Le livre « Les empires coloniaux » Chapitre 9 « Conflits, réformes et décolonisation » de Frederick Cooper

Le livre « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 6

 Suite et fin

Chapitre 9

« Conflits, réformes et décolonisation »

La situation impériale mise en cause

Frederick Cooper

Avant-propos

            Au risque de la redite, l’objet de ce chapitre est très ambitieux, et pour avoir publié sur ce blog une longue étude du contenu du livre de l’auteur « Le colonialisme en question », ma surprise a été grande de ne pas voir le même auteur  reprendre ses analyses centrées sur les concepts d’identité, de modernité, de globalisation, et de ne pas rappeler sa mise en garde centrale en ce qui concerne la dialectique permanente qu’introduit le couple de la politique et de l’histoire.

            D’après l’auteur, et si j’ai bien compris une analyse complexe, l’histoire du colonialisme s’inscrivait dans celle historiquement, beaucoup plus large et plus longue des empires, et il faisait donc le constat que les empires avaient toujours existé et qu’ils avaient disparu, ce qui est beaucoup moins sûr. (p,273)

            Comme je l’ai indiqué dans ma lecture critique, l’historien appâtait le lecteur en avançant l’existence de concepts d’analyse novateurs, tels que « limitations », « connexions à grande distance », « trajectoires », « niches », « leviers de transformation », sans leur donner un véritable contenu historique.

            Un simple exemple : le Sahara fut un lieu de « connexions  à grande distance », mais il parait difficile d’appeler en témoignage historique cette situation de longue durée, sans évaluer son importance par rapport aux courants d’échanges maritimes qui existaient aux mêmes moments le long des côtes africaines.

            Dernière remarque au sujet de ce livre, est-ce qu’une historiographie abondante, et avant tout anglo-saxonne, illustrée par une étude de cas de la période moderne, le syndicalisme  sénégalais, centré sur celui des chemins de fer,  au cours des années postérieures à l’année 1940, est susceptible de fournir un point d’appui historique suffisant pour proposer une interprétation encyclopédique du phénomène impérial ?

            Dans le même type de perspective analytique et synthétique, le chapitre 9 a donc un objectif ambitieux, au risque de diluer les réalités coloniales ou impériales, c’est-à-dire toujours les situations coloniales et les moments coloniaux, dans des généralisations qui couvrent deux siècles et la planète tout entière.

           Le texte de l’avant-propos situe clairement les enjeux du débat, tout en énonçant des constats que certains considéreront comme des lieux communs :

         « …  S’il est difficile d’analyser la nature contestée du régime colonial, c’est à cause de notre tendance à écrire l’histoire à partir du temps présent, c’est-à-dire depuis le monde d’Etats-nations indépendants apparu dans les années 1960… (p,377)»

               Une formulation qui surprend un peu : l’histoire en général a toujours dû faire face à la tentation de l’anachronisme, très répandu, quelles que soient les époques, et toujours dénoncé.

               Le choix du titre du livre « Le colonialisme en question » s’inscrit d’ailleurs tout à fait dans ce type d’ambiguïté, car le terme même n’a été entendu ou lu dans le sens de l’auteur qu’à l’époque moderne, après la première guerre mondiale, et dans certains milieux socialistes.

            Les Etats-nations ? L’observation relative au monde des Etats-nations demanderait à être explicitée, étant donné que ce sont précisément quelques Etats-nations, dont la nature pourrait d’ailleurs être discutée, la France, le Royaume Uni (un Etat-nation ?), l’Allemagne (enfantée par la Prusse ?), l’Italie (née de l’Unité Italienne), le Japon (impérial), la Russie (impériale, puis révolutionnaire)… qui ont donné naissance à des empires coloniaux.

           Le contenu et la réalité historique des soi-disant Etats-nations mériteraient donc plus d’un commentaire.

           Est-ce que le concept d’Etat-nation est un concept d’analyse historique appropriée dans le cas de l’Afrique noire ?

       Est-ce que, d’une façon générale, beaucoup des colonies devenues des Etats indépendants avaient les caractéristiques d’un Etat-nation ?

            Afin d’éclairer ce type d’affirmation sur les colonies devenues des Etats-Nations, le constat que faisait Robert Cornevin dans son « Histoire du Togo » sur la situation de l’ancien mandat du Togo, devenu indépendant en 1960 :

        « Le gouvernement a encore un travail considérable à accomplir pour donner aux peuples divers vivant sur son sol une véritable conscience nationale. Chacun des peuples Akposso, Bassari, Evhé, Kabré, Moba, Ten, etc…vit encore dans son ethnie d’origine ; seuls les habitants des villes commencent à avoir une conscience nationale togolaise. » (p,399)

Alors que par comparaison aux autres colonies, le Togo avait bénéficié d’un plus grand effort d’acculturation, notamment par le biais des écoles publiques ou privées, et grâce aussi à la supervision de la SDN, puis de l’ONU.

       L’auteur note d’ailleurs que « les politiques suivies dans et contre les empires ne correspondent pas toutes au récit nationaliste. »

        » Or les Etats coloniaux ont eux-mêmes été des cibles mouvantes, où le pouvoir s’est exercé de diverses façons et qui ont été capables de s’adapter à l’évolution des circonstances. Quant aux populations colonisées, elles ont su développer tout un répertoire de résistance, de détournement. »

            Six points y sont successivement traités : 1 – Des contextes changeants ; 2 – La conquête, la résistance et l’arrangement contingent ; 3 – Les empires dans les guerres mondiales ; 4-  L’Asie du Sud et du Sud-Est après la guerre ; 5 – Du développement colonial à l’indépendance6 – La décolonisation dans l’histoire mondiale

&

          Pourquoi ne pas relever un certain nombre de phrases ou de mots qui ne paraissent pas traduire une réalité historique ?

         1-    Des contextes changeants

La phrase : « Mais que pouvaient bien penser de leur situation les populations soumises aux déclarations de ces bâtisseurs d’empires, » (p,384)

          Commentaire : un gros brin d’anachronisme incontestablement et une généralisation qui ne cadre pas avec le degré d’acculturation, en tout cas de l’Afrique noire, dont les colonies ne sont venues à l’acculturation que tardivement et partiellement, en priorité dans les villes et sur les côtes, le Sénégal étant en 1945 largement en pointe sur le sujet, pour tout un ensemble de facteurs historiques et géographiques.

       2-     La conquête, la résistance et l’arrangement contingent

      Ce chapitre a le grand mérite de montrer effectivement les limites du pouvoir colonial en mettant en valeur les arrangements contingents, c’est-à-dire la coopération, la collaboration, le rôle du truchement des autorités indigènes, des acculturés,  des évolués.

      Sur ce blog, et à l’occasion de mes publications sur le thème des sociétés coloniales, les lecteurs savent l’importance que j’ai aussi accordée à cet aspect capital du « colonialisme ».

       Dans le paragraphe ci-après :

       « Des révoltes éclatèrent dans les années 1920 et 1930 (où etlesquelles, en Indochine ?), mais, dans l’ensemble, les gouvernements coloniaux réussirent à faire rentrer le génie de la mobilisation dans la bouteille de l’administration « tribale »….(p,387)

        Une très jolie formule, mais qui rend mal compte de la variété des situations coloniales, et à cet égard, il parait difficile de comparer la situation de l’Inde à celle de l’Afrique noire, de l’Algérie, ou de l’Indochine, pour ne pas citer le cas des autres colonies anglaises.

            « La nation que les africains finiraient un jour par revendiquer, est née le plus souvent de régimes politiques, de communautés ou de réseaux sociaux qui n’existaient pas avant la conquête, mais qui reflétait l’adaptation des structures de pouvoir indigène aux réalités de l’administration et aux frontières que celle-ci avait imposées. » (p,387)

       « Les Indiens développèrent ainsi une  conception « nationale » selon laquelle certains étaient placés au cœur et d’autres en dehors, d’autres encore aux marges d’un régime politique limités dans l’espace. » (p,389)

             Notons qu’au début du vingtième siècle, l’Inde et l’Afrique noire étaient l’une par rapport à l’autre à des années lumières de modernité, et que dans les années 1960, cet écart n’avait été qu’en partie comblé.

         Pourquoi ne pas rappeler que Gandhi commença son action politique à la fin du siècle précédent ?

      « La nation que les africains finiraient par revendiquer un jour » ?

      Il conviendrait de les distinguer, car les revendications de l’Afrique noire, de ses dirigeants élus après 1945, ne portaient pas sur la nation, c’est d’ailleurs et en grande partie, ce qui ressort des analyses du livre « Français et Africains ?  Etre citoyen au temps de la décolonisation »

        Une « Conception « nationale » » aux Indes sans doute, mais pas uniquement, ou dans les colonies libérées à la suite d’une lutte armée, mais pas en Afrique noire, car les nouveaux Etats d’Afrique noire nés de l’Etat colonial ne pouvaient s’appuyer sur des nations qui n’avaient pas encore d’existence, pour autant qu’ils aient pu encore en construire une de nos jours.

      Le Mali est-il enfin une nation ?

        Enfin, un mot sur la phrase : « Du fait de la nature décentralisée du régime colonial en Afrique, il était difficile pour les militants politiques de transcender les idiomes et les réseaux locaux comme cela avait pu être fait en Inde. » (p,390)

       Commentaire : dans ses structures officielles, le régime colonial français n’était pas décentralisé, à la différence du régime colonial anglais, sauf à noter que les administrations de la brousse n’avaient pas les moyens de tout régenter, et donc faisaient appel à des truchements multiples de pouvoir.

      Les difficultés d’une « transcendance» des « idiomes » et des « réseaux locaux » étaient plus liées aux structures religieuses et ethniques multiples et diversifiées de ces peuples qu’à la « nature décentralisée du pouvoir colonial. »

     3     – Les empires dans les guerres mondiales

    La phrase : « La Seconde Guerre mondiale fut un tournant dans l’histoire du colonialisme, ce qui n’avait pas été le cas de la précédente. » (p,397)

      Commentaire : un raccourci historique, à la fois réducteur et inapproprié.

      Un, la première Guerre Mondiale, par les saignées qu’elle fit dans les nations coloniales est sans doute une des raisons du flottement ou du durcissement des politiques coloniales postérieures, outre la conséquence qu’elle eut sur une nouvelle génération de « sujets «  acculturés, les anciens tirailleurs de retour dans leur pays, dont l’influence ne fut pas du tout négligeable. Ces derniers avaient pu assister à la chute du mythe de la supériorité de l’homme blanc.

       Deux, la Seconde Guerre mondiale n’aurait pas été un « tournant » si elle n’avait pas été accompagnée de multiples autres facteurs, tels que la puissance des Etats Unis dont le discours extérieur était libérateur alors qu’à domicile, ils n’avaient toujours pas réussi à offrir l’égalité aux noirs, la nouvelle puissance de l’URSS avec la Guerre Froide (1947), et son rôle de soutien international à tous les mouvements révolutionnaires, marxistes ou non, qui s’opposaient à l’Occident colonial, l’émergence des nouvelles puissances issues de qu’on appelait le Tiers Monde, et qui s’étaient manifestées à la Conférence de Bandoeng, à l’affaiblissement des puissances coloniales appauvries par cette nouvelle guerre, etc.

      4– L’Asie du Sud et du Sud-Est après la guerre

      Une seule question, est-ce que cette analyse s’intègre bien dans l’analyse générale qui est proposée, compte tenu des problématiques comparées ?

      Ceci dit, une synthèse tout à fait intéressante.

      5 – Du développement colonial à l’indépendance

      L’analyse proposée est une fois de plus ambitieuse, car elle propose de faire une synthèse de toutes les situations coloniales rencontrées et des solutions mises en œuvre, tout en faisant un sort particulier à l’AOF, une sorte d’amorce du contenu du livre intitulé « Français et Africains ? », centré sur l’Afrique noire.

      L’auteur écrit : « Toutes ces possibilités étaient débattues en Afrique quand le gouvernement français réalisa qu’il était pris dans un piège, coincé entre la poursuite de la réforme et de l’accès à la « citoyenneté – qui était coûteuse – et un cycle de rébellions et de répressions. » (p,406)

        « Les Possibilités étaient débattues » par qui en Afrique noire ? Par une petite minorité d’évolués.

        « Le gouvernement français réalisa », un gouvernement aussi innocent que cela ? Alors que les trajectoires d’une décolonisation inévitable étaient fixées, quasiment dès l’origine ? Et que la France coloniale n’était jamais entrée dans la voie de l’assimilation, une voie impossible ?

       6 – La décolonisation dans l’histoire mondiale (p,417)

       Je vous avouerai ma perplexité en lisant certains passages de ce qui pourrait être une conclusion.

       Après avoir noté : « En 1850, les empires étaient un fait ordinaire des affaires      internationales. La plupart des peuples de l’histoire ont pratiquement toujours vécu dans des entités politiques qui n’étaient ni égalitaires ni homogènes…L’empire « colonial », en revanche, a peu à peu commencé à dévier de la norme, non parce que la conquête avait pris fin, mais parce que l’idée que  la souveraineté résidait dans le « peuple », et non plus dans un roi un empereur avait fini par prévaloir. Encore fallait-il savoir de quel « peuple » il était question, s’entendre sur sa définition »…. (p,417)

       Le « peuple » dans l’Allemagne du Kaiser, dans la Russie des Tsars, puis de la dictature du prolétariat, dans le Japon impérial… ?

      « Parmi toutes les causes pour lesquelles les peuples des empires coloniaux se sont battus – de meilleures conditions de travail, des prix alimentaires plus justes, le respect de la diversité culturelle, des retraites égales pour les anciens combattants-, la seule qu’ils ont pu obtenir, ce fut la souveraineté. Nous vivons aujourd’hui dans un monde où les empires coloniaux ont disparu, un monde d’Etats-nations juridiquement équivalents. Mais un monde aussi où il subsiste encore des différences extrêmes de richesse, de pouvoir et de respect dans et entre les nations. » (p,419)

        Je vous avouerai que ces observations me laissent très perplexe pour les quelques raisons ci-après :

         Le concept de « peuple » aurait effectivement besoin d’être défini, car l’acception que nous lui donnons ne trouvait pas de véritables correspondances dans la plupart des anciennes colonies, même en gommant artificiellement leur histoire chronologique : le « peuple » de la Côte d’Ivoire avant et après 1914, et même après 1945 ? Le « peuple » du Togo, administré par la France sur mandat de l’ONU à la date de son indépendance ? Plutôt des coalitions de pouvoirs locaux de type traditionnel dans la brousse et de type syndical ou politique, dans les territoires côtiers, ce que l’auteur appellerait des « réseaux »  de pouvoir.

         Le concept de peuple a donc une coloration tout à fait anachronique, et relative en fonction des situations coloniales et des moments coloniaux de chacune des colonies,  et ce sont les pays qui ont lutté par les armes contre leur puissance coloniale, tels que ceux d’Indochine, d’Algérie, ou du Mozambique…dont la lutte armée a forgé et conditionné la naissance d’un peuple, voire d’une nation….

     Les deux concepts de peuples et de nations mériteraient d’être chaque fois définis, dans telle situation, et dans tel moment colonial, mais de toutes les façons, et en tout cas en Afrique noire, il parait difficile de penser que le concept de nation soit un concept historique opérationnel, étant donné qu’en 1960, il ne connaissait  quasiment pas d’application.

     Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

       Demain, une courte suite de réflexion en épilogue

Le livre « Les empires coloniaux » – Lecture critique 2

Le livre  « Les empires coloniaux »

Sous la direction de Pierre Singaravélou

Lecture critique 2 (page 77 à 124)

          Nous allons à présent examiner d’un peu plus près le contenu des chapitres de ce livre.

 Chapitre 1 « Appropriations territoriales et résistances autochtones »  Isabelle Surun

       Ce chapitre est un bon résumé des analyses qui ont trait à la période des conquêtes et des résistances souvent minimisées par l’histoire coloniale traditionnelle. Il aurait toutefois été utile de tenter une typologie des opérations de conquête et des résistances et collaborations rencontrées.

         Il aurait été intéressant, à partir de quelques exemples tirés de la même période, et sur des théâtres d’opérations comparables, en milieu tropical ou tempéré, en forces égales ou inégales, en affrontements directs ou indirects (guérilla), de  comparer les récits qu’en ont fait, soit les acteurs, c’est-à-dire dans les deux camps, récits ou traditions orales, soit les chercheurs issus des deux camps du monde impérial.

      Il aurait été tout aussi intéressant de tenter de classer les types de résistances armées ou non, courtes ou longues, artisanales ou sophistiquées, de même que les types de coopération possibles selon les organisations religieuses, ou politiques rencontrées : quoi de commun par exemple entre les résistances rencontrées et les truchements disponibles avant 1939, en Afrique de l’ouest ou en Indochine, où il existait déjà une administration  impériale ?

Chapitre 2  « Castes », « races », et « classes »  Armelle Enders

      Un chapitre qui mérite à lui seul un long commentaire.

   Il s’agit d’une synthèse comparative hardie et, ambitieuse, compte tenu de la multiplicité des contraintes historiques rencontrées, dues tout à la fois au sens des concepts analysés à la fois en Europe et dans les territoires des empires, selon les époques et selon les territoires, à leur relativité, et au risque constant d’interprétation idéologique qui pèse sur ce champ historique.

    Je serais tenté de dire que, par définition, il s’agit d’une entreprise historique impossible, sauf à analyser, au cas par cas, et époque par époque, le contenu de ces mots et l’existence même des perceptions que les différents peuples en avaient, si tant est que la chose soit possible.

       La contribution proposée soulève un certain nombre d’autres questions de ma part.

     Est-ce qu’il est possible d’écrire « L’esclavage, l’institution structurante » (p,83) ? Où et pour qui ?

       En France même, alors que, hors une petite élite politique de la Cour, seule la périphérie atlantique des ports en a eu connaissance, sinon l’expérience, et pendant une période de temps limitée ?

       La France est restée très longtemps un pays de villages.

Le monde des îles Caraïbes aurait été à ce point capable d’irradier en France et en Europe ? Une thèse qui parait donc frappée d’un brin d’exagération, pour ne pas dire plus.

      L’esclavage n’aurait-il pas été plus structurant en Afrique noire, avec à l’ouest le double mouvement de l’esclavage atlantique et de l’esclavage domestique qui a duré longtemps, et qui dure encore en Mauritanie par exemple, et avec, à l’est, le double mouvement de l’esclavage arabe et de l’esclavage domestique qui a duré également longtemps, s’il n’existe pas encore.

      A Madagascar, où l’esclavage a été supprimé à la fin du dix-neuvième siècle, n’aurait-il pas eu une fonction beaucoup plus structurante qu’en France, avec des effets qui se poursuivent encore de nos jours ?

      Pour ne pas évoquer les dégâts causés dans les peuples côtiers par les négriers de l’Océan Indien !

     A la page  85, une des sources citées est celle d’une publication de Frederick Cooper intitulée «  Plantation Slavery on the East Coast of Africa ».

    L’analyse de l’esclavage que fait le même auteur dans « Le colonialisme en question » mérite d’être citée :

     « C’est ici que s’interpénètrent des histoires que l’on ne peut simplement comparer. Aux XVII° et XVIII° siècles, l’économie britannique était prête pour utiliser ses connexions ultramarines  de manière plus dynamique que ne l’avaient fait les impérialistes ibériques à une époque antérieure. Les rois africains étaient vulnérables chez eux et puisaient leur pouvoir dans leurs liens avec l’extérieur. Le commerce des esclaves ne signifiait pas la même chose pour les différents partenaires : pour le roi africain, il signifiait l’acquisition de ressources (de fusils, de métaux, de vêtements et autres produits ayant un potentiel redistributif) en s’emparant des biens humains d’autrui et en s’évitant ainsi de devoir subordonner sa propre population. Razzier un autre territoire et vendre à un acheteur étranger les esclaves récupérés externalisaient non seulement le problème du recrutement mais aussi celui de la surveillance. Avec le temps, le marché extérieur eut un impact croissant sur les politiques et les économies de certaines régions d’Afrique occidentale et d’Afrique centrale, impact que n’avaient pas prévu les premiers rois africains qui se trouvèrent impliqués dans ce système transatlantique. Il favorisa les Etats militarisés et accrut l’efficacité des mécanismes de la traite des Noirs. Du point de vue des participants africains à ce processus, cette militarisation fut une conséquence non voulue de cette fatale interpénétration : les débouchés pour les captifs de guerre créèrent une logique nouvelle et insidieuse qui commença d’alimenter tout le système de la prise et du commerce d’esclaves. » (p,140,141)

     J’ai surligné en gras les mots qui suffisaient à mes yeux pour caractériser une description historique tout à fait étrange, sauf à dire qu’elle valait pour l’Empire anglais, ce qui est loin d’être sûr.

      L’auteur américain de ce texte est celui du chapitre 9, intitulé « Conflits, réformes et décolonisation ». (p,377) 

    La traite des esclaves fut effectivement une institution de structuration ou de déstructuration en Afrique noire, compte tenu des dégâts en tout genre causés aux sociétés africaines par la traite des Noirs de l’est ou de l’ouest.

     Le passage consacré aux « savoirs coloniaux et à l’ingénierie sociale » soulève à nouveau la question polémique du « pouvoir » qu’auraient eu les colonisateurs de créer de toutes pièces les « ethnies » africaines, puisqu’il s’agit d’elles.

     « Ingénierie sociale » du colonisateur ? N’est-ce pas lui prêter beaucoup de savoir-faire ? Ingénierie sociale au service de l’ethnie ? (p,110, 111)

       J’ai relu et analysé les articles rédigés par MM Amselle, Dozon, et Bazin, parus dans le petit livre « Au cœur de l’ethnie », sur les Bété de Côte d’Ivoire, et les Bambara du bassin du Niger, et les questions de fond que leurs thèses posent sont celles de savoir :

    – s’ils n’ont pas mis plus de contenu  dans la description qu’ils font du sujet que les premiers explorateurs ou administrateurs qui sont entrés en contact avec ces populations dont les villages étaient dispersés dans la forêt ou dans le bassin du Niger, et dont le seul lien apparent le plus souvent était un langage commun, et que dans la discussion ouverte sur l’ethnie, la cible visée n’ait pas été plutôt la race : pas d’ethnie, donc pas de race !

    La préface de la deuxième édition montre clairement que l’objectif visé est la stigmatisation de tout recensement de type ethnique en métropole, de crainte d’y réveiller les « fantômes » de la race et d’y importer le modèle qui aurait existé dans les colonies, pour autant que ces fantômes aient existé.

      – s’ils n’ont pas mis plus de contenus aussi que ceux de la tradition écrite quand elle existait, ou orale quand elle fut recueillie, cédant à la tentation du blanc qui, mieux que le noir, dit la vérité de l’ethnie d’Afrique ou d’ailleurs, le sachant blanc prenant la place du sachant noir.

      –  si leur analyse est représentative des réalités ethniques du monde, car leur regard, à part le cas du Rwanda, est principalement centré sur l’Afrique de l’ouest.

       Afin de ne pas trop allonger mon commentaire, j’envisage, si j’en ai le courage, de publier   ultérieurement un plus long commentaire à ce sujet sur mon blog, mais je vous avouerai que ce type de discussion frise à mon avis avec celle du sexe des anges, compte tenu de toutes les ambiguïtés qui pèsent sur ce débat, alors que dans les médias, beaucoup de journalistes sans doute « racistes » n’hésitent pas à emprunter de nos jours le mot « ethnie » pour décrire les situations qu’ils rencontrent sur le terrain et dans leur domaine.

      Et que penser des appellations de minorités ethniques qui sont celles de la Chine ou du Vietnam ?

     J’ai relu les récits de M.Nebout et de M.Thomann qui furent parmi les premiers administrateurs des premiers cercles créés en Côte d’ivoire.

       En 1894, à Tiassalé, chez les Baoulé, Nebout  « apprend », si je puis dire, cette Afrique de la forêt des Baoulé où il est chargé de créer de toutes pièces une administration coloniale dans le cadre d’un cercle de commandement découpé à l’emporte- pièce dans un cadre géographique inconnu, au sein d’une Afrique locale tropicale constituée avant tout de villages isolés, tentant d’interpréter, comme il le pouvait, les signes d’un ensemble collectif vivant et présent, le langage en étant le plus évident.

    Il convient d’ailleurs de noter que M.Nebout épousa officiellement une femme d’origine Baoulé.

     M.Thomann faisait le même type d’expérience, et tous les deux utilisaient beaucoup d’appellations différentes pour dénommer les situations humaines qu’ils découvraient, royaumes, pays, tribus, peuples, peuplades, villages…

      Les récits retiennent les vocables d’indigènes, de chefs de villages, de pays, mais pas d’ethnie.

    En 1894, il n’y avait en Côte d’Ivoire, colonie créée de toutes pièces en 1893, que deux postes administratifs dans l’intérieur, Bettié sur la Comoë, et Tiassalé sur la Bandama.

    L’auteure du chapitre 2 écrit :

    « En Côte d’Ivoire, l’ethnie des Bétés, l’un des groupes les plus emblématiques de ce pays, ne correspond pas à une entité précoloniale : elle s’est constituée à partir de la conquête française. » (p,111)

     Outre le fait qu’une telle assertion mérite d’être discutée, il est tout de même difficile de partir de cet exemple historique pour en tirer une théorie générale sur le sens et le fondement des ethnies en Afrique ou ailleurs.

     « Un des groupes les plus emblématiques de ce pays » ? A quelle époque ?

     Il est évident qu’au fur et à mesure de la colonisation et de la mise en place d’une administration coloniale dispersée et fragile, dans l’ignorance généralisée de ces nouveaux territoires, les découpages du commandement ont opté le plus souvent pour la voie la plus simple, fut-elle arbitraire, ne serait-ce que géographique !

     Il n’en reste pas moins que le concept d’ethnies a bien eu un contenu variable en cohérence et en force collective dans un certain nombre de cas, et l’historien Ki Zerbo dans ses analyses approfondies de l’histoire de l’Afrique fait constamment appel à ce terme, à titre d’exemple : « un certain nombre d’ethnies du Fouta et de Sénégambie » (p,137)

     La thèse défendue par M.Amselle n’est d’ailleurs pas dénuée d’une certaine contradiction quand il écrit :

     « La cause parait donc entendue : il n’existait rien qui ressemblât à une ethnie pendant la période précoloniale. «  (p,23)

      Et plus loin :

     « Dans certains cas, comme nous l’avons vu, « l’ethnie » est donc une création précoloniale, en ce sens qu’elle est un mode de regroupement idéologique d’un certain nombre d’agents et cela en parfaite continuité avec les unités sociales plus petites que sont les « clans » et les «  lignages ». (p38)

     Le même anthropologue impute la responsabilité de la définition du terme à l’ethnocentrisme :

      « On voit combien la définition de ce terme est entachée d’ethnocentrisme et combien elle est tributaire de l’Etat-nation, telle qu’elle a pu être élaborée en Europe. »  (p,19)

      Ne s’agit-il pas plutôt du contraire ?

     A lire la bibliographie de ce chapitre, il est légitime de se poser la question : regard « ethnocentrique » ou regard « périphérique » de ceux qui ont témoigné dans chaque territoire sur le type de relations humaines y existant ?

     Le chiffre très faible des travaux consacrés par exemple par l’Université de Dakar à l’esclavage domestique ne serait-il pas une indication intéressante sur la prudence que les historiens des « périphéries » manifestent sur le même type de sujet ?

     Pour citer à nouveau le roman « Amkoullel, l’enfant peul », le titre même plaide déjà pour l’existence d’un groupement humain de type peul, et tout au long des pages le lecteur découvre la variété des ethnies locales, peuls, bambaras, songhaï, ou dogon, ainsi que l’existence de castes de naissance, ainsi que de la persistance d’un esclavage domestique, les captifs de case.

