements » de toute origine et de toute nature auxquels ils faisaient appel.

« On le voit, une réflexion critique s’ébauche dès les années 1920 et porte sur des aspects aussi subtils que la fragilité de la notion de « tradition », ( la projection du présent sur le passé), l’importance de la position de certains dépositaires (courants concurrents), l’analyse des déformations subies du fait de l’occidentalisation et de la mise par écrit. Elle identifie également très tôt les biais introduits par l’’enquête (Questionnaire orienté, position hiérarchique de l’enquêteur…) ainsi que les chausse-trappes qui guettent  l’interprétation (ethnocentrisme, anachronisme) » (p112)

Est-on vraiment sûr qu’à l’heure actuelle, et dans l’histoire postcoloniale, le travail des historiens ne souffre pas également, alors que les échelles de moyens n’ont rien à voir avec celles de ce passé colonial, tout à la fois d’anachronisme, d’ethnocentrisme inversé, ou d’insuffisance des contrôles exigés par la pertinence scientifique des travaux effectués ?

L’auteure pose la question :

«  Et au fond les historiens n’ont pas véritablement été capables de se mettre d’accord sur un point central : la définition de ce qu’était ou de ce que devait être une authentique «  histoire coloniale. » (p,115)

Je vous avouerai que ce type de débat me dépasse un peu, car à mes yeux, il ne se situe pas complètement sur le terrain des situations coloniales de cette Afrique à peine découverte, à peine administrée, laquelle avait bien d’autres chats à fouetter que de se préoccuper de ses archives qu’elle avait déjà beaucoup de mal à sauvegarder.

Pourquoi ne pas rappeler que dans un contexte moderne, celui des administrations préfectorales des années 1980-1990, les archivistes de métier avaient bien du mal à définir les papiers qu’ils souhaitaient pouvoir conserver, – ce qui était important ou ce qui ne l’était pas – et que les administrations de l’époque avaient de leur côté bien du mal à stocker leurs papiers ? Il est vrai que le volume du papier n’était pas tout à fait le même.

Pourquoi ne pas vous transporter par exemple dans le Dakar de la fin du dix-neuvième siècle, nouvelle capitale d’une AOF créée de toute pièce en 1895, et dans la forêt de Côte d’Ivoire, une région de tradition orale, dans les années 1910-1914, en pleine pacification violente, pour vous poser ce type de question ? 

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés