Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local- IV- Gallieni et la Reine Ranavalona III

Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local

1850-1900 : au Soudan, avec Samory, Almamy, en Annam, avec Than-Taï, Empereur d’Annam, à Madagascar, avec la Reine Ranavalona III

IV

Gallieni et la Reine de Madagascar, Ranavalona III

            Dans le livre « Le vent des mots, le vent des maux, le vent du large », j’ai examiné longuement le pourquoi et le comment de l’expédition de Madagascar en 1895, financée à crédit,  ses caractéristiques matérielles et politiques, afin de mieux comprendre qui  décidait quoi et quand,  du gouvernement ou de l’exécutant sur le terrain colonial ?

« 4ème Partie Communications, fil à la patte ou alibi ?

La conquête à crédit de Madagascar en 1895 (pages 399 à 479)

Chapitre 5 : Les communications ont-elles été l’alibi de la déposition de la reine Ranavalona III ? (pages 465 à 479)

            J’ai notamment cherché à comprendre pourquoi Gallieni avait déposé la Reine Ranavalona III en 1896 à partir du contenu des messages échangés entre Paris et Tananarive, en profitant de la carence des communications existant alors entre les deux capitales.

            En 1895, la Grande Ile ne disposait d’aucune route et d’aucun réseau télégraphique, de quelques ports de transbordage, et la France eut beaucoup de mal à atteindre les plateaux de l’Imerina pour conquérir la capitale.

      Il convient de rappeler que la monarchie merina avait trouvé que la meilleure façon de se protéger de l’extérieur était de compter sur les fièvres et l’absence de communications.

       Protectorat ou non, à prendre connaissance des sources consultées, les gouvernements n’avaient pas les idées claires sur le sujet, et de façon tout à fait surprenante :

       « En janvier 1896, Guiyesse, ministre éphémère des Colonies (6 mois), donnait ses instructions au résident Général Laroche et lui recommandait (3) : « Afin de marquer sa situation vis-à-vis du gouvernement français, vous inviterez la reine à se servir à l’avenir de la formule de promulgation suivante :

      « Moi, Ranavalona, par la grâce de Dieu et la volonté de la République française, reine de Madagascar », formule qui démontrait la souplesse d’une république laïque, et souvent franc-maçonne, qui était capable, à Madagascar de faire bon ménage avec Dieu et la reine. » (p,467)

      Plus tard, en mars 1896, à la Chambre des Députés, Lebon, le ministre des Colonies déclarait :

       « Les événements ont marché, des déclarations ont été faites et notifiées : des décisions inéluctables ont été arrêtées. En présence de faits acquis ou consommés », et plus loin… , « La Reine Ranavalona conservera donc, avec son titre, les avantages et les honneurs qu’ils lui confèrent ; mais , ils lui sont maintenus dans le cas de l’acte unilatéral signé par elle, sous la souveraineté de la France… » p,468)

     Il s’agit des instructions citées plus haut et données par le ministre Guiyesse en janvier 1896.

   Il ne s’agissait plus de protectorat, mais purement et simplement d’annexion :

     « La loi d’annexion fut adoptée le 20 juin 1896, par 312 voix contre 72 et promulguée le 6 août 1896.

     La monarchie était devenue une coquille vide, il ne restait plus qu’un pas à effectuer pour la supprimer, et c’est ce que fit Gallieni. » (p,469)

     La situation était devenue incontrôlable, l’insécurité généralisée, et la noblesse merina affaiblie ou mise à l’écart, alors qu’elle avait jusqu’à présent main mise sur la gouvernance de l’île, au niveau central et local. La monarchie avait réussi, tout au long du XIXème siècle, à donner un début d’unité politique du pays : la Reine avait des gouverneurs dans les différentes provinces.

    Il est exact que le pouvoir était alors entre les mains d’une monarchie et d’une administration mérina, c’est-à-dire le peuple des plateaux, et le général Gallieni avait décidé de « détruire l’hégémonie merina ».

     Il est non moins exact qu’une partie de cette élite monarchique complotait contre la France et alimentait les troubles de la sécurité publique dans toute l’île.

      Gallieni n’y alla pas de main morte. Après avoir fait fusiller deux des représentants les plus éminents de la caste noble merina, le ministre de l’Intérieur, Rainimandraimanpandry  et le prince Ratsimamanga, il déposa la reine Ranavolana III, et l’envoya en exil le 28 février 1897.

      A lire les échanges de correspondances entre le ministre Lebon et le général Gallieni, on en retire la conclusion évidente que l’un ou l’autre interlocuteur, ou les deux, surent mettre à profit les difficultés de communication, bien réelles entre Paris et Tananarive, pour prendre ce type de décision de caractère capital.

     Le général Gallieni écrivait d’ailleurs le 12 mars 1897 à Lebon : « J’aurais voulu prendre votre approbation avant cette grave mesure, mais nos communications télégraphiques étaient trop lentes et il fallait agir vite. » (7)

     Le proconsul en avait ainsi décidé.

      Toujours dans le livre déjà cité au titre des réflexions que suscitait cet épisode colonial, je notais :

      « Troisièmement, fluctuation de la ligne politique générale à tenir quant au régime politique à maintenir ou à établir dans l’île ou non, communications télégraphiques possibles ou pas, le débat trouvait de toute façon ses limites dans le fonctionnement même de la chaine de commandement, c’est-à-dire dans la marge de liberté laissée au général Gallieni. Nous retrouvons ici un de nos thèmes favoris d’analyse et de réflexion : quelles que puissent être les instructions données à un chef militaire ou civil placé sur le terrain, lui seul apprécie ce qu’il doit faire…

      Quatrièmement, en supprimant la monarchie merina, Gallieni avait tranché la question de fond du régime politique de l’île alors que le régime qu’il avait trouvé dans l’île faisait cohabiter curieusement république et monarchie.
            Etait-il possible et souhaitable de conserver la monarchie. Personne ne le saura bien sûr, mais il est possible que Lyautey, placé dans les mêmes conditions politiques l’ait conservée, comme il le fit plus tard au Maroc. Ce ne sont que des supputations qu’adorent beaucoup d’historiens qui diraient sans doute, pour expliquer la décision Gallieni, qu’il avait cédé à sa fibre républicaine. » (p,476)

       Il y a au moins un facteur qui pouvait expliquer ce type de décision, une ignorance assez généralisée de la culture des peuples de l’île et de ses coutumes, et donc une méprise sur le rôle quasi-religieux de la monarchie merina, en tout cas à cette époque.

     Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés

Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local

1850-1900 : au Soudan, avec Samory, Almamy, en Annam, avec Than-Taï, Empereur d’Annam, à Madagascar, avec la Reine Ranavalona III

            A la différence du Royaume Uni, la République Française n’a pas cru bon de respecter les institutions de gouvernance politique ou religieuse de nature très variée qui existaient dans ses colonies, bonnes ou mauvaises à ses yeux, qu’il s’agisse de l’Afrique, de l’Indochine ou de Madagascar.

       Je serais tenté de dire qu’une partie, une partie seulement, des difficultés que connaissent encore aujourd’hui certaines des anciennes colonies françaises procèdent de cette  conception républicaine de gouvernance centralisée à ambition universaliste mise en œuvre par les proconsuls qu’étaient les gouverneurs généraux et les gouverneurs, sur le modèle napoléonien de la métropole.

      Je ne suis pas sûr que la solution de l’administration coloniale directe telle qu’elle fut pratiquée outre-mer ait toujours été une bonne solution, même si concrètement cette administration n’aurait jamais pu y subsister sans s’appuyer sur les réseaux de pouvoir traditionnels, c’est-à-dire grâce au truchement. Dans beaucoup de cas, l’administration directe fut une fiction.

        Le truchement fut la solution administrative concrète qui permit d’agir à l’ombre des structures et superstructures bureaucratiques de  type centralisé des colonies.

       Il est évident qu’au moment de la décolonisation, ce fut évidemment un choc, faute de pouvoir s’appuyer sur des peuples prêts à accueillir la démocratie, compte tenu du patchwork religieux, culturel, et ethnique qui était le leur, et de la disparition de leurs anciens régimes politiques.

        Faute pour eux de pouvoir tirer profit de traditions de pouvoir religieuses et culturelles encore solidement ancrées dans la population, l’histoire postcoloniale a mis en évidence la recherche de nouveaux leaders par ces peuples !

        Une fois indépendants, et en raison du succès mitigé des processus de démocratisation en cours, la plupart de ces pays sont allés de crise en crise, sans doute parce que la démocratie à l’occidentale était soit prématurée, soit inadaptée aux cultures locales de ces pays et aux modes de gouvernance auxquels leurs habitants étaient habitués.

       Ce que ce qu’on a appelé récemment les « printemps arabes » ne relèveraient-ils pas de la même erreur d’analyse des contextes historiques, ce qu’il conviendrait d’appeler nos œillères historiques, et peut-être démocratiques ?

    Nous proposerons donc d’illustrer cette problématique historique dans  trois cas, avec l’Almamy Samory, dans le bassin du Niger, la reine Ranavalona III à Madagascar, et Than-Thaï, l’Empereur et « Fils du Ciel » d’Annam en Indochine.

      Comme nous le verrons, le contexte colonial n’était pas du tout le même en Afrique, en Indochine, ou à Madagascar.

       Il faut avoir lu des témoignages historiques de cette époque pour apprécier les perceptions religieuses et culturelles d’un rôle quasi-divin qu’avaient les Annamites ou les Malgaches à l’égard de leur Empereur, Fils du Ciel, ou de leur Reine, dans un halo de croyances, de superstitions, et de soumission.

      A titre documentaire, nous citerons un échantillon de ce type d’état culturel au Tonkin, avec l’histoire de l’Enfant du Miracle que nous avons contée dans le livre « Confessions d’un officier des troupes coloniales-Marie Etienne Péroz »

&

      Jusqu’à la fin du XIXème siècle, l’Afrique était largement inconnue, et  dans sa partie ouest, seules ses côtes étaient un peu fréquentées par des bateaux venus d’Europe, car la barre rendait difficile les accostages.

      Comme l’avait noté le géographe Richard Molard, l’Afrique souffrait de son immense continentalité.

      Lorsque les Français se mirent dans la tête de partir à la conquête de ces territoires, les troupes coloniales découvraient une Afrique très morcelée, constituée d’une myriade de peuples, de cultures, de langues et de croyances.

        Après avoir lu de très nombreux récits d’explorations ou de campagnes militaires, je me suis très souvent demandé pourquoi la France s’était engagée dans de telles aventures, alors que les terres conquises n’avaient pas beaucoup d’intérêt économique, à la différence des territoires africains conquis par les Anglais, tels que la  Nigeria ou le Ghana actuel.

      Au fur et à mesure de leur pénétration, ces troupes affrontèrent successivement des rois, mais surtout des Almamy de religion musulmane qui défendaient ou s’efforçaient d’arrondir leurs territoires, souvent d’ailleurs au prix de guerres intestines.

       Tel fut le cas du sultan Samory que la France affronta au cours de la montée des troupes coloniales vers le bassin du Niger tout au long des années 1885-1900.

    Samory, comme le sultan Ahmadou plus à l’est, menait une guerre permanente avec les royaumes bambaras du même bassin.

            Sur le fleuve Niger, la France fit la guerre aux rois et aux sultans qui s’opposaient à la conquête française, notamment aux sultans Hadj Omar, Ahmadou, et Samory qui avait réussi à fonder un grand empire, unième tentative d’unification territoriale dans cette zone géographique marquée alors par un patchwork de dialectes, de croyances, et de coutumes, un patchwork qui dure encore.

            Aussi bien au Ghana, l’ancienne Côte d’Or, qu’en Nigeria, les Anglais laissèrent en place les pouvoirs traditionnels, le chef des Ashantis au Ghana, et les émirs du Sokoto et de Kanem en Nigéria.        

            En Afrique occidentale, quelques officiers ne partageaient pas la conception de prise en charge politique directe, qui consistait à se substituer aux rois ou sultans qui gouvernaient alors ces territoires.

            Dans les années 1880, le colonel Frey et le lieutenant Péroz faisaient partie de cette petite cohorte, dont le regard était beaucoup plus lucide que celui des nombreux ministres de la Marine et des Colonies qui eurent la responsabilité des conquêtes coloniales, laissant les événements marcher selon le propos de l’un d’entre eux, les décisions étant, soit prises sur le terrain, soit à Paris, par des experts, le plus souvent des officiers de marine..

            A lire les nombreux récits et témoignages de l’époque, rares étaient ceux qui dans le monde politique auraient peu définir ce qu’était un protectorat par rapport à un régime colonial d’administration directe.

            Un seul exemple, celui d’un ministre qui fut un des plus grands colonialistes de cette époque, Hanotaux, lequel s’illustra dans la conquête de Madagascar en 1895, et dans l’affaire de Fachoda, en 1898.

       Sa doctrine fut on ne peut plus fluctuante pour savoir si la France devait établir un protectorat dans la Grande Ile malgache ou mettre en place une administration directe, ce que fit Gallieni, comme nous le verrons.