     Et pourquoi ne pas ajouter que ces sociétés « indigènes » n’étaient pas exemptes de ce que l’Europe moderne a qualifié de racisme ?

     Les ethnies, quelles qu’elles soient, avaient le plus souvent un nom qu’elles se donnaient elles-mêmes ou que les autres lui donnaient, et ces appellations étaient changeantes selon les époques et les lieux, plus changeantes dans les zones d’échanges que dans les zones reculées de l’Afrique.

    Pourquoi ne pas appeler en témoins, dans chaque cas, les descendants vrais ou supposés de ces peuples qualifiés d’ethnies ?

     Sauf à dénier le témoignage d’un grand témoin de cette Afrique qui semble parfaitement s’inscrire dans les revendications d’une histoire postcoloniale qui découvrirait toute l’importance des histoires de la périphérie ou d’en-bas, un terme bien malheureux, citons un passage du livre  « OUI MON COMMANDANT » d’Amadou Hampâté Bâ :

     « Sous l’effet de la colonisation, la population de l’Afrique occidentale française s‘était divisée automatiquement en deux grands groupes, eux-mêmes subdivisés en six classes qui vinrent se superposer aux classes ethniques  naturelles. Le premier était celui des citoyens de la République Française, le second, celui des simples sujets.

Le premier groupe était divisé en trois classes : les citoyens français pur-sang, nés en France ou Européens naturalisés français ; les citoyens des « quatre communes de plein exercice » du Sénégal (Gorée, Saint louis, Dakar et Rufisque) ; enfin les Africains naturalisés citoyens français. Tous jouissaient des mêmes droits (en principe) et relevaient des tribunaux français.

     Le second groupe, celui des sujetscomprenait à son tour trois classes : au sommet de la hiérarchie venait les sujets français du Sénégal, qui jouissaient d’une situation privilégiées par rapport à ceux des autres pays et auxquels on évitait de se frotter, par peur des répercussions judiciaires ou politiques ; puis venaient, dans les autres territoires, les sujets français « lettrés » (c’est-à-dire scolarisés ou connaissant le français) et les sujets français « illettrés » uniquement du point de vue français, cela va de soi.)

     A côté de cette division officielle de la société, l’humour populaire en avait créé une autre, qui se réduisait à quatre classes : celle des blancs-blancs (ou toubabs) qui comprenait tous les Européens d’origine ; celle des blancs-noirs qui comprenait tous les indigènes petits fonctionnaires et agents de commerce lettrés en français, travaillant dans les bureaux et les factoreries des blancs-blancs qu’ils avaient d’ailleurs tendance à imiter ; celle des nègres des blancs qui comprenait tous les indigènes illettrés mais employés à un titre quelconque par les blancs-blancs ou les blancs-noirs (domestiques, boys, cuisiniers, etc…) ; enfin, celle des noirs-noirs, c’est-à-dire les Africains restés pleinement eux-mêmes et constituant la majorité de la population. C’était le groupe supportant patiemment le joug du colonisateur, partout où il y avait joug à porter.

       Du point de vue de la division « officielle » des classes, j’étais un sujet français lettré, né au Soudan, donc juste au- dessus de la dernière catégorie. Mais selon la hiérarchie indigène, j’étais incontestablement un blanc-noir, ce qui, on l’a vu, nous valait quelques privilèges – à cette réserve près qu’à l’époque le dernier des Blancs venait toujours avant le premier des Noirs. » (pages 186,187, Acte Sud) 

      A la lecture de l’analyse du livre de Frederick Cooper, intitulé « Français et Africains ? »que je publierai sur ce blog, le lecteur se rappellera le contenu du paragraphe ci-dessus  « le second groupe, celui des sujets… » et la place qui occupaient les sujets français du Sénégal.

     Les témoignages de deux administrateurs coloniaux, Labouret et Delavignette,  que certains classeraient volontiers dans la catégorie nouvelle des « colonialistes » en apprennent beaucoup plus sur le vécu des paysans et des villages à l’époque coloniale que certaines historiographies.

       Un seul échantillon, pour conclure sur ce chapitre : Labouret,

    « Avec les castes, les classes, les corporations de métier, nous avons considéré un autre aspect de la vie paysanne, qui parait si simple à l’observateur superficiel et si complexe à qui s’inquiète de sa complexité. La société rurale est avant tout hiérarchisée, avec ses nobles, ses hommes libres, ses esclaves, ses spécialistes, tous divisés et subdivisés en catégories superposées et antagonistes. L’analyse qui précède, bien que très incomplète, nous permet cependant de comprendre comment fonctionne cette société et d’indiquer les types particuliers qui l’animent. » (page 131, Paysans d’Afrique Occidentale, Gallimard 1941)

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Frederick Cooper versus Elise Huillery ? Le fardeau de l’homme blanc ou noir en Afrique Occidentale Française ?

Frederick Cooper versus Elise Huillery ?

Ou les contradictions de l’histoire postcoloniale sur le colonialisme et l’anticolonialisme !

&

 La France a – t- elle été oui ou non « le fardeau de l’homme noir » dans l’ancienne Afrique occidentale française ?

&

Selon la déclaration de Mme Huillery dans le journal Le Monde du 27 mai 2014 :

« La France a été le fardeau de l’homme noir et non l’inverse »

Et corrélativement, et si on lit bien le dernier livre de Frederick Cooper intitulé « Français et Africains ? », les dirigeants africains de l’Afrique noire des années 1945-1960 auraient été masochistes à ce point qu’ils auraient demandé à continuer à porter le fardeau de l’homme blanc, même après la deuxième guerre mondiale ?

En ce qui concerne le premier point, l’analyse critique de la thèse Huillery, que nous avons publiée au cours des derniers mois, démontre qu’elle n’est pas bien fondée.

En ce qui concerne le deuxième point, le livre de Frederick Cooper, nous verrons avec nos lecteurs ce qu’il faut en penser.

Notons simplement pour l’instant que l’auteur fait l’impasse sur le volet économique et financier des relations existant à l’époque ente la France et l’Afrique Occidentale Française, l’objet central de la thèse Huillery.

Jean Pierre Renaud

« Français et Africains Les Noirs dans le regard des Blancs-1530-1880 -William B. Cohen-Lecture critique

« Français et Africains

Les Noirs dans le regard des Blancs

1530-1880 »

William B.Cohen

( NRF Gallimard 1981)

Lecture critique

            Cette publication a été annoncée le 27 octobre 2014, à l’occasion de ma lecture critique d’une chronique du journal Le Monde du 29 août 2014 intitulée «  Afro-Américains et Noirs de France, les Faux Frères » d’Elise Vincent.

&

 Une remarque préalable : Payot vient de publier un ouvrage de Frederick Cooper sous le même titre, un ouvrage qui fera l’objet d’une lecture critique ultérieurement.

Les caractères gras sont de ma responsabilité

            En reprenant la lecture d’un autre livre du même historien, intitulé « Empereurs sans sceptre » consacré à l’administration coloniale française, un ouvrage dont j’avais apprécié le contenu,  j’ai découvert l’existence de ce livre, dont le contenu, à l’inverse, ne m’a pas du tout convaincu, et voici pourquoi.

            S’agit-il véritablement d’un ouvrage historique dont l’objet serait celui des Noirs dans le regard des Blancs ou d’une thèse idéologique qui tend à vouloir démontrer, sans excès de preuves, et c’est un euphémisme, que les Français ont toujours été racistes ?

            Ce qu’annonce la préface :

      « Ses expériences (la France) et sa conception des peuples noirs ont contribué à la formation de l’image de l’homme noir dans la culture occidentale…

Par  conséquent, quoique cet ouvrage veuille être avant tout l’histoire des réactions françaises devant le phénomène noir, il aimerait aussi contribuer à l’étude plus générale des relations entre races, et prouver, dans le contexte français, l’exactitude de certaines théories concernant ces relations (p,7)… »

         A sa grande surprise (l’auteur), les documents historiques consultés se révélèrent imprégnés d’une forte tradition raciale, insoupçonnée jusqu’ à ce jour…

        La présente étude examine les réactions des Français à l’égard des Noirs – et cela à différentes  époques -, et dévoile la continuité d’attitudes et de stéréotypes enfouis dans la culture et dans les institutions françaises.Pour ce faire, on a eu recours à deux méthodes : la méthode chronologique et la méthode thématique. L’approche historique s’impose chaque fois que l’on veut analyser l’homme, ses pensées et ses actes dans le contexte temporel qui fut le sien. Mais comme l’histoire seule reste insuffisante, il faut s’adresser parfois à la psychologie, à l’anthropologie et à la sociologie. Néanmoins cet ouvrage reste avant tout un ouvrage historique traitant des questions soulevées par l’origine, le développement et la continuité d’une attitude basée sur des principes d’inégalité raciale, attitude que les Français développèrent envers l’homme noir, que ce dernier fût sur son sol natal, dans les plantations des Antilles et de l’Océan Indien ou en France même(p,9)

        Cette étude s’arrête en 1880,date délibérément choisie parce qu’elle se situe à la veille de l’expansion française en Afrique noire. Elle permet donc de voir dans quelle mesure l’image de l’Africain se développa indépendamment de la conquête même…

        « Français et Africains » ne s’appuie que sur des documents écrits. N’oublions pas que jusqu’au XIXème siècle la majorité des Français étaient illettrés. On peut supposer qu’il existait une sous-culture s’opposant à la tradition écrite, mais cela est peu probable. Les réactions devant l’indigène s’accordent si totalement entre elles qu’il serait surprenant de découvrir une pensée populaire qui n’aurait trouvé aucun écho dans la pensée écrite. En fait, les recherches portant sur la culture populaire, telle qu’on peut la saisir dans les ballades et les récits folkloriques, révèlent des attitudes dans l’ensemble fort proches de celles exprimées dans les sources écrites.

         Cet ouvrage repose essentiellement sur des documents qui ne s’adressaient pas au grand publicPour le XIXème siècle, il faut donc signaler l’absence de toute référence à la presse quotidienne à grand tirage. Ajoutons cependant que d’après une étude récente (1), les journaux reprenaient avec un certain retard, les thèmes développés par les savants, les théoriciens et les hauts fonctionnaires de l’époque. Aussi ne constituent-ils pas pour l’historien une source d’éléments nouveaux »  (p11)

          (1)  Une étude américaine portant sur les années 1870-1900)

       Que d’hypothèses ! A partir de quelles sources, de quels vecteurs de culture mesurables ou mesurés au cours des trois siècles examinés ?

          S’agit-il d’histoire ou de littérature, pour ne pas dire de propagande !

         J’ai mis en caractères gras les quelques mots et phrases clés qui marquent les points faibles, ambigus, ou contradictoires de cette analyse prétendument historique, son objet lui-même, quant à l’ancienneté et à la continuité du racisme des Français à l’égard des Africains tout au long des années 1530-1880, quant à une méthode historique fondée sur l’analyse de sources écrites, mais savantes, en décalage chronologique complet avec l’état de la France tout au long des années et des siècles étudiés sous l’angle des conditions d’information ou de culture des Français.

           L’auteur brosse un portrait de l’évolution du regard des Blancs, Européens ou Français, à partir de 1530, et dès le départ, il marque une contradiction d’analyse des rapports entre Blancs et Noirs, en écrivant :

         « Si les contacts se firent plus fréquents à la fin du XVIIème siècle, il n’en est pas moins vrai que pendant la période qui s’étend de 1530 à 1720, un nombre relativement restreint de Français étaient arrivés à connaître l’Afrique. Le point de rencontre le plus commun entre les deux races était la traite des Noirs et même dans ce domaine la présence française se faisait peu sentir. Par conséquent, les Français se tournèrent vers ceux qui les avaient précédés et continuèrent, pour alimenter leurs écrits, à faire appel aux anciens. » (p,61)

       Donc peu de contacts, l’importance relative de la traite des Noirs, inconnue ou connue, et toute l’ambiguïté de l’appellation les Français ! Qui sont ces Français en 1530, en 1720, ou plus tard ? Des Français qui ont le privilège « d’alimenter leurs écrits » ?

        Tout au long de l’ouvrage, l’auteur recourt à cette dénomination de Français, mais sans jamais donner leur identité, alors qu’il s’agit avant tout de la France savante.

        Le discours Cohen sur le racisme des XVI°, XVII°, et XVIII° siècles

       L’auteur accorde une très large place dans son analyse à l’esclavage (quatre chapitres, 2, 4 ,5 et 6 sur un total de 9 chapitres), mais sans situer son importance politique, économique, et humaine pour la France, ni sa durée.

        L’auteur lui-même reconnait :

        «  la brièveté même du système esclavagiste dans les possessions française » (p,161)

            Plus loin, l’historien écrit :

            « La présence dans les cahiers de doléances, d’idées faisant écho à celles des lumières et de la Société des Amis des Noirs trahit beaucoup plus la connaissance qu’avaient les avocats, les notaires, les « hommes de lettres » et autres notables des petites villes de ces arguments qu’une véritable préoccupation parmi les masses françaises pour la question de l’esclavage. » (p,202)

            Nous sommes ici à la veille de la Révolution, alors que les conditions d’information du peuple français ont effectivement commencé à changer, mais le terme de « masses » parait incongru, de même que d’autres termes volontiers utilisés par l’auteur tels que « l’opinion populaire » (p,104), le « grand public » (p,105), « l’opinion publique » (p, 279), tout autant que « les Français », appellation  très fréquemment utilisée par l’auteur, mais qui peut couvrir beaucoup de « marchandises » différentes entre 1530 et 1880.

            L’histoire coloniale n’a eu la possibilité de mesurer la connaissance du monde colonial, en positif ou en négatif, que pouvaient en avoir les Français qu’avec les premiers sondages effectués dans notre pays, c’est-à-dire juste avant la deuxième guerre mondiale.

            Ainsi que je l’ai écrit à maintes reprises, les historiens coloniaux et postcoloniaux n’ont pas cru devoir jusqu’à présent, en tout cas à ma connaissance,  mesurer ce facteur dans la presse, alors que ce matériau historique est important et qu’il aurait pu, effectivement et concrètement,  répondre à ce souci de véritable mesure.

