L’Afrique face à l’Aquarius : questions sur les « res nullius » ?

L’Afrique face à l’Aquarius : après le « res nullius » des terres, le « res nullius » des enfants, et tout autant le « res nullius » des ONG ?

            Lors du Congrès de Berlin sur le partage du continent africain dans les années 1884-1885, les gouvernements occidentaux du XIXème siècle raisonnaient de façon tout à fait hypocrite sur le principe d’une Afrique « res nullius », d’une Afrique n’appartenant donc à personne.

        AU XXIème siècle, les choses ont-elles changé, à voir le déroulement du feuilleton humanitaire de l’Aquarius ?

       Ces enfants, ces femmes et ces hommes n’appartiennent donc à aucune communauté humaine d’Afrique ?

          Les États Africains font preuve d’un silence assourdissant, alors qu’ils ont acquis leur indépendance il y a plus de cinquante années, laissant accroire que leurs enfants sont par définition apatrides, ainsi complices d’une régulation démographique inavouable.

        Assistance au lieu de responsabilité, ne s’agit-il pas de la maladie dont souffrent la plupart de ces États ?

         Le méli-mélo migratoire ancien et actuel en est l’illustration permanente, avec la montée en puissance d’un cinquième pouvoir, au-delà de celui de la presse, le quatrième, celui des ONG internationales ou nationales, les nouveaux États qui dictent le droit international et sa morale : à titre d’exemples de budgets, 500 millions de dollars pour MSF et Greenpeace, 800 millions de dollars pour Oxfam et Care, plus d’un milliard de dollars pour WWF, et plus de 2 milliards de dollars pour WorldVision, soit plus que le budget de l’Otan. (Source Ch.Reveillard)

       Le Président Trump aura tous les défauts que l’on veut, mais au moins aura-t-il eu le mérite d’obliger les puissances européennes à prendre leurs responsabilités, – s’il n’y a pas de volte-face – trop contentes jusqu’à présent de vivre à l’abri du parapluie militaire américain, et donc pour parler clair, d’être des pays assistés à vie, sans avoir le courage d’assumer leurs propres responsabilités.

       L’arrivée d’un Trump au pouvoir, sur une face, et de l’autre une crise migratoire très confuse entre réfugiés et migrants, mettent en évidence un consensus qui ne dit pas son nom sur une gouvernance de l’assistance et de l’irresponsabilité politique, qu’il s’agisse de l’Union Européenne ou de l’Union Africaine.

        Aux lecteurs intéressés, je recommanderais volontiers de lire le livre de Gaston Bouthoul, sociologue et polémologue intitulé « La surpopulation », lequel décrivait en 1964 ce qui allait se passer avec l’explosion démographique des pays africains.

          Une seule citation pour illustrer son analyse :

       « Prenons donc le cas de l’Algérie. Une seule comparaison suffit à nous donner la clé de toutes ces difficultés. En 1830, l’Algérie nourrissait environ un million d’habitants, la France une trentaine. En 1960, la France avait atteint 45 millions d’habitants et l’Algérie environ treize. Autrement dit si, entre 1830 et 1950, la population française avait augmenté dans la même proportion que l’algérienne, la France aurait aujourd’hui plus de quatre cents millions d’habitants. On peut imaginer la bonne humeur qui règnerait, s’il en était ainsi sur le territoire de la République. » (page 83, Petite Bibliothèque Payot)

           Jean Pierre Renaud

Les Mots de la post-colonisation : avec Jules Ferry, Georges Clémenceau, Jean Louis Borloo, et Esther Duflo

Les mots de la post colonisation ?

La « civilisation » de Jules Ferry – L’électrification miracle de Jean-Louis Borloo- La « responsabilité morale » d’Esther Duflo : est-ce bien différent ?

Flux migratoires et démographie africaine, ou les ignorances feintes de notre establishment, français ou européen.

Une clé trop souvent oubliée, le culturel

            Première observation : tous les Français qui se sont intéressés ou qui s’intéressent encore à l’Afrique et à son développement, comme tous les Africains qui se sont partagé le pouvoir depuis les indépendances, ou qui se sont tenus informés du cours des choses dans leur pays, ont toujours su ce qu’il en était de l’expansion démographique de l’Afrique.

            Au moment des indépendances, certains spécialistes, notamment Georges Balandier, avaient toutefois une lecture optimiste de cette évolution, en estimant que le décollage économique de l’Afrique Noire était possible, et donc de nature à absorber cette croissance démographique.

       Sur ce blog, le 12 juillet 2011, et en référence à un article du journal Les Echos (10/06/2011, page 17), « Afrique, la bombe démographique »), je rappelais à propos des « Printemps arabes » la thèse que défendait, plus de cinquante ans auparavant le sociologue et polémologue Gaston Bouthoul dans son livre « La surpopulation » (1964).

            Ce livre n’était pas dénué de qualités, mais le style et le contenu de l’œuvre, par trop tonitruants, étaient de nature à surprendre plus d’un lecteur.

            Gaston Bouthoul proclamait à l’époque un certain nombre de vérités qui en dérangeaient beaucoup, et à mes yeux, son grand mérite était de mettre le doigt sur un facteur de changement trop souvent négligé ou volontairement ignoré, le rôle capital des femmes.

            Deuxième observation : il semble que c’est avant tout en prenant connaissance des flux migratoires provoqués par les « Printemps Arabes », et plus récemment par les guerres du Moyen Orient ou d’Afrique, que l’opinion publique semble avoir réalisé que le problème existait.

            Auparavant, les flux migratoires étaient plus ou moins masqués ou cachés dans notre pays, avec des flux de migrants sans papiers, des opérations de régularisation humaine ou politique de cette catégorie de migrants, de regroupement familial vrai ou fictif, de mariages mixtes arrangés et souvent monnayés…

            De nos jours aussi, les chaines de télévision, en pleine concurrence de causes humanitaires, nous saturent d’images de migrants ou de réfugiés, et c’est tout le problème, quelle que fusse leur origine géographique, Afrique du nord, de l’ouest ou de l’est, Moyen Orient, ou  Asie.

            A présent, ce sont les mineurs isolés qui font la Une de nos médias, c’est-à-dire les enfants des pays du Moyen Orient ou d’Afrique, dont leurs parents nous font cadeau.

            Le cas de Mayotte est à ce sujet exemplaire, avec la proximité de la République des Comores.

            Troisième observation de nature historique : je rappelle que les spécialistes français du monde africain n’ont pas eu un regard pessimiste sur l’évolution démographique du continent, pas plus que nos hommes ou femmes politiques, dans les années qui ont précédé les indépendances ou qui les ont suivies.

            Dans la chronique que j’ai consacrée aux concepts de subversion et de pouvoir, j’ai relevé que dans les deux livres de Mendès-France et de Peyrefitte, « Choisir » et « Le Mal Français », la question de la démographie africaine ne semblait pas se poser.

            Un des bons spécialistes, sociologue réputé et reconnu de l’Afrique noire, Georges Balandier, soutenait en effet une thèse plutôt optimiste sur la démographie africaine, telle celle dont j’avais pris connaissance au cours de mes études dans la revue mendésiste « Les Cahiers de la République » (mai-juin 1957)

        Dans ce numéro, toute une série de chroniques étaient consacrées aux problèmes de l’outre-mer, dont celle de Balandier intitulée «  Problèmes sociologiques de l’Afrique Noire » (p, 38 à 47).

      L’auteur relevait tout un ensemble de problématiques complexes et difficiles à résoudre, et écrivait :

            « Les peuples africains disposent, par rapport à ceux d’Asie, d’un avantage considérable : les problèmes qu’ils  affrontent ne sont pas encore aggravés par une course de vitesse entre progrès économique et expansion démographique. La croissance des populations est cependant forte : une récente enquête en Guinée française a révélé un taux de croissance annuel établi entre 20 et 25% ; mais dans une perspective de développement économique les sociétés africaines peuvent pour la plupart intégrer ces bouches nouvelles sans risques sérieux. Ceux-ci n’apparaissent que dans les territoires où la politique de confiscation des terres, à l’avantage du colonat, confinant les paysans autochtones à l’intérieur d’étroites réserves. La moindre contrainte démographique permet aux pays d’Afrique noire d’envisager un développement économique moins brusqué, plus soucieux du coût social et humain : ils ne travaillent pas, comme ceux d’Asie, sous la menace permanente de la famine. Le Gouvernement de Ghana a su, dans ses prévisions, tenir compte de cette situation, il a le souci de réaliser les aménagements sociaux préalables à toute action économique de grande envergure ; il entreprend une tâche intensive d’éducation et de formation technique, constitue une administration adaptée aux nécessités modernes en même temps qu’il élargit l’infrastructure économique (et notamment, le réseau de communications) ; il n’aborde le développement économique proprement dit que d’une manière prudente et l’action porte en premier lieu sur le secteur agricole. Mais il reste difficile de prévoir combien de temps durera cette possibilité de ménager les étapes, de ne pas accepter le progrès à n’importe quel prix (et, en particulier, au prix d’ingérences étrangères lourdes). » (p,41)