        Commandant du Soudan français en 1885, le colonel Frey avait tenté d’amadouer indirectement l’Almamy Samory en tentant de « franciser » Karamoko, son fils préféré. Dans ce but, il organisa un voyage dans notre pays, en vue de le convaincre, par l’intermédiaire de son fils, qu’il était possible de nouer une alliance fructueuse avec la France, ce qui ne fut pas le cas.

       Dans le livre « Les confessions d’un officier des troupes coloniales Marie  Etienne Péroz », j’ai consacré le chapitre 8 à cet épisode historique, sous le titre :

« 1886, le voyage extraordinaire en France de Karamoko, fils préféré de Samory, une occasion manquée »

       Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés

En apéritif de lecture, les « situations coloniales » d’après Sophie Dulucq

En apéritif de ma future lecture critique du livre « Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » de Sophie Dulucq : les « Situations coloniales ».

Comment lire et comprendre la définition de l’expression « Situation coloniale » dans le petit lexique « Les mots de la Colonisation », page 106 ?
Une toile d’araignée pleine de trous, ou encore un archipel, des archipels, beaucoup plus qu’un système ?

            Les lecteurs de ce blog ont la possibilité de lire le petit texte critique de ce lexique que j’ai publié sur le blog Etudes Coloniales, le 9 mars 2008

            Après avoir rappelé la signification de cette expression rédigée par le sociologue  Georges Balandier, l’auteure écrit :

            « Le concept englobant de situation coloniale amène à penser la colonisation comme un système complexe, influant sur tous les aspects de la vie des sociétés soumises et des sociétés dominantes. Dans cette perspective, l’idée de proposer un « bilan » en positif ou négatif de la colonisation est tout simplement vaine : comme dans tout système, aucun élément n’est isolable et neutralisable, toute action ressurgit par un autre bout et avec des effets indirects, impossibles à réduire à des oppositions manichéennes. » (p,106)

            Comme on le voit, le propos est à la fois prudent « …amène à penser… », « Dans cette perspective », mais en même temps péremptoire, « Le concept englobant de situation coloniale… », étant donné qu’il n’est pas démontré qu’une situation coloniale fut un concept englobant, qui fait entrer dans un système, pas plus que le concept de système lui-même décrit plus loin par l’auteure, dans l’analyse historique des situations coloniales.

            Puisqu’il s’agit de définition, du sens des mots, je me suis cru obligé de revenir à mes études économiques, à mon dictionnaire, et à mes connaissances historiques, afin de mesurer la pertinence de cette analyse.

            « Le concept englobant de situation coloniale amène à penser la colonisation comme un système complexe » : est-ce le cas ? Ou très précisément non, étant donné la grande diversité des situations coloniales et de leur évolution chronologique ?

            Est-il possible d’assimiler et de mettre sur le même plan  les trois concepts de situation coloniale, de colonisation, de système, compte tenu notamment de leur diversité, pour ne pas dire, de leur dispersion ? Rien n’est moins sûr en effet.

            Une situation coloniale ne saurait être enfermée dans un système, encore moins dans le cas de l’A.O.F qui parait être la référence principale de ce type de définition.

            Il existe une grande variété de définitions du système, en tant que concept général :

            Le Petit Robert en propose beaucoup, dont il ressort quelques caractéristiques communes, la notion d’ensemble d’éléments intellectuels ou matériels, de doctrine, de cohérence entre les éléments de cet ensemble, de logique de fonctionnement, avec la poursuite d’un objectif, en mettant en œuvre des méthodes ou des pratiques partagées, dans un cadre institutionnel, économique ou social, culturel, également partagé …

          Je me référerai plus volontiers aux définitions du manuel d’« Economie Politique » du professeur Barre, notamment pour la raison essentielle que la plupart des critiques du colonialisme, imprégnés de culture marxiste ou  influencés par elle, ont axé leur critique sur son contenu d’exploitation économique, dans sa définition largement périmée de Lénine :

        « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme »

         Autre définition qui mérite réflexion, celle d’un historien qui ne s’est pas contenté de faire de l’historiographie, Henri Brunschwig qui écrivait tout bonnement dans le livre « Noirs et Blancs dans l’Afrique noire française » :

       «  Elle n’eut en réalité de système colonial que sur le papier » (p,209)

       A ne rien vous cacher, je ne suis pas loin de partager ce propos pour les raisons que je vais énoncer.

Dans le livre « ECONOMIE POLITIQUE », Sous-Titre II L’organisation de l’activité économique nationale, Chapitre premier, page 167

 « La morphologie de l’activité économique

Systèmes et types d’organisation

La définition suivante est proposée :

« Section I – La notion de système économique

Selon la définition de Sombart, reprise en France par F.Perroux, un système se caractérise par trois séries d’éléments :

  •     l’esprit, c’est-à-dire les mobiles prédominants de l‘activité économique ;
  • –    la forme, c’est-à-dire l’ensemble des éléments sociaux, juridiques et institutionnels qui définissent le cadre de l’activité économique et les relations entre sujets économiques (régime de la propriété ; statut du travail ; rôle de l’Etat) ;
  • –      la substance, c’est-à-dire la technique, l’ensemble des procédés matériels par lesquels on obtient et on transforme les biens.

       Le même ouvrage classe ensuite les systèmes dans cinq catégories : le système d’économie fermée, le système d’économie artisanale, le système d’économie capitaliste, le système d’économie collectiviste, le système d’économie corporatiste.

      On voit immédiatement qu’il parait difficile d’enfermer la très grande variété des situations coloniales, sur le plan géographique et chronologique, de nature plus qu’hybrides, d’un état plus proche du magma informe que du cristal de roche, ne serait-ce que déjà dans la  définition sophistiquée des systèmes, tels que décrits.

       Beaucoup de chercheurs marqués par le marxisme, et par son discours idéologico-écomico-politique, ont tenté de démontrer que la colonisation s’était caractérisée par le pillage des ressources des territoires colonisés, ce qui fut effectivement le cas dans un certain nombre de cas identifiés, tels que l’ancien Congo Belge, ou la Malaisie, mais le système colonial français, pour autant qu’il ait existé, n’avait rien à voir en Afrique noire avec le système du grand capitalisme privé, une des formes du système,  qui s’est épanoui au Congo Belge, en Afrique du Sud, ou en Malaisie, avec la déclinaison pâle que fut la courte période des concessions forestières en Afrique Equatoriale française.

       Sur le plan proprement économique, Jacques Marseille a démontré que le système économique colonial français n’apportait pas la preuve qu’il fonctionna au détriment des colonies. Jacques Lefeuvre a fait le même type de démonstration pour l’Algérie, alors que tous deux avaient, au départ, une vision marxiste du sujet. Mme Huillery, dans une thèse récente, a tenté, sans succès, de démontrer que Jacques Marseille s’était trompé dans ses analyses (voir ma lecture critique sur ce blog)

          Dans quel type de « système » fonctionnait donc le monde colonial, pour autant qu’il soit possible d’en tirer les caractéristiques communes, ce qui est loin d’être démontré, c’est-à-dire avec une cohésion assurée ?

            Un « système complexe », certes, mais avec des contenus et des définitions très différentes, selon la nature des structures qui le composaient, leur importance relative, leur logique de fonctionnement, s’il y en eut une, etc…

            Un système ou des toiles d’araignée pleines de trous?

         Plutôt que système complexe, j’écrirais  système imparfait, incomplet, partiel, à plusieurs étages, avec de gros trous dans une toile d’araignée à la fois mobile, fragile, imparfaite, incapable, comme il est écrit, d’influer « sur tous les aspects de la vie des sociétés soumises et des sociétés dominantes », car il s’agit tout simplement d’une vue de l’esprit.         

         Dans le cas de la colonisation française, et précisément en AOF, il existait bien :

        – un système global, une structure étatique à la fois centralisée et en réalité décentralisée, avec un nombre réduit de circonscriptions administratives, de l’ordre d’une centaine pour un territoire immense,

       – une monnaie commune, quand il s’agissait des relations extérieures, car il existait plein de trous dans la toile, et pendant longtemps, dans toutes les zones coloniales proches des anglaises, sans compter la faible pénétration du franc  dans l’hinterland le plus éloigné,

         – un périmètre de douane protectrice, mais uniquement pour les produits d’importation et d’exportation, c’est-à-dire ceux des zones côtières, avec les « araignées » économiques qui avaient réussi à tisser leur toile au-delà de leur « pôle de développement », compte tenu notamment ou de l’absence de ports ou de voies de communication, ou de leur fragilité. Le réseau du commerce syro-libanais constituerait un bon exemple de toile d’araignée dans le commerce de proximité.

          Dans le cas du fleuve Sénégal, la navigabilité saisonnière du fleuve, ainsi que l’absence de pistes, ont longtemps bloqué tout développement vers l’ancien Soudan, aujourd’hui Mali, tout autant qu’ailleurs, l’absence de fleuves pouvant servir d’axes de communication entre la côte et l’intérieur. (voir à ce sujet le livre de Jacques Richard- Molard sur l’AOF)

       – un ordre public commun, ordonné autour du Code de l’Indigénat jusqu’en 1945,  mais qui, dans la plupart des cas, n’aurait jamais pu être assuré sans le truchement conciliant ou coopératif des sociétés indigènes, compte tenu de la faiblesse de la toile d’araignée des moyens de police, et du tout petit nombre de commandants de cercle ou de subdivision. (voir à ce sujet les livres de l’ancien gouverneur Robert Delavignette)

            Quoi de commun y avait-il précisément entre les systèmes, ou morceaux de système, tels qu’ils existaient et fonctionnaient, selon des chronologies différentes, entre ceux du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, du Mali, du Niger, ou de la Mauritanie, pour ne pas parler d’autres exemples tels que l’Indochine, Madagascar, ou l’Algérie ?

            Les éléments de souveraineté décrits plus haut se superposaient dans des territoires coloniaux, dont la population, jusqu’à à la fin de la période coloniale était encore composée, pour plus de 80%, par des paysans illettrés, de religions, de cultures, et de langues très différentes. (voir à ce sujet les ouvrages de Labouret)

            Il existait bien des structures administratives communes, de type centralisé, ce que l’on pourrait appeler les superstructures de type marxiste, mais avec quel impact sur le cœur de toutes ces civilisations en voie d’acculturation à partir des côtes, avec quelle emprise sur la plupart des peuples colonisés, leurs structures religieuses, sociales et culturelles, pendant une période qui s’est située entre 60 à 80 années ?

            En ce qui concerne le Sénégal, est-ce que l’administration coloniale n’a pas partagé le pouvoir avec la grande confrérie des Mourides qui avait déjà tissé une très belle toile d’araignée? Qui exerçait réellement le pouvoir ?

            Est-ce que le catholique Senghor aurait pu être élu sans la « bénédiction » mouride ?

         Le système colonial était plein de trous, et il n’avait rien à voir avec le système totalitaire que fut l’ancienne URSS (1917-1989).

            Dans les années 1950, au Togo,, certaines populations du nord vivaient comme par le passé, ne connaissant du « système » que le recensement et la taxe de capitation, alors que le Togo, compte tenu de son statut international, était l’objet d’attentions coloniales plus qu’aucune autre colonie.

            Sur les côtes, dans les nouvelles cités, au cœur des toiles d’araignée, la colonisation avait en partie fait son lit, mais ailleurs ?

            Au Togo, comment le système pouvait-il échapper à la géographie des lieux et des ethnies ? Au nord du massif de l’Atakora, on entrait dans un monde différent de celui du sud, et les populations de ce massif se trouvaient dans une situation protégée, ressemblant fort à toutes celles qui sur la planète, partageaient la même géographie. (voir l’histoire de l’ethnie Tamberma et de ses forteresses)

            Des ethnologues, anthropologues, ou historiens se sont d’ailleurs fait une spécialité en mettant en valeur l’existence et l’originalité de ces ethnies montagnardes qui refusaient l’allégeance, pour ne pas dire la soumission aux pouvoirs des plaines. Les lettres de Gallieni sur la pacification du Haut Tonkin permettent d’en prendre la mesure dans un contexte de contestation permanente du pouvoir de la Cour d’Annam, c’est-à-dire des mandarins des plaines.

            Sanjay Subrahmanyam, dans sa leçon numéro 10, (Leçons indiennes), sous le titre : « Les Civilisations souffrent-elles du mal des montagnes » (page 165), ouvre des perspectives de réflexion tout à fait intéressantes sur le sujet.

            Avant la création ex nihilo de ports et de pistes, le nord de l’ancienne AOF, faisait partie d’un monde orienté vers le Niger, le Sahara, et se trouvait pris dans la toile d’araignée d’un Islam conquérant.

            Au Togo, certains historiens modernes ont à juste titre épilogué  sur la Question Nord Sud et sur une politique coloniale qui en aurait structuré l’histoire, mais pouvait-il en être différemment ? Le Sud ne s’arrêtait-il pas à Blitta, au sud de Sokodé, terminus d’une voie de chemin de fer modeste qui devait atteindre le nord ?