            M.Cohen n’a pas cru devoir justifier la pertinence de son propos « historique » par une analyse de la presse, à partir du moment où elle a commencé à exister vraiment dans notre pays, c’est-à-dire dans la deuxième moitié du XVII° siècle.

           Nous tenterons d’examiner plus loin, à partir de travaux d’historiens, la connaissance que pouvait avoir des Noirs la population française de l’époque, alors que la traite des Noirs  ne fut pas durable, comme l’auteur l’a d’ailleurs reconnu, et qu’elle n’a concerné qu’une petite élite de riches.

        Les cahiers de doléances cités par l’auteur montrent que jusqu’à la Révolution, avec l’explosion de l’information, des journaux, la connaissance de l’esclavage était limitée, et que la paysannerie de l’époque, massivement illettrée, avait bien d’autres horizons.

         Comment ne pas noter aussi que la condition sociale de la majorité des « Français » des trois siècles considérés, n’était peut-être pas tellement éloignée de celle des esclaves des îles ?

       Le rôle des Philosophes

      Dans le chapitre 3, l’auteur analyse longuement le rôle effectif des Philosophes dans la construction de l’image raciste des Noirs au XVIIIème siècle, mais en relevant en même temps que dans les bibliothèques de Montesquieu ou de Voltaire, le nombre des ouvrages consacrés à l’Afrique était négligeable : chez Montesquieu et sur ses 45 ouvrages de géographie, aucun ne se rapportait à l’Afrique, et chez Voltaire, 103 d’entre eux avaient pour objet le monde non européen sur un total de 3 867 ouvrages.

         Ce qui n’empêche pas l’auteur de conclure d’un trait de plume :

    « Vers la fin du XVIIIème siècle, le racisme dominait sans contredit les esprits français…

       Si le racisme devint si influent en France, c’est qu‘il était devenu un mode de pensée fort répandu. » (p,143)

     Une démonstration historique ? Les Philosophes avaient une telle influence dans une population qui était encore illettrée ?

       Alors qu’à la fin du XIX° siècle, l’Afrique noire était encore un continent largement      inconnu ?

       Quel champ géographique d’analyse historique ?

    L’auteur l’a limitée à trois champs géographiques, les Antilles, le Sénégal, et la France.

     Au-delà de la référence assez large qui est faite aux Antilles, l’auteur accorde une certaine importance au Sénégal, mais il ne semble pas que cet exemple plaide en faveur de la thèse raciste défendue par l’auteur.

      « Rapports entre les races au Sénégal

      C’est aux Antilles que Français, Noirs et métis se rencontrèrent en plus grand nombre. Aux XVII° et XVIII° siècles, les premiers enclins à entretenir ou à développer des théories racistes, s’y montrèrent désireux d’éviter tout contact social avec des non-Européens. Vers 1770, nombreux étaient les Français de la métropole qui acceptaient ces théories ; à cette même époque, les lois discriminatoires se trouvaient rigidement appliquées. Mais on n’est pas sans rencontrer quelques exceptions qui montrent que, même si les préjugés de couleur permettent d’anticiper la manière dont un groupe sera traité par un autre, ces mêmes préjugés peuvent aussi être partiellement ignorés lorsqu’ils s’opposent aux intérêts de ceux qui les professent. Ce fut le cas au Sénégal où, contrairement à ce qui se passait dans les autres possessions françaises, les groupes raciaux, n’étant pas inflexiblement séparés, purent se mêler les uns aux autres. Les hommes libres de couleur ou noirs n’y connurent pas la vie marginale des affranchis des Antilles : au contraire, ils y étaient considérés comme des citoyens à part entière. » (p173)

     Plus loin et en ce qui concerne l’esclavage, l’auteur note :

    « De surcroît, la plupart des trafiquants d’esclaves étant eux-mêmes des Africains, ni idéologie, ni lois raciales ne devinrent nécessaires à la justification et au développement de cette activité comme ce fut le cas dans les colonies américaines. Le problème de l’esclavage ne se posait donc pas aux Français de Saint Louis. » (p,173)

     Ce type de réflexion doit évidemment être replacé dans le contexte historique de l’époque, un Sénégal réduit à sa plus simple expression géographique, c’est-à-dire la côte, et à la place marginale du Sénégal dans les affaires françaises, pour ne pas dire son inexistence, alors que la capitale Saint Louis ne comptait que 5 400 personnes, dont 10 % de Blancs à la fin du XVIII° siècle.

     Quid de la métropole et de ses références historiques? Des contacts que les Français pouvaient avoir avec des Noirs, du regard qui pouvait être le leur ?

       Il convient de revenir au discours « historique » de l’auteur sur la connaissance qu’avaient les Philosophes de l’Afrique, et sur celle que pouvaient en avoir les « Français »:

     « Comme l’Afrique retenait assez peu leur attention, les esprits du temps se contentèrent de reprendre et de développer les questions posées par le XVII° siècle. Certaines de ces questions subirent évidemment quelques changements et de nombreuses idées restées jusqu’alors fort vagues  contribuèrent même, une fois cristallisées, à la formation de l’image que se fera le XIX° siècle de l’Afrique. Ce fut au sein de la république des lettres – et cela doit être dit clairement -, que s’élaborèrent, grâce à la lecture des relations de voyage et autres traités de l’époque ces attitudes. Quant aux classes moins éclairées, on peut affirmer, d’après la littérature qui leur était destinée que leur ignorance du continent noir resta entière.

      Quant aux cinq mille noirs résidant en France, ils constituaient la seule source d’information non livresque sur leur race. Pour la plupart esclaves abandonnés ou émancipés et marins sans attache ou serviteurs, se mêlant parfois dans les ports au monde du crime et de la prostitution. Peu nombreux mais faciles à repérer à cause de leur couleur, ils provoquaient un sentiment de crainte chez les Français qui les jugeaient des êtres bas et grotesques. L’opinion populaire rejoignait donc le monde savant dans sa représentation négative de l’Africain. » (p,104).

      Quel roman ! Alors que leur effectif représentait une goutte d’eau dans la population (5 000 par rapport à 22 000 000 environ au XVIII° siècle), qu’il fallait quasiment un miracle pour qu’un habitant des villes en rencontre un, à moins qu’il ne se trouve à Paris ou dans quelque port, et encore moins pour un paysan de nos campagnes qui ne connaissait, et encore, que le bourg le plus proche de son village.

     L’expression « l’opinion populaire » est incontestablement tout à fait incongrue, pour ne pas dire abusive, parce qu’elle ne correspondait ni avec l’état de la France de l’époque, ni avec sa culture populaire, ni avec une analyse historique rigoureuse.

     Le rôle du racisme scientifique : l’historien consacre le chapitre  8 à son analyse en estimant que cette théorie a eu une influence importante sur les Français.

     « Dans la première moitié du XIX° siècle, l’attitude envers les peuples non-européens fut influencée par deux écoles de pensée restées irréconciliables à la fin du XVIIIème siècle. La première, évolutionniste attribuait les différentes cultures et civilisations de ces peuples à l’influence exercée par l’environnement. Elle affirmait également que ces derniers devaient emprunter le temps aidant, les voies qui étaient celles de l’Europe même. La seconde raciste, voyait le destin de ces divers peuples déterminé par la race à laquelle ils appartenaient. Elle s’appuyait essentiellement, non sur l’écologie, comme la première, mais sur la biologie et allait vers 1850, triompher. A une époque où le scientisme était devenu un véritable objet de culte, les thèses racistes qui se disaient corroborées par des découvertes scientifiques menèrent à la diffusion de l’idéologie raciste et à son enracinement dans l’esprit des Français. » (p,292)

      Il convient de rappeler que le pays avait été profondément marqué et transformé par la Révolution, avec l’explosion des vecteurs d’information, c’est-à-dire des journaux de toute nature, parisiens ou provinciaux, et que beaucoup de Français avaient pu découvrir à l’occasion de cette révolution le dossier de l’esclavage et de son abolition.

      Par ailleurs, la république dite des lettres ne connaissait pas l’Afrique noire, il faudra attendre la fin du XIX ° siècle pour cela. Sa curiosité était traditionnellement beaucoup plus tournée vers la Méditerranée, l’Orient, l’Asie ou les Amériques, que le continent noir.

      L’appréciation d’ « enracinement dans l’esprit des Français » parait donc pour le moins aventureuse, alors qu’elle ne s’appuie sur aucune analyse des vecteurs de l’information de cette époque, notamment une presse parisienne et provinciale très dense.

      Comment est-il alors possible d’utiliser l’appellation « les Français » ? Qui étaient-ils ces Français ?

     Que ces nouvelles théories aient eu du succès dans les cénacles intellectuels, incontestablement, mais sans que les historiens aient jamais à ma connaissance mesuré leur influence dans la presse populaire, alors que rares étaient les Blancs qui avaient été en contact avec les Noirs.

      Curieusement, dans la conclusion du chapitre, l’auteur limite la portée de ses considérations, en écrivant :

       « Les Français qui avaient vu les Africains de leurs propres yeux et qui avaient vécu parmi eux n’adoptèrent pas les abstractions racistes les plus poussées que l’on retrouve si souvent chez les anthropologues des années 1850. » (p,361)

      Mais alors, que penser des abstractions et généralisations de l’historien qui tendent à accréditer le fait que les Français étaient racistes sans avoir pris soin de prendre le pouls de la presse de l’époque, et en feignant d’ignorer l’ignorance que les Européens avaient du continent noir à la même époque ?

      Les grandes explorations des Blancs à partir des grands fleuves d’Afrique avaient à peine commencé vers le Nil, le Zambèze, le Congo, le Niger, ou le Sénégal.

Il ne faut d’ailleurs pas oublier que les communications maritimes avec l’Afrique n’étaient pas fréquentes, avant que ne soit inventée la marine à vapeur.

          Pour ne citer qu’un exemple, en 1852, Faidherbe mit deux mois pour venir de Bordeaux à Saint Louis du Sénégal.

        Le dernier chapitre « L’attrait de l’empire » a un contenu difficile à interpréter : qu’a voulu démontrer l’auteur ? Un contenu d’autant plus difficile que l’objet du livre avait retenu la borne historique de 1880, et que chacun sait que le partage de l’Afrique s’effectua après cette date.

      Les bons connaisseurs de l’histoire coloniale savent que les regards croisés entre Blancs et Noirs furent assez différents de ceux, abstraits qu’a décrit l’auteur, des regards contrastés selon les périodes et les régions, unanimes toutefois à dénoncer l’esclavage qui régnait dans la plupart des territoires conquis.

      Comme l’avait relevé d’ailleurs l’historien, en citant deux seuls exemples dans l’Afrique de l’ouest à partir des récits de Raffenel et de Mage dans l’hinterland du Sénégal.

      Le dernier paragraphe du chapitre propose  une conclusion un peu trop sommaire de la rencontre entre les deux mondes blanc et noir :

       « En continuant d’offrir aux Français l’image d’Africains passifs, simples objets entre les mains d’une France débordante d’activités, les projets de domination, puis les projets de domination ne firent que renforcer le stéréotype de l’Africain déjà fortement ancré dans les esprits. La domination du continent noir par les Blancs était aux yeux de ces derniers la conséquence naturelle de la prétendue inégalité qui existait entre les africains et les Européens. » (p,390)

       Un propos un peu contradictoire avec le constat que faisait l’historien dans la page précédente, quant au fait que l’attitude impérialiste n’était pas nécessairement partagée par la majorité des Français, sans qu’on sache d’ailleurs mieux sur quelle source l’auteur s’appuie pour dire l’un ou l’autre.

         L’auteur a résumé dans une postface ses réflexions sur le thème « L’impérialisme et l’image de l’indigène » qui mériterait un autre examen, mais il n’est pas dans l’objet de ce livre, et je n’ai l’intention, ni de l’analyser, ni de le commenter, en notant simplement que le discours est dans la continuité de la thèse d’après laquelle les Français sont racistes, et que leur jugement n’a pas été profondément modifié, les « stéréotypes » continuant donc à fonctionner.

            Ma critique de fond de cet ouvrage portera sur son inadéquation complète d’analyse avec le temps historique, c’est-à-dire l’état de la France au cours des trois siècles considérés, les 16, 17 et 18ème siècle, et complémentairement celui de la culture populaire.

            Mes objections seront en partie tirées de l’histoire de la France elle-même, des travaux de Robert Mandrou sur la littérature de colportage des 16° et 17° siècles, entre autres la Bibliothèque Bleue, et de Raymond Manévy sur l’histoire de la presse.

            XVIème siècle : une France paysanne, inculte et illettrée à plus de 95%, la France des villages, une France des superstitions, des catastrophes, de la misère, des famines, et des guerres.

       Zéro presse ! Qui connait un Africain ? Qui a vu un Noir ?

            XVIIème siècle  et XVIII° siècle: début de l’alphabétisation.

         D’après l’historien Munchembled (p,342), dans les années 1680-1690, 29% des hommes étaient alphabétisés et 14 %  des femmes, et à la fin du 18ème, 47% des hommes et 27% des femmes.

         Il n’est pas fait mention de la diffusion de la langue française qui avait encore de la peine à s’installer.

            Une littérature de colportage prend son essor, notamment celle de la Bibliothèque Bleue de Troyes minutieusement étudiée par Robert Mandrou.