Le lecteur aura noté l’expression que j’ai soulignée : « la moindre contrainte démographique ».

            L’auteur soulignait toutefois que le processus de développement qui pouvait être engagé rencontrait aussi des difficultés, notamment socioculturelles, et c’est là que se situait le vrai problème :

            «  La référence aux conditions culturelles s’impose : c’est d’ailleurs un domaine bien prospecté par l’ethnologue. La permanence de comportements typiques, ou de modes d’organisation plus ou moins adéquats, peut constituer un obstacle grave à la promotion économique du Noir africain.

         Les Fang du Gabon nous offrent l’exemple de « désajustements » résultant du maintien d’une attitude ancienne à l’égard des richesses. Il s’agit, avec ce peuple, d’une société médiocrement hiérarchisée où s’affirment les prééminences plus que les autorités instituées ; c’est ainsi que le riche (nkuma-huma) bénéficie d’un prestige qui lui donne figure de chef local aux yeux des étrangers. Seulement, la richesse consiste essentiellement en femmes (un proverbe affirme : Nos vraies richesses, ce sont nos femmes) et en « marchandises », serrées dans des coffres, qui apparaissent en quelque sorte comme des « femmes virtuelles » puisqu’elles interviennent dans la constitution des dots. Il est certain qu’une large part des revenus circule d’abord sous forme de dots, cependant que ces dernières obéissent aux mouvements des prix locaux. Dans la mesure où l’accès aux sources de revenus s’est individualisé, la compétition pour les femmes s’est exacerbée et le coût des dots n’a cessé de croître – comme croit d’ailleurs le nombre de célibataires forcés… »  (p, 43)

         Cette citation montre bien une des difficultés qu’ont eu à résoudre les nouveaux chefs d’Etat africains, la compatibilité entre le socio-religieux, le socio-culturel et le développement économique.

        Plus de soixante ans après,  l’évolution du monde noir montre clairement que cette difficulté n’a pas toujours été, et c’est un euphémisme, véritablement résolue, car une des raisons de l’explosion démographique de l’Afrique parait bien liée à un contexte socio-culturel, pour ne pas dire religieux, peu disposé à accepter un effort de régulation démographique conjugué avec un développement économique fondé sur de bonnes assises collectives.

        Le tissu socio-culturel  africain constituait dès le départ un adversaire redoutable pour tout développement, une sorte de nœud gordien, face à un patchwork de croyances, de langues, de mœurs,  et de modes de gouvernance, avec des structures complexes de parentés, de lignages, de castes, de chefferies dont les officielles du temps de la colonisation n’étaient pas toujours les chefferies réelles, etc…

       Il est beaucoup plus difficile de mettre en mouvement un changement culturel, souvent religieux, que de mettre en œuvre des capitaux ou des équipements.

        Comment ne pas faire un rapprochement avec la situation socio-culturelle qui existe dans certains de nos quartiers sensibles, et dont l’évolution sur la longue durée n’est pas toujours favorable à l’intégration de leurs territoires au sein de la République française ?

        Historiquement, ces analyses de la situation de l’Afrique ont-elles fondamentalement changé ? C’est loin d’être sûr.

Les mythes de la « civilisation »

       Quelle différence existe-t-il entre le discours d’Esther Duflo : « C’est une responsabilité morale » dans le journal Le Parisien du 18 septembre 2017, ou celui de Jean Louis Borloo sur la révolution promise de l’électrification de l’Afrique, et celui de la Troisième République sur la « civilisation » ?