            Parallèlement, la localisation des ethnies, dont certains nous disent aujourd’hui qu’elles ont été créées de toute pièce par les colonisateurs, souvent à cheval sur les frontières artificielles que les puissances coloniales avaient effectivement tracées de toute pièce, n’ont pas été un facteur d’unité dans des territoires géographiquement aussi étroits que le Bénin et le Togo : géographiquement, les deux Etats constituent à l’évidence des entités assez artificielles.

            Force est bien de reconnaître que le concept de système appliqué à une situation coloniale mérite donc d’être à chaque fois défini et daté, et qu’il n’est pas pertinent de le décrire de façon « fictive », comme l’auteure parait le proposer, sauf à laisser croire qu’une structure, une superstructure suffirait à caractériser un système, c’est-à-dire l’image d’une toile d’araignée que j’ai choisie pour tenter de décrire, et qui pourrait faire concurrence à celle d’archipel.

            La remarque que fait l’auteure sur l’impossibilité qu’il y aurait à proposer un bilan positif ou négatif de la colonisation manque de pertinence historique, sauf à dire que dans tous les cas, le « système colonial » aurait été, comme par hasard tout négatif, donc en concordance, pourquoi ne pas le dire, avec les lectures idéologiques les plus sectaires, alors qu’il existait de gros, gros trous dans la toile d’araignée.

            Il ne s’agit pas d’inverser l’ordre des facteurs pour décréter que ce type de lecture serait de nature manichéenne.

            Je conseillerais simplement la lecture de la véritable encyclopédie de l’Unesco consacrée à l’histoire de l’Afrique pour s’en convaincre sans parti pris, en reconnaissant qu’en termes d’héritage de la colonisation, il n’était pas impossible de proposer une analyse critique pertinente.

            Dans le cas de l’AOF, les chercheurs les moins sectaires reconnaissent que la langue française a au moins donné l’occasion, aux centaines de peuples qui la composaient, avec leurs dialectes différents, de permettre à leurs nouveaux lettrés de pouvoir communiquer plus facilement entre eux.

         Autre question relative aux effets de ce système que décrit l’auteure sur les « sociétés dominantes » ?

        Je crains fort que ce type de discours ne s’inscrive dans une propagande qui laisse accroire que la France fut imprégnée d’une culture coloniale et impériale, ce qui n’est pas démontré, et que de nos jours, une mémoire dite coloniale imprègnerait la mentalité des Français, sans qu’aucune démonstration statistique n’ait pas plus été faite.

          Quand les chercheurs du collectif Blanchard and Co, quand Madame Coquery-Vidrovitch, quand Monsieur Stora, auront-ils le courage de faire procéder à une enquête pertinente sur le sujet ?

         Le livre « Culture coloniale » La France conquise par son Empire » (1871-1931), publié par le collectif Blanchard intitule la première partie de son analyse « Imprégnation d’une culture » (1871-1914) (page 41 à 105).

        Je recommande à tous les chercheurs intéressés par ce type d’histoire de lire l’excellent livre d’Eugen Weber », intitulé « La fin des terroirs », afin de se rendre compte que la France des années 1871-1914 n’était pas très différente de certaines parties d’un empire que le pays avait l’ambition de coloniser.

            Les démonstrations qui sont proposées par ailleurs dans le même ouvrage, avec la même logique « idéologique », ne sont pas plus pertinentes, compte tenu de leur carence complète d’évaluation des vecteurs analysés et de leurs effets sur l’opinion des Français, notamment de la presse.

          En Afrique noire, le système colonial français présentait les apparences d’un système, mais en « parallèle » d’une Afrique à la fois « ambigüe » et « parallèle », pour reprendre l’adjectif que l’historien  Pierre Vermeren applique à l’Algérie, lorsqu’il décrit sa situation « coloniale ».

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Le livre « Les empires coloniaux » – Lecture critique 3 « L’Etat colonial »

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 3, suite

Chapitre 5 « L’Etat colonial » Sylvie Thénault

           Un chapitre qui suscite évidemment la curiosité d’un lecteur qui a eu une formation de droit public, qui a servi l’Etat, et qui enfin, a eu l’occasion professionnelle et privée de se faire une petite idée de l’Etat colonial et de son fonctionnement concret.

         Notons tout d’abord qu’il s’agit d’une synthèse fouillée, mais à partir d’une historiographie abondante exploitée peut-être avec un brin d’ethnocentrisme qui ne dit pas son nom.

        Les premières lignes de la réflexion formulent dès le départ une question légitime, car c’est bien là le cœur du sujet :

       « L’Etat colonial existe-t-il ? Pour provocante qu’elle soit la question est posée dans l’historiographie, et la réponse est parfois négative. Toute définition formaliste de l’Etat, relative à l’organisation des institutions, conduit ainsi à nier l’existence d’Etat aux colonies…. »

      Quelle définition donner à cet Etat dont les formes ont été effectivement et historiquement tellement variées selon la nationalité du colonisateur, la situation coloniale ou le moment colonial, sous des formes juridiques et institutionnelles de toute nature et en mouvement permanent ?

        Ceci dit, j’ai envie de dire dès le départ que l’Etat, en tant que forme d’institution politique de type unitaire, qu’il s’agisse de l’empire britannique ou de l’empire français, est peut-être le seul héritage de longue durée, avec la langue, qui ait survécu après la décolonisation.

       Quelles peuvent être les caractéristiques pertinentes d’une analyse comparative et critique ?

        « Une projection métropolitaine vers l’outre-mer » (p,228) ?

        A la condition qu’ait existé une volonté de projection politique de la forme d’Etat qui existait en métropole, comme ce fut en partie le cas en Afrique noire française après la seconde guerre mondiale, et qu’elle fut concrètement possible sur le plan financier ! 

      Projection d’une bureaucratie plutôt que d’un Etat, en tout cas un Etat bureaucratique dans le cas de la France ? Il n’est qu’à lire les opinions qu’émettaient à ce sujet Gallieni et Lyautey.

       Au cours de la première moitié du vingtième siècle, quoi de commun entre les émirats du nord de la Nigéria, du Sokoto et de Kano,  qui permirent à Lugard de défendre l’idée de « l’indirect rule » ou les chefferies des villages d’une forme d’Etat colonial d’une Côte d’Ivoire qui ne connut d’existence qu’en 1893 ?

       Quoi de commun entre ce type d’Etat éparpillé, sorte de poussière d’Etat de la forêt, avec l’Etat colonial unitaire de la Côte d’Ivoire qui lui a succédé, et enfin son héritier, l’Etat indépendant des années 1960 ?

     A la fin du dix-neuvième siècle, les Emirats du Sokoto et de Kano n’avaient pas d’équivalent dans le bassin du Niger, qu’il s’agisse de ceux des Almamy Ahmadou ou  Samory.

       Au « moment colonial » des conquêtes, en Indochine, Lyautey défendit  l’idée de la préservation de la monarchie de l’Annam, alors qu’à Madagascar, le gouverneur général Gallieni, dont il admirait l’action, mit par terre une monarchie merina, bien moins structurée que celle d’Annam, qui commençait à placer la grande île sur une trajectoire de modernité.

        Au résultat, en Indochine comme à Madagascar, la France mit en place des administrations bureaucratiques directes, mais qui auraient été inefficaces sans l’appui de truchements indigènes très divers, ne serait-ce que le recours le plus souvent indispensable à des interprètes.

         On savait grosso modo à quoi correspondait un régime monarchique d’Europe, mais outre-mer, que savait-on des formes d’organisations en place, de leur fonctionnement, de leur inspiration souvent religieuse, sinon magique, à la base ?

        Etat moderne ou non ? Dans son livre sur « La domination occidentale en Asie », M.Panikkar relevait qu’elle lui avait légué « l’idée de l’Etat moderne » (page 428)

     « L’Etat colonial au concret (p,231-chapitre 5)

     2-1 Un Etat sous-administré » : l’analyse souligne bien le rôle des peuples coloniaux :        « C’est dans ces conditions que le sujets coloniaux furent massivement impliqués dans l’Etat colonial »

      Pourquoi ne pas dire que, sans les sujets coloniaux, il n’y aurait pas eu d’Etat, et donc que sa    nature leur était très largement due ?

     2-2 « et coercitif » effectivement, mais avec de telles variantes qu’il parait difficile de se contenter de cette seule notation, moins encore en y ajoutant l’existence d’un « réseau coercitif », à quel moment et où ?

      Pensez-vous qu’entre 1918 et  1960 les administrateurs effectuaient leurs tournées en utilisant la chicote ?

     La réflexion sur l’ethnographie coloniale laisse  rêveur :

     «  C’est dans ces conditions que les administrateurs coloniaux participèrent largement à l’élaboration d’une ethnographie propre à servir la domination, en étudiant les langues, la religion, les pratiques culturelles ou encore l’organisation sociale de leurs administrés : ces connaissances étaient considérées comme nécessaires à leur gouvernement quotidien et, en particulier, au recrutement d’intermédiaires servant de relais à l’autorité coloniale. »  (p,239)

      Questions à l’auteure : à son avis, combien d’administrateurs dont les affectations changeaient souvent, parlaient un dialecte local ? Alors qu’ils étaient le plus souvent entre les « mains » de leurs interprètes ou des chefs de village !

       Pourquoi à votre avis, un parti comme le RDA, celui de M. Houphouët-Boigny a pu aussi facilement dans sa Côte d’Ivoire natale en faire rapidement une administration parallèle, et une véritable machine de guerre politique ?

     C’est par ailleurs faire injure, à mon humble avis, aux administrateurs peu nombreux qui ont apporté leur pierre à la connaissance de ces peuples nombreux dont on ignorait même l’existence.

      Qui exerçait donc et réellement le pouvoir colonial ?

      S’agissait-il, sauf exception de l’ethnographie des administrateurs ou de celle des traditions écrites qui existaient dans les états musulmans, ou des  traditions orales qu’on leur rapportait au sein des peuples sans écrit, avec la collaboration des griots ?

Pourquoi ne pas remarquer aussi que le regard historique occidental a beaucoup de peine à échapper au filtre de ses lunettes de jugement, alors que toute une partie de l’analyse et donc de la comparaison relevait d’un monde « invisible », qui échappait de multiples façons, souvent magiques, à l’Etat colonial ?

     Ce concept, tel que nous avons l’habitude de le comprendre ou de l’utiliser, parait tout à la fois trop maniable et trop ambigu : que voulait dire l’Etat sur le Niger, sur le Fleuve Rouge, sur la Betsiboka dans les années 1900 ? A Madagascar, chez les Merinas des plateaux ou chez les Baras ou les Antandroy du sud ?

      Quelle forme pouvait revêtir un « Etat » dans une société animiste ou dans une société déjà marquée par l’Islam ? Dans un territoire fractionné de la forêt ou dans un espace dégagé du Sahel ? Dans un territoire de petits chefs coutumiers ou dans un territoire doté déjà d’une armature d’Etat, telle par exemple celle des émirs du Sokoto ou de Kano, en Nigéria, des cours impériale ou royale d’Hué ou de Tananarive?

    Jusque dans les années 1950-60, et au nord du Togo, quelle perception les populations locales qui, pour certaines d’entre vivaient encore à l’état nu, pouvaient-elles avoir de l’Etat ? Lorsqu’elles venaient au marché du chef-lieu,  à Sansanné-Mango, les images de quelques cases de type européen, quelques écoles, une petite mosquée, et dans le cours des jours, selon les années, les recensements,  et chaque année la levée de l’impôt de capitation à payer. Peut-être la conscience que l’existence d’une route les reliant à la côte et d’autres pistes constituaient le véritable changement, c’est-à-dire celui de l’Etat colonial, ou encore, les tournées de l’administrateur de la France d’Outre-Mer, le Commandant de Cercle, ou de celles, aussi rares, des infirmiers ou des agents de quelques services  techniques.

        Dans le nord Togo des années 1950, quels pouvaient bien être les signes de cet Etat colonial pour les populations Tamberma des montagnes de l’Atakora qui vivaient encore dans leurs habitations forteresses à l’état nu, à l’écart des étrangers ?

     Pourquoi donc ne pas mettre en doute les capacités qu’aurait eues le pouvoir colonial de mettre en place une forme d’Etat nouveau et moderne, sinon une superstructure d’Etat, sur une période historique relativement courte, de l’ordre de cinquante ou soixante ans  en Afrique noire ?

      L’auteure a tout à fait conscience de la difficulté de la tâche en intitulant une de ses parties

      «  3. Un Etat qui fait polémique » (page 246)

       « Intériorisation subjective de ses acteurs » : lesquels ? A voir ! (p,249)

       « les limites de la domination » : sûrement ! (p,250)

         Quant à « l’invention de la tradition » présentée comme un des outils de l’autorité coloniale, je dirais simplement que l’histoire actuelle dite « subalterne » devrait se féliciter de disposer de ce type de documentation bien ou mal collectée, dans toutes les régions d’Afrique de civilisation orale qui confiaient à leurs griots le soin de conserver et de transmettre l’histoire de leur peuple. Comment ne pas trouver que cette interprétation souffre par trop de parti pris, pour ne pas dire d’ignorance ?

