Gallieni et Lyautey ces inconnus !
Eclats de vie coloniale
Morceaux choisis
Empire d’Annam
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Indochine 1895-1896 : protectorat ou administration directe ?
L’empereur d’Annam Than-Taï,
vu par Lyautey : « fou » ?
Tout d’abord, un bref rappel :
Le blog a déjà abordé ce sujet à deux reprises :
– Le 30 novembre 2010, avec la lecture critique du livre « La vie militaire aux colonies » de M.Deroo. Nous avions noté qu’une très belle photographie de l’empereur en question ouvrait le chapitre intitulé « la grande vie », et qu’il s’agissait d’un empereur complètement fou, qui avait été destitué en 1907, parce qu’il torturait et assassinait ses concubines, une ouverture de chapitre tout à fait curieuse, et en tout cas inappropriée.
– Le 2 février 2011, nous étions revenus sur le même personnage historique, en commentant les pages de « Le Petit Journal Militaire, Maritime et Colonial » de l’année 1904.
Dans l’une de ses pages, le journal évoquait la « folie » de l’empereur d’Annam et rapportait « les journaux d’Indochine sont en effet remplis de détails sur les actes de cruauté etc… »
La question que la destinée historique de l’empereur Than-Taï posait était celle de savoir si sa déposition avait été motivée par son « indocilité » à l’autorité coloniale ou par son état mental.
Grâce au témoignage, qui suit, du commandant Lyautey, le lecteur aura la possibilité de se faire une opinion.
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Le texte qui suit, illustre parfaitement la problématique de l’exercice du pouvoir dans la colonie de l’Indochine : qui commandait réellement ?
L’Empereur d’Annam et son administration mandarinale ou le Gouverneur Général avec ses administrateurs ou ses officiers ?
Dans quelle configuration d’organisation des pouvoirs ? Dans celle d’un protectorat au sein duquel la puissance coloniale se réservait les relations extérieures et un certain nombre de pouvoirs régaliens, ou dans celle d’une administration coloniale directe à laquelle l’ancienne administration annamite obéissait ?
A l’époque de Gallieni et de Lyautey, la France avait conservé les apparences d’un protectorat, en plaçant des résidents auprès des différents échelons de pouvoir annamite, région ou préfectures, mais cette répartition des pouvoirs était de plus en plus largement une fiction.
Nous verrons, une fois de plus, à la lecture des extraits de lettres de Lyautey qu’il était un chaud partisan de la solution du protectorat, du maintien en place des pouvoirs traditionnels, pour tout un ensemble de raisons qu’il y exposait.
Son opinion était d’autant plus intéressante que le personnage d’un Than-Taï, mis en place par le pouvoir colonial pour être docile, soulevait beaucoup de questions, que Lyautey n’esquivait pas dans ses lettres.
Peu de temps avant le limogeage par le gouvernement du Gouverneur général de Lanessan, Lyautey l’accompagnait au cours de son déplacement à Hanoï, capitale du Tonkin. Sur ce trajet, le Gouverneur général allait faire escale à Tourane, pour aller saluer l’Empereur d’Annam, à Hué, le siège de son Empire.
A bord de la Tamise, en rade de Tourane, 16 novembre 1895,
« Le bateau vient de stopper. Le canon a tiré, répondant au salut. Les embarcations se pressent autour de nous…L’une d’elles a accosté, et Huong-Triep, le troisième Régent de l’Empire d’Annam, est à bord ; il est en robe rouge brodée de cercles d’or, la plaque de grand-officier et les insignes indigènes de son rang, breloques d’or et de soie…. Le Régent tend au Gouverneur général sa petite main de momie où, sous le gant blanc, pointent les ongles du lettré ; puis, se retournant, il prend des mains d’un mandarin un grand cylindre de soie rouge qu’il dépaquette lentement. C’est une lettre de l’empereur d’Annam. Le Gouverneur général parait satisfait. Congratulations… »
Lyautey s’éclipsa pour visiter Tourane et laissa les autorités supérieures échanger leurs visites de courtoisie. A son retour, M.de Lanessan lui reprocha « de ne lui avoir pas laissé le moyen de me faire causer avec Huong-Triep, le troisième régent, le vrai souverain de l’Annam, l’intime participant de sa fameuse et discutée politique. » (LTM/ p,71)
En 1896, Lyautey complétait son évocation du personnage :
Dans une autre correspondance datée d’août 1896, escortant le nouveau Gouverneur général, M.Rousseau, Lyautey racontait sa visite à Hué, siège de la Cour d’Annam à Hué, et les festivités brillantes et toujours aussi colorées, qui s’y déroulèrent, et voici maintenant dans un des palais, le jeune Empereur en personne !