         Sauf à dire que ces magnifiques concepts faisaient ou font précisément l’impasse sur les facteurs socio-culturels, sur le rôle des croyances, des coutumes, et dans la cas de l’Afrique, sur la condition féminine !

       Au cours du  fameux échange oratoire qui eut lieu à la Chambre des Députés, entre Jules Ferry et Georges Clémenceau, le 28 juillet 1885, rappelé dans l’éditorial du numéro cité des « Cahiers de la République », Clemenceau, bon connaisseur des civilisations asiatiques, soulignait l’importance des facteurs culturels :

        « Vous prétendez apporter à un peuple, à la pointe de l’épée, l’esprit d’une civilisation. Vous vantez un certain nombre de résultats spectaculaires des élites « ralliées », des hôpitaux construits, des routes, des écoles, l’ordre européen enfin, qui se donne à lui-même l’élégance d’être plus moderne, plus européen que l’Europe : gratte-ciels d’Alger ponts de Saigon. Mais tout cela n’est que le résultat d’une amère exploitation ». Ce que l’on prend pour une grande œuvre nationale n’est à la vérité que l’entreprise d’un petit nombre, le profit d’un plus petit nombre encore. Ainsi l’Europe industrielle, démocratique et sociale n’a exporté, sous le couvert de la colonisation, que ses vestiges féodaux renouvelés. Elle n’use des techniques modernes que pour leur rentabilité, masquant sous ses institutions libérales l’exploitation totale d’un peuple par un autre.

      Mieux encore : pour certains, l’alibi de la « présence culturelle », n’est encore qu’une forme d’impérialisme, et la plus grave, puisqu’elle tend à déposséder un peuple de ce qui fait sa dignité propre à savoir, sa culture… » (p,3)

      Vaste débat souvent caricatural, en notant que les deux hommes politiques qui s’affrontaient étaient parties prenantes de la gauche « impérialiste » de la Troisième République conquérante, que Clemenceau avait une culture  du monde asiatique que n’avait pas son adversaire, et c’est sur ce point que je voudrais insister, la « culture », le mot clé qui manque le plus souvent à mon avis dans les débats ouverts sur la colonisation, le développement, avant ou après les indépendances des anciennes colonies.

       Clemenceau mettait justement le doigt sur le point sensible, la « culture », mais les mondes culturels de l’Asie avaient, et ont encore,  peu de choses en commun avec celles d’Afrique.

           Cette différence de milieux culturels entre les deux continents constitue à mes yeux une des raisons du décollage économique réussi de la plupart des pays d’Asie et des blocages généralement constatés sur le continent africain.

            Indépendamment de tous les facteurs qui ont empêché ou ralenti le développement de l’Afrique noire, ce continent immense souffre d’une fracture religieuse et socio-culturelle entre les pays islamisés et les pays anciennement animistes ou fétichistes, puis en partie christianisés.

           Le continent africain a pour caractéristique capitale l’éparpillement de son patrimoine socio-culturel, et souffre donc de l’absence d’une  véritable colonne vertébrale culturelle de type collectif, comme dans le monde asiatique.

            Dans son livre sur la surpopulation, Gaston Bouthoul, mettait l’accent dans la première partie sur « Les faits, la mutation et la révolution démographique », avec en « 3 – Le déluge démographique ? L’explosion des pays sous-développés »    

            L’auteur décrivait le « sauve qui peut » des colonialistes face à la démographie galopante des colonies » (p,81)

            Les flux démographiques actuels, quels que soient les noms de baptême qu’on leur donne, sont aux rendez-vous annoncés et prévus.

            C’est la raison pour laquelle les exhortations actuelles de Madame Duflo ou de Monsieur Borloo s’inscrivent en définitive dans le même schéma d’analyse que celui ancien de la colonisation, mise au goût du jour avec l’aide au développement.

        Pas de solution en profondeur sans changement dans les cultures du pouvoir, car comme nous l’avons rappelé, George Balandier soulignait clairement la dimension socio-culturelle de cette problématique.

        Pour reprendre le propos de Monsieur Borloo, l’électrification du continent ne constitue pas une solution miracle, sans changement en profondeur des cultures.