         Le débat engagé dans les pages qui suivent sur la coercition dans le passage intitulé «  Un sujet épineux entre tous : la transmission de l’Etat colonial » est à mes yeux largement « déconnectée » des réalités de l’administration coloniale, et je dirais volontiers des histoires « connectées » qui, à travers de multiples récits, ne proposent pas un récit historique linéaire ou standard,  quelles que fussent les régions et les époques.

      Ce chapitre a donc  le mérite de proposer une lecture historique du « fait » Etat qui met en lumière, sans toujours le définir, et pouvoir le définir, le rôle trop souvent ignoré ou minimisé des élites locales de lettrés, des  truchements indigènes, dans le fonctionnement de « L’Etat colonial », qui en définitive ne l’était pas vraiment, sauf dans des superstructures bureaucratiques boursoufflées, telles celles de l’administration coloniale française, et dans certains outils de gouvernance.

       Les capitales des fédérations coloniales souffraient effectivement de boursouflure bureaucratique,  à Dakar, Tananarive, ou Hanoï.

       L’appréciation qu’un haut fonctionnaire colonial portait sur ce type d’organisation religieuse, politique, ou sociale me parait bien refléter la prudence dont il faut faire preuve dans la manipulation de nos concepts européens, pour ne pas dire ethnocentriques.

      M.Delavignette, ancien gouverneur colonial, fort de son expérience d’administrateur colonial en Afrique, et de ses observations du terrain écrivait en effet :

      « Il y a autre chose. Pour bien entendre le fait bourgeois dans la société coloniale, il faut voir que la colonie, loin d’être une aventure anarchiste, constitue avant tout une chose d’Etat.

La nature même des pays indigènes exigeait que la colonie fût chose d’Etat. Il n’y a jamais eu en Afrique tropicale de bons sauvages, de naturels vertueux qui vécussent dans une anarchie heureuse. Les peuplades que nous appelons primitives possédaient un Etat qui réglait, avec une stricte minutie, les rapports entre les individus et le Pouvoir. Rien de moins favorable à l’individualisme que la vie en tribu. La colonie n’a été que la substitution d’un Etat à un autre. Elle n’a pu s’imposer aux pays qu’à la condition de leur apporter un autre Etat à la place de l’ancien. Et sous sa forme coloniale l’Etat apparaît aux pays africains comme il est apparu jadis aux provinces françaises d’Europe. Il rassemble les terres, centralise l’administration et cherche l’unité.

    Par la colonie, des pays africains sont tirés vers la notion d’Etat moderne…Dans aucune colonie du Tropique africain, l’Etat ne se borne au rôle de gendarme ; partout il s’essaie à celui de Providence …» (Service Africain 1946, page 45).

     En résumé, je serais tenté de dire qu’il est difficile d’analyser ce sujet avec pertinence, sans tenter de faire apparaître des similitudes et des différences entre les multiples formes de l’Etat colonial, sans oublier la dimension souvent religieuse de tous ces Etats, embryonnaires ou pas, qui ont meublé les empires, allant des sociétés animistes et magiques de la forêt tropicale aux grandes constructions théocratiques du Sahel, de l’Annam, ou de Madagascar, et dans le cas français, la cristallisation des Etats coloniaux dans les villes ou dans les territoires les plus accessibles et les plus acculturés.

       J’ajouterai que ce type d’analyse comparative historique ne peut faire l’impasse des temps coloniaux.

      Je ne suis pas sûr que l’historiographie actuelle propose un compte rendu représentatif des réalités coloniales des différentes époques et des différents territoires, et dans le cas de l’Afrique noire, il est possible de dire que la métropole a effectivement projeté une superstructure  bureaucratique très visible dans les villes côtières, et coûteuse, mais que la brousse a très longtemps échappé à cette emprise.

      Il y a eu effectivement transmission de ce type de superstructure coloniale aux nouveaux Etats indépendants, et les gouvernements issus des indépendances ont renforcé  le poids bureaucratique de ces superstructures favorables au maintien ou au développement du clientélisme.

       Comment ne pas noter en conclusion, qu’avant même l’indépendance de son pays, Modibo Keita, leader politique du Mali, avait déjà institué le parti unique, et préfiguré une dictature qui se coula très facilement dans les anciennes superstructures unitaires de l’Etat colonial, une des rares garanties du pouvoir qu’il était en mesure d’exercer, notamment en raison de la reconnaissance internationale de ce type d’Etat ?

       Senghor, au Sénégal, Sékou Touré en Guinée, et Houphouët- Boigny  en Côte d’Ivoire, firent de même.

       Dernière remarque : pour rendre compte de l’histoire de la décolonisation, certains chercheurs utilisent le double concept d’un Etat-Nation qui aurait émergé de ce processus.

       Il me parait difficile de recourir à ce double concept, dans le cas de l’Afrique noire française, en tout cas, parce qu’il ne reposait pas sur la réalité des sociétés coloniales visées.

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Gallieni et Lyautey: fin de parcours documentaire -Haro sur la métropole!

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Fin du parcours documentaire annoncé sur mon blog, le 5 avril 2012 !

            J’avais alors fait part de mon intention de publier successivement une série de morceaux choisis de témoignages rédigés par les deux « inconnus » qui relataient leurs expériences coloniales en Indochine et à Madagascar, à l’époque des grandes conquêtes coloniales de la Troisième République

            Gallieni servit au Tonkin entre 1892 et 1896, et à Madagascar de 1896 à 1906. Lyautey servit au Tonkin entre 1894 et 1896, et à Madagascar entre 1897 et 1902.

 J’introduisais mon propos en citant un extrait d’une lettre de Lyautey rapportant une de ses conversations avec le colonel Gallieni, à « l’occasion » d’une des colonnes de pacification  qu’il commanda aux frontières de Chine, celle du Ké-Tuong,  la conversation du 3 mai 1895.

            Au commandant Lyautey que le bon « déroulement » de la colonnepréoccupait, le colonel Gallieni lui recommandait d’adopter sa méthode du « bain de cerveau », en s’entretenant de livres reçus, concernant deux auteurs encore plus « inconnus » de nos jours, Stuart Mill et d’Annunzio.

            A travers ces témoignages, le lecteur aura pu se faire une idée de ce que fut l’ expérience coloniale de ces deux personnages coloniaux de légende, telle qu’ils la racontaient avec leur belle écriture, Lyautey y ajoutant la marque personnelle et talentueuse de ses croquis.

            Gallieni et Lyautey formaient un couple d’officiers paradoxal : Lyautey  était profondément marqué par la grande tradition française d’un conservatisme mâtiné de christianisme, alors que Gallieni était un pur produit de l’immigration de l’époque, républicain et laïc dans l’âme.

               Les extraits que nous avons cités des lettres du Tonkin de Lyautey montrent un Lyautey soucieux de ne pas trop toucher aux structures politiques et religieuses traditionnelles de l’Annam, et clair  partisan du maintien des pouvoirs de la Cour d’Annam de Hué.

           Comme chacun sait, ou ne sait pas, en Indochine, la France n’a pas suivi cette ligne politique que Lyautey sut plus tard faire adopter au Maroc.

              Lorsqu’il arriva à Madagascar, Gallieni avait déjà détrôné la reine Rananavolona III, et il n’est pas certain que le même Lyautey aurait  fait le même choix : les destinées de la Grande Ile auraient alors été, et vraisemblablement, différentes.

Car à lire ses lettres, le lecteur en retire l’idée que sa conception de l’empire colonial était proche de celle de l’empire anglais, le pragmatisme et le traitement des « situations coloniales » au cas par cas.

&

            Ainsi que je l’ai annoncé sur ce blog, avant l’été, le lecteur trouvera ci-après la dernière publication de la série « Gallieni et Lyautey, ces inconnus !  Eclats de vie coloniale – Morceaux choisis – Tonkin et Madagascar – Haro sur la métropole ! »

 Leurs auteurs condamnaient à leur façon, la ou les conceptions coloniales d’une métropole, qui n’avait  aucune connaissance des « situations coloniales » que rencontraient les acteurs de la colonisation sur le terrain : tout le monde sur le même modèle, et au même pas, que l’on soit à Hanoï, à Tananarive, ou à Guéret !

           Comme rappelé plus haut, Lyautey avait une doctrine coloniale proche de la britannique, modernisation d’un pays, en tenant compte de leurs pouvoirs établis et de leurs coutumes.

              Les extraits des correspondances relatives à la politique coloniale française du Tonkin  et de  l’Indochine l’annonçaient.

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Tonkin et Madagascar

Lyautey et Gallieni : haro sur la métropole !

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            Une métropole, tout à la fois incompétente et avare de ses sous !

            Comme nous l’avons vu, le commandant Lyautey était fort bien placé pour donner son avis et son jugement sur les relations qui existaient entre la métropole et la colonie du Tonkin, et Gallieni, fut à son tour, dans le même type de position, en qualité de Gouverneur général de Madagascar pendant presque dix années, pour juger du même type de relation.

            Et leur jugement ne fut pas tendre !    

            Les colonies ne devaient rien coûter à la métropole

            Une remarque préalable capitale, relative au régime financier des colonies, capitale parce qu’elle a conditionné la mise en application de la politique coloniale française, pour autant qu’il y en ait eu toujours une, hors son uniformité tout française.

Les gouvernements de la Troisième République avaient décrété que les colonies ne devaient rien coûter à la métropole, et donc financer leurs dépenses sur les recettes à créer.

         La loi du 13 avril 1900 fixa définitivement ce principe dont l’application dura jusqu’à la deuxième guerre mondiale.

            Les colonies ne devaient rien coûter au pays, mais en même temps le pouvoir central n’avait de cesse, par l’intermédiaire de ses bureaux, de vouloir tout régenter dans les colonies, et donc de passer au rouleau compresseur des standards métropolitains des sociétés et des territoires qui avaient très peu de points communs entre eux, et encore moins avec la métropole.

            Lyautey, à Hanoï, le 20 janvier 1895, à mon frère,

            « Le Ministère par terre, Casimir-Périer par terre, Félix Faure Président. Vous êtes tous fous, vous ne pouvez pas nous laisser fabriquer notre Tonkin sans venir troubler tous nos projets de labeur par cette mortelle et constante instabilité ? Les mandarins rigolent, eux, les tempérés et les sages. » (LTM/p110)

            En 1896, à Hanoï, le commandant Lyautey écrivait à son ami Béranger :

            « …Les deux ans que je viens de passer aux affaires, successivement comme Chef d’Etat-Major du corps d’occupation et comme chef du cabinet militaire du Gouverneur, tenant directement la correspondance avec les ministres métropolitains et recevant la leur, me laisse la stupeur de ce par quoi nous sommes gouvernés. Incompétence, ignorance crasse et prétentieuse, formalisme aveugle, observations de pions aigris, négation dédaigneuse des compétences sur place et des besoins locaux, voilà tout ce qu’en deux ans j’ai pu voir de la métropole ; et cela se résume d’un mot : obstruction. Si le devoir professionnel ne me m’interdisait pas, j’aurais voulu pouvoir faire un recueil des documents sur lesquels j’appuie mon dire et vous le montrer… » (LTM /p148)

      Et dans son nouveau poste, le commandement du sud de Madagascar, le colonel écrivait encore de Fort Dauphin, le 30 décembre 1901, à M.Chailley :

            « …C’est d’abord la maladie de l’Uniformité. C’est peut-être là le plus grave péril et, ici du moins, je le vois grandir plutôt que diminuer. Il vient essentiellement de la métropole : des rouages centraux, du Ministère, des partis pris parlementaires, de l’emballement sur des clichés faussement humanitaires et des fonctionnaires formés dans cette atmosphère et qu’on nous envoie tout faits, au lieu de les envoyer à faire. C’est dans le domaine de la justice que le mal vient de sévir de la façon la plus nocive. Vous l’avez fortement signalé dans Quinzaine du 25 août. Ici ce problème de la justice, déjà faussée par une introduction prématurée, inopportune et exagérée de la magistrature française et de nos codes se pose d’une manière très grave. Mais ce mal de l’uniformité s’étend à toutes les branches. L’application par exemple des règles les plus minutieuses de la comptabilité métropolitaine, étendue aux districts les plus reculés, aux administrations qu’il serait le plus indispensable de simplifier, aboutit à de véritables contre-sens…

Les « règlements » sont des dogmes et ceux mêmes qu’ils fabriquent leur apparaissent au bout de quelques mois comme aussi intangibles que des documents issus d’une « Révélation surnaturelle ». » (LSM/p212)

              Un bref commentaire : rien de comparable entre la politique coloniale anglaise et la française ! La Grande Bretagne laissait une très grande liberté de manœuvre à ses représentants et faisait, sur le plan institutionnel, du cas par cas.

          En fin d’année, nous publierons sur ce blog un essai d’analyse comparative entre les deux « empires » britannique et français.