« Une seconde salle du trône, le trône vide toujours et drapé de la couleur royale ; le cortège, toujours grossi, s’y enfonce dans des profondeurs sombres où luisent dans l’obscurité maintenue les nacres incrustées, l’or de caractères, les reflets bleus des porcelaines. Puis un long corridor, un cloître plutôt, où, dans de beaux vieux cadres en bois sculptés, s’alignent aux murs les plans symboliques et fantaisistes des villes de l’Annam, et enfin, éclairant l’ombre, venant du fond, une note lumineuse et éclatante : un joli, mince et élégant éphèbe, dans une gaine de soie jaune or sur laquelle flamboient le grand cordon de la Légion d’Honneur et la grande sapèque des dix mille soutiens ; au cou une rivière de diamants, sur la tête un haut turban de la soie royale de la robe. C’est Than-Taï, le roi de l’Annam.
Il s’avance à la rencontre du Gouverneur, seul entre deux hérauts en velours grenat, portant les sabres, courbés en deux. Il prend le Gouverneur par la main, gracieux et hautain, et avec ce singulier dandinement féminin et presque provocant que lui imposent les rites, il l’emmène dans la troisième salle d’apparat, gravit une première estrade, une seconde estrade, s’assied sur son trône d’or, sous le baldaquin d’une vielle broderie chinoise à grands caractères d’or et, au haut bout d’une longue table où le champagne est versé parmi les fleurs. Le Gouverneur est à sa droite, le Résident supérieur à sa gauche, puis tous les Européens dans l’ordre des préséances, puis les Régents et Hguyen-Tanh, et c’est tout. Les suites ont disparu ; seuls restent, derrière le Roi, les eunuques portant le crachoir d’or, le service à thé toujours préparé, enveloppé de soie rouge, les porte-sabres et, derrière chacun de nous, les porteurs d’éventails de plumes ; rythmant tous ensemble leur coup de vent net et sec.
Il est grave comme une idole, le petit roi, sa robe éclatante et le feu de ses diamants se détachent sur une grande tapisserie des Gobelins, douce, discrète, aux tons fondus ; et sous le masque de l’enfant pensif, presque de jeune fille, on a peine à imaginer le petit tigre que racontent les rapports du palais, le petit Néron qui, l’an passé, à seize ans, faisait ouvrir une femme en deux après l’avoir possédée, enduisait une autre de pétrole et la faisait flamber la tête en bas, faisait sur une troisième découper des lanières des épaules aux cuisses, et qui, aux remontrances des quatre vénérables régents ici présents, répondait par une volée de coups de pied.
L’audience passe rapide dans l’échange des paroles d’apparat…Le Gouverneur se lève, le Roi le prend par la main et le quitte au seuil du cloître : à chacun de nous la main tendue avec une toute petite inclinaison de tête très protectrice, exactement celle à Paris d’une maitresse de maison très hautaine, très snob. J’évoque des noms…
Il est cinq heures du soir, le lieutenant Lagarde et moi attendons en grande tenue sur la dernière marche du large escalier qui descend de la Résidence au fleuve ; le parvis d’un palais de Venise. Le sampan royal de la berge opposée a démarré. Thanh-Taï vient rendre sa visite au Gouverneur.
L’heure flamboie. Le fleuve, les aréquiers de la rive, les fonds de verdure, l’écran des montagnes, si vaporeux ce matin, baignent dans l’or… » (LT/p,62)
Mais le sampan a accosté, Than-Taï débarque. Il a ce soir une robe verte, mais toujours le royal turban jaune, le grand cordon, le grand collier de diamants qui flamboie au couchant du soleil…
Le Gouverneur l’attend sur le perron, et cette fois, dans le salon de la Résidence, le Gouverneur, le Résident, les Régents s’assoient seuls avec lui. Lui au bout de la table où est préparé le champagne, qui passe ici à l’état de vin sacré… » (LT/p,64)
26 août 1896
« Remise de la barrette aux cardinaux, – je ne vois pas d’autre comparaison, – Le Roi, suivant la tradition suivie à l’égard des Gouverneurs généraux, confère à M.Rousseau le 1er degré de noblesse au titre de Pho-Nam-Vuong ou Prince de Pho-Nam, et à M.B., Résident supérieur, le 3ème degré. »
Lyautey décrivait avec beaucoup d’humour et de piquant cette cérémonie, et reproduisait in extenso le discours de Than-Taï lors de la remise de sa barrette à M.Rousseau :
« Le 6ème jour, 2ème mois, de la 8ème année du règne de Than-Taï (1896)
Par obéissance aux volontés du Ciel, l’empereur d’Annam ordonne : etc…» (LT/p, 66)
Et Lyautey de poursuivre la description des fêtes fastueuses qui accompagnèrent la visite de M. Rousseau à Hué, processions, festins, embrasement des eaux, car le palais comprenait toute une succession de bassins, une lecture à recommander.