        Rappellerai-je que le même Borloo a mis en œuvre un programme important de rénovation urbaine dans les quartiers sensibles de France, mais sans accorder assez d’attention à leur milieu socio-culturel qui a été laissé en jachère ?  

       Sans évolution des milieux socio-culturels d’Afrique noire, de leurs réflexes en face des naissances, la course de vitesse entre développement économiqueet croissance démographique risque d’être perdue d’avance, et c’est là qu’est le vrai tabou, dont personne n’ose parler.

         Il semble me souvenir que le pape François avait osé abordé le sujet de façon oblique lors d’un de ses voyages en Afrique, et que le Président de la République du Niger s’était engagé dans une politique courageuse de régulation démographique, d’autant plus courageuse qu’elle s’inscrivait dans un contexte culturel musulman.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Français et Africains ? Frederick Cooper -Situations coloniales et témoignages: Soeur Marie-André du Sacré Coeur

« Français et Africains ? »

Frederick Cooper

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Les situations coloniales et les témoignages

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 Les témoignages de Sœur Marie-André du Sacré Cœur dans le livre « La condition humaine en Afrique Noire » (Grasset 1953) et de Gaston Bouthoul dans le livre « La surpopulation » (Payot 1964)

         Après de nombreuses années de service en Afrique noire, l’auteure, « docteur en droit », proposait une analyse tout à la fois généreuse, rigoureuse, et salubre, de la condition humaine en Afrique Noire.

         Elle  livrait son diagnostic dans onze chapitres intitulés : L’écran – En pleine vie – La famille africaine – Le mariage coutumier – Evolution et décadence – Polygamie et monogamie – Liberté individuelle et puissance paternelle – « Mens sana in corpore sano » – Problèmes économiques – Elites africaines – Perspectives d’avenir.

         Certains Français seraient bien inspirés de lire cet ouvrage afin de mieux comprendre comment fonctionnait la famille africaine, et sans doute comment elle fonctionne encore en partie.

           Je reviens à présent au sujet traité, c’est-à-dire la problématique de la citoyenneté, telle qu’elle se posait en Afrique, dans les années 1945-1950, dans des dimensions politiques et sociales très ambigües.

             Outre le fait qu’il n’était pas facile d’organiser des élections au suffrage universel dans des territoires dont la majorité de la population était analphabète, alors qu’il n’existait pas d’état civil, donc pas de listes électorales, une petite partie de la population, ceux qu’on appelait les « évolués », fonctionnaires ou salariés d’entreprise, avaient obtenu, peu de temps après la Libération de la métropole, des avantages familiaux ou sociaux qui les rapprochait de ceux de métropole.

              Les discussions constitutionnelles en cours afin de définir le ou les statuts, et la nature des relations entre les territoires qui composaient l’ancien empire s’inscrivaient toujours dans le contexte d’une assimilation qui ne disait pas son nom, en tout cas d’une égalité revendiquée par les représentants politiques de l’Afrique Noire qui venaient d’être élus par un collège composé des « évolués ».

          Les Senghor (Sénégal), Houphouët- Boigny (Côte d’Ivoire), Modibo Keita (Mali), Tchikaya (Gabon), se reconnaissaient comme des citoyens de la nouvelle Union Française qui avaient droit non seulement à l’égalité politique, au suffrage universel, mais à l’égalité sociale, et ce fut une des difficultés insurmontables des réformes constitutionnelles des années 1945-1946, outre celle des statuts personnels différents selon les territoires.

               La citation ci-dessous donne l’exemple du nouveau régime d’allocations familiales dont pouvaient bénéficier les fonctionnaires des territoires d’outre-mer, notamment sous l’angle du régime familial de la polygamie, encore très présente alors dans tous ces territoires.

           « Cette polygamie a été favorisée chez les fonctionnaires, par la façon dont leur sont attribuées les prestations familiales.

               En Europe, celles-ci sont accordées aux parents pour les aider à couvrir les multiples charges qu’entraine l’éducation d’un enfant, dans un pays à structure familiale monogame, où l’hiver parfois rigoureux nécessite d’importantes dépenses (chauffage, vêtements chauds) ; et où le salaire du père est la principale, parfois même l’unique ressource du ménage.