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Gallieni et Lyautey, ces inconnus. Morceaux choisis à Madagascar – Les femmes

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Madagascar

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Les femmes

            Je vous propose enfin de consacrer quelques lignes à un sujet que la plupart des récits coloniaux n’abordent pas, ou refusent d’aborder, donc un sujet tabou, alors que dans la première phase de la conquête coloniale, il était inévitable que ce qu’on appelait alors les « mariages à la mode du pays » se multiplient.

            Le colonel Charbonnel dont le récit est notre source principale l’explique fort bien plus loin.

            Il fallut attendre que la paix civile soit définitivement établie, que les conditions de vie sanitaire s’y prêtent, pour que les premières françaises viennent s’installer dans les colonies.

            Quelques femmes aventurières, telles que madame Bonnetain, épouse du journaliste du même nom, journaliste, qui séjourna au Sénégal, à Kayes, à l’époque du commandement d’Archinard, dans les années 1890, furent des exceptions.

            Dans son livre « Essai sur la colonisation positive » l’historien Marc Michel aborde brièvement le sujet dans son livre, et nous en avons rendu compte  sur le blog du 22 mai 2010.

            Landeroin, membre de la mission Fachoda, en 1898, abordait le sujet dans ses carnets intimes, non publiés, et Binger, l’officier et explorateur, puis gouverneur d’une Côte d’Ivoire dont il fut un des créateurs, évoque aussi le sujet en rendant compte de son passage à « Waghadougou », en1888. Le Chef proposa de lui donner trois femmes.

            En ce qui concerne Madagascar, et ainsi que nous l’avons déjà indiqué plus haut, notre source sera celle du colonel Charbonnel qui décrit dans son livre « De Madagascar à Verdun –Vingt ans à l’ombre de Gallieni » quelques-unes des  situations qu’il connut à l’occasion de son séjour dans la grande île.

Tout d’abord à Tananarive en 1896 :

            «  Nous menions à Soanerane une vie calme. Nos amourettes malgaches y tenaient une large place. Le commandant Henry occupait une belle villa appartenant au Ministre Rasange. Ce Houve intelligent s’était rallié, par intérêt plus que par sympathie. Il avait laissé dans sa villa, comme par oubli, une de ses filles fort jolie, que le commandant appréciait à sa juste valeur.

            Les mœurs malgaches étaient alors extrêmement libres. Les filles y jouissaient de la même liberté sentimentale que chez nous les garçons. Elles prenaient même souvent des initiatives qui, à cette époque lointaine, étaient réservés au sexe fort. Les parents n’y trouvaient pas à redire. Peut-être jugeaient-ils qu’un pseudo-gendre français offrait une sorte de garantie.


         Borel, qui devait avoir une fille prénommée Suzy, aujourd’hui madame Georges Bidault  (voir les précisions plus loin dans le commentaire), ne songeait pas encore au mariage. Il était nanti d’une petite ramatou aux yeux rieurs dans un visage rond, nommée Romaine. Elle devait bien avoir treize ans et atteignait à peine à la poitrine de son seigneur. Le ménage Borel-Romaine décida que je ne pouvais rester célibataire. Il invita un soir Florentine, la sœur ainée de Romaine. Elle était plus épanouie que sa cadette et devait avoir atteint sa seizième année. Dans un pays où l’on rencontre des grand’mères de 22 ans, ce n’est plus la prime jeunesse. Le lendemain, Borel et moi étions beaux-frères à la mode malgache.

            On a beaucoup discuté de ces liaisons franco-malgaches. Il leur a manqué un Loti pour les idéaliser. Certes la morale en était heurtée ; mais condamner à la chasteté tous ces jeunes gens, aurait été exiger beaucoup d’eux. La petite épouse tenait le ménage de son mari temporaire. Elle lui apprenait le malgache. Mon camarade Steiner, qui devait mourir peu après, appelait sa ramatou : « Mon dictionnaire relié en peau ». La fidélité de ces petites épouses n’était pas exemplaire et la durée de leurs deuils n’excédait pas une semaine. Mais bon gré, mal gré, leur sort était lié au nôtre. Si l’insurrection avait triomphé – et en 1896 pareille éventualité ne pouvait être exclue – ces « collaboratrices » ne nous auraient pas survécu.

            Je peux citer deux cas où des officiers durent la vie à leur ramatou. Le premier fut prévenu juste à temps d’avoir à changer son cuisinier qui devait l’empoisonner au tanguin, ce poison national malgache. Contraint d’absorber le plat préparé, le cuisinier en mourut. Le second fut avisé d’une très prochaine attaque contre son poste. Il fit aussitôt occuper les positions de combat par ses Sénégalais qui repoussèrent l’assaut de justesse. » (C/p33)

            Et en 1900, à l’occasion d’une tournée de Gallieni dans le territoire du Sud de Madagascar, confié au colonel Lyautey, Charbonnel racontait :

           « Au déjeuner qui nous réunit, le colonel Lyautey engagea la conversation sur un sujet dangereux, du moins pour les officiers de son état-major. Quelques jours auparavant, alors qu’il nous plaisantait sur nos prétendus succès féminins, nous avions commis, Charley et moi l’imprudence de lui dire : « c’est une règle que les femmes soient attirées par les états-majors. Sous l’Empire, c’était l’état-major de Berthier qui avait le plus de succès auprès des dames de la cour et même des sœurs de l’Empereur. A Madagascar, vous êtes Berthier, mon colonel, vos officiers en profitent. »

           Cette comparaison n’était pas pour déplaire à Lyautey. Malheureusement, il ne l’oublia pas. A table, comptant amuser Gallieni, il s’écria :

–       « Mes officiers sont des « zèbres », mon général. Ils ont tous les succès. Ceux des officiers du maréchal Berthier sont éclipsés. Si Pauline était ici…

–       « La sœur de l’Empereur aurait aujourd’hui cent trente ans », coupa Gallieni.

        Un peu plus tard, il demanda à Charley :

–       « Comment s’appelait ce capitaine qui était l’amant de Pauline Borghèse ? »

       Nous l’avions oublié ; le général nous le dit.

–       « Et rappelez-vous, Charles-Roux, conclut-il, que l’Empereur l’a envoyé se faire tuer en Espagne. A votre place je serais prudent. »

      Les yeux de Gallieni pétillaient de malice derrière les verres de son lorgnon. Après le déjeuner, il me dit :

–       -« Je vous emmène Charbo. Nous allons marcher un peu »

     Il me parla des affaires du commandement supérieur et me fit part de sa satisfaction

–       « Votre colonel, me dit-il, mène grand train. Cela coûte cher. Essayez donc de réduire le nombre des porteurs qu’il emmène dans ses tournées. »

–       « Pas commode mon général »

–       « Je sais. Essayez tout de même. A propos de ces histoires sentimentales, l’écho m’en est parvenu à Tananarive ; Je n’aime pas beaucoup cela. »

      Je racontai mes propos imprudents sur l’état-major de Berthier, que le colonel aurait dû oublier. Je donnai l’assurance au général qu’il y avait une grande part d’exagération et que d’ailleurs aucun incident ne s’était produit.

–       « Aucun incident ? Que voulez-vous dire ? Les maris ? Oh ! les maris ! Que diable ! Les malgaches sont charmantes. »

–       « Mais mon général, chacun de nos officiers a sa « ramatou ».

–       « Alors, dites-leur de s’en contenter. »

–       « Bien, mon général ».

      C’était le seul reproche que Gallieni m’adressa au cours d’une collaboration de vingt ans.   Il n’était pas très grave, ni très mérité. « (C/p,164)

Commentaire

 Un premier commentaire pour la petite ou la grande anecdote historique :

        Suzy Borel devint effectivement l’épouse de George Bidault,  l’homme politique bien connu de la 4èmeRépublique, grande figure de la Résistance et du parti politique MRP, ministre à maintes reprises, et Président du Conseil.

            Le blog publiera ultérieurement une courte chronique sur le livre de souvenirs que Mme Bidault a publié, concernant l’Algérie et l’outre-mer, une sorte d’état des lieux de la « culture coloniale » de son époque.

            Le deuxième commentaire portera sur le sujet lui-même. Beaucoup de commentateurs ont glosé sur un thème qui incitait au propos de gaudriole, mais « ces mariages à la mode du pays », selon leur appellation consacrée, correspondaient à la fois à un état de fait difficilement évitable, c’est la justification proposée par Charbonnel, à une situation des mœurs très différente de celles des pays européens, mais tout autant, et pour la première période de l’histoire coloniale, à la nécessité des officiers ou des administrateurs coloniaux de trouver des « truchements » au sein d’une société qui leur était complètement étrangère.

            Aucune entreprise de colonisation n’aurait eu de chances de durer, sans trouver au sein de la société « indigène » des intermédiaires, les « middlemen » à l’anglaise, négociants, puis interprètes et lettrés, et évidemment ces épouses temporaires qui acquéraient souvent un vrai pouvoir.

            D’une façon plus générale, et sur le plan de l’histoire coloniale française, je serais tenté de dire que très souvent, les chefs « apparents » n’étaient pas ceux qui exerçaient « réellement » le pouvoir…

            Et que certaines de ces unions temporaires furent aussi de belles histoires d’amour, telle que celle par exemple de Nebout, en Côte d’Ivoire.

 Jean Pierre Renaud

Post scriptum : Albert Londres, dans le livre « Terre d’ébène » publié en 1929, a consacré un certain nombre de pages au même sujet.

Gallieni et Lyautey, ces inconnus! A Madagascar: la vie mondaine d’une société coloniale réduite à sa plus simple expression

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

A Madagascar, avec Lyautey et le colonel Charbonnel

17

La vie mondaine d’une société coloniale réduite à sa plus simple expression

      Un cadrage démographique utile et nécessaire

      En 1905, la population non malgache dont l’effectif avait augmenté après la conquête, comptait 16 500 personnes, dont 7 800 Français pour un peu plus de moitié réunionnais), 1 900 étrangers (dont 1 000 Mauriciens), 2 800 Indiens, 450 Chinois, 67 Arabes et 3 500 Africains.

      Ces seuls chiffres situent les enjeux d’une vie mondaine réduite à sa plus simple expression, d’autant plus que la population française était concentrée dans la capitale, et donnent une image plutôt très réduite de la société coloniale de l’époque.

            Le 2 janvier 1901, le colonel Lyautey est à Fianarantsoa, siège de son commandement supérieur du sud de Madagascar. Il écrivait à sa sœur :

            « Ouf ! Après ces deux jours de corvée.

En voici le détail :

         Le 31 décembre, au bal dix- neuf femmes, dix- sept françaises et deux indigènes, au moins quatre- vingt hommes. Je me tenais en grande tenue, entouré de mes officiers pour recevoir les invités… Tout était délicieusement orné d’une profusion de fleurs, de plantes. Un entrain étonnant, avec un tenue parfaite, quelques jolies femmes et quelques toilettes très bien.

       A minuit, j’ai mené tous les invités au buffet et j’ai porté le toast de la nouvelle année. A une heure le cotillon a commencé, étonnant comme objets. Jusque- là, ma dignité m’avait retenu mais au cotillon, j’ai dansé sans arrêter. Clôture à quatre heures du matin par une bataille de fleurs et un souper.
            Le 1er janvier, à 7 h.30, j’étais debout

      A 8 heures à la messe

      A 8 heures 30, en grande tenue, sabre, croix, tout le tremblement pour les réceptions qui ont commencé par les missions catholiques, dix jésuites, six frères, cinq sœurs, et tous leurs élèves qui ont rempli le jardin. Allocution, grandes effusions, des Pères, musique des élèves et défilé. Ensuite les missions protestantes, françaises, norvégiennes, anglaises : même cérémonial.

     A 10 heures, le corps des officiers présenté par le colonel Vallet

    A 10h 30, les fonctionnaires présentés par M. Besson, puis la Chambre de Commerce, les colons, les hauts fonctionnaires indigènes et leurs femmes. Après le déjeuner, mes sous-officiers sont venus prendre la café.

     A 3 heures, les confréries catholiques

     A 2 heures 30, les affranchis, anciens esclaves libérés, chants chœurs, cadeaux.

     A 3 heures, les notables protestants indigènes

     A 3 heures 30 le corps des sous-officiers de la garnison. A 4 heures, je montais avec mes officiers pour aller rendre officiellement ma visite au gouverneur de la province et au commandant d’armes.

     Enfin, à 5 heures, je rentrais chez moi et je me mettais en veston sans plus rien vouloir entendre ni dire.

     Cela faisait près de vingt-quatre heures sans interruption sur les jambes d’amabilités, de frais, d’allocutions. Ouf ! » (LSM/p, 52)

Commentaire : 

–       Le nombre d’Européens était très faible, et la Chambre de Commerce d’une importance minime.

–       Cette description montre bien l’omniprésence des missions à Fianarantsoa

–       Le public  de la réception n’atteste pas de la ségrégation qui existait à la même époque dans les colonies britanniques.