            L’historien en a retrouvé 450 titres, lesquels proposent une image représentative de la culture populaire de cette époque, « l’aspect même d’un sondage », des titres qui accordent une large place à la foi et à la piété, à la mythologie, au calendrier, à la vie quotidienne, à l’histoire de France, avant tout une littérature d’évasion, aux légendes, à la magie, au merveilleux, aux fées…

         «  De 1660 à 1780, on assiste à une popularisation et à une ruralisation des livres à bon marché. » (p,166)

            « A quelques exceptions près (Corneille, La Fontaine et le cas obscur de Perrault), la littérature de colportage ne puise pas dans les écrits « savants » contemporains, ni au XVII° siècle, ni au XVIII° siècle. Ce qui disqualifie toute comparaison avec le livre de poche du XX° siècle qui a largement diffusé des œuvres anciennes et contemporaines » (p,31)

       « Enorme silence, qui signifie nécessairement indifférence à ces continents neufs, à une évocation, même vague, des pays étrangers : ce qui s’étend au-delà des horizons familiers, au-delà de la forêt communale, au-delà du plat pays étalé au pied des remparts… » (p,76)

      « Cette vision du monde  que la Bibliothèque Bleue a diffusée, a répandue dans les milieux populaires pendant plus de deux siècles : qu’il s’agisse des conceptions de l’homme, du monde, de la vie sociale, point n’est besoin de le nier, ni de chercher à les réduire à force de subtilité. » (p,166)

      « Cette littérature demeure, à travers deux siècles, une vision inchangée de mondes, partie réels, partie imaginaires, où les Fées, les saints, les Géants, tiennent autant de place que les hommes ; où l’émerveillement, l’enchantement, le miracle enfin sont si fréquents qu’ils expliquent  le dédain des philosophes du XVIII° pour ces contes « à dormir debout ». La Bibliothèque Bleue par ses lecteurs et ses auditeurs à la veillée, c’est d’abord une évasion. » (p,179)

    Constat : zéro Africain dans ces contes ! Il parait donc difficile de répéter  les Africains et les Français à ce sujet, même si à la fin du dix-huitième siècle, un homme sur deux était alphabétisé et une femme sur trois, mais d’abord dans les villes, où la presse naissait.

    Les journaux des 17° et 18° siècles

     Ainsi que nous l’avons déjà souligné, il parait difficile d’accréditer le discours de l’historien Cohen en faisant l’impasse historique sur l’essor de la presse à partir de la naissance du premier journal : le 31 mai 1631, nait la Gazette Renaudot.

       Tirage de démarrage : 1.200 exemplaires.

       1762 : 12.000 abonnés, dont le tiers à Paris.

       1er janvier 1777 : naissance du premier quotidien français Le Journal de Paris.

       1789 et Révolution  Française : explosion de la presse avec 250 journaux ou assimilés.

        « 1.350 journaux environ parurent de 1789 à 1 800 » (Manévy, p, 48)

      Cette fois, il ne s’agit plus du cercle restreint de la fameuse République des Lettres :

       «  La République des lettres en vérité est un village où tout le monde se connait et se comprend à demi-mot » (p, 108, PUF Lyon)

        Une République des lettres dont l’historien n’a pas présenté, en dehors de son discours des idées, la moindre analyse statistique du discours raciste contenu dans l’ensemble de ses écrits !

      La presse française a continué à se développer au cours du XVIII° siècle, avec la naissance, en 1836, du journal Girardin, dont le nombre d’abonnés passe, entre 1836 et 1846, de 70.000 à 200.000 abonnés.

      Aucune trace d’analyse du contenu historique de ce journal et des autres, de province, dans la thèse Cohen !

      Ce ne sont que quelques exemples, mais il parait tout de même difficile de défendre la thèse du racisme des Français, sans avoir analysé les journaux des époques considérées, au cours des 17ème, 18ème, et 19ème siècles.

     Comme nous l’avons déjà maintes fois relevé dans nos propres analyses de l’histoire coloniale ou postcoloniale telles que certains auteurs nous la racontent aujourd’hui, la presse française parisienne et provinciale n’ a pas fait jusqu’à présent, sauf dans quelques travaux universitaires de type parcellaire, l’objet d’une étude statistique de ses contenus, étude qui accréditerait des discours qui s’inscrivent beaucoup plus dans l’histoire des idées, où tout est possible, plus que dans l’histoire des faits.

Conclusion

      Ce livre est-il un livre d’histoire ?

      Non, compte tenu de la quasi-inexistence des sources et de l’évaluation de ce discours.

    Je serais tenté de dire que l’ouvrage est à classer dans la catégorie des livres idéologiques ou politiques, donc un livre très décevant.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Le Qatar? Colonialisme? Impérialisme?

Le Qatar ? Colonialisme ? Impérialisme ? Il faut décidément revoir beaucoup de nos leçons d’histoire !

Le Qatar au PSG, à Paris, une forme moderne de l’impérialisme ? Sans doute !

Après les « Lumières », et le « colonialisme», le pétrole et la communication !

            Lorsqu’on fréquente certains livres d’histoire coloniale, on ne peut manquer de constater que beaucoup de chercheurs portent d’abord leur attention, en France en tout cas, sur l’impérialisme colonial de la France.

            Et que, certains d’entre eux, pour faire moderne, ou croire qu’ils vont dans le sens du vent, manifestent une ardeur de « culture coloniale », qui n’a jamais rencontré un franc succès, même à l’époque coloniale.

            Alors que cet impérialisme n’a pas duré longtemps, à l’exception de quelques colonies, notamment l’Algérie, qui, officiellement, n’en était pas vraiment une, selon une des hypocrisies bien françaises !

Si l’on ne tient pas compte de la période de conquête et d’installation du pouvoir colonial, entre 1880 et 1914, avec les parenthèses des deux guerres mondiales (1914-1918) et (1939-1945), la durée de cet impérialisme a été relativement courte, aussi bien en Afrique noire, qu’en Indochine, ou à Madagascar, de l’ordre d’une cinquantaine d’années, alors qu’à partir de 1945, la donne impériale avait complètement changé.

Les chercheurs sérieux ont interprété cette période coloniale avec tout un ensemble de paramètres idéologiques ou non, liés à la domination politique ou économique, à l’évangélisation, à la propagation de l’esprit des « Lumières », au rôle des nouvelles technologies occidentales (fusils  à répétition et canons, transports à la vapeur par rail, automobiles, télégraphe et câbles, quinine, capacité d’entreprise…)…

Deux des livres, qui sont considérés par certains chercheurs comme le témoignage d’une nouvelle compréhension et interprétation du colonialisme ou de l’impérialisme, pour ne pas dire de nouvelles sortes de bibles, c’est selon, l’ouvrage de Frédérick Cooper, « Le colonialisme en question », et celui d’Edward W.Said, « Culture et impérialisme » ont fait l’objet d’une lecture critique approfondie sur ce blog.

Pour résumer trop brièvement nos conclusions :

–       rappelons que l’analyse de Fréderick Cooper fait une part écrasante à l’historiographie du colonialisme, mais qu’il est beaucoup moins convaincant dans la démonstration concrète de sa pensée, dans le cas de l’AOF syndicale, postérieure à la deuxième guerre mondiale.

–       l’analyse personnelle d’Edward W. Said est incontestablement beaucoup plus riche. Son concept de « structure de références et d’attitudes » est intéressant, et pourrait être fécond s’il était possible de procéder à son évaluation.

Comme nous l’avons écrit, notre préférence nous porte vers une analyse factorielle qui privilégie les technologies nouvelles, celles qui ont mis les pays occidentaux dans une « disposition » stratégique favorable à l’expansion.

Mais l’impérialisme a été de tous les âges et de toutes les sociétés, avec des variantes militaires, politiques, ou économiques différentes, à réunir sous le concept commun de domination d’une société ou d’un peuple sur un autre, et naturellement de « dispositions » différentes selon les époques et les continents.

Le développement moderne et très rapide des communications, des médias d’images ou d’information, propose sans doute une explication nouvelle de l’impérialisme moderne : on conquiert de nos jours une place forte de l’image pour pouvoir dominer l’autre par sa propre image.

L’entrée du Qatar dans le club PSG nous parait illustrer tout à fait cette évolution de l’impérialisme, dans sa forme la plus moderne.

Le Figaro (page 9) des 31 décembre 2011 et 1er janvier 2012 choisissait pour titre d’un article consacré à ce sujet : « Avec Ancelotti, le PSG bascule dans un nouveau monde ».

Diable, celui du Quatar, du pétrole, et de son nouvel impérialisme de la communication, des médias, et aussi du sport ?

 Ne vient-il pas d’ailleurs de prendre une participation financière de 10% dans le groupe Lagardère, 100% médias, comme il le revendique ?

Comment mieux capter un important vecteur de l’image, de sa puissance, que d’associer son nom, à celle d’une ville aussi prestigieuse que Paris ?

M.Bolotny, économiste du sport, l’exprime clairement dans une interview des Echos du 27 décembre 2011 :

«  Le Quatar a une stratégie de marketing politique avec le sport, et le football en particulier, comme axe de communication, mais a aussi une logique d’intégration industrielle verticale. »

Donc, une nouvelle technologie de la domination impériale !

Et comment ne pas ajouter qu’en raison des travaux  à effectuer au Parc des Princes, le PSG- Qatar va s’installer au Stade de France : qui dit mieux en stratégie moderne de l’impérialisme de l’image ?

De nos jours, les nouvelles technologies de conquête de l’image donnent une nouvelle coloration à la domination, c’est à dire à l’impérialisme.

Et cet impérialisme moderne qui ne dit pas son nom développe ses tentacules chaque jour ! En toute laïcité républicaine ?

Jean Pierre Renaud

Le livre « Culture et Impérialisme » d’Edward W.Said : « Comment peut-on être impérialiste? »

Le livre « Culture et Impérialisme » d’Edward W.Said ou

 « Comment peut-on être un impérialiste ?»

Sans le savoir ?

            Une entrée en matière un brin provocante, mais le sujet en vaut la chandelle, en tout cas en ce qui me concerne, étant donné qu’il pourrait me convaincre d’avoir été, et d’être encore, et sans doute, un impérialiste, sans le savoir.

            Il s’agit d’une grande œuvre intellectuelle, riche, encyclopédique, courageuse, bien supérieure, à mon avis, à celle, d’abord historiographique, de Frederick Cooper sur le colonialisme, laquelle a fait déjà l’objet d’une analyse critique sur ce blog.

            J’ai déjà consacré quelques lignes du blog à deux autres de ses œuvres, « L’Orientalisme », et « Démocratie et Humanisme », mais je proposerai après les vacances une lecture critique du livre « Culture et Impérialisme », avec mes réflexions et questions personnelles.

            Et pour proposer un premier fil conducteur de lecture, je serais tenté de dire que, dans l’état actuel de mes réflexions, je ne suis pas sûr que le concept clé de l’auteur, c’est-à-dire «  l’idée d’une structure d’attitudes et de références lentement et régulièrement mise en place par le roman… », mais plus largement par la culture, puisse être un concept d’analyse clairement opératoire, dans le cas de la France et de son ancien « empire ».

            Jean Pierre Renaud

« Printemps Arabes » et « La surpopulation » de Gaston Bouthoul

« Printemps Arabes » en 2011

 « Afrique, la bombe démographique » Les Echos du 10/06/11 (page 17)

&

« LA SURPOPULATION »

Gaston Bouthoul

(1964)

Lecture critique

            Un sociologue qui fut à la mode, à son époque, et qui acquît sa notoriété de chercheur, en créant la nouvelle discipline de la polémologie, présentée comme l’étude sociologique de la guerre, et dans le cas présent de la relation guerre-population.

            Ce livre, un brin provocateur, avec quelquefois de la verdeur dans les analyses et le propos, a le mérite de mettre l’accent sur les points sensibles de l’histoire de la vie de la planète, des points sensibles qui pour beaucoup d’entre eux, n’ont pas beaucoup changé.

            Comment ne pas relier le contenu de cet ouvrage à celui intitulé « Le colonialisme en question » de Frederick Cooper, qui a fait l’objet de notre analyse sur ce blog ?

            F.Cooper a évoqué le concept de « fissures » pour expliquer en partie de déclin du colonialisme anglais et français au XX°siècle, et nous avons tenté d’étoffer sa réflexion sur le concept en question, mais G.Bouthoul avait déjà identifié en 1964, une grande fissure dans le système, une vraie fissure, celle de la démographie.

            A ses yeux, la décolonisation était motivée par « un sauve qui peut » (page 81)  des colonialistes face à la démographie galopante des colonies.

            Qu’est-il donc possible de retenir des analyses de G.Bouthoul ?

            Le livre mettait l’accent sur l’étroite corrélation qui a existé au cours des âges entre les migrations humaines et les guerres, et il appelait donc l’attention sur les risques que faisait courir à l’humanité la surpopulation, en partie dans la ligne des analyses de Malthus.

            Il écrivait :

 « Aujourd’hui l’équilibre entre l’espèce humaine et l’univers est doublement rompu. Nous vivons désormais dans un monde délimité, inventorié, pesé, compté, et divisé : en un mot, dans un monde fini.

            A ce moment même, voici que l’humanité est saisie par une mutation démographique multipliant son potentiel d’expansion qui tend à devenir infini. Expansion accélérée dans un monde rétréci. Pire, expansion qui se produit dans un monde qui se contracte littéralement sous nos pieds comme une peau de chagrin. » (page 35)

            L’auteur relevait que si les pays occidentaux avaient eu la possibilité, c’est-à-dire le temps, d’accroître leurs ressources avant leur expansion démographique,  ce n’était pas du tout le cas des pays arriérés – de nos jours on dirait plus volontiers émergents – qui connaissaient une explosion démographique, sans pouvoir mettre en face l’accroissement des ressources économiques  nécessaires à leur vie et survie.

            Bouthoul mettait en lumière l’ensemble des facteurs qui pouvaient expliquer à la fois l’explosion démographique enregistrée dans beaucoup de pays, parallèlement au retard de leur développement économique, notamment les facteurs culturels et religieux.

            Il soulignait par ailleurs l’intérêt des initiatives qu’il baptisait du nom d’ « autocolonisation », les marches vers le progrès qu’avaient engagées des pays comme la Chine ou le Japon, capables d’adapter leur marche en avant aux contextes religieux et culturels de leurs sociétés.