          Transposer en Afrique les allocations familiales, telles qu’elles existent en Europe, et les verser au mari polygame, c’est accorder à celui-ci un supplément de salaire qu’il garde – comme d’ailleurs son salaire initial – pour son usage individuel, puisque chaque femme assume la charge de ses propres enfants. On pourrait citer de nombreux exemples : contentons- nous de quelques-uns.

            Tel infirmier dahoméen a huit épouses, qui toutes font du commerce pour élever leurs enfants (vingt- cinq en tout). Lui garde tout son salaire et ses allocations familiales, il vit très largement, invite ses amis, les traite royalement… Tel directeur d’école, également dahoméen, marié légitimement à l’église, a pris ensuite trois autres femmes. Il a sept enfants, touche les allocations familiales, mais les garde pour lui ; toutes ses femmes travaillent pour elles-mêmes et leurs enfants ; et la femme légitime paie, sur son gain personnel, le prix de la pension de sa petite fille, car le père n’intervient pas dans ces dépenses… Tel fonctionnaire, qui avait deux épouses et trois enfants, est nommé chef de canton. En arrivant dans son canton, il prend sept jeunes filles  … et l’année suivante, déclare sept naissances à l’état civil…

         Mentionnons encore ces fonctionnaires qui, touchant les allocations familiales, refusent de payer les médicaments des enfants malades, laissant tous les frais pharmaceutiques à la charge de la mère ; ou qui refusent d’aider les mamans malades à payer le lait nécessaire pour compléter la ration du nourrisson….

          Si l’on envisage l’ensemble de la population, on s’aperçoit que les fonctionnaires forment maintenant une catégorie privilégiée de citoyens : ils représentent, suivant les territoires, trois à six millièmes de la population, et ils reçoivent, au seul titre des prestations familiales et en plus de leur salaire normal, un total variant entre un cent cinquantième et un centième du budget du territoire. » (p,127)

         Ajoutons que ce sursalaire est alimenté par l’impôt… c’est-à-dire par les travailleurs du secteur privé qui, eux ne bénéficient pas des prestations familiales ; et par les ruraux, ces paysans noirs qui peinent pour assurer le ravitaillement des villes… et qui voient soixante pour cent de leurs enfants enlevés par la mort, parce qu’ils n’ont ni hôpital, ni dispensaire proche pour les faire soigner… comme ils n’ont pas d’école pour faire instruire les survivants… (les hôpitaux, les maternités, les écoles n’existent que dans les centres urbains). » (p,127)

         Cette citation vaut mieux qu’un long discours pour expliquer un des tenants et aboutissants de la discussion faussement académique qui agitait les cercles constitutionnels de la nouvelle Quatrième République, afin de fixer la nouvelle organisation et les nouvelles règles du jeu de l’ancien empire colonial, dont la composition relevait de la plus grande incohérence entre types d’Etat et de statuts personnels.

         Un autre témoignage, en tant que de besoin, celui du sociologue Gaston Bouthoul, dans son livre « La  surpopulation » (Payot 1964), ouvrage dans lequel il analysait tous les aspects positifs ou négatifs de la surpopulation qui allait gagner le nouveau monde, et expliquer aussi pourquoi la France n’avait pas d’autre solution que de mettre un terme à la colonisation.

        Il soulignait qu’un des facteurs de cette prise de conscience inévitable, était la conséquence d’une politique d’égalité sociale entre la métropole et les colonies.

       « Voici comment les choses se passaient dans le secteur des petits fonctionnaires africains bénéficiant d’allocations familiales analogues à celles de la métropole. Avec la prime au mariage et à la première naissance de l’épouse vierge, plus la rente supplémentaire correspondant à l’allocation du premier enfant, le fonctionnaire candidat-patriarche achetait une nouvelle vierge. Celle-ci lui assurait une nouvelle prime au mariage et à la première naissance, plus une multiplication d’allocations familiales. Pire encore, la loi Lamine-Guye avait encore étendu ces largesses au pullulement. Et chaque jour la presse française annonçait avec fierté que le bénéfice des allocations familiales avait été étendu à de nouveaux secteurs de primitifs désœuvrés et polygames, ceci bien entendu, aux frais du contribuable français. Exemple record : un petit fonctionnaire noir de Porto Novo, qui, avec ses 103 enfants touchait des allocations supérieures aux appointements du gouverneur général. «  (p83)

       Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Printemps Arabes » et « La surpopulation » de Gaston Bouthoul

« Printemps Arabes » en 2011

 « Afrique, la bombe démographique » Les Echos du 10/06/11 (page 17)

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« LA SURPOPULATION »

Gaston Bouthoul

(1964)

Lecture critique

            Un sociologue qui fut à la mode, à son époque, et qui acquît sa notoriété de chercheur, en créant la nouvelle discipline de la polémologie, présentée comme l’étude sociologique de la guerre, et dans le cas présent de la relation guerre-population.

