Les Mots de la post-colonisation : avec Jules Ferry, Georges Clémenceau, Jean Louis Borloo, et Esther Duflo

Les mots de la post colonisation ?

La « civilisation » de Jules Ferry – L’électrification miracle de Jean-Louis Borloo- La « responsabilité morale » d’Esther Duflo : est-ce bien différent ?

Flux migratoires et démographie africaine, ou les ignorances feintes de notre establishment, français ou européen.

Une clé trop souvent oubliée, le culturel

            Première observation : tous les Français qui se sont intéressés ou qui s’intéressent encore à l’Afrique et à son développement, comme tous les Africains qui se sont partagé le pouvoir depuis les indépendances, ou qui se sont tenus informés du cours des choses dans leur pays, ont toujours su ce qu’il en était de l’expansion démographique de l’Afrique.

            Au moment des indépendances, certains spécialistes, notamment Georges Balandier, avaient toutefois une lecture optimiste de cette évolution, en estimant que le décollage économique de l’Afrique Noire était possible, et donc de nature à absorber cette croissance démographique.

       Sur ce blog, le 12 juillet 2011, et en référence à un article du journal Les Echos (10/06/2011, page 17), « Afrique, la bombe démographique »), je rappelais à propos des « Printemps arabes » la thèse que défendait, plus de cinquante ans auparavant le sociologue et polémologue Gaston Bouthoul dans son livre « La surpopulation » (1964).

            Ce livre n’était pas dénué de qualités, mais le style et le contenu de l’œuvre, par trop tonitruants, étaient de nature à surprendre plus d’un lecteur.

            Gaston Bouthoul proclamait à l’époque un certain nombre de vérités qui en dérangeaient beaucoup, et à mes yeux, son grand mérite était de mettre le doigt sur un facteur de changement trop souvent négligé ou volontairement ignoré, le rôle capital des femmes.

            Deuxième observation : il semble que c’est avant tout en prenant connaissance des flux migratoires provoqués par les « Printemps Arabes », et plus récemment par les guerres du Moyen Orient ou d’Afrique, que l’opinion publique semble avoir réalisé que le problème existait.

            Auparavant, les flux migratoires étaient plus ou moins masqués ou cachés dans notre pays, avec des flux de migrants sans papiers, des opérations de régularisation humaine ou politique de cette catégorie de migrants, de regroupement familial vrai ou fictif, de mariages mixtes arrangés et souvent monnayés…

            De nos jours aussi, les chaines de télévision, en pleine concurrence de causes humanitaires, nous saturent d’images de migrants ou de réfugiés, et c’est tout le problème, quelle que fusse leur origine géographique, Afrique du nord, de l’ouest ou de l’est, Moyen Orient, ou  Asie.

            A présent, ce sont les mineurs isolés qui font la Une de nos médias, c’est-à-dire les enfants des pays du Moyen Orient ou d’Afrique, dont leurs parents nous font cadeau.

            Le cas de Mayotte est à ce sujet exemplaire, avec la proximité de la République des Comores.

            Troisième observation de nature historique : je rappelle que les spécialistes français du monde africain n’ont pas eu un regard pessimiste sur l’évolution démographique du continent, pas plus que nos hommes ou femmes politiques, dans les années qui ont précédé les indépendances ou qui les ont suivies.

            Dans la chronique que j’ai consacrée aux concepts de subversion et de pouvoir, j’ai relevé que dans les deux livres de Mendès-France et de Peyrefitte, « Choisir » et « Le Mal Français », la question de la démographie africaine ne semblait pas se poser.

            Un des bons spécialistes, sociologue réputé et reconnu de l’Afrique noire, Georges Balandier, soutenait en effet une thèse plutôt optimiste sur la démographie africaine, telle celle dont j’avais pris connaissance au cours de mes études dans la revue mendésiste « Les Cahiers de la République » (mai-juin 1957)

        Dans ce numéro, toute une série de chroniques étaient consacrées aux problèmes de l’outre-mer, dont celle de Balandier intitulée «  Problèmes sociologiques de l’Afrique Noire » (p, 38 à 47).

      L’auteur relevait tout un ensemble de problématiques complexes et difficiles à résoudre, et écrivait :

            « Les peuples africains disposent, par rapport à ceux d’Asie, d’un avantage considérable : les problèmes qu’ils  affrontent ne sont pas encore aggravés par une course de vitesse entre progrès économique et expansion démographique. La croissance des populations est cependant forte : une récente enquête en Guinée française a révélé un taux de croissance annuel établi entre 20 et 25% ; mais dans une perspective de développement économique les sociétés africaines peuvent pour la plupart intégrer ces bouches nouvelles sans risques sérieux. Ceux-ci n’apparaissent que dans les territoires où la politique de confiscation des terres, à l’avantage du colonat, confinant les paysans autochtones à l’intérieur d’étroites réserves. La moindre contrainte démographique permet aux pays d’Afrique noire d’envisager un développement économique moins brusqué, plus soucieux du coût social et humain : ils ne travaillent pas, comme ceux d’Asie, sous la menace permanente de la famine. Le Gouvernement de Ghana a su, dans ses prévisions, tenir compte de cette situation, il a le souci de réaliser les aménagements sociaux préalables à toute action économique de grande envergure ; il entreprend une tâche intensive d’éducation et de formation technique, constitue une administration adaptée aux nécessités modernes en même temps qu’il élargit l’infrastructure économique (et notamment, le réseau de communications) ; il n’aborde le développement économique proprement dit que d’une manière prudente et l’action porte en premier lieu sur le secteur agricole. Mais il reste difficile de prévoir combien de temps durera cette possibilité de ménager les étapes, de ne pas accepter le progrès à n’importe quel prix (et, en particulier, au prix d’ingérences étrangères lourdes). » (p,41)

Le lecteur aura noté l’expression que j’ai soulignée : « la moindre contrainte démographique ».

            L’auteur soulignait toutefois que le processus de développement qui pouvait être engagé rencontrait aussi des difficultés, notamment socioculturelles, et c’est là que se situait le vrai problème :

            «  La référence aux conditions culturelles s’impose : c’est d’ailleurs un domaine bien prospecté par l’ethnologue. La permanence de comportements typiques, ou de modes d’organisation plus ou moins adéquats, peut constituer un obstacle grave à la promotion économique du Noir africain.

         Les Fang du Gabon nous offrent l’exemple de « désajustements » résultant du maintien d’une attitude ancienne à l’égard des richesses. Il s’agit, avec ce peuple, d’une société médiocrement hiérarchisée où s’affirment les prééminences plus que les autorités instituées ; c’est ainsi que le riche (nkuma-huma) bénéficie d’un prestige qui lui donne figure de chef local aux yeux des étrangers. Seulement, la richesse consiste essentiellement en femmes (un proverbe affirme : Nos vraies richesses, ce sont nos femmes) et en « marchandises », serrées dans des coffres, qui apparaissent en quelque sorte comme des « femmes virtuelles » puisqu’elles interviennent dans la constitution des dots. Il est certain qu’une large part des revenus circule d’abord sous forme de dots, cependant que ces dernières obéissent aux mouvements des prix locaux. Dans la mesure où l’accès aux sources de revenus s’est individualisé, la compétition pour les femmes s’est exacerbée et le coût des dots n’a cessé de croître – comme croit d’ailleurs le nombre de célibataires forcés… »  (p, 43)

         Cette citation montre bien une des difficultés qu’ont eu à résoudre les nouveaux chefs d’Etat africains, la compatibilité entre le socio-religieux, le socio-culturel et le développement économique.

        Plus de soixante ans après,  l’évolution du monde noir montre clairement que cette difficulté n’a pas toujours été, et c’est un euphémisme, véritablement résolue, car une des raisons de l’explosion démographique de l’Afrique parait bien liée à un contexte socio-culturel, pour ne pas dire religieux, peu disposé à accepter un effort de régulation démographique conjugué avec un développement économique fondé sur de bonnes assises collectives.

        Le tissu socio-culturel  africain constituait dès le départ un adversaire redoutable pour tout développement, une sorte de nœud gordien, face à un patchwork de croyances, de langues, de mœurs,  et de modes de gouvernance, avec des structures complexes de parentés, de lignages, de castes, de chefferies dont les officielles du temps de la colonisation n’étaient pas toujours les chefferies réelles, etc…

       Il est beaucoup plus difficile de mettre en mouvement un changement culturel, souvent religieux, que de mettre en œuvre des capitaux ou des équipements.

        Comment ne pas faire un rapprochement avec la situation socio-culturelle qui existe dans certains de nos quartiers sensibles, et dont l’évolution sur la longue durée n’est pas toujours favorable à l’intégration de leurs territoires au sein de la République française ?

        Historiquement, ces analyses de la situation de l’Afrique ont-elles fondamentalement changé ? C’est loin d’être sûr.

Les mythes de la « civilisation »

       Quelle différence existe-t-il entre le discours d’Esther Duflo : « C’est une responsabilité morale » dans le journal Le Parisien du 18 septembre 2017, ou celui de Jean Louis Borloo sur la révolution promise de l’électrification de l’Afrique, et celui de la Troisième République sur la « civilisation » ?

         Sauf à dire que ces magnifiques concepts faisaient ou font précisément l’impasse sur les facteurs socio-culturels, sur le rôle des croyances, des coutumes, et dans la cas de l’Afrique, sur la condition féminine !

       Au cours du  fameux échange oratoire qui eut lieu à la Chambre des Députés, entre Jules Ferry et Georges Clémenceau, le 28 juillet 1885, rappelé dans l’éditorial du numéro cité des « Cahiers de la République », Clemenceau, bon connaisseur des civilisations asiatiques, soulignait l’importance des facteurs culturels :

        « Vous prétendez apporter à un peuple, à la pointe de l’épée, l’esprit d’une civilisation. Vous vantez un certain nombre de résultats spectaculaires des élites « ralliées », des hôpitaux construits, des routes, des écoles, l’ordre européen enfin, qui se donne à lui-même l’élégance d’être plus moderne, plus européen que l’Europe : gratte-ciels d’Alger ponts de Saigon. Mais tout cela n’est que le résultat d’une amère exploitation ». Ce que l’on prend pour une grande œuvre nationale n’est à la vérité que l’entreprise d’un petit nombre, le profit d’un plus petit nombre encore. Ainsi l’Europe industrielle, démocratique et sociale n’a exporté, sous le couvert de la colonisation, que ses vestiges féodaux renouvelés. Elle n’use des techniques modernes que pour leur rentabilité, masquant sous ses institutions libérales l’exploitation totale d’un peuple par un autre.

      Mieux encore : pour certains, l’alibi de la « présence culturelle », n’est encore qu’une forme d’impérialisme, et la plus grave, puisqu’elle tend à déposséder un peuple de ce qui fait sa dignité propre à savoir, sa culture… » (p,3)

      Vaste débat souvent caricatural, en notant que les deux hommes politiques qui s’affrontaient étaient parties prenantes de la gauche « impérialiste » de la Troisième République conquérante, que Clemenceau avait une culture  du monde asiatique que n’avait pas son adversaire, et c’est sur ce point que je voudrais insister, la « culture », le mot clé qui manque le plus souvent à mon avis dans les débats ouverts sur la colonisation, le développement, avant ou après les indépendances des anciennes colonies.

       Clemenceau mettait justement le doigt sur le point sensible, la « culture », mais les mondes culturels de l’Asie avaient, et ont encore,  peu de choses en commun avec celles d’Afrique.

           Cette différence de milieux culturels entre les deux continents constitue à mes yeux une des raisons du décollage économique réussi de la plupart des pays d’Asie et des blocages généralement constatés sur le continent africain.

            Indépendamment de tous les facteurs qui ont empêché ou ralenti le développement de l’Afrique noire, ce continent immense souffre d’une fracture religieuse et socio-culturelle entre les pays islamisés et les pays anciennement animistes ou fétichistes, puis en partie christianisés.

           Le continent africain a pour caractéristique capitale l’éparpillement de son patrimoine socio-culturel, et souffre donc de l’absence d’une  véritable colonne vertébrale culturelle de type collectif, comme dans le monde asiatique.

            Dans son livre sur la surpopulation, Gaston Bouthoul, mettait l’accent dans la première partie sur « Les faits, la mutation et la révolution démographique », avec en « 3 – Le déluge démographique ? L’explosion des pays sous-développés »    

            L’auteur décrivait le « sauve qui peut » des colonialistes face à la démographie galopante des colonies » (p,81)

            Les flux démographiques actuels, quels que soient les noms de baptême qu’on leur donne, sont aux rendez-vous annoncés et prévus.

            C’est la raison pour laquelle les exhortations actuelles de Madame Duflo ou de Monsieur Borloo s’inscrivent en définitive dans le même schéma d’analyse que celui ancien de la colonisation, mise au goût du jour avec l’aide au développement.

        Pas de solution en profondeur sans changement dans les cultures du pouvoir, car comme nous l’avons rappelé, George Balandier soulignait clairement la dimension socio-culturelle de cette problématique.

        Pour reprendre le propos de Monsieur Borloo, l’électrification du continent ne constitue pas une solution miracle, sans changement en profondeur des cultures.

        Rappellerai-je que le même Borloo a mis en œuvre un programme important de rénovation urbaine dans les quartiers sensibles de France, mais sans accorder assez d’attention à leur milieu socio-culturel qui a été laissé en jachère ?  

       Sans évolution des milieux socio-culturels d’Afrique noire, de leurs réflexes en face des naissances, la course de vitesse entre développement économiqueet croissance démographique risque d’être perdue d’avance, et c’est là qu’est le vrai tabou, dont personne n’ose parler.

         Il semble me souvenir que le pape François avait osé abordé le sujet de façon oblique lors d’un de ses voyages en Afrique, et que le Président de la République du Niger s’était engagé dans une politique courageuse de régulation démographique, d’autant plus courageuse qu’elle s’inscrivait dans un contexte culturel musulman.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

En apéritif de lecture, les « situations coloniales » d’après Sophie Dulucq

En apéritif de ma future lecture critique du livre « Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » de Sophie Dulucq : les « Situations coloniales ».

