« Le choc des décolonisations » Pierre Vermeren – Lecture critique : deuxième partie

« Le choc des décolonisations »

« De la guerre d’Algérie aux printemps arabes »

Pierre Vermeren

Lecture critique

II

Deuxième partie (