            Ce livre, un brin provocateur, avec quelquefois de la verdeur dans les analyses et le propos, a le mérite de mettre l’accent sur les points sensibles de l’histoire de la vie de la planète, des points sensibles qui pour beaucoup d’entre eux, n’ont pas beaucoup changé.

            Comment ne pas relier le contenu de cet ouvrage à celui intitulé « Le colonialisme en question » de Frederick Cooper, qui a fait l’objet de notre analyse sur ce blog ?

            F.Cooper a évoqué le concept de « fissures » pour expliquer en partie de déclin du colonialisme anglais et français au XX°siècle, et nous avons tenté d’étoffer sa réflexion sur le concept en question, mais G.Bouthoul avait déjà identifié en 1964, une grande fissure dans le système, une vraie fissure, celle de la démographie.

            A ses yeux, la décolonisation était motivée par « un sauve qui peut » (page 81)  des colonialistes face à la démographie galopante des colonies.

            Qu’est-il donc possible de retenir des analyses de G.Bouthoul ?

            Le livre mettait l’accent sur l’étroite corrélation qui a existé au cours des âges entre les migrations humaines et les guerres, et il appelait donc l’attention sur les risques que faisait courir à l’humanité la surpopulation, en partie dans la ligne des analyses de Malthus.

            Il écrivait :

 « Aujourd’hui l’équilibre entre l’espèce humaine et l’univers est doublement rompu. Nous vivons désormais dans un monde délimité, inventorié, pesé, compté, et divisé : en un mot, dans un monde fini.

            A ce moment même, voici que l’humanité est saisie par une mutation démographique multipliant son potentiel d’expansion qui tend à devenir infini. Expansion accélérée dans un monde rétréci. Pire, expansion qui se produit dans un monde qui se contracte littéralement sous nos pieds comme une peau de chagrin. » (page 35)

            L’auteur relevait que si les pays occidentaux avaient eu la possibilité, c’est-à-dire le temps, d’accroître leurs ressources avant leur expansion démographique,  ce n’était pas du tout le cas des pays arriérés – de nos jours on dirait plus volontiers émergents – qui connaissaient une explosion démographique, sans pouvoir mettre en face l’accroissement des ressources économiques  nécessaires à leur vie et survie.

            Bouthoul mettait en lumière l’ensemble des facteurs qui pouvaient expliquer à la fois l’explosion démographique enregistrée dans beaucoup de pays, parallèlement au retard de leur développement économique, notamment les facteurs culturels et religieux.

            Il soulignait par ailleurs l’intérêt des initiatives qu’il baptisait du nom d’ « autocolonisation », les marches vers le progrès qu’avaient engagées des pays comme la Chine ou le Japon, capables d’adapter leur marche en avant aux contextes religieux et culturels de leurs sociétés.

            Et pour revenir pendant quelques instants sur quelques-uns de ses propos et jugements agressifs sur des sujets sensibles, l’auteur écrivait en 1964, c’est-à-dire peu de temps après l’indépendance de l’Algérie:

«  Faisons le bilan polémologique de la douloureuse guerre d’Algérie. Quel fut son aboutissement ? En faisant abstraction de tous les épisodes, la statistique répond : le résultat de ce conflit fut le départ de un million de chrétiens environ. Relaxation démographique, hélas proportionnellement égale à celle de la Guerre Civile espagnole (deux millions supprimés sur 27 millions d’habitants). » (page 82)

Et pour expliquer en partie le « sauve qui peut » de la décolonisation, ou comment il était possible, pour la France, sur ses ressources, et non pour ses colonies, sur leurs propres ressources, de faire face à leur explosion démographique en faisant droit à l’égalité de traitement entre citoyens, le sociologue écrivait :