      A l’exemple de son « maître », le général Gallieni, le colonel Lyautey était toujours en mouvement, à la fois comme chef des opérations de pacification militaire et de pacification civile, c’est-à-dire de la mise en place d’une administration moderne, de la création de routes ou d’écoles, tout en contrôlant la mise en application des instructions données à ses subordonnés.

    Le 2 juillet 1901, il est à Fort Dauphin où il réunit la Chambre consultative, une institution tout nouvelle de représentation économique, mais dont l’assiette était alors tout à fait limitée.

    A ma sœur,

    4 juillet 1901, à Fort Dauphin,

     « …Le soir je donne un bal à la Résidence ; Charbonnel, Alglave, Grandidier, ont déménagé la maison qu’on arrive à bien orner. Conversat tient le buffet ; beaucoup de fleurs, l’éclatant bougainvillier domine ; on sort les dolmans, les bottines vernies et les gants blancs. Tout cela pour neuf dames, début froid, puis entrain croissant jusqu’à 2 heures du matin. C’est la première fois qu’on danse à Fort Dauphin. Le piano a été emprunté à la mission. … »

    5 juillet, Lyautey récidivait :

   «  Les contrastes continuent. Hier soir j’ai donné un bal. Buffets, souper, lanternes vénitiennes ; on a dansé jusqu’à 2 heures du matin. Bottines vernies, dolmans de grande tenue, gants blancs : sommes-nous bien les mêmes qui, il y a huit jours, en loques, gymnastiquions dans les rochers, attentifs aux embuscades et aux coups de sagaie ? Charme de cette vie ! Il faut, en Europe, évoquer les temps de Cyrano ou l’épopée impériale, pour retrouver cette combinaison constante du danger et de la fête, ce voisinage si proche de l’effort le plus rude et de la vie la plus policée.

    Je vous quitte pour aller faire un tennis avec de charmantes Fort-Dauphinoises. » (LSM/p131)

     Le 21 juillet, le général Gallieni arrivait à Tuléar sur un bateau de guerre, « l’Infernet », un beau croiseur de troisième classe, pour une des nombreuses inspections périodiques qu’il effectuait par la mer, tout autour de l’île.

      1er, 2, 3, 4, 5, et 6 août

      « Séjour du Général à Tuléar.

      Coup de feu, nuit de travail, secrétaires sur les dents. Toujours lui avec son activité électrisante. Re-Chambre consultative, la plupart des choses accordées, crédits ouverts.

Vin d’honneur, bal, dix dames. » (LSM/p,168)

    Bref commentaire : en dehors du travail, le bal traditionnel, mais avec un choix tout à fait réduit de danseuses.

     Il est évident que la vie mondaine des garnisons de cette époque était tout à fait limitée, de rares colons et commerçants, et avant tout des officiers et sous-officiers : une société coloniale lilliputienne.

    Est-il d’ailleurs possible de parler véritablement de vie mondaine et de société coloniale ?

Jean Pierre Renaud

Avertissement à mes lecteurs :

     Je publierai sur ce blog, avant le 14 juillet, une contribution des morceaux choisis de la série « Gallieni et Lyautey, ces inconnus », consacrée à la société coloniale féminine et en septembre, une dernière contribution consacrée aux relations métropole et colonies.

Gallieni et Lyautey, ces inconnus. Gallieni à Madagascar: les problèmes politiques

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

16

Gallieni à Madagascar : les problèmes politiques

         Les pages qui viennent d’être consacrées aux « œuvres » de Gallieni seraient sans doute incomplètes, s’il n’était fait mention, en finale, des problèmes politiques que le Gouverneur général rencontra pour les mener à bonne fin : l’abolition de l’esclavage, l’action des églises et des missions, les caractéristiques de la nouvelle société coloniale, les colons et le groupe de pression de la Réunion.

            L’abolition de l’esclavage

 Il convient de rappeler que l’esclavage constituait une des caractéristiques du fonctionnement de la plupart des sociétés africaines, sinon de leur totalité, à l’époque des conquêtes de la Troisième République.

            C’était aussi le cas à Madagascar et la décision d’abolition qui fut prise avant l’arrivée du général à Tananarive créa des difficultés inévitables dans l’ensemble du corps social et économique de l’île, identiques à celles que causa la même mesure dans les autres sociétés d’Afrique concernées.

            Dans le livre que nous avons déjà cité, le colonel Charbonnel donnait sa version de cette abolition décidée par M.Laroche, qui était alors le Résident Général de France à Madagascar, et que Gallieni venait remplacer :

        « M.Laroche s’était flatté de rester Résident Général, Gallieni succédant simplement au général Voyron. Quand il comprit qu’il fallait y renoncer, il prit par dépit, à la veille de la remise de ses pouvoirs, une mesure d’une extrême gravité, l’abolition de l’esclavage. »

Il est évident que cette mesure devait être prise un jour ou l’autre, même si elle devait être la source de beaucoup de difficultés dans l’ensemble de la société malgache, mais elle n’avait pas été préparée.

        Le colonel dépeignait  l’esclavage alors existant de façon peut être trop idyllique :

      «  A Madagascar, il était fort doux. Tout esclave était libre de travailler à son compte où et comme il l’entendait, avec la seule obligation de verser à son maître un impôt mensuel de cinq francs. Moyennant trois cents francs, il pouvait acheter sa liberté…. En contrepartie, le maître était tenu de soigner et de nourrir l’esclave tombé malade ou devenu vieux et surtout, ce à quoi les malgaches tenaient essentiellement, le maître avait l’obligation d’assurer, à la mort de son esclave, le transport de son corps au tombeau familial… Avoir des esclaves était un placement à 10% de l’an… »

        Donc un rapport d’argent qui était tout de même confortable !

     « La brusque suppression de l’esclavage fut d’abord bien accueillie par les libérés valides. Très vite les maîtres déclarèrent que, leurs recettes taries, ils ne pouvaient plus remplir leurs obligations. Les milieux qui nous étaient hostiles, notamment ceux touchant à la Cour, répandirent le bruit que les Français condamnaient les vieux esclaves à mourir de faim et à être inhumés n’importe où, comme des chiens. En quelques semaines, le nombre des rebelles doubla. » (C/p,45)

       Gallieni institua le système des corvées afin de trouver la main d’œuvre nécessaire aussi bien au secteur public qu’au secteur privé, mais Gallieni prit ensuite des mesures pour mettre fin au détournement du nouveau système mis en place.

     Le problème de la main d’œuvre fut un problème récurrent tout au long de la période coloniale, et les formules de travail contraint que l’administration coloniale mit en œuvre, notamment, le SMOTIG,  n’étaient pas très éloignées de l’ancien servage.

La puissance des églises et des missions

    Les missions étrangères, majoritairement protestantes et de mouvance  anglaise, occupaient une place importante dans la société des plateaux, notamment grâce aux nombreuses écoles confessionnelles qu’elles avaient déjà construites avant la conquête française.

      Gallieni évoqua le sujet dans de nombreuses lettres.

     Dans une lettre du 26 décembre 1903, au secrétaire général de l’Union Coloniale, il écrivait :

     « … Mais, je veux répondre simplement et brièvement encore à quelques-uns des griefs, présentés par votre correspondant anonyme qui, ou je me trompe fort, doit porter une robe de missionnaire catholique ou une redingote de pasteur, la première plutôt.

    Le contrat avec les Frères a été dénoncé en vertu des instructions très précises du ministre qui m’a prescrit, à moi comme à tous les autres  gouverneurs, de laïciser toutes nos écoles. Le moment était d’ailleurs venu où cette mesure pouvait être prise sans inconvénient, avec avantage même. Pendant les premières années de mon séjour à Madagascar j’ai réagi, et vous savez avec quelle vigueur, contre l’influence anglaise, en ne cessant de seconder par tous les moyens possibles la mission  catholique : subventions, dons d’argent et de terrains, conseils aux Malgaches, etc. Mais il n’est jamais entré dans mon idée de soutenir en quoi que ce soit l’œuvre religieuse de cette mission, et c’était cependant au développement de cette œuvre qu’était surtout employé le concours financier que je donnais aux Jésuites. Mais depuis, la situation a changé. La mission protestante française s’est solidement installée dans l’île….Vous voyez donc l’avantage de la suppression du contrat avec les Frères. Nous avons supprimé, du même coup, la subvention  aux écoles protestantes. Toutes ces écoles sont désormais soumises à la règle générale… »(GM/p,137)

     Dans une lettre du 1er juin 1904, Gallieni écrivait :

     « …je me suis toujours efforcé de me placer au-dessus des querelles religieuses. Mais j’ai vu bientôt que je faisais fausse route. Mais je n’ai jamais perdu de vue le programme que je m’étais tracé : faire de notre colonie une terre vraiment française et pouvant être utilisée dans l’intérêt de notre commerce, de notre industrie, de nos compatriotes. A l’origine, au moment de l’insurrection et pour réagir contre les tendances trop protestantes de mon prédécesseur, ce qui avait été mal interprété par nos Hovas, j’ai favorisé les missions catholiques françaises en leur accordant faveurs de toutes sortes, terrains, argent, main d’œuvre gratuite, etc. Mon tiroir est plein de lettres de remerciements et de gratitude.

Mais, j’ai vu bientôt que je faisais fausse route. Jésuites, frères et Sœurs me considéraient comme l’homme prédestiné, devant assurer dans l’île la ruine du protestantisme et la prééminence du catholicisme. Nous ne parlions pas le même langage. Je parlais de l’influence française, de l’organisation de la vie économique dans un sens français. On me répondait religion et catholicisme…

     D’où ces querelles religieuses qui ont absorbé tout mon temps pendant mon premier séjour et qui ont été si funestes à la paix intérieure de l’île, engendrant entre les villages, entre les familles, des haines qui se continueraient aujourd’hui, si je n’étais intervenu avec notre enseignement officiel. Nous n’étions plus les maîtres d’accomplir la tâche d’organisation et d’apaisement, que nous avions entreprises après la période d’anarchie que vous connaissez. Prêtres et pasteurs mettaient aux mains les populations de nos villages de l’Imerina et du Betsiléo. » (GLM/p, 153)

     Comment ne pas noter que les relations entre les églises et les autorités civiles de Madagascar ont toujours été « affectées » par le pouvoir et l’influence que ces églises exercent sur la vie de la grande île ?

     Les convulsions politiques actuelles sont encore marquées par ce facteur religieux capital.

Les colons

         Un sujet très sensible et sur lequel Gallieni nourrissait beaucoup trop d’illusions.

      S’il est vrai que la faible population de Madagascar pouvait laisser croire qu’il était possible d’y favoriser une colonisation européenne proprement dite, la réalité des faits fut très différente, en particulier sur le plan agricole, car le climat et les conditions sanitaires de vie sur la côte orientale,  la plus favorable aux cultures d’exportation, étaient alors rédhibitoires.

Gallieni prit tout un ensemble de mesures pour encourager des colons français à venir dans l’île, ou pour inciter d’anciens soldats à s’y enraciner, en instituant une politique de petites ou grandes concessions, mais le succès ne fut pas au rendez-vous.

      Lorsque Gallieni tenta de réorganiser le marché du travail, bouleversé par la suppression de l’esclavage, en instituant un régime de prestation, ce dernier fut souvent détourné par des colons peu scrupuleux :

      Dans une lettre du 12 janvier 1900,

    «  Comme je l’explique dans mes instructions, la prestation indigène n’était pour moi qu’un moyen transitoire entre la mesure de l’abolition de l’esclavage et la liberté du travail complète. Pour favoriser nos colons, j’ai même pensé que l’on pouvait aller plus loin, et j’ai créé tourte une série d’avantages pour les indigènes qui s’employaient au service de nos colons. Mais les abus ont été grands. Un certain  nombre de nos colons, les moins intéressants d’ailleurs, se sont mis aussitôt à souscrire des engagements avec les indigènes, ceux-ci se faisant ainsi exempter des prestations à fournir à l’Etat et remettant en échange une somme donnée à leurs employeurs qui, bien entendu, ne leur faisaient faire aucun travail… Ces individus ne faisaient rien et, n’ayant aucune ressource apportée avec eux, se bornaient à vivre de cette espèce de rente, qui leur était faite par les engagés indigènes » (GM/67)

    Dans une lettre du 13 septembre 1903, Gallieni écrivait :

    « … Et cependant nous sommes de plus en plus infestés par des aventuriers de tous pays qui débarquent dans nos ports, mettant notre police sur les dents, entrent en prison ou à l’hôpital et finalement, leurs consuls refusant énergiquement de se charger d’eux, se font rapatrier à nos frais. » (GM/p,118)

     Le colonel Lyautey commentait de la même façon la piètre qualité des colons qui arrivaient dans l’île.