            Et pour revenir pendant quelques instants sur quelques-uns de ses propos et jugements agressifs sur des sujets sensibles, l’auteur écrivait en 1964, c’est-à-dire peu de temps après l’indépendance de l’Algérie:

«  Faisons le bilan polémologique de la douloureuse guerre d’Algérie. Quel fut son aboutissement ? En faisant abstraction de tous les épisodes, la statistique répond : le résultat de ce conflit fut le départ de un million de chrétiens environ. Relaxation démographique, hélas proportionnellement égale à celle de la Guerre Civile espagnole (deux millions supprimés sur 27 millions d’habitants). » (page 82)

Et pour expliquer en partie le « sauve qui peut » de la décolonisation, ou comment il était possible, pour la France, sur ses ressources, et non pour ses colonies, sur leurs propres ressources, de faire face à leur explosion démographique en faisant droit à l’égalité de traitement entre citoyens, le sociologue écrivait :

« Voici comment les choses se passaient dans le secteur des petits fonctionnaires africains bénéficiant d’allocations familiales analogues à celles de la Métropole. Avec la prime au mariage et à la première naissance de l’épouse vierge, plus la rente supplémentaire correspondant à l’allocation de premier enfant, le fonctionnaire candidat-patriarche achetait une nouvelle vierge. Celle-ci lui assurait une nouvelle prime au mariage et à la première naissance, plus une multiplication d’allocations familiales….Exemple record : un petit fonctionnaire noir de Porto Novo qui avec ses 103 enfants touchait des allocations supérieures aux appointements du gouverneur général. » (page 83)

De nos jours, des observateurs bien informés pourraient citer le cas comparable de quelques maris polygames, heureusement très peu nombreux,  vivant dans la région parisienne.

Le message du sociologue n’était pas spécialement optimiste puisqu’il écrivait :

« Arrêtez le pullulement ou préparez- vous à la guerre. » (page 234)

Les sociologues qui ont poursuivi leurs recherches dans la ligne des travaux de Bouthoul, s’il y en a, devraient  être en mesure, peut-être, de nous dire si le mouvement d’expansion démographique de l’Afrique qui s’est poursuivi entre 1964 et 2010 a pu accréditer les sombres prévisions de Bouthoul.

Rappelons que les pays d’Afrique occidentale ont vu leur population multipliée, en cinquante ans,  par 3, 4, ou même plus de 7, dans le cas du Niger.

Relevons toutefois que le même sociologue notait que les deux innovations morales qui peuvent être de nature à infléchir le cours de l’histoire étaient, d’une part la Déclaration américaine des Droits, reprise ensuite par la Révolution française, et la libération de la femme.

« Depuis le Décalogue, la plus grande invention éthique a été la Déclaration des Droits américaine, reprise ensuite par la Révolution Française sous le nom de Déclaration des Droits de l’Homme… La seconde grande innovation morale des temps modernes a été la libération de la femme. Elle constitue le seul véritable fait nouveau dans nos conceptions sociales, politiques et morales. » (page 180)

Et plus loin :

« Le féminisme est la seule véritable nouveauté en politique. Il n’est possible que dans la modération des naissances » (page 236)

La thèse défendue par Bouthoul soulève beaucoup de questions, et dans le cas de la France, celle de la gestion des flux migratoires réguliers ou irréguliers suscités par l’explosion démographique des pays « émergents ».

Mais comment ne pas évoquer les crises récentes de la Tunisie et de l’Egypte, causées en grande partie par la proportion très importante des jeunes dans ces pays ? Plus de la moitié de la population égyptienne a moins de trente-ans ! Comment le pouvoir peut-il répondre à leurs aspirations, notamment en termes d’emploi ?

Et comment ne pas faire référence à l’une ou l’autre des analyses actuelles sur l’évolution démographique de l’Afrique ?

Dans les Echos du 11 juin 2011, la chronique d’Eric Le Boucher  dont nous avons reproduit le titre fait référence à des prévisions qui n’ont rien d’encourageant pour l’Afrique :

« La tectonique démographique dessine une Europe vieillissante et en partie déclinante, séparée par la mer Méditerranée d’une Afrique devenue une bombe démographique devenue bombe démographique : 416 millions d’habitants en 1975, 1 milliard aujourd’hui, 2,2 milliards en 2050. »

L’auteur prend comme exemple une ancienne colonie qui n’était pas française, sans doute par un heureux « effet du hasard », celle de la Tanzanie, en posant la question :

« Comment gérer une Tanzanie de 45 millions d’habitants aujourd’hui, à 138 millions dans quarante ans ? »

Il ne suffira sans doute pas de se contenter de dire : « Il n’y a de richesse que d’hommes » dans un contexte actuel de gouvernance qui fait courir ces pays à la catastrophe humanitaire, qui, ici, ou là, a d’ailleurs déjà commencé

Alors à qui reviendra-t-il la responsabilité de gérer les « excédents » de population, les flux migratoires des  pays  qui n’offrent pas à leurs citoyens des possibilités normales d’emploi ?

Jean Pierre Renaud

Le Postcolonial ex ante ?, Georges Balandier, notes de lecture 3

Le Postcolonial ex ante ? 

« Le Tiers Monde »

« Sous-développement et développement »

Georges Balandier

Cahier 27 (INED 1956)

Notes de lecture 3

Le texte ci-dessous n’ a d’autre ambition que de proposer une lecture résumée, et toujours d’actualité, de la dernière partie des analyses de la Revue « Tiers Monde », avec citations des auteurs.

Notes de lecture 1 sur le blog du 11 février et 2 sur le blog du 25 février

« Troisième partie »

« Recherche d’une solution »

Après avoir « reconnu » le problème (première partie),  et l’avoir « analysé » (deuxième partie), l’équipe Balandier s’est lancée dans la « recherche d’une solution », et c’est dans ce processus que Balandier marquait l’importance du contexte socio-culturel et du coût social du progrès.

Le contexte socio-culturel et le coût social du progrès

(page 289 à 305)

En préambule, le sociologue posait la question de savoir si le développement à l’occidentale pouvait être considéré, en tant que tel, comme un modèle à imiter, et si certains pays, certains, musulmans, n’avaient pas raison de refuser les transformations, de peur de perdre  « leur âme », ou d’adhérer à des modèles de transformation qui ne s’accordaient pas avec la hiérarchie de valeurs qui n’était pas celle des européens.

Bonnes questions, mais l’auteur  relevait que les sociétés « attardées » n’avaient guère le choix, même si elles manifestaient un certain nombre de résistances légitimes  au changement qui leur était imposé, les « forces culturelles de résistance au progrès ».

Les conditions culturelles du progrès

« On ne peut contester le caractère contagieux de la civilisation technique, le prix que les nations nouvelles attachent à cette dernière en tant qu’instrument de leur indépendance. Toute la question est de savoir sous quelle forme il reste possible de faire accepter les éléments de cette civilisation par le grand nombre des individus de type traditionnaliste, qui sont les moins préparés à les recevoir. C’est un problème de « traduction », d’adaptation au langage particulier à la culture réceptrice. » (page 293)

« En face des économistes qui ont tendance à envisager le fait du sous-développement sous l’aspect primordial (mais non exclusif) de la capacité à investir, en face des anthropologies qui accentuent l’inertie des cultures traditionnelles, les obstacles que ces dernières dressent aux projets de modernisation technique et économique, il est nécessaire de tenir une position moyenne qui corrige les uns par les autres les différents points de vue. »

L’économiste Frankel notait  que la conversion des sociétés traditionnelles impliquait « nécessairement la lente croissance de nouvelles aptitudes, de nouvelles manières de faire, de vivre et de penser »

Les conditions sociales du progrès

Première victime du progrès, le paysan :

« Dans des sociétés où les activités agricoles restent prédominantes, alors que le processus d’industrialisation n’est apparu qu’à une époque récente, les problèmes sociaux posés par la modernisation concernent d’abord le milieu paysan. C’est le villageois qui est, en même temps, que le plus enserré dans le tissu des traditions, la première victime des insuffisances techniques et des relations inégales caractérisant l’ordre ancien. » (page 294)

D’où l’importance de la question agraire comme on l’a vu dans la Chine communiste, et les conséquences migratoires vers les villes du processus de transformation technique, avec la formation d’économies et de sociétés de type dualiste : société préindustrielle et société industrialisée, société précapitaliste et société capitaliste, société fermée et société ouverte.

« C’est montrer que le passage de l’individu, de l’un à l’autre de ces milieux, ne pourra s’effectuer sans heurts. »

Avec des conséquences dans les rythmes du travail, son organisation individuelle ou collective, ses motivations, donc un « coût social »

Le coût social du progrès.

« Il est fréquent d’affirmer qu’une industrialisation accélérée, et un développement économique rapide des sociétés « attardées », ne paraissent possibles que si une génération d’hommes au moins se sacrifie pour les suivantes. Mais ce n’est pas sous cette forme de comptabilité brutale que l’on peut seulement envisager l’expression : coût social du progrès ».

« Le progrès économique impose toute une série de bouleversements en chaîne qui affectent la structure matérielle des sociétés traditionnelles, comme leurs éléments immatériels… Ils créent des mécontentements et des tensions. Ils expliquent le besoin qu’ont les jeunes gouvernements de trouver des responsables étrangers sur lesquels puisse se transférer le ressentiment. Ils finissent toujours par exiger, à des degrés divers, le recours à la contrainte. »

« Mais c’est au regard du sociologue que les phénomènes « pathologiques » sont les plus apparents. La ville nouvelle présente souvent une structure démographique aberrante… d’un autre côté, la ville nouvelle apparaît comme une société improvisée, affectée par de continuelles transformations… la ville provoque une transformation dans les rapports familiaux traditionnellement prescrits…Il faut enfin rappeler, bien que son étude ne puisse être abordée ici, le problème que pose un prolétariat mal stabilisé, mal équipé techniquement, mal rétribué et souvent démuni des moyens efficaces qui lui permettraient dd défendre ses droits ; son instabilité même contrarie et son organisation et le développement de sa conscience de classe.

Il semblait raisonnable de penser que l’exemple laissé par l’Europe, assurant le démarrage de son industrialisation, permettrait d’éviter le renouvellement d’erreurs particulièrement « coûteuses ». Ce n’est pas la cas. Les leçons de l’histoire n’ont guère d’efficacité. » (page 303)

« Brèves remarques pour conclure »

(page 369 à 381)

Sous-développement et coexistence compétitive

« On ne peut plus douter que l’avenir prochain des pays sous-développés ne détermine aussi notre propre avenir. Leur inquiétude est devenue notre inquiétude ; dans la mesure même où elle conditionne une révolte qui se dirige contre les nations privilégiées. » (page 369)

Et Balandier de citer l’écrivain R.Wrigt qui, à propos de la conférence de Bandoeng (1955), évoquait l’incertitude de l’Indonésien éclairé : « Comment… obtenir la coopération de l’Occident et en même temps se défendre contre la volonté de domination des Occidentaux. »

L’actualité la plus récente révèle plus une compétition qu’une entente internationale à propos des pays sous-développés. »

Nous étions à l’époque de la guerre froide, mais est-ce que les choses ont véritablement changé ?

« Il n’y a donc pas d’équivoque. Nous avons à opter pour une politique de compétition mortelle entre grandes puissances ou pour une politique de paix favorable à la résolution du seul grand problème du XX°siècle: celui de la faim et de la misère, condition de la majorité des peuples du monde. » (page 370)

Et Balandier de citer la thèse de l’historien Abdoulaye Ly qui critiquait avec une égale violence « l’impérialisme (impérialisme du capitalisme financier et monopoliste) et « l’expansionnisme soviétique » (expansionnisme du monopole étatique et de l’Etat-Parti), cet auteur donnant la préférence à « l’action révolutionnaire des paysanneries sous-développées »

Première conclusion de Balandier : il est difficile de tirer quelques conclusions d’ordre général, alors qu’

« il semble par contre aisé de s’entendre quant à la liste des obstacles qui s’opposent au progrès des sociétés économiquement faibles. Le premier d’entre eux est d’ordre démographique. L’expansion des populations, si elle se poursuit avec son dynamisme actuel, annihilera pendant longtemps les plus sévères efforts d’investissement. Il est plus aisé de multiplier le nombre d’hommes (le coût des techniques sanitaires modernes étant relativement bas) que le volume des biens mis à leur disposition. Ceci est d’autant plus vrai que les pays en cause sont souvent les héritiers d’un passé culturel qui, selon l’expression de Engels, accordait plus d’attention à la « reproduction des êtres humains » qu’à la « production des moyens d’existence ». L.Henry a montré ici (page 149), après F.Lorimer, toutes les incidences du contexte culturel particulier aux sociétés traditionnelles sur la fécondité humaine. » (page 372)

Deuxième obstacle, l’épargne, c’est-à-dire l’investissement

Les évaluations sont difficiles, mais les pays pauvres auront beaucoup de mal à mobiliser le niveau d’épargne nécessaire à leur développement. Ils seront donc dans l’obligation de faire appel à un apport de capitaux étrangers, publics ou privés, avec les conséquences que cela comportera inévitablement en termes de relations extérieures, mais également avec le risque de création d’une structure économique de type dualiste, comme cela a été souvent le cas,  avant leur indépendance, ou celui d’une désarticulation de leur tissu socio-économique.

Donc une succession de choix difficiles !

« Le problème du choix a été fréquemment posé sous la forme du dilemme : industrialisation immédiate ou industrialisation différée ? La tendance la plus générale est d’opter pour la seconde solution…

Pour les sociétés de structure socialiste, la question ne mérite pas un instant de réflexion : l’industrialisation et la socialisation vont de pair, se portant l’une l’autre ; la création d’un prolétariat est nécessaire, dans la mesure où ce dernier reste par excellence le moteur du progrès…

P.Gourou, dans son ouvrage consacré aux Pays tropicaux, présente un opinion nuancée, qui a pu cependant être jugée comme la justification scientifique de comportements conservateurs… Il accorde la priorité aux programmes de modernisation agricole et d’action sociale. » (page 376)

Idéologies et réaménagement des structures.