« Voici comment les choses se passaient dans le secteur des petits fonctionnaires africains bénéficiant d’allocations familiales analogues à celles de la Métropole. Avec la prime au mariage et à la première naissance de l’épouse vierge, plus la rente supplémentaire correspondant à l’allocation de premier enfant, le fonctionnaire candidat-patriarche achetait une nouvelle vierge. Celle-ci lui assurait une nouvelle prime au mariage et à la première naissance, plus une multiplication d’allocations familiales….Exemple record : un petit fonctionnaire noir de Porto Novo qui avec ses 103 enfants touchait des allocations supérieures aux appointements du gouverneur général. » (page 83)

De nos jours, des observateurs bien informés pourraient citer le cas comparable de quelques maris polygames, heureusement très peu nombreux,  vivant dans la région parisienne.

Le message du sociologue n’était pas spécialement optimiste puisqu’il écrivait :

« Arrêtez le pullulement ou préparez- vous à la guerre. » (page 234)

Les sociologues qui ont poursuivi leurs recherches dans la ligne des travaux de Bouthoul, s’il y en a, devraient  être en mesure, peut-être, de nous dire si le mouvement d’expansion démographique de l’Afrique qui s’est poursuivi entre 1964 et 2010 a pu accréditer les sombres prévisions de Bouthoul.

Rappelons que les pays d’Afrique occidentale ont vu leur population multipliée, en cinquante ans,  par 3, 4, ou même plus de 7, dans le cas du Niger.

Relevons toutefois que le même sociologue notait que les deux innovations morales qui peuvent être de nature à infléchir le cours de l’histoire étaient, d’une part la Déclaration américaine des Droits, reprise ensuite par la Révolution française, et la libération de la femme.

« Depuis le Décalogue, la plus grande invention éthique a été la Déclaration des Droits américaine, reprise ensuite par la Révolution Française sous le nom de Déclaration des Droits de l’Homme… La seconde grande innovation morale des temps modernes a été la libération de la femme. Elle constitue le seul véritable fait nouveau dans nos conceptions sociales, politiques et morales. » (page 180)

Et plus loin :

« Le féminisme est la seule véritable nouveauté en politique. Il n’est possible que dans la modération des naissances » (page 236)

La thèse défendue par Bouthoul soulève beaucoup de questions, et dans le cas de la France, celle de la gestion des flux migratoires réguliers ou irréguliers suscités par l’explosion démographique des pays « émergents ».

Mais comment ne pas évoquer les crises récentes de la Tunisie et de l’Egypte, causées en grande partie par la proportion très importante des jeunes dans ces pays ? Plus de la moitié de la population égyptienne a moins de trente-ans ! Comment le pouvoir peut-il répondre à leurs aspirations, notamment en termes d’emploi ?

Et comment ne pas faire référence à l’une ou l’autre des analyses actuelles sur l’évolution démographique de l’Afrique ?

Dans les Echos du 11 juin 2011, la chronique d’Eric Le Boucher  dont nous avons reproduit le titre fait référence à des prévisions qui n’ont rien d’encourageant pour l’Afrique :

« La tectonique démographique dessine une Europe vieillissante et en partie déclinante, séparée par la mer Méditerranée d’une Afrique devenue une bombe démographique devenue bombe démographique : 416 millions d’habitants en 1975, 1 milliard aujourd’hui, 2,2 milliards en 2050. »

L’auteur prend comme exemple une ancienne colonie qui n’était pas française, sans doute par un heureux « effet du hasard », celle de la Tanzanie, en posant la question :

« Comment gérer une Tanzanie de 45 millions d’habitants aujourd’hui, à 138 millions dans quarante ans ? »

Il ne suffira sans doute pas de se contenter de dire : « Il n’y a de richesse que d’hommes » dans un contexte actuel de gouvernance qui fait courir ces pays à la catastrophe humanitaire, qui, ici, ou là, a d’ailleurs déjà commencé

Alors à qui reviendra-t-il la responsabilité de gérer les « excédents » de population, les flux migratoires des  pays  qui n’offrent pas à leurs citoyens des possibilités normales d’emploi ?

Jean Pierre Renaud