Comment lire et comprendre la définition de l’expression « Situation coloniale » dans le petit lexique « Les mots de la Colonisation », page 106 ?
Une toile d’araignée pleine de trous, ou encore un archipel, des archipels, beaucoup plus qu’un système ?

            Les lecteurs de ce blog ont la possibilité de lire le petit texte critique de ce lexique que j’ai publié sur le blog Etudes Coloniales, le 9 mars 2008

            Après avoir rappelé la signification de cette expression rédigée par le sociologue  Georges Balandier, l’auteure écrit :

            « Le concept englobant de situation coloniale amène à penser la colonisation comme un système complexe, influant sur tous les aspects de la vie des sociétés soumises et des sociétés dominantes. Dans cette perspective, l’idée de proposer un « bilan » en positif ou négatif de la colonisation est tout simplement vaine : comme dans tout système, aucun élément n’est isolable et neutralisable, toute action ressurgit par un autre bout et avec des effets indirects, impossibles à réduire à des oppositions manichéennes. » (p,106)

            Comme on le voit, le propos est à la fois prudent « …amène à penser… », « Dans cette perspective », mais en même temps péremptoire, « Le concept englobant de situation coloniale… », étant donné qu’il n’est pas démontré qu’une situation coloniale fut un concept englobant, qui fait entrer dans un système, pas plus que le concept de système lui-même décrit plus loin par l’auteure, dans l’analyse historique des situations coloniales.

            Puisqu’il s’agit de définition, du sens des mots, je me suis cru obligé de revenir à mes études économiques, à mon dictionnaire, et à mes connaissances historiques, afin de mesurer la pertinence de cette analyse.

            « Le concept englobant de situation coloniale amène à penser la colonisation comme un système complexe » : est-ce le cas ? Ou très précisément non, étant donné la grande diversité des situations coloniales et de leur évolution chronologique ?

            Est-il possible d’assimiler et de mettre sur le même plan  les trois concepts de situation coloniale, de colonisation, de système, compte tenu notamment de leur diversité, pour ne pas dire, de leur dispersion ? Rien n’est moins sûr en effet.

            Une situation coloniale ne saurait être enfermée dans un système, encore moins dans le cas de l’A.O.F qui parait être la référence principale de ce type de définition.

            Il existe une grande variété de définitions du système, en tant que concept général :

            Le Petit Robert en propose beaucoup, dont il ressort quelques caractéristiques communes, la notion d’ensemble d’éléments intellectuels ou matériels, de doctrine, de cohérence entre les éléments de cet ensemble, de logique de fonctionnement, avec la poursuite d’un objectif, en mettant en œuvre des méthodes ou des pratiques partagées, dans un cadre institutionnel, économique ou social, culturel, également partagé …

          Je me référerai plus volontiers aux définitions du manuel d’« Economie Politique » du professeur Barre, notamment pour la raison essentielle que la plupart des critiques du colonialisme, imprégnés de culture marxiste ou  influencés par elle, ont axé leur critique sur son contenu d’exploitation économique, dans sa définition largement périmée de Lénine :

        « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme »

         Autre définition qui mérite réflexion, celle d’un historien qui ne s’est pas contenté de faire de l’historiographie, Henri Brunschwig qui écrivait tout bonnement dans le livre « Noirs et Blancs dans l’Afrique noire française » :

       «  Elle n’eut en réalité de système colonial que sur le papier » (p,209)

       A ne rien vous cacher, je ne suis pas loin de partager ce propos pour les raisons que je vais énoncer.

Dans le livre « ECONOMIE POLITIQUE », Sous-Titre II L’organisation de l’activité économique nationale, Chapitre premier, page 167

 « La morphologie de l’activité économique

Systèmes et types d’organisation

La définition suivante est proposée :

« Section I – La notion de système économique

Selon la définition de Sombart, reprise en France par F.Perroux, un système se caractérise par trois séries d’éléments :

  •     l’esprit, c’est-à-dire les mobiles prédominants de l‘activité économique ;
  • –    la forme, c’est-à-dire l’ensemble des éléments sociaux, juridiques et institutionnels qui définissent le cadre de l’activité économique et les relations entre sujets économiques (régime de la propriété ; statut du travail ; rôle de l’Etat) ;
  • –      la substance, c’est-à-dire la technique, l’ensemble des procédés matériels par lesquels on obtient et on transforme les biens.

       Le même ouvrage classe ensuite les systèmes dans cinq catégories : le système d’économie fermée, le système d’économie artisanale, le système d’économie capitaliste, le système d’économie collectiviste, le système d’économie corporatiste.

      On voit immédiatement qu’il parait difficile d’enfermer la très grande variété des situations coloniales, sur le plan géographique et chronologique, de nature plus qu’hybrides, d’un état plus proche du magma informe que du cristal de roche, ne serait-ce que déjà dans la  définition sophistiquée des systèmes, tels que décrits.

       Beaucoup de chercheurs marqués par le marxisme, et par son discours idéologico-écomico-politique, ont tenté de démontrer que la colonisation s’était caractérisée par le pillage des ressources des territoires colonisés, ce qui fut effectivement le cas dans un certain nombre de cas identifiés, tels que l’ancien Congo Belge, ou la Malaisie, mais le système colonial français, pour autant qu’il ait existé, n’avait rien à voir en Afrique noire avec le système du grand capitalisme privé, une des formes du système,  qui s’est épanoui au Congo Belge, en Afrique du Sud, ou en Malaisie, avec la déclinaison pâle que fut la courte période des concessions forestières en Afrique Equatoriale française.

       Sur le plan proprement économique, Jacques Marseille a démontré que le système économique colonial français n’apportait pas la preuve qu’il fonctionna au détriment des colonies. Jacques Lefeuvre a fait le même type de démonstration pour l’Algérie, alors que tous deux avaient, au départ, une vision marxiste du sujet. Mme Huillery, dans une thèse récente, a tenté, sans succès, de démontrer que Jacques Marseille s’était trompé dans ses analyses (voir ma lecture critique sur ce blog)

          Dans quel type de « système » fonctionnait donc le monde colonial, pour autant qu’il soit possible d’en tirer les caractéristiques communes, ce qui est loin d’être démontré, c’est-à-dire avec une cohésion assurée ?

            Un « système complexe », certes, mais avec des contenus et des définitions très différentes, selon la nature des structures qui le composaient, leur importance relative, leur logique de fonctionnement, s’il y en eut une, etc…

            Un système ou des toiles d’araignée pleines de trous?

         Plutôt que système complexe, j’écrirais  système imparfait, incomplet, partiel, à plusieurs étages, avec de gros trous dans une toile d’araignée à la fois mobile, fragile, imparfaite, incapable, comme il est écrit, d’influer « sur tous les aspects de la vie des sociétés soumises et des sociétés dominantes », car il s’agit tout simplement d’une vue de l’esprit.         