Balandier faisait remarquer qu’il convenait de distinguer la croissance actuelle des pays « attardés » de celle connue par les sociétés occidentales du siècle passé :

«  D’autres considérations renforcent encore cette remarque et conduisent à distinguer la croissance actuelle des pays « attardés » de celle connue par les sociétés occidentales au cours du siècle passé. Elles sont en premier lieu d’ordre culturel… Elles tiennent aussi à la structure des sociétés traditionnelles… Alors que la transformation fut continue, et relativement étalée dans le temps, en Occident, la croissance des sociétés sous-développées doit s’effectuer aujourd’hui d’une manière soudaine et à un rythme accéléré. Sinon, l’écart entre nations riches et nations pauvres ne fera que s’accroître et les secondes continueront à subir les effets préjudiciables de cette différence de potentiel économique. » (pages 377et 378)

Et pour obtenir ce résultat, les nations pauvres seront conduites  à mettre en œuvre des « techniques de choc », pour mobiliser les énergies :

« Pour créer le dynamisme indispensable à la réalisation de leurs programmes, pour faire tolérer le prix d’une mutation qui exige de véritables « techniques de choc » et impose un bouleversement des comportements, les gouvernements des pays attardés doivent susciter un « New Deal des émotions » (A.Gerschenkron). Ils ont, d’une manière ou d’une autre, à réaliser une véritable mobilisation idéologique. Le prétexte commun reste la lutte contre le colonialisme et le racisme : ce fut le leitmotiv des représentants réunis à Bandoeng… En Inde, l’émulation entre l’Union et la Chine nouvelle et la formule du « neutralisme dynamique » riche de succès internationaux  jusqu’à maintenant, ont permis d’animer les masses, d’apaiser les conflits de classes et de castes, de différer des réformes de structure qui paraissaient urgentes. » (Page378)

Et Balandier de conclure sur la vision de F.Perroux :

«  C’est en constatant l’ensemble de ces phénomènes que F.Perroux a été conduit à définir les conditions d’un « dépassement » du capitalisme. L’Occident doit rechercher des méthodes nouvelles, s’il veut intervenir à bon escient dans le champ des pays « attardés ». Une économie de service, et non de gain, paraît de plus en plus nécessaire et le choix des investissements ne doit guère s’inspirer des habituelles normes de rentabilité. M.Perroux vient de reprendre une thèse qui lui est chère ; il affirme sans équivoque :

« Une espèce humaine respectueuse d’elle-même se prononce en faveur du principe que les vies humaines, et les conditions fondamentales d’une vie humaine pour tous, doivent être protégées par priorité. Pour ce faire, il faut accepter des formes d’activité économique sans rendement, c’est-à-dire des formes bien spécifiées de l’économie gratuite ou de l’économie du don pendant une suite de périodes. » (page 379)

Rêverie utopique d’un économiste distingué ou pronostic confirmé par la suite des événements qui se sont succédé depuis près de cinquante années, aux historiens économiques de nous le dire !

Quelques conclusions de lecture :

 « Le colonialisme en question » de Fréderick Cooper

 ou « Le colonialisme en action » de Georges Balandier ?

un Diagnostic et une thérapeutique de développement

Il est possible de se poser une première question, celle de savoir si les travaux de cette équipe sont devenus obsolètes, en comparaison des multiples travaux dont M.Cooper a fait état dans son livre, et ma première réponse serait non.

L’équipe Balandier a inscrit ses réflexions et ses propositions dans la longue durée historique dont le concept clé est la « domination », à la fois multiséculaire, planétaire, et multiforme.

Leur travail avait le mérite de proposer un diagnostic, quasi-médical, et une « thérapeutique » également, quasi-médicale, en dehors de tout  a priori intellectuel, raciste, ou idéologique, sauf si, en ce qui concerne cette dernière caractéristique, on considère que certains facteurs de modernité, tels que l’hygiène ou l’alphabétisation sont, par exemple,  les enfants des « jumeaux malfaisants des Lumières ».

  Sur le fond des analyses historiques, le cadre intellectuel tracé et proposé par l’équipe Balandier paraît donc avoir conservé toute son actualité.

Et pourquoi ne pas donner la parole à M.Balandier lui-même, en citant quelques-unes de ses réflexions dans sa préface au livre « La situation postcoloniale» (2007).

« Pour moi, le postcolonial commence en 1955, à Bandung… Puis il y a eu la « Tricontinentale » dont on ne parle plus,…Viennent ensuite le discours de la libération, le discours tiers-mondiste, auquel j’ai contribué, bien plus qu’en le nommant… Tout cela fait une généalogie que l’on ne peut pas ignorer. Cette généalogie n’est pas la propriété d’une nation particulière ou d’un groupe. Elle est un savoir commun dont il convient de tirer des leçons actuelles dans une nécessaire relation à une histoire immédiate, encore obscure, injuste et grandement dangereuse…

Le lien à l’histoire me semble décisif et je ne suis pas sûr que les tenants des postcolonial studies l’aient à l’esprit, pour prendre une distanciation par rapport à l’actuel, faire apparaître ses conditions de formation, sa complexité et ses ambigüités….

Je me souviens d’avoir affirmé – cela choquait ou laissait incrédule au début – que l’anthropologie politique, en identifiant les réalisations du politique dans l’histoire africaine, constatait une créativité qui était peut-être plus importante que celle de l’Occident, j’entends l’Occident dans les siècles passés. Tant de formes politiques, tant de modes d’organisation, tant de modes d’aménagement et de la pacification du vivre-ensemble, tout cela avait été éprouvé…

Une dernière observation : on parle beaucoup d’hybridation, d’imbrication, de métissage ; je tiens donc à rappeler que la fait métis est une donnée générale des sociétés et des cultures. Il n’y a pas de produit « pur » en ce domaine, et les produits supposés « purs » sont ceux que créent par des artifices funestes et la violence, les régimes totalitaires… Nous devons considérer un tout autre phénomène : nous sommes passés avec l’accélération des techniques, des sciences et des applications de la science, dans un temps où le techno-métissage est en train de gagner toutes choses, toutes et tous…

Partout se constituent ces espèces de « nouveaux Nouveaux Mondes » qui s’imposent à nous, qui s’étendent, indépendants des territoires géographiques, annonciateurs d’un nouvel âge de l’histoire humaine.

Le postcolonial désigne une situation qui est celle, de fait, de tous les contemporains. Nous sommes tous, en des formes différentes, en situation postcoloniale. » (page 24)

Jean Pierre Renaud

Les caractères gras sont de ma responsabilité

Le Postcolonial ex ante? Le « Tiers Monde » de Balandier -lecture 2

Le Postcolonial ex ante ?

Le « Tiers Monde »

Sous-développement et développement

Georges Balandier

Cahier n°27

Notes de lecture 2

Le texte ci-dessous n’a pas d’autre ambition que de proposer une lecture résumée, et toujours d’actualité, d’une partie des analyses de la revue « Le Tiers Monde», avec citations des auteurs

(Notes 1 sur le blog du 11/02/11)

La mise en rapport de sociétés « différentes » et le problème du sous-développement –G.Balandier

(pages 119 à 135)

            Le rappel historique des relations entre sociétés « différentes » au cours des âges, a montré que les effets de domination ont toujours existé, à partir du moment où des sociétés fermées, immobiles, en équilibre interne supposé, sont entrées en contact avec d’autres, plus puissantes ou plus mobiles.

            A la période moderne du déclin d’un certain colonialisme, car depuis beaucoup d’autres se sont manifestés sous d’autres formes qui ne disaient pas leur nom, l’équipe Balandier  a donc porté son attention sur ce type de relations inégales, en approfondissant le concept et la situation de « sous-développement ».

            Le lecteur aura remarqué que cette analyse est effectuée en dehors de tout apriori idéologique, sur un plan que je qualifierais volontiers de technique.

            Mais il est évident que certains pourront contester, au travers de la grille des tests de sous-développement que proposait Claude Lévy dans la même revue, la notion même de sous-développement :

            Forte mortalité et notamment mortalité infantile

            Fécondité physiologique dans le mariage

            Hygiène rudimentaire

            Sous-alimentation, carences diverses

            Faible consommation d’énergie

            Forte proportion d’analphabètes

            Forte proportion de cultivateurs

            Condition inférieure de la femme

            Travail des enfants

            Faiblesse des classes moyennes

Echelle des sociétés (une collection de communautés)

I – La mise en relation des sociétés « différentes »

            « Toute société vivant en état de quasi-isolement, disposant donc intégralement de la marge de liberté que lui laisse l’adaptation au milieu qui la porte, serait toujours capable de maintenir ses points d’équilibre et d’évoluer selon sa propre « logique ». Elle aurait la possibilité de maintenir une harmonie qui lui est spécifique, puisque selon l’expression de CL.Lévi-Strauss, « elle serait, en quelque sorte, une société en tête-à-tête avec soi ». Ce n’est qu’une hypothèse. La mise en rapport intervient toujours, même entre sociétés considérées comme primitives ; elle joue en affirmant la pression des unes et en développant, au sein des autres, des discordances et des déséquilibres plus ou moins menaçants….

            On pourrait dire que la reconnaissance des problèmes du sous-développement est liée, pour une part, à la découverte de ces déséquilibres graves que crée la mise en rapport de sociétés inégales en puissance. G.F.FHudson l’affirme, en écrivant à propos des pays asiatiques : « Le véritable facteur de crise en Asie n’est pas la pauvreté sans espoir des masses – ce qui n’est pas nouveau – mais la désintégration sociale qui durant deux générations, a été le résultat des contacts entre l’Asie et l’Occident. Les études de « communautés » telles qu’elles se sont réalisées en Afrique, et surtout en Asie, ont associé en fait la prise de conscience du retard économique à l’état de « crise » conséquent aux rapports établis avec les puissances dominantes. » (page 120)

            « Mais l’aspect relationnel nous intéresse d’une autre manière, dans la mesure où il a constitué cette prise de conscience déjà évoquée. Les sociétés que nous disons « traditionnelles » ne maintiennent leur équilibre qu’à l’occasion d’une relative fermeture – ou tout au moins, à la faveur d’une activité d’échange n’opérant qu’à courte distance et dans un champ assez homogène. Il est devenu banal de constater que « le temps du monde fini » a commencé. Les déplacements de personnes, multiples et accélérés, l’animation toujours croissante de l’économie mondiale, l’efficacité accrue des communications établies par la radio, la presse et le cinéma sont parvenus à briser les frontières socio-culturelles les plus lointaines. L’exemple des nations industrielles, et à haut niveau de vie, s’impose jusqu’aux peuples les plus « périphériques » ; il suggère une modalité de l’existence qui n’aurait jamais pu être imaginée, par ces derniers, il y a moins d’un demi-siècle. La pauvreté est ancienne, mais la découverte qu’il y des remèdes à cette pauvreté est récente. C’est la constatation que fait le Dr Ambedkar à propos des populations de l’Union indienne ; et il ne manque pas de considérer l’événement comme ayant en soi une portée révolutionnaire. » (page 122)

            Les marxistes considéraient qu’au-delà de la lutte des classes, à l’intérieur des nations capitalistes, il existait une lutte des classes entre pays dominants, les impérialistes, et les pays dominés, les colonisés, mais ils ne cachaient pas que la lutte contre l’impérialisme aurait aussi pour résultat de détruire les structures socio-économiques anciennes, la condition sine qua non du progrès, notamment dans le cas de l’Union indienne

II – La nature des relations entre sociétés inégalement développées.

Balandier écartait l’explication simpliste d’après laquelle il existerait une loi naturelle d’expansion, mais posait la question de savoir si le développement des sociétés les plus avancées n’entraînait pas obligatoirement leur pression sur les sociétés les plus faibles.

Et l’auteur de citer la thèse de l’économiste S.H.Frankel quant au fonctionnement de la colonisation :

« La colonisation n’est rien de plus, ni de moins, que le procès de développement économique et social à l’échelle du macrocosme et du microcosme. »…

 « La colonisation est le procès par lequel ces structures nouvelles (économiques et sociales) sont appelées à l’émergence. » (page 125)

Il y a donc dans cette analyse une identification directe entre colonisation et croissance économique (economic growth), procès de colonisation et procès de changement structurel.

Mais Balandier souligne la nécessité de réintroduire la question des frontières des sociétés globales :

« Nous sommes ainsi conduits à introduire des considérations d’ordre spatial et des considérations d’échelle. » (page 126)

Les sociétés sous-développées ne disposent pas de de limites économiques bien défendues, et donc :

« De ces faits, nous avons la manifestation dans la politique récente de certaines sociétés « attardées », qui aspirent à se créer des frontières presque étanches à l’abri desquelles elles conserveraient la maîtrise de leur développement économique. » (page 126)

« Le fait du décalage d’échelle doit être souligné. Les sociétés les plus avancées techniquement et qui sont en même temps organisées à plus grande échelle – nations, puis fédérations et confédérations – n’entrent en rapport avec les sociétés « moins développées » que sur un pied d’inégalité ; elles tendent à inscrire ces dernières dans les limites de leur espace économique et politique. De ce point de vue, le procès de colonisation paraît révélateur : il conduit à l’aménagement d’ensembles sociaux de grandes dimensions, sur la base d’une différenciation économique et d’une inégalité entre éléments préexistants ; mais il ne fait que manifester un type de relations dont on ne saurait sous-estimer le caractère durable. (Page 127)

« Il faut maintenant revenir à une observation faite au début de l’étude : les sociétés dites développées et celles dites sous-développées, lorsqu’on les compare, apparaissent hétérogènes au plus haut degré. Ceci se comprend aisément puisque ces diverses sociétés, au cours de leur histoire, ont excellé dans des secteurs très différents de l’activité humaine ; elles révèlent toutes une avance considérable en quelque domaine et un retard en quelque autre. Les études des anthropologues, au cours des dernières décennies, se sont employées à lutter contre l’ethnocentrisme (cette habitude que nous avons de classer les sociétés en fonction de nos seuls critères) et à manifester la valeur particulière de toute société (d’une certaine manière donc les points où elle se révèle « en avance »…

« La réciprocité n’intervient que lorsque il, s’agit de sociétés situées approximativement au même niveau technico-économique. »

A l’occasion des rencontres entre sociétés inégales :

« Ce sont non seulement des rapports inégaux qui s’établissent à l’occasion de cette rencontre, mais encore des transformations importantes qui interviennent au sein du système le plus faible.

La conjonction de ces deux caractéristiques constitue une partie de la définition du sous-développement. » (page 128)

III Les problèmes que posent les relations actuelles entre « développés » et « sous-développés » (page 129)

Balandier rappelait tout d’abord un des propos de Marx dans sa préface du Capital, d’après lesquels les pays les plus avancés dans leur équipement industriel  donnaient aux pays « attardés » une image de leur avenir, et en soulignait l’ambigüité.

L’auteur relevait que :

 1) les incitations au progrès technique et économique étaient pour une large part d’ordre externe, et imposaient aux pays récepteurs une discontinuité brutale par rapport aux moyens traditionnels de production, par rapport aux relations sociales que ces derniers impliquaient.

2) ces incitations aux progrès sont plus contraignantes dans le cas des sociétés « attardées » qu’elles l’étaient, au cours des deux siècles passés, dans le cas des sociétés européennes, « une sorte «  de marche forcée » au progrès »

3) les sociétés en cours de transformation « accèdent à l’activité économique moderne à un moment où le marché mondial est structuré. On conçoit donc que la solution soit loin de dépendre d’elles-mêmes. » (page 131)

4) il est nécessaire d’accorder la plus minutieuse attention aux conditions culturelles et sociales auxquelles le développement est associé.

Le développement entraîne donc des conséquences importantes sur les sociétés « attardées », mais il en également sur la nature des relations avec les pays développés, et l’auteur de citer la thèse d’un auteur américain, d’après lequel, si les Etats Unis ne peuvent concevoir de contrarier l’industrialisation des pays attardés, ils ont néanmoins le souci de maintenir leur « leadership industriel ».

« L’empire américain » de Fréderick Cooper ?

Balandier notait en conclusion :

« On comprend ainsi que le problème du sous-développement, s’il exige, pour être résolu, une transformation des structures internes, requiert tout autant un réaménagement des relations internationales. » (page 132)

Jean Pierre Renaud

Les caractères gras sont de notre responsabilité

Le Postcolonial ex ante ? Le Tiers Monde de l’équipe Balandier – INED 1956

 Le Post-colonial ex ante?

Le Tiers Monde

Avant-propos

De nos jours, certains chercheurs, des deux rives de la Méditerranée ou de l’Atlantique, feignent d’ignorer les leçons historiques du passé, et donnent la préférence à un passé composé, trop souvent « recomposé », jonglant à travers les époques, les concepts, les histoires d’en haut, d’en bas, ou d’à côté.

On ne peut qu’être méfiant, très méfiant, à l’écart du tout médiatique, et des goûts du jour, aujourd’hui plutôt humanitaristes, avant qu’une nouvelle mode historique ne vienne les chambouler.

Le texte qui suit, est consacré à l’analyse du contenu d’une revue intitulée « Le Tiers Monde », publiée en 1956, portant sur la problématique et la thérapeutique tout à fait bien posée du développement de pays qualifiés au choix, et selon les dates, de sous-développés, d’attardés, aujourd’hui d’émergents.

Le lecteur constatera que les analyses de l’équipe Balandier allaient bien au-delà de celles dont fait état, notamment, Fredrick Cooper.

Le blog publiera trois contributions successives sur ce sujet, dont la première ci-dessous.

Le « Tiers Monde »

Sous-développement et développement

Ouvrage réalisé sous la direction de Georges Balandier

Préface d’Alfred Sauvy

INED – Cahier 27 – 1956

Notes de lecture

Notes 1

            Le blog a publié une série de notes de lecture consacrées à deux livres, “L’orientalisme” d’Edward Said, (sur le blog du 20 octobre 2010) et « Le colonialisme en question » de Frederick Cooper, ouvrages souvent mis en avant pour démontrer toute la vitalité du « postcolonial ».

Comme nous l’avons vu, ce dernier livre cite les travaux de Georges Balandier, en faisant référence à son concept de « situation coloniale ».

Nous avons proposé une lecture historique et stratégique de ce concept, mais l’analyse des thèses de Frederick Cooper, souvent très abstraite, nous a incité à revenir à certains fondamentaux de la connaissance « coloniale » qui existaient déjà dans les années 1950, dans les travaux de l’INED et de Balandier, et notamment dans le Cahier N°27.

La publication de cette revue venait au terme de la période coloniale française, d’un « colonialisme » en déclin, « le jumeau malfaisant des Lumières » d’après Cooper, et il parait donc intéressant d’examiner les réflexions, analyses, et propositions de l’équipe de chercheurs qu’animait Georges Balandier, dans ce contexte encore « colonialiste »..

La revue comprenait 380 pages, avec une préface Sauvy, une introduction Balandier (13 à 21), une première partie consacrée à la « Reconnaissance du problème » (de 23 à 135), une deuxième partie intitulée « Analyse du problème » (135 à 225) , et une troisième partie intitulée » Recherche d’une solution » (225 à 369).

Certaines de ses contributions avaient un contenu très technique, lié à l’évolution de la démographie et de l’investissement, mais nous nous intéresserons d’abord aux trois textes proposés par Balandier, le premier « La mise en rapport des sociétés « différentes » et le problème du sous-développement » (119 à 135), le deuxième « Le contexte socio-culturel et le coût social du progrès » (289 à 305), et le troisième « Brèves remarques pour conclure » ( 369 à 381).

La préface Sauvy – En démographe compétent et convaincu, Sauvy soulignait les problèmes que soulevaient les grandes divergences d’évolution entre la démographie favorisée par le progrès des soins et de la médecine, et le développement économique.

Il se posait une des bonnes questions de base :

« Devant ces risques (destructions, dislocations social, le coût social décrit par Balandier), certains se demandent s’il y a vraiment lieu de rechercher, à toute force, ce développement meurtrier et s’il ne vaudrait pas mieux les choses évoluer, sans rien précipiter. « Des différences de civilisation n’ont-elles pas existé, depuis des milliers d’année, disent-ils ? Or, les dommages n’ont guère résulté que des interventions qui s’exerçaient sur elles. Laissons donc chacun suivre son chemin. » (page 10)

L’introduction Balandier – Balandier soulignait que le Cahier 27 était le fruit d’un travail de recherche interdisciplinaire sur le sous-développement, d’« une œuvre collective », d’«une approche totale ».

Balandier notait que ce type de recherche était difficile, pour au moins deux raisons, le manque de statistiques fiables disponibles et la notion même du sous-développement, qu’on ne pouvait aborder uniquement sous l’angle économique.

Il recommandait de rester sur ses gardes quant à « deux sortes de sollicitations ».

« On envisage les pays économiquement « attardés » plus en fonction des caractéristiques internes que des types de rapports qu’ils entretiennent avec l’extérieur. C’est méconnaître ce sur quoi leurs peuples révoltés insistent le plus : les « effets de domination » subis, le sentiment d’une dépendance économique qui peut rendre illusoire la liberté politique retrouvée….

La seconde tentation est celle qui consiste à envisager toutes les questions en fonction de notre expérience, de notre passé, de nos préférences. Elle implique un jugement de valeur, qui nous est évidemment favorable, et relève de cette tradition d’ethnocentrisme des Occidentaux que les anthropologues (R.Linton) se sont attachés à dénoncer. » (page 16)

« Nous avons choisi d’analyser les problèmes majeurs qui s’imposent à toute réflexion envisageant l’avenir des pays économiquement « attardés ». Les résultats obtenus sont applicables, de manière concrète, à chacun de ces derniers. » (page 17)

Dans la première partie « Reconnaissance du problème », Jacques Mallet brossait « L’arrière-plan historique » du problème examiné.

Il notait dès le départ :

« Mais le phénomène lui-même, la solidarité de fait entre « civilisation » et « barbarie » (pour employer des termes sommaires, mais commodes) a constamment existé. Une esquisse, même rapide, d’histoire économique et sociale, abordée dans cette perspective, peut nous en convaincre : directement ou non, les pays-sous-développés ont joué un rôle dans l’économie mondiale de leur époque ; l’équilibre du monde, à tout moment de l’Histoire, ne peut être compris si l’on néglige leurs rapports avec les régions plus évoluées. Seule la forme de ces rapports a varié, selon le degré d’évolution des deux facteurs et les conditions générales de l’époque considérée. » (page 23)

« Le système colonial »

« Le système colonial, aujourd’hui stigmatisé sous le nom du « colonialisme » a étendu son emprise pendant plus d’un siècle sur un bon tiers du globe. Il s’est assujetti près de 700 millions d’hommes sur une population mondiale de 2 milliards d’habitants). Il n’est donc pas sans intérêt d’en rappeler les caractéristiques et d’en décrire les formes les plus répandues…

La domination de la métropole se manifeste à la fois sur le plan politique et économique…Il convient aussitôt d’ajouter que la colonisation offre des visages très divers, selon les territoires et leur degré d’évolution, selon les tempéraments, les traditions des colonisateurs… Cartésien, légiste et démocrate, le Français est imbu, non de supériorité raciale, mais d’universalisme culturel. La pente naturelle de son esprit l’incline vers une assimilation de l’indigène, sous l’égide d’une administration directe…(page 36) »

L’historien décrivait l’évolution de l’opinion du « public cultivé », les questions qu’il se pose quant à la valeur de sa propre civilisation :

« Les historiens de la colonisation font connaître au public cultivé tout ce qu’il ignorait ou ne voulait pas savoir : les abus de tous ordres qui l’ont accompagnée. Et si les Britanniques restent à peu près imperméables à de telles considérations, si la majorité des Français conservent sur ce point « bonne conscience », une sorte de « complexe de culpabilité » apparaît chez beaucoup d’intellectuels, socialistes ou chrétiens. De la colonisation, ils ne voient plus que la face d’ombre. Le voyage au Congo d’André Gide reflète assez bien cet état d’esprit, nourri des principes mêmes sur lesquels avait prétendu se fonder l’entreprise coloniale. » (page 41)

« Ainsi les Empires demeurent-ils assez solides pour traverser sans trop de mal – en s’entourant de barrières douanières- la grande crise de 1929. Les marchés coloniaux permettent d’atténuer ses effets sur l’économie britannique et française. A la vielle de la guerre, l’esprit « colonial » semble avoir retrouvé toute sa vigueur. C’est alors que le mot Empire se répand dans l’opinion française. Les colonies se serrent autour de leur métropole. On eût dit que rien ne s’était passé depuis 1913.

Les méthodes nouvelles. Mais ce n’était là qu’illusion : les Empires débordés, de toutes parts, sont investis, battus en brèche. (page 43)

«  Une première conclusion s’impose d’ores et déjà : c’est l’universalité du fait colonial et de sa permanence. Celui-ci n’est pas lié à une époque, pas davantage à un système économique. (Lénine l’avait reconnu).

« En fait, remarque M.G.Le Brun Keris, le problème colonial dépasse largement la situation du même nom, il se pose partout où s’affrontent des populations d’âge économique et culturel différent… Si bien que la forme de leur rencontre –colonisation avouée, colonisation occulte, ou même apparente égalité, a moins d’importance que cette rencontre elle-même. Celle-ci partout où elle se produit crée la situation coloniale, fût-ce au détriment de peuples prétendus indépendants. » La crise actuelle de la colonisation n’annonce donc en rien la disparition des « effets de domination » décrits par F.Perroux. Car « la vraie question coloniale », note encore G. Le Brun Kéris, c’est un monde occidental dont le niveau de vie jusque dans ses classes les plus déshéritées est cinq fois supérieur à celui des autres continents. C’est surtout que les peuples défavorisés ont conscience de ce dénivellement. Fait capital : il domine la période contemporaine. » (page 45)

« Il est singulièrement grave de constater que les rapports entre la race blanche et les peuples de couleur recouvrent pratiquement les relations entre pays modernes et pays arriérés. » (page 46)

L’historien citait les propos de M.Bennabi dans son livre « Vocation de l’Islam » : « on ne colonise que ce qui est colonisable : Rome a conquis la Grèce, mais ne l’a pas colonisée, l’Angleterre a conquis l’Irlande, mais ne l’a  pas colonisée. » Page 48)

Commentaire :

–       L’ensemble des citations ci-dessus montre donc que les chercheurs des années 1950 avaient une vision historique du passé colonial qui n’a pas vraiment changé depuis, parce qu’elle était très lucide.

–       En « banalisant » le colonial historique, en le « réduisant » à ses effets séculaires de domination, l’analyse historique mettait le doigt sur le point sensible, celui des relations existant entre peuples différents, à des âges différents, les uns dominants, les autres « subordonnés » : elle s’interrogeait donc à la fois sur le diagnostic qu’il était possible de faire dans les années 1950 sur ces relations entre pays qualifiés de « modernes » et pays qualifiés d’« arriérés », sur la nature du sous-développement et des solutions proposées pour le réduire, pour autant que l’on choisisse la voie du « progrès ».

« La grande tâche du XX° siècle, disait F.Perroux, sera celle de la combinaison pacifique et féconde des inégalités entre groupes humains. » (page 55)

Commentaire :

 L’histoire récente montre que les choses ont bien avancé depuis, en Asie et en Amérique du Sud, mais pas beaucoup en Afrique.

Dans cette première partie, figuraient également un article intitulé « L’approche actuelle du problème du sous-développement » par F.T., un autre signé H.Deschamps, intitulé « Liquidation du colonialisme et nouvelle politique des puissances », et enfin un dernier article dont le titre était « La valeur de la différenciation raciale » de J.Sutter.

Cette dernière contribution mettait naturellement un point final à la fameuse querelle pseudo-scientifique de la supériorité de telle ou telle race qui avait animé depuis trop longtemps déjà,  le monde intellectuel et politique.

A lire ces analyses et à en comparer le contenu avec celui du livre « Le colonialisme en question » de Fréderick Cooper, il est donc possible, et encore plus, de se poser une fois de plus la question de la valeur ajoutée de ce livre.

Les caractères gras sont de notre responsabilité

Jean Pierre Renaud