    Le 3 juillet, à Fort Dauphin, Lyautey réunissait les membres de la Chambre consultative, composée uniquement de Français :

    « Sauf … deux officiers démissionnaires fixés ici dans une grande concession, tous les autres membres sont des créoles besogneux. » (LSM/p128)

     Fort Dauphin, le 30 décembre 1901 :

    « … Les redoutables, ceux dont vous dites qu’ils nous obligent à « concilier les intérêts inconciliables », ce sont les petits colons, les besogneux, ceux qui marchandent sou par sou la rémunération de leur main d’œuvre, qui font flèche de tout bois au détriment de l’indigène. C’est ceux-là dont il ne faut à aucun prix dans nos « possessions ». (LSM/p,214) 

      Les créoles de la Réunion, un groupe de pression aussi actif que celui des églises.

     Nous avons déjà évoqué cette question, à l’occasion des réflexions que le colonel Lyautey faisait à ce sujet, mais un extrait d’une des lettres de Gallieni, du 26 décembre 1903, adressée à M.Chailley, suffira à décrire les difficultés qu’il rencontrait pour gouverner la colonie face au groupe de pression réunionnais :

     « Quoiqu’il en soit et bien que mon maintien ici pendant une période aussi longue prouve que nous avons fait de grands progrès en France au point de vue colonial, je crois que j’aurais mieux fait de suivre mon premier mouvement. C’est bien difficile de conserver si longtemps le même poste sans mécontenter un grand nombre de personnes : fonctionnaires inaptes ou paresseux, qu’il a fallu révoquer ou auxquels il a été impossible de donner l’avancement exagéré qu’ils réclamaient ; hommes d’affaires avides et besogneux, toujours prêts à la critique, au chantage même, si on ne veut leur livrer en pâture les ressources de la colonie ou les aider à tromper les naïfs ; colons inexpérimentés ou ignorants, qui ont dissipé leurs capitaux et font retomber leurs erreurs sur l’administration ; politiciens, recrutés surtout parmi les créoles, qui voudraient introduire à Madagascar mœurs, élections, quémandage, accaparement de tous les emplois, qui font la ruine de notre voisine et qui, ici, auraient pour effet de mettre à l’écart les colons sérieux et d’opprimer les indigènes qui peuvent, à peu près seuls, assurer la prospérité future de notre colonie ; enfin missionnaires catholiques ou protestants, toujours jaloux des avantages faits aux voisins et qui voudraient vivre exclusivement de subventions employées cependant pour un autre but que l’intérêt de la colonie, ou qui désireraient pouvoir, sans être dérangés, arracher aux indigènes des dons pour la construction d’églises ou de temples, etc… » (G/M p,126)

     Commentaire : rien à ajouter, sauf le regret, qu’à ma connaissance, et sauf erreur, les historiens ne se soient pas suffisamment intéressés à l’impérialisme secondaire de l’île de la Réunion, dont certains effets durent encore de nos jours.

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus. Madagascar, Marques de vie coloniale de Gallieni

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Madagascar

Morceaux choisis

Marques de vie coloniale de Gallieni

15

            Le personnage et la vie de Gallieni ont déjà fait l’objet de très nombreux ouvrages. Notre ambition sera plus limitée, examiner quelques-unes des marques de vie coloniale de celui qui fut un véritable proconsul à Madagascar.

            Très brièvement, indiquons qu’au moment de la conquête, la reine Ranavalona III avait des gouverneurs dans la plupart des provinces de cette île immense, mais que la royauté exerçait, sauf sur les plateaux, un pouvoir mal assuré.

            Madagascar jouissait donc d’un Etat central, mais faible, et lorsque fut évoqué, dans un chapitre précédent,  le cas du ministre de l’Intérieur que le général fit fusiller, cette appellation ministérielle est à ramener aux justes proportions d’une organisation des pouvoirs infiniment modeste, beaucoup plus modeste, et comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, que celle de l’Empire d’Annam qu’avait fréquenté Gallieni et Lyautey.

            Par ailleurs, Madagascar ne disposait d’’aucune voie de communication moderne avec le monde extérieur, une situation qui assurait, sans conteste, la sécurité de la monarchie. Il n’existait alors que des pistes et les transports s’effectuaient par porteurs, les fameux bourjanes, capables de porter de lourdes charges sur des centaines de kilomètres. La reine disposait d’un service de courriers à pied officiels, les tsimandoas royaux, capables de porter ses dépêches dans toute l’île.

            Dans la grande île, Gallieni fut naturellement un chef de guerre, le général en chef chargé de conduire les opérations militaires contre la grave insurrection qui embrasait l’île, mais ses fonctions et responsabilités civiles, firent de lui le grand artisan de la modernité de Madagascar, franchissant, grâce à lui, un cap incontestable de progrès.

            En 1899, Gallieni notait :

«… il est certain que deux causes principales sont pour moi une gêne considérable dans l’exercice de mon commandement.

      En premier lieu, c’est dans cet immense Madagascar, grand comme notre ancienne France de 1800, l’absence de routes et de lignes télégraphiques… il me faut au moins 45 jours pour communiquer par terre avec Fort Dauphin… sans compter les cyclones de la saison actuelle….

Cela me ramène à parler de la deuxième cause, créant un obstacle sérieux à mon action de commandement. Cette cause est relative à la question du personnel… » (GM/p,43) 

    Et pour fixer les idées sur le faible peuplement de cette nouvelle colonie, elle comptait de l’ordre de 2 200 000 habitants, en 1900, alors que la population française de métropole comptait alors de l’ordre de 40 000 000 d’habitants pour un territoire un peu moins grand. Par ailleurs, on pouvait dénombrer dans la capitale 51 622 habitants, 3 517, à Majunga, et 8 047, à Tamatave.

     En 1920, on dénombrait 6 880 français dans la grande île.

     Au cours des neuf années de son gouvernement, il jeta les bases d’un Etat moderne, et donna à Madagascar une première armature de grandes infrastructures d’enseignement, de santé, et de communications.

       Dans de nombreuses lettres, le Gouverneur général se plaignait tout à la fois, de la politique suivie par la métropole, et de la doctrine financière d’après laquelle, la nouvelle colonie ne devait rien coûter à la métropole, à l’exemple des autres colonies. Un principe qui fut sanctionné par une loi du 13 avril 1900.

        La plupart des historiens font l’impasse sur un des principes cardinaux d’une politique coloniale qui n’existait pas.

         Les Britanniques avaient adopté le même principe depuis longtemps, mais leurs possessions avaient des atouts économiques qu’on ne trouvait pas souvent dans les colonies françaises.

       Gallieni avait incontestablement des convictions coloniales, mais à l’image des républicains laïcs des débuts de la Troisième République, convaincus de la supériorité de leur modèle social et politique sur tous les autres.

       Mais avant toute chose, ouvrons ce chapitre en évoquant deux innovations majeures et symboliques du Gouverneur général, la création, à son arrivée, d’un Journal Officiel quotidien, bilingue, français – merina, c’est-à-dire la langue de la monarchie des plateaux, et celle de « L’Académie Malgache » en 1901, deux initiatives qui contrebalancent peut-être son discours sur la politique des races, peut-être beaucoup plus conjoncturel, parce qu’inscrit dans un calendrier militaire de pacification connu, qu’enraciné dans des convictions profondes sur les races.

            Il s’agit d’un tout autre débat sur lequel nous avons déjà proposé, sur ce blog, quelques analyses de type historique et méthodologique.

            Après l’insurrection, la paix civile

        Une des raisons, sinon la principale, de la nomination de Gallieni en qualité de Gouverneur général et de Commandant en chef, fut la volonté d’un gouvernement qui découvrait un peu, au fur et à mesure des événements, les difficultés de la mise en place d’un nouveau pouvoir colonial, de confier les rênes de l’île à un général, républicain de confiance, qui avait largement fait ses preuves en Afrique et en Asie.

         Il faut dire que la folle expédition de Madagascar avait été décidée avec la légèreté qui caractérisait le plus souvent ce type de décision, dans l’ignorance de la situation de cette île immense, d’une superficie plus grande que la France.

      Une fois, la capitale Tananarive prise, en septembre 1895, et la monarchie hova placée sous tutelle, la conquête de l’île était très loin d’être réalisée. La résistance que n’avait pas su opposer l’armée malgache à l’expédition française, s’était développée sur le terrain beaucoup plus favorable d’une guérilla animée sur les plateaux par d’anciens grands serviteurs de la monarchie, devenus chefs de bandes, fortes de centaines de rebelles bien armés, en tout cas sur les plateaux.

     Car sur le reste de cette île immense, la royauté malgache n’avait jamais vraiment réussi à instaurer la paix civile générale, et à éradiquer de multiples bandes de ce que l’on aurait volontiers appelé des pirates au Tonkin, et s’agissant ici des favahalos, vivant du pillage et des exactions de toute nature.

Gallieni assimilait la piraterie qu’il avait affrontée au Tonkin au fahavalisme qui sévissait à Madagascar.

     Les opérations de pacification causèrent de nombreux tués et blessés aux troupes coloniales, mais une fois arrivées à leur terme, elles permirent de maintenir la paix civile avec des moyens modestes :

   « En somme, nous sommes capables actuellement de maintenir la tranquillité avec un régiment européen et quelques milliers de miliciens. » (Lettre à Chailley du 26 décembre 1903, LMG/p130- un régiment représentait de l’ordre de 4 à 5 000 personnes)

   A titre d’illustration, un simple échantillon de l’insécurité qui régnait alors, même aux abords de la capitale, au cours de la première année de la conquête.

   Le lieutenant Charbonnel était en garnison dans l’agglomération où il prit part à une opération policière, que lui proposa un autre officier :

   « A la nuit tombée, je le rejoignis dans une ruelle du quartier élégant de la capitale. Un groupe de Sénégalais s’y cachait. Après une longue attente, nous distinguâmes au clair de lune, un cortège qui s’avançait vers nous. En tête, récitant des prières, marchait un Pasteur anglais. Derrière lui, un corps emmailloté dans des pièces de tissu spécial, enduites d’aromates, était ficelé à un long bambou que portaient deux bourjanes. Une vingtaine d’hommes suivait en silence. Fait étrange, le cortège ne comportait pas le groupe de pleureuses échevelées qui, d’ordinaire, accompagne les convois funéraires.

    A Madagascar, le transport des morts à leur tombeau de famille, parfois fort éloigné, est un rite sacré. Chaque jour, les voyageurs croisent sur les chemins de l’île beaucoup de ces colis.

    Lorsque la tête du cortège parvint à notre hauteur, Pelletier fit barrer la rue et ordonna de poser le corps à terre. En anglais, le Pasteur se répandit en protestations. Il criait : « Sacrilège ! Profanation ! » Il fallut le faire immobiliser par deux Sénégalais. Pelletier fit procéder au démaillotage du corps. Le nombre et la qualité des pièces de soie montraient que le mort était un personnage important. A mesure qu’avançait l’opération, leur contenu ressemblait de moins ne moins à un corps humain. Bientôt apparut une mitrailleuse Maxim flanquée de nombreux chargeurs. Penaud, le Pasteur protestait de sa bonne foi. Quant aux Malgaches du cortège, ils s’étaient évanouis dans la nature. » (C/p,37)

    Un Etat central moderne

   Tout au long de son proconsulat, Gallieni mit en place les structures d’une administration moderne, souvent copiée, il faut le noter, sur le modèle français : le gouverneur général en qualité d’exécutif, et pour le représenter, des officiers ou des administrateurs à la tête des provinces et des cercles, un pouvoir judiciaire ramifié dans tout le pays, ainsi qu’une organisation des services de la santé, de l’enseignement, et de l’agriculture.

    La santé

    On prêtait à Gallieni la formule « un médecin vaut un bataillon »

    Le bilan du proconsul fut effectivement impressionnant : au fur et à mesure des années, il mit en place une véritable organisation de la santé publique. Création d’une Ecole de Médecine en 1897, avec son hôpital d’instruction attenant, de 43 hôpitaux en province, de 56 postes médicaux, 35 maternités et 11 léproseries.

   Mais la création la plus révolutionnaire fut incontestablement celle de l’Assistance Médicale Indigène gratuite sur l’ensemble de l’île, ainsi que la distribution gratuite de quinine, comme il l’indiquait dans une lettre du 25 septembre 1904 :

   «  Nous continuons la lutte contre le paludisme, surtout en ce qui concerne les populations indigènes de l’Imerina, toujours gravement atteintes. La quinine leur est distribuée partout gratuitement et à titre préventif, malgré les grosse dépenses qui en résultent pour nous. Un réseau très serré de postes de secours assure l’application des mesures préservatrices ordonnées… » (GM/p,158)

    L’enseignement

   Nous avons déjà vu le vif intérêt que Lyautey portait au développement des écoles, et Gallieni fut à l’origine de la création d’un réseau important d’écoles dites officielles, c’est-à-dire publiques, à côté d’un réseau d’écoles confessionnelles qui existaient déjà dans l’île.

   En 1905, les écoles publiques comptaient 23 500 élèves et les écoles privées, 16 000 élèves, mais ce réseau scolaire concernait surtout les plateaux de l’Imerina.

  Ses initiatives politiques laïques ont soulevé d’ailleurs beaucoup d’opposition de la part des missions, surtout protestantes, qui considéraient l’école comme leur monopole.