         Dans le cas de la colonisation française, et précisément en AOF, il existait bien :

        – un système global, une structure étatique à la fois centralisée et en réalité décentralisée, avec un nombre réduit de circonscriptions administratives, de l’ordre d’une centaine pour un territoire immense,

       – une monnaie commune, quand il s’agissait des relations extérieures, car il existait plein de trous dans la toile, et pendant longtemps, dans toutes les zones coloniales proches des anglaises, sans compter la faible pénétration du franc  dans l’hinterland le plus éloigné,

         – un périmètre de douane protectrice, mais uniquement pour les produits d’importation et d’exportation, c’est-à-dire ceux des zones côtières, avec les « araignées » économiques qui avaient réussi à tisser leur toile au-delà de leur « pôle de développement », compte tenu notamment ou de l’absence de ports ou de voies de communication, ou de leur fragilité. Le réseau du commerce syro-libanais constituerait un bon exemple de toile d’araignée dans le commerce de proximité.

          Dans le cas du fleuve Sénégal, la navigabilité saisonnière du fleuve, ainsi que l’absence de pistes, ont longtemps bloqué tout développement vers l’ancien Soudan, aujourd’hui Mali, tout autant qu’ailleurs, l’absence de fleuves pouvant servir d’axes de communication entre la côte et l’intérieur. (voir à ce sujet le livre de Jacques Richard- Molard sur l’AOF)

       – un ordre public commun, ordonné autour du Code de l’Indigénat jusqu’en 1945,  mais qui, dans la plupart des cas, n’aurait jamais pu être assuré sans le truchement conciliant ou coopératif des sociétés indigènes, compte tenu de la faiblesse de la toile d’araignée des moyens de police, et du tout petit nombre de commandants de cercle ou de subdivision. (voir à ce sujet les livres de l’ancien gouverneur Robert Delavignette)

            Quoi de commun y avait-il précisément entre les systèmes, ou morceaux de système, tels qu’ils existaient et fonctionnaient, selon des chronologies différentes, entre ceux du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, du Mali, du Niger, ou de la Mauritanie, pour ne pas parler d’autres exemples tels que l’Indochine, Madagascar, ou l’Algérie ?

            Les éléments de souveraineté décrits plus haut se superposaient dans des territoires coloniaux, dont la population, jusqu’à à la fin de la période coloniale était encore composée, pour plus de 80%, par des paysans illettrés, de religions, de cultures, et de langues très différentes. (voir à ce sujet les ouvrages de Labouret)

            Il existait bien des structures administratives communes, de type centralisé, ce que l’on pourrait appeler les superstructures de type marxiste, mais avec quel impact sur le cœur de toutes ces civilisations en voie d’acculturation à partir des côtes, avec quelle emprise sur la plupart des peuples colonisés, leurs structures religieuses, sociales et culturelles, pendant une période qui s’est située entre 60 à 80 années ?

            En ce qui concerne le Sénégal, est-ce que l’administration coloniale n’a pas partagé le pouvoir avec la grande confrérie des Mourides qui avait déjà tissé une très belle toile d’araignée? Qui exerçait réellement le pouvoir ?

            Est-ce que le catholique Senghor aurait pu être élu sans la « bénédiction » mouride ?

         Le système colonial était plein de trous, et il n’avait rien à voir avec le système totalitaire que fut l’ancienne URSS (1917-1989).

            Dans les années 1950, au Togo,, certaines populations du nord vivaient comme par le passé, ne connaissant du « système » que le recensement et la taxe de capitation, alors que le Togo, compte tenu de son statut international, était l’objet d’attentions coloniales plus qu’aucune autre colonie.

            Sur les côtes, dans les nouvelles cités, au cœur des toiles d’araignée, la colonisation avait en partie fait son lit, mais ailleurs ?

            Au Togo, comment le système pouvait-il échapper à la géographie des lieux et des ethnies ? Au nord du massif de l’Atakora, on entrait dans un monde différent de celui du sud, et les populations de ce massif se trouvaient dans une situation protégée, ressemblant fort à toutes celles qui sur la planète, partageaient la même géographie. (voir l’histoire de l’ethnie Tamberma et de ses forteresses)

            Des ethnologues, anthropologues, ou historiens se sont d’ailleurs fait une spécialité en mettant en valeur l’existence et l’originalité de ces ethnies montagnardes qui refusaient l’allégeance, pour ne pas dire la soumission aux pouvoirs des plaines. Les lettres de Gallieni sur la pacification du Haut Tonkin permettent d’en prendre la mesure dans un contexte de contestation permanente du pouvoir de la Cour d’Annam, c’est-à-dire des mandarins des plaines.

            Sanjay Subrahmanyam, dans sa leçon numéro 10, (Leçons indiennes), sous le titre : « Les Civilisations souffrent-elles du mal des montagnes » (page 165), ouvre des perspectives de réflexion tout à fait intéressantes sur le sujet.

            Avant la création ex nihilo de ports et de pistes, le nord de l’ancienne AOF, faisait partie d’un monde orienté vers le Niger, le Sahara, et se trouvait pris dans la toile d’araignée d’un Islam conquérant.

            Au Togo, certains historiens modernes ont à juste titre épilogué  sur la Question Nord Sud et sur une politique coloniale qui en aurait structuré l’histoire, mais pouvait-il en être différemment ? Le Sud ne s’arrêtait-il pas à Blitta, au sud de Sokodé, terminus d’une voie de chemin de fer modeste qui devait atteindre le nord ?

            Parallèlement, la localisation des ethnies, dont certains nous disent aujourd’hui qu’elles ont été créées de toute pièce par les colonisateurs, souvent à cheval sur les frontières artificielles que les puissances coloniales avaient effectivement tracées de toute pièce, n’ont pas été un facteur d’unité dans des territoires géographiquement aussi étroits que le Bénin et le Togo : géographiquement, les deux Etats constituent à l’évidence des entités assez artificielles.

            Force est bien de reconnaître que le concept de système appliqué à une situation coloniale mérite donc d’être à chaque fois défini et daté, et qu’il n’est pas pertinent de le décrire de façon « fictive », comme l’auteure parait le proposer, sauf à laisser croire qu’une structure, une superstructure suffirait à caractériser un système, c’est-à-dire l’image d’une toile d’araignée que j’ai choisie pour tenter de décrire, et qui pourrait faire concurrence à celle d’archipel.

            La remarque que fait l’auteure sur l’impossibilité qu’il y aurait à proposer un bilan positif ou négatif de la colonisation manque de pertinence historique, sauf à dire que dans tous les cas, le « système colonial » aurait été, comme par hasard tout négatif, donc en concordance, pourquoi ne pas le dire, avec les lectures idéologiques les plus sectaires, alors qu’il existait de gros, gros trous dans la toile d’araignée.

            Il ne s’agit pas d’inverser l’ordre des facteurs pour décréter que ce type de lecture serait de nature manichéenne.