Dans sa lettre « Tourane, lundi 31 août 1896, Lyautey rendait compte de leur excursion au Col des Nuages. Le Roi monte à bord de la chaloupe à vapeur :
« Est-il rassuré ? Toujours nous avoue-t-il naïvement, quand sonne le dîner que sa mère lui a expressément défendu de manger d’autre cuisine que la sienne ; et il fait riz à part, tirant sa popote de grandes boites laquées. Dame ! La dynastie est payée pour se méfier. Et encore il est très royal dans sa visite du bateau, pendant le « cercle » du soir, où assis à l’avant il répond négligemment aux amabilités du Gouverneur et des siens. Et puis, la nuit tombée, le « gosse » reprend le dessus, il n’a pas ou à peu près pas de surveillants : zut pour la Cour ! zut pour les rites ! zut pour Trong-Hiep le censeur ! et le voilà qui à partir de minuit court le bateau avec le petit frère, ayant avec ses croix et ses robes brochées dépouillé tout décorum, faisant des farces aux officiers du bord, réveillant l’un en lui chatouillant le nez et se tordant, invitant l’autre à boire, grimpant aux bastingages, fouillant dans nos affaires ; mon sac de voyage l’épate. » (LT/p,77)
L’excursion au Col des Nuages se déroula parfaitement.
Et avant le départ de M.Rousseau, le Roi vint visiter le Haïphong, le plus grand bateau qu’il ait vu jusqu’ici,
Et sur ce bateau, Lyautey rapportait la conversation intéressante qu’il avait eue avec l’ingénieur en chef, Directeur des Travaux Publics, qui ne partageait absolument pas la philosophie du pouvoir du commandant.
« A bord du Haïphong, en route de Tourane à Saïgon, 1er septembre soir,
… C’est depuis huit jours ma constante, très cordiale et plaisante querelle avec l’ami R…, ingénieur en chef des Ponts, directeur des Travaux publics… au Parlement, nous serions vraisemblablement sur les mêmes bancs, poursuivant le même but… R… écume de se courber, de se découvrir, de rester debout, de voir M.Rousseau, inspecteur général des Ponts, po-ly-tech-ni-cien, etc, etc, céder le pas à ce môme vicieux, et ronchonne les mots « mascarade, humiliation » ; moi, je rigole ; j’émets l’idée, qui le fait bondir, que je ne sais pas pourquoi nous ne lui baisons pas la main.- eh ! qu’est-ce que ça me fait ses vices, la gale de son petit frère, ses néroneries de palais ; c’est le petit-fils des Gia-Long et des Ming-Mang, le dernier des Nguyen, c’est la grande force sociale de cet empire de 20 millions d’hommes, au passage duquel les populations se couchent dans la poussière, dont un signe du petit doigt est un ordre absolu ; et grand Dieu ! servons-nous en et n’énervons pas cette force, puisque nous tenons les ficelles, et persuadons-nous que ce n’est ni l’Administration directe, ni toute la compétence technique des B… et des N… qui la remplaceront, et ne fût-ce que par conviction, honorons-le par politique. Toute la philosophie du Protectorat est là-dedans ; et c’est pourquoi… il ne fallait pas annexer Madagascar.
Et maintenant que la féérie est finie, Than-Taï parti, et le courrier en marche, examinons notre conscience.
Il n’y a pas de mot assez fort pour flétrir la conduite de la France vis-à-vis de ce petit Roi. Nous avons beau jeu de nous indigner de ses vices, de ses cruautés, de son insouciance. On connait son histoire. En 1889, à la mort de Dong-Khan notre créature, ne voulant naturellement pas remettre sur le trône Ham-Nghi, chef du parti national, le déporté d’Alger, nous allâmes chercher un fils de Duc-Dui, fils adoptif et héritier de Tu-Duc qui avait régné quelques heures à la mort de ce prince, en 1883. Ce fils c’était Than-Taï qui avait 11 ans. Elevé en prison avec sa mère, dans les besognes serviles, loin des partis et des échos de la cour, il était à notre merci, malléable à volonté…Qu’avons-nous fait ? Pendant deux ans, nous avons placé auprès de lui, au Palais, un commis subalterne, sous prétexte de lui apprendre le français. Et puis, c’est tout. On lui a donné des joujoux… Et on l’a laissé pousser comme il a voulu, oisif et tout puissant, dans le mystère de cde monde d’eunuques, de harem, de bas serviteurs… Et la sève est venue, et le petit homme est très vivant, et les flatteurs et les pourvoyeurs étaient là tout prêts ; et ça s’est déchainé en débauches et cruautés, avec les raffinements et l’ampleur que comporte l’exercice absolu de la tyrannie domestique. Mais enfin, enfin, à qui la faute ? Et alors, ce furent des punitions de collège, le Résident supérieur venant faire des scènes de pion, le mettant aux arrêts pendant 30 jours dans une pagode avec trois femmes seulement, des remontrances solennelles du conseil des Régents, ravis au fond et faisant courir le bruit que le Roi était fou pour se ménager le moyen de le déposer et de nous proposer une créature de leur choix… »
Plus loin, Lyautey mettait en cause le comportement et la qualité de nos Résidents supérieurs :
« Et ce n’est pas un des moindres vices de notre panier à salade social que cette disparition des gentlemen dans les hauts postes… » (LT/p,83)
Sans commentaire !
Jean Pierre Renaud
Les caractères gras sont de ma responsabilité
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