   L’agriculture

   Le Gouverneur général donna le départ à une agriculture moderne avec la création de stations d’essai et l’encouragement des cultures tropicales, mais les espoirs qu’il mit dans les colons ne furent pas couronnés de succès.

   Les grandes infrastructures

   Ce sont naturellement les grands projets d’équipement de Gallieni, afin de sortir la grande île de son isolement géographique complet, qui ont marqué les esprits.

  Les routes

   Comme cela déjà été dit, en 1895, à la date de sa conquête, Madagascar ne disposait d’aucune route susceptible de recevoir une quelconque charrette à roues, et tous les transports s’effectuaient par porteur, comme c’était d’ailleurs le cas de l’Afrique de l’Ouest.

   Dans les chapitres précédents, le lecteur a pu voir le colonel Lyautey à l’œuvre sur la route de Tananarive à Majunga (environ 350 km), afin de l’ouvrir au transport charretier ou automobile.

   Au mois de décembre 1900, la route ayant un développement total de 342 kilomètres, put être ouverte sur toute la longueur avec son tracé définitif. Elle se trouve en grande partie à une altitude supérieure à 1 200 mètres.

   Dans une lettre du 20 juin 1902, Gallieni notait :

« Je viens de faire la route de Tananarive à Majunga en 3 jours en déduisant les arrêts. Ceci vous prouve que nous avons fait de gros progrès, depuis le jour où le général Duchesne montait à Tananarive….

Notre Académie malgache s’est mise sérieusement au travail… » (GM/p,96).

   La tâche fut beaucoup plus difficile pour ouvrir une route entre la capitale et le port de Tamatave, car il fallait franchir un relief très escarpé, de 0 à plus de 1 400 mètres d’altitude, en franchissant des torrents, la forêt vierge, une sorte d’exploit technique et humain pour réaliser cette route de montagne, avant qu’elle n’atteigne le plateau.

   Les travaux commencèrent fin 1897, et au mois d’août 1900, la route pouvait aisément être pratiquée par des voitures, mais il convient de signaler que dans un premier temps, et sur la section Tamatave – Mahatsara, le trafic utilisait le canal des Pangalanes.

   « Entre Tananarive et Tamatave, un service d’automobiles a fonctionné régulièrement à partir de 1899 et ce jusqu’au jour de la mise en service du chemin de fer en 1909 ; il était assuré par 17 voitures de 12 et 24 chevaux qui ont transporté annuellement environ 1 500 voyageurs, 200 tonnes de courriers et de colis, 60 tonnes de bagages de voyageurs et 9 000 sacs de colis postaux. Quand ce service a été supprimé sur cette route, il a été transporté sur celle de Tananarive à Ankazobé, villes distantes d’un peu plus de cent kilomètres. Signalons encore les routes qui ont été construites dans la partie méridionale de la Grande Ile et qui rayonnent autour de Fianarantsoa, de Fort Dauphin et de Tuléar. » (EM/p,29)

   Le chemin de fer de Tamatave

   Gallieni lança enfin le projet gigantesque, compte tenu des grandes difficultés de climat et de relief qu’il fallait vaincre, pour le mener à bien, d’une ligne de chemin de fer entre le port de Tamatave et la capitale.

   « A la vérité, la construction du chemin de fer de la côte est de Madagascar était une des entreprises parmi les plus difficiles  qu’il fût possible de rencontrer aux colonies du fait du climat, de l’orographie et de la constitution géologique des régions qu’il fallait traverser ; aussi Gallieni, pour épargner les cent premiers kilomètres qu’il était à la rigueur possible de remplacer provisoirement par un transport par eau sur le canal des Pangalanes, fit – il  d’abord étudier le tracé de Brickaville à Tananarive, puis en entreprendre la construction.

   Le premier tronçon de 102 kilomètres a été inauguré le 1er novembre 1904, et livré le lendemain à l’exploitation publique. » (EM/p,29)

   La construction de la ligne ne fut achevée qu’en 1913.

  Indiquons à titre de curiosité et pour situer un des nombreux exploits techniques de sa construction que son point culminant était de 1 429 mètres, donc au-dessus du niveau de la mer de Tamatave.

   Le chapitre suivant sera consacré à des questions politiques qui méritent d’être évoquées brièvement, parce qu’elles orientaient ou conditionnaient le travail du Gouverneur général : la société coloniale de l’époque, la suppression de l’esclavage et la corvée, les missions et les colons, les politiciens et le groupe de pression de la Réunion, très présent à Tananarive, la « politique » coloniale de la métropole, pour autant qu’il y en ait eu une.

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus! Lyautey à Madagascar

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Madagascar

Marques de la vie coloniale de Lyautey

14

            C’est sans doute à l’occasion du premier grand commandement que lui confia le général Gallieni, le premier territoire, dans le nord de Madagascar, notamment à Ankazobé, le chef- lieu de son territoire, à 80 kilomètres au nord de la capitale, que l’on voit le mieux Lyautey à l’œuvre, à l’ouvrage, urbaniste, ingénieur des ponts et chaussées, créateur d’écoles, inspirateur de vie…

            Premier chantier, la piste de Majunga, celle qui reliait la capitale Tananarive au port de Majunga, sur la côte Ouest.

            Le commandement de la folle expédition de Madagascar avait choisi de débarquer sur cette côte, et les troupes avaient subi une effroyable hécatombe dans la première partie d’une nouvelle route, qu’il fallait construire complètement dans une zone tropicale de marécages. En effet, l’idée d’utiliser des voitures Lefèbvre, adaptées aux transports du Soudan, mais inadaptées à Madagascar, avec précisément la nécessité de créer une route qui n’existait pas, avait causé un vrai désastre.

            Le général Gallieni lui avait donné la mission de rouvrir cette route de Majunga qui avait cessé d’être pratiquée depuis l’expédition de 1895. Entre la mer et la capitale, le trajet était beaucoup plus long que celui de la route de Tamatave :

 «… le parcours presque désert et sans ressources, mais le terrain beaucoup plus facile et, surtout comme tout le versant Ouest de l’île, soumis à un régime de pluies beaucoup plus modéré que le versant Est, ce qui faciliterait beaucoup les travaux….

A partir d’Andriba, personne, sauf quelques isolés, n’avait suivi ce parcours depuis l’expédition. Nous en retrouvions la trace à chaque pas après ces deux années, et c’était lamentable. Nous avions l’impression d’une « Retraite de Russie » en avant. Les voitures Lefèvre gisaient par centaines, les débris de toute sorte et, aussi, hélas ! les squelettes nombreux d’animaux, mulet et chevaux, mais d’hommes. Je me souviens du plaisir avec lequel, après le désert brûlé du Bouéni, nous vîmes la piste atteindre les bords riants de la Betsiboka ; nous nous faisions une joie de pouvoir désormais planter chaque jour, notre bivouac sur sa rive verdoyante. Notre joie dura peu ? dès le premier jour, le premier point propice nous rebuta par la vue des dépouilles macabres qui y étaient amoncelées et, de guerre lasse, nous nous fixâmes au point où il y avait le moins de squelettes. Et nous fûmes vite avertis que nous ne pouvions bénéficier du voisinage du fleuve qui nous invitait au repos et au bain, mais où la mort nous guettait sous les espèces de crocodiles pullulants.

Je me souviens qu’à l’un de ces bivouacs nous trouvâmes une voiture Lefèbvre ayant encore entre les brancards le squelette de son mulet et, dans l’intérieur le squelette de son conducteur. Et l’on évoquait malgré soi l’enfer de Scarron :

Je vis l’ombre d’un cocher

Brosser l’ombre d’un carrosse » ( LM/p,206)

Entre le mois de septembre et celui de novembre, Lyautey fit réaménager les passages les plus difficiles de cette piste, et après avoir réussi à récupérer un lot de 25 voitures Lefèvre, il fit former un premier convoi vers la capitale, rempli de produits de la côte.

Lyautey sur une charrette anglaise :

« J’étais en tête, menant une charrette anglaise que j’avais achetée à Majunga. Ce fut le great event de la saison. Jamais on n’avait vu, depuis l’origine des temps, une voiture à Tananarive ; et la population de la ville et de la région encombrait le parcours jusqu’à plusieurs kilomètres. » (LM/p,206)

Fondation de la ville d’Ankazobé

A Leclerc,

« En pirogue sur l’Ikopa entre Anbato et Majunga, le 21 septembre 1897,

Sur les entrefaites, on a triplé mon territoire, le poussant presque jusqu’à Majunga. Il me faut rouvrir cette route, y ramener la vie, y improviser une ligne de ravitaillement dont, jusqu’ici, on n’avait rien voulu savoir, secouer les inerties de Majunga, faire pousser du riz, de l’orge. Entre temps, j’ai « fondé une ville » à Ankazobé, dont je voudrais faire le centre d’échange, le lieu de transit entre l’Emyrne et la côte Ouest. » (LM/p,209)

Dans une lettre à sa sœur, datée du 10 janvier 1898, Lyautey fait le point de ses activités dans la nouvelle cité : « inauguration solennelle du premier pont sur l’Andranobé, pont de quatre travées en charpente, mes bourjanes (porteurs de mon filanzana) dans des lambas battant neuf, chapeaux à rubans  multicolores, musiques, re-discours, gratifications multiples.

Après-midi, concours d’école : ces écoles sont venues, amenées par leurs soldats-professeurs, bannières, chants, dinette de riz et de bœuf ; interrogation des trois plus forts de chaque école, deux garçons et une fille qui m’ont récité des fables de La Fontaine ; distribution de prix, lambas de couleur et livres d’images ; concours de chant. Et après cette séance… j’en avais assez

Depuis lors, je suis toujours dans mes constructions… vraiment Ankazobé devient épatant ! Les boulevards se plantent, les maisons s’arrangent, cela ne commence encore que lentement à prendre un aspect « fignolé » ;, mais l’ensemble se dessine bien et surtout présente déjà ce cachet de ville coloniale anglaises auquel je tiens tant, cottages et dissymétrie.

Toujours à sa sœur, à Ankazobé, le 27 mars 1897 :

« …Sauf les quelques coups de fusil que j’ai donnés en arrivant pour amener Rabezavana à se soumettre, que fais-je depuis un an ? Des routes, des ponts, des rizières, des marchés, des écoles.

A quoi ai-je passé cette journée-ci ! Permettez que je vous en donne « l’emploi du temps ».

Après mon courrier de service, j’ai, ce matin, passé une heure à mon école professionnelle, où, sous la direction de cinq soldats chefs d’atelier, vingt- cinq petits Malgaches apprennent à faire des meubles, à charpenter, à forger, à souder, à peindre. De là à mon lazaret, à une demi- heure d‘ici, où mon médecin a entrepris, avec une installation ingénieuse, de guérir en grand la gale qui depuis des siècles pourrit ce peuple. De là à l’école, où un caporal m’a présenté ses soixante élèves qui commencent à baragouiner en français toute la vie usuelle et à qui, en outre, il enseigne à se laver, à se peigner, à se vêtir…

A ma sortie de table, défilé de Malgaches ayant quelque chose à demander ; justice de Saint Louis sous son chêne…. »

Lyautey se rend ensuite à un chantier de captage de sources, longe une pépinière de cinq cents arbres fruitiers plantés par un de ses lieutenants, puis  visite celui de la construction d’une ferme-école…

« Un vieux cultivateur chassé d’Egypte par les Anglais, aidé de deux soldats, y établit cinquante vaches que je lui ai acheté, un poulailler multiple, des cochons, des lapins, et les Malgaches vont y apprendre l’élevage rationnel, et dans quelques mois je vendrai des fromages à Tananarive….

Voilà la seule guerre que j’aime et comprenne, celle qui fait, tout de suite, plus de richesses, plus de cultures, plus de sécurité, et la preuve, c’est qu’autour de moi, les vieux villages démolissent spontanément leurs parapets antiques, comblent leurs fossés séculaires en disant : « plus besoin, plus de voleurs, plus d’incursions de pillards sakhalaves. »

Et voilà toute la méthode Gallieni, et pourquoi les journaux bêtes ne parlent-ils pas de cela au lieu de faire mousser la moindre escarmouche, de donner des proportions de colonne au moindre changement de garnison ? Cette vie me console du vilain spectacle métropolitain. » (LTM/p,569)

Et pour compléter le tableau, Lyautey écrivait à Max Leclerc, le 14 mai 1898 : « J’ai commandé en France 50 charrues que j’attends dans deux mois : toutes sont retenues par des Malgaches, qui dressent des bœufs dans cette vue… » (LTM/p,577)

Commentaire : le récit de Lyautey se suffit à lui-même, parce qu’il met en évidence le retard multiforme, mais relatif, de Madagascar à l’époque de la conquête, et que parallèlement, le colonel fait une description bucolique du soldat artisan, paysan, et maître d’école. Alors, et naturellement, à l’exemple de certains chercheurs, il est possible de s’interroger sur les avantages et inconvénients de la vraie ou supposée modernité.

Jean Pierre Renaud