            Je conseillerais simplement la lecture de la véritable encyclopédie de l’Unesco consacrée à l’histoire de l’Afrique pour s’en convaincre sans parti pris, en reconnaissant qu’en termes d’héritage de la colonisation, il n’était pas impossible de proposer une analyse critique pertinente.

            Dans le cas de l’AOF, les chercheurs les moins sectaires reconnaissent que la langue française a au moins donné l’occasion, aux centaines de peuples qui la composaient, avec leurs dialectes différents, de permettre à leurs nouveaux lettrés de pouvoir communiquer plus facilement entre eux.

         Autre question relative aux effets de ce système que décrit l’auteure sur les « sociétés dominantes » ?

        Je crains fort que ce type de discours ne s’inscrive dans une propagande qui laisse accroire que la France fut imprégnée d’une culture coloniale et impériale, ce qui n’est pas démontré, et que de nos jours, une mémoire dite coloniale imprègnerait la mentalité des Français, sans qu’aucune démonstration statistique n’ait pas plus été faite.

          Quand les chercheurs du collectif Blanchard and Co, quand Madame Coquery-Vidrovitch, quand Monsieur Stora, auront-ils le courage de faire procéder à une enquête pertinente sur le sujet ?

         Le livre « Culture coloniale » La France conquise par son Empire » (1871-1931), publié par le collectif Blanchard intitule la première partie de son analyse « Imprégnation d’une culture » (1871-1914) (page 41 à 105).

        Je recommande à tous les chercheurs intéressés par ce type d’histoire de lire l’excellent livre d’Eugen Weber », intitulé « La fin des terroirs », afin de se rendre compte que la France des années 1871-1914 n’était pas très différente de certaines parties d’un empire que le pays avait l’ambition de coloniser.

            Les démonstrations qui sont proposées par ailleurs dans le même ouvrage, avec la même logique « idéologique », ne sont pas plus pertinentes, compte tenu de leur carence complète d’évaluation des vecteurs analysés et de leurs effets sur l’opinion des Français, notamment de la presse.

          En Afrique noire, le système colonial français présentait les apparences d’un système, mais en « parallèle » d’une Afrique à la fois « ambigüe » et « parallèle », pour reprendre l’adjectif que l’historien  Pierre Vermeren applique à l’Algérie, lorsqu’il décrit sa situation « coloniale ».

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Le Postcolonial ex ante ?, Georges Balandier, notes de lecture 3

Le Postcolonial ex ante ? 

« Le Tiers Monde »

« Sous-développement et développement »

Georges Balandier

Cahier 27 (INED 1956)

Notes de lecture 3

Le texte ci-dessous n’ a d’autre ambition que de proposer une lecture résumée, et toujours d’actualité, de la dernière partie des analyses de la Revue « Tiers Monde », avec citations des auteurs.

Notes de lecture 1 sur le blog du 11 février et 2 sur le blog du 25 février

« Troisième partie »

« Recherche d’une solution »

Après avoir « reconnu » le problème (première partie),  et l’avoir « analysé » (deuxième partie), l’équipe Balandier s’est lancée dans la « recherche d’une solution », et c’est dans ce processus que Balandier marquait l’importance du contexte socio-culturel et du coût social du progrès.

Le contexte socio-culturel et le coût social du progrès

(page 289 à 305)

En préambule, le sociologue posait la question de savoir si le développement à l’occidentale pouvait être considéré, en tant que tel, comme un modèle à imiter, et si certains pays, certains, musulmans, n’avaient pas raison de refuser les transformations, de peur de perdre  « leur âme », ou d’adhérer à des modèles de transformation qui ne s’accordaient pas avec la hiérarchie de valeurs qui n’était pas celle des européens.

Bonnes questions, mais l’auteur  relevait que les sociétés « attardées » n’avaient guère le choix, même si elles manifestaient un certain nombre de résistances légitimes  au changement qui leur était imposé, les « forces culturelles de résistance au progrès ».

Les conditions culturelles du progrès

« On ne peut contester le caractère contagieux de la civilisation technique, le prix que les nations nouvelles attachent à cette dernière en tant qu’instrument de leur indépendance. Toute la question est de savoir sous quelle forme il reste possible de faire accepter les éléments de cette civilisation par le grand nombre des individus de type traditionnaliste, qui sont les moins préparés à les recevoir. C’est un problème de « traduction », d’adaptation au langage particulier à la culture réceptrice. » (page 293)

« En face des économistes qui ont tendance à envisager le fait du sous-développement sous l’aspect primordial (mais non exclusif) de la capacité à investir, en face des anthropologies qui accentuent l’inertie des cultures traditionnelles, les obstacles que ces dernières dressent aux projets de modernisation technique et économique, il est nécessaire de tenir une position moyenne qui corrige les uns par les autres les différents points de vue. »

L’économiste Frankel notait  que la conversion des sociétés traditionnelles impliquait « nécessairement la lente croissance de nouvelles aptitudes, de nouvelles manières de faire, de vivre et de penser »

Les conditions sociales du progrès

Première victime du progrès, le paysan :

« Dans des sociétés où les activités agricoles restent prédominantes, alors que le processus d’industrialisation n’est apparu qu’à une époque récente, les problèmes sociaux posés par la modernisation concernent d’abord le milieu paysan. C’est le villageois qui est, en même temps, que le plus enserré dans le tissu des traditions, la première victime des insuffisances techniques et des relations inégales caractérisant l’ordre ancien. » (page 294)

D’où l’importance de la question agraire comme on l’a vu dans la Chine communiste, et les conséquences migratoires vers les villes du processus de transformation technique, avec la formation d’économies et de sociétés de type dualiste : société préindustrielle et société industrialisée, société précapitaliste et société capitaliste, société fermée et société ouverte.

« C’est montrer que le passage de l’individu, de l’un à l’autre de ces milieux, ne pourra s’effectuer sans heurts. »

Avec des conséquences dans les rythmes du travail, son organisation individuelle ou collective, ses motivations, donc un « coût social »

Le coût social du progrès.

« Il est fréquent d’affirmer qu’une industrialisation accélérée, et un développement économique rapide des sociétés « attardées », ne paraissent possibles que si une génération d’hommes au moins se sacrifie pour les suivantes. Mais ce n’est pas sous cette forme de comptabilité brutale que l’on peut seulement envisager l’expression : coût social du progrès ».

« Le progrès économique impose toute une série de bouleversements en chaîne qui affectent la structure matérielle des sociétés traditionnelles, comme leurs éléments immatériels… Ils créent des mécontentements et des tensions. Ils expliquent le besoin qu’ont les jeunes gouvernements de trouver des responsables étrangers sur lesquels puisse se transférer le ressentiment. Ils finissent toujours par exiger, à des degrés divers, le recours à la contrainte. »

« Mais c’est au regard du sociologue que les phénomènes « pathologiques » sont les plus apparents. La ville nouvelle présente souvent une structure démographique aberrante… d’un autre côté, la ville nouvelle apparaît comme une société improvisée, affectée par de continuelles transformations… la ville provoque une transformation dans les rapports familiaux traditionnellement prescrits…Il faut enfin rappeler, bien que son étude ne puisse être abordée ici, le problème que pose un prolétariat mal stabilisé, mal équipé techniquement, mal rétribué et souvent démuni des moyens efficaces qui lui permettraient dd défendre ses droits ; son instabilité même contrarie et son organisation et le développement de sa conscience de classe.

Il semblait raisonnable de penser que l’exemple laissé par l’Europe, assurant le démarrage de son industrialisation, permettrait d’éviter le renouvellement d’erreurs particulièrement « coûteuses ». Ce n’est pas la cas. Les leçons de l’histoire n’ont guère d’efficacité. » (page 303)

« Brèves remarques pour conclure »

(page 369 à 381)

Sous-développement et coexistence compétitive

« On ne peut plus douter que l’avenir prochain des pays sous-développés ne détermine aussi notre propre avenir. Leur inquiétude est devenue notre inquiétude ; dans la mesure même où elle conditionne une révolte qui se dirige contre les nations privilégiées. » (page 369)

Et Balandier de citer l’écrivain R.Wrigt qui, à propos de la conférence de Bandoeng (1955), évoquait l’incertitude de l’Indonésien éclairé : « Comment… obtenir la coopération de l’Occident et en même temps se défendre contre la volonté de domination des Occidentaux. »

L’actualité la plus récente révèle plus une compétition qu’une entente internationale à propos des pays sous-développés. »

Nous étions à l’époque de la guerre froide, mais est-ce que les choses ont véritablement changé ?

« Il n’y a donc pas d’équivoque. Nous avons à opter pour une politique de compétition mortelle entre grandes puissances ou pour une politique de paix favorable à la résolution du seul grand problème du XX°siècle: celui de la faim et de la misère, condition de la majorité des peuples du monde. » (page 370)

Et Balandier de citer la thèse de l’historien Abdoulaye Ly qui critiquait avec une égale violence « l’impérialisme (impérialisme du capitalisme financier et monopoliste) et « l’expansionnisme soviétique » (expansionnisme du monopole étatique et de l’Etat-Parti), cet auteur donnant la préférence à « l’action révolutionnaire des paysanneries sous-développées »

Première conclusion de Balandier : il est difficile de tirer quelques conclusions d’ordre général, alors qu’

« il semble par contre aisé de s’entendre quant à la liste des obstacles qui s’opposent au progrès des sociétés économiquement faibles. Le premier d’entre eux est d’ordre démographique. L’expansion des populations, si elle se poursuit avec son dynamisme actuel, annihilera pendant longtemps les plus sévères efforts d’investissement. Il est plus aisé de multiplier le nombre d’hommes (le coût des techniques sanitaires modernes étant relativement bas) que le volume des biens mis à leur disposition. Ceci est d’autant plus vrai que les pays en cause sont souvent les héritiers d’un passé culturel qui, selon l’expression de Engels, accordait plus d’attention à la « reproduction des êtres humains » qu’à la « production des moyens d’existence ». L.Henry a montré ici (page 149), après F.Lorimer, toutes les incidences du contexte culturel particulier aux sociétés traditionnelles sur la fécondité humaine. » (page 372)

Deuxième obstacle, l’épargne, c’est-à-dire l’investissement

Les évaluations sont difficiles, mais les pays pauvres auront beaucoup de mal à mobiliser le niveau d’épargne nécessaire à leur développement. Ils seront donc dans l’obligation de faire appel à un apport de capitaux étrangers, publics ou privés, avec les conséquences que cela comportera inévitablement en termes de relations extérieures, mais également avec le risque de création d’une structure économique de type dualiste, comme cela a été souvent le cas,  avant leur indépendance, ou celui d’une désarticulation de leur tissu socio-économique.

Donc une succession de choix difficiles !

« Le problème du choix a été fréquemment posé sous la forme du dilemme : industrialisation immédiate ou industrialisation différée ? La tendance la plus générale est d’opter pour la seconde solution…

Pour les sociétés de structure socialiste, la question ne mérite pas un instant de réflexion : l’industrialisation et la socialisation vont de pair, se portant l’une l’autre ; la création d’un prolétariat est nécessaire, dans la mesure où ce dernier reste par excellence le moteur du progrès…

P.Gourou, dans son ouvrage consacré aux Pays tropicaux, présente un opinion nuancée, qui a pu cependant être jugée comme la justification scientifique de comportements conservateurs… Il accorde la priorité aux programmes de modernisation agricole et d’action sociale. » (page 376)

Idéologies et réaménagement des structures.

Balandier faisait remarquer qu’il convenait de distinguer la croissance actuelle des pays « attardés » de celle connue par les sociétés occidentales du siècle passé :

«  D’autres considérations renforcent encore cette remarque et conduisent à distinguer la croissance actuelle des pays « attardés » de celle connue par les sociétés occidentales au cours du siècle passé. Elles sont en premier lieu d’ordre culturel… Elles tiennent aussi à la structure des sociétés traditionnelles… Alors que la transformation fut continue, et relativement étalée dans le temps, en Occident, la croissance des sociétés sous-développées doit s’effectuer aujourd’hui d’une manière soudaine et à un rythme accéléré. Sinon, l’écart entre nations riches et nations pauvres ne fera que s’accroître et les secondes continueront à subir les effets préjudiciables de cette différence de potentiel économique. » (pages 377et 378)

Et pour obtenir ce résultat, les nations pauvres seront conduites  à mettre en œuvre des « techniques de choc », pour mobiliser les énergies :

« Pour créer le dynamisme indispensable à la réalisation de leurs programmes, pour faire tolérer le prix d’une mutation qui exige de véritables « techniques de choc » et impose un bouleversement des comportements, les gouvernements des pays attardés doivent susciter un « New Deal des émotions » (A.Gerschenkron). Ils ont, d’une manière ou d’une autre, à réaliser une véritable mobilisation idéologique. Le prétexte commun reste la lutte contre le colonialisme et le racisme : ce fut le leitmotiv des représentants réunis à Bandoeng… En Inde, l’émulation entre l’Union et la Chine nouvelle et la formule du « neutralisme dynamique » riche de succès internationaux  jusqu’à maintenant, ont permis d’animer les masses, d’apaiser les conflits de classes et de castes, de différer des réformes de structure qui paraissaient urgentes. » (Page378)

Et Balandier de conclure sur la vision de F.Perroux :

«  C’est en constatant l’ensemble de ces phénomènes que F.Perroux a été conduit à définir les conditions d’un « dépassement » du capitalisme. L’Occident doit rechercher des méthodes nouvelles, s’il veut intervenir à bon escient dans le champ des pays « attardés ». Une économie de service, et non de gain, paraît de plus en plus nécessaire et le choix des investissements ne doit guère s’inspirer des habituelles normes de rentabilité. M.Perroux vient de reprendre une thèse qui lui est chère ; il affirme sans équivoque :

« Une espèce humaine respectueuse d’elle-même se prononce en faveur du principe que les vies humaines, et les conditions fondamentales d’une vie humaine pour tous, doivent être protégées par priorité. Pour ce faire, il faut accepter des formes d’activité économique sans rendement, c’est-à-dire des formes bien spécifiées de l’économie gratuite ou de l’économie du don pendant une suite de périodes. » (page 379)

Rêverie utopique d’un économiste distingué ou pronostic confirmé par la suite des événements qui se sont succédé depuis près de cinquante années, aux historiens économiques de nous le dire !

Quelques conclusions de lecture :

 « Le colonialisme en question » de Fréderick Cooper

 ou « Le colonialisme en action » de Georges Balandier ?

un Diagnostic et une thérapeutique de développement

Il est possible de se poser une première question, celle de savoir si les travaux de cette équipe sont devenus obsolètes, en comparaison des multiples travaux dont M.Cooper a fait état dans son livre, et ma première réponse serait non.

L’équipe Balandier a inscrit ses réflexions et ses propositions dans la longue durée historique dont le concept clé est la « domination », à la fois multiséculaire, planétaire, et multiforme.

Leur travail avait le mérite de proposer un diagnostic, quasi-médical, et une « thérapeutique » également, quasi-médicale, en dehors de tout  a priori intellectuel, raciste, ou idéologique, sauf si, en ce qui concerne cette dernière caractéristique, on considère que certains facteurs de modernité, tels que l’hygiène ou l’alphabétisation sont, par exemple,  les enfants des « jumeaux malfaisants des Lumières ».

  Sur le fond des analyses historiques, le cadre intellectuel tracé et proposé par l’équipe Balandier paraît donc avoir conservé toute son actualité.

Et pourquoi ne pas donner la parole à M.Balandier lui-même, en citant quelques-unes de ses réflexions dans sa préface au livre « La situation postcoloniale» (2007).

« Pour moi, le postcolonial commence en 1955, à Bandung… Puis il y a eu la « Tricontinentale » dont on ne parle plus,…Viennent ensuite le discours de la libération, le discours tiers-mondiste, auquel j’ai contribué, bien plus qu’en le nommant… Tout cela fait une généalogie que l’on ne peut pas ignorer. Cette généalogie n’est pas la propriété d’une nation particulière ou d’un groupe. Elle est un savoir commun dont il convient de tirer des leçons actuelles dans une nécessaire relation à une histoire immédiate, encore obscure, injuste et grandement dangereuse…

Le lien à l’histoire me semble décisif et je ne suis pas sûr que les tenants des postcolonial studies l’aient à l’esprit, pour prendre une distanciation par rapport à l’actuel, faire apparaître ses conditions de formation, sa complexité et ses ambigüités….

Je me souviens d’avoir affirmé – cela choquait ou laissait incrédule au début – que l’anthropologie politique, en identifiant les réalisations du politique dans l’histoire africaine, constatait une créativité qui était peut-être plus importante que celle de l’Occident, j’entends l’Occident dans les siècles passés. Tant de formes politiques, tant de modes d’organisation, tant de modes d’aménagement et de la pacification du vivre-ensemble, tout cela avait été éprouvé…

Une dernière observation : on parle beaucoup d’hybridation, d’imbrication, de métissage ; je tiens donc à rappeler que la fait métis est une donnée générale des sociétés et des cultures. Il n’y a pas de produit « pur » en ce domaine, et les produits supposés « purs » sont ceux que créent par des artifices funestes et la violence, les régimes totalitaires… Nous devons considérer un tout autre phénomène : nous sommes passés avec l’accélération des techniques, des sciences et des applications de la science, dans un temps où le techno-métissage est en train de gagner toutes choses, toutes et tous…

Partout se constituent ces espèces de « nouveaux Nouveaux Mondes » qui s’imposent à nous, qui s’étendent, indépendants des territoires géographiques, annonciateurs d’un nouvel âge de l’histoire humaine.

Le postcolonial désigne une situation qui est celle, de fait, de tous les contemporains. Nous sommes tous, en des formes différentes, en situation postcoloniale. » (page 24)

Jean Pierre Renaud

Les caractères gras sont de ma responsabilité

Le Postcolonial ex ante? Le « Tiers Monde » de Balandier -lecture 2

Le Postcolonial ex ante ?

Le « Tiers Monde »

Sous-développement et développement

Georges Balandier

Cahier n°27

Notes de lecture 2

Le texte ci-dessous n’a pas d’autre ambition que de proposer une lecture résumée, et toujours d’actualité, d’une partie des analyses de la revue « Le Tiers Monde», avec citations des auteurs

(Notes 1 sur le blog du 11/02/11)

La mise en rapport de sociétés « différentes » et le problème du sous-développement –G.Balandier

(pages 119 à 135)

            Le rappel historique des relations entre sociétés « différentes » au cours des âges, a montré que les effets de domination ont toujours existé, à partir du moment où des sociétés fermées, immobiles, en équilibre interne supposé, sont entrées en contact avec d’autres, plus puissantes ou plus mobiles.

            A la période moderne du déclin d’un certain colonialisme, car depuis beaucoup d’autres se sont manifestés sous d’autres formes qui ne disaient pas leur nom, l’équipe Balandier  a donc porté son attention sur ce type de relations inégales, en approfondissant le concept et la situation de « sous-développement ».

            Le lecteur aura remarqué que cette analyse est effectuée en dehors de tout apriori idéologique, sur un plan que je qualifierais volontiers de technique.

            Mais il est évident que certains pourront contester, au travers de la grille des tests de sous-développement que proposait Claude Lévy dans la même revue, la notion même de sous-développement :

            Forte mortalité et notamment mortalité infantile

            Fécondité physiologique dans le mariage

            Hygiène rudimentaire

            Sous-alimentation, carences diverses

            Faible consommation d’énergie

            Forte proportion d’analphabètes

            Forte proportion de cultivateurs

            Condition inférieure de la femme

            Travail des enfants

            Faiblesse des classes moyennes

Echelle des sociétés (une collection de communautés)

I – La mise en relation des sociétés « différentes »

            « Toute société vivant en état de quasi-isolement, disposant donc intégralement de la marge de liberté que lui laisse l’adaptation au milieu qui la porte, serait toujours capable de maintenir ses points d’équilibre et d’évoluer selon sa propre « logique ». Elle aurait la possibilité de maintenir une harmonie qui lui est spécifique, puisque selon l’expression de CL.Lévi-Strauss, « elle serait, en quelque sorte, une société en tête-à-tête avec soi ». Ce n’est qu’une hypothèse. La mise en rapport intervient toujours, même entre sociétés considérées comme primitives ; elle joue en affirmant la pression des unes et en développant, au sein des autres, des discordances et des déséquilibres plus ou moins menaçants….

            On pourrait dire que la reconnaissance des problèmes du sous-développement est liée, pour une part, à la découverte de ces déséquilibres graves que crée la mise en rapport de sociétés inégales en puissance. G.F.FHudson l’affirme, en écrivant à propos des pays asiatiques : « Le véritable facteur de crise en Asie n’est pas la pauvreté sans espoir des masses – ce qui n’est pas nouveau – mais la désintégration sociale qui durant deux générations, a été le résultat des contacts entre l’Asie et l’Occident. Les études de « communautés » telles qu’elles se sont réalisées en Afrique, et surtout en Asie, ont associé en fait la prise de conscience du retard économique à l’état de « crise » conséquent aux rapports établis avec les puissances dominantes. » (page 120)

            « Mais l’aspect relationnel nous intéresse d’une autre manière, dans la mesure où il a constitué cette prise de conscience déjà évoquée. Les sociétés que nous disons « traditionnelles » ne maintiennent leur équilibre qu’à l’occasion d’une relative fermeture – ou tout au moins, à la faveur d’une activité d’échange n’opérant qu’à courte distance et dans un champ assez homogène. Il est devenu banal de constater que « le temps du monde fini » a commencé. Les déplacements de personnes, multiples et accélérés, l’animation toujours croissante de l’économie mondiale, l’efficacité accrue des communications établies par la radio, la presse et le cinéma sont parvenus à briser les frontières socio-culturelles les plus lointaines. L’exemple des nations industrielles, et à haut niveau de vie, s’impose jusqu’aux peuples les plus « périphériques » ; il suggère une modalité de l’existence qui n’aurait jamais pu être imaginée, par ces derniers, il y a moins d’un demi-siècle. La pauvreté est ancienne, mais la découverte qu’il y des remèdes à cette pauvreté est récente. C’est la constatation que fait le Dr Ambedkar à propos des populations de l’Union indienne ; et il ne manque pas de considérer l’événement comme ayant en soi une portée révolutionnaire. » (page 122)

            Les marxistes considéraient qu’au-delà de la lutte des classes, à l’intérieur des nations capitalistes, il existait une lutte des classes entre pays dominants, les impérialistes, et les pays dominés, les colonisés, mais ils ne cachaient pas que la lutte contre l’impérialisme aurait aussi pour résultat de détruire les structures socio-économiques anciennes, la condition sine qua non du progrès, notamment dans le cas de l’Union indienne

II – La nature des relations entre sociétés inégalement développées.

Balandier écartait l’explication simpliste d’après laquelle il existerait une loi naturelle d’expansion, mais posait la question de savoir si le développement des sociétés les plus avancées n’entraînait pas obligatoirement leur pression sur les sociétés les plus faibles.

Et l’auteur de citer la thèse de l’économiste S.H.Frankel quant au fonctionnement de la colonisation :

« La colonisation n’est rien de plus, ni de moins, que le procès de développement économique et social à l’échelle du macrocosme et du microcosme. »…

 « La colonisation est le procès par lequel ces structures nouvelles (économiques et sociales) sont appelées à l’émergence. » (page 125)

Il y a donc dans cette analyse une identification directe entre colonisation et croissance économique (economic growth), procès de colonisation et procès de changement structurel.

Mais Balandier souligne la nécessité de réintroduire la question des frontières des sociétés globales :

« Nous sommes ainsi conduits à introduire des considérations d’ordre spatial et des considérations d’échelle. » (page 126)

Les sociétés sous-développées ne disposent pas de de limites économiques bien défendues, et donc :

« De ces faits, nous avons la manifestation dans la politique récente de certaines sociétés « attardées », qui aspirent à se créer des frontières presque étanches à l’abri desquelles elles conserveraient la maîtrise de leur développement économique. » (page 126)

« Le fait du décalage d’échelle doit être souligné. Les sociétés les plus avancées techniquement et qui sont en même temps organisées à plus grande échelle – nations, puis fédérations et confédérations – n’entrent en rapport avec les sociétés « moins développées » que sur un pied d’inégalité ; elles tendent à inscrire ces dernières dans les limites de leur espace économique et politique. De ce point de vue, le procès de colonisation paraît révélateur : il conduit à l’aménagement d’ensembles sociaux de grandes dimensions, sur la base d’une différenciation économique et d’une inégalité entre éléments préexistants ; mais il ne fait que manifester un type de relations dont on ne saurait sous-estimer le caractère durable. (Page 127)

« Il faut maintenant revenir à une observation faite au début de l’étude : les sociétés dites développées et celles dites sous-développées, lorsqu’on les compare, apparaissent hétérogènes au plus haut degré. Ceci se comprend aisément puisque ces diverses sociétés, au cours de leur histoire, ont excellé dans des secteurs très différents de l’activité humaine ; elles révèlent toutes une avance considérable en quelque domaine et un retard en quelque autre. Les études des anthropologues, au cours des dernières décennies, se sont employées à lutter contre l’ethnocentrisme (cette habitude que nous avons de classer les sociétés en fonction de nos seuls critères) et à manifester la valeur particulière de toute société (d’une certaine manière donc les points où elle se révèle « en avance »…

« La réciprocité n’intervient que lorsque il, s’agit de sociétés situées approximativement au même niveau technico-économique. »

A l’occasion des rencontres entre sociétés inégales :

« Ce sont non seulement des rapports inégaux qui s’établissent à l’occasion de cette rencontre, mais encore des transformations importantes qui interviennent au sein du système le plus faible.

La conjonction de ces deux caractéristiques constitue une partie de la définition du sous-développement. » (page 128)

III Les problèmes que posent les relations actuelles entre « développés » et « sous-développés » (page 129)

Balandier rappelait tout d’abord un des propos de Marx dans sa préface du Capital, d’après lesquels les pays les plus avancés dans leur équipement industriel  donnaient aux pays « attardés » une image de leur avenir, et en soulignait l’ambigüité.

L’auteur relevait que :

 1) les incitations au progrès technique et économique étaient pour une large part d’ordre externe, et imposaient aux pays récepteurs une discontinuité brutale par rapport aux moyens traditionnels de production, par rapport aux relations sociales que ces derniers impliquaient.

2) ces incitations aux progrès sont plus contraignantes dans le cas des sociétés « attardées » qu’elles l’étaient, au cours des deux siècles passés, dans le cas des sociétés européennes, « une sorte «  de marche forcée » au progrès »

3) les sociétés en cours de transformation « accèdent à l’activité économique moderne à un moment où le marché mondial est structuré. On conçoit donc que la solution soit loin de dépendre d’elles-mêmes. » (page 131)

4) il est nécessaire d’accorder la plus minutieuse attention aux conditions culturelles et sociales auxquelles le développement est associé.

Le développement entraîne donc des conséquences importantes sur les sociétés « attardées », mais il en également sur la nature des relations avec les pays développés, et l’auteur de citer la thèse d’un auteur américain, d’après lequel, si les Etats Unis ne peuvent concevoir de contrarier l’industrialisation des pays attardés, ils ont néanmoins le souci de maintenir leur « leadership industriel ».

« L’empire américain » de Fréderick Cooper ?

Balandier notait en conclusion :

« On comprend ainsi que le problème du sous-développement, s’il exige, pour être résolu, une transformation des structures internes, requiert tout autant un réaménagement des relations internationales. » (page 132)

Jean Pierre Renaud

Les caractères gras sont de notre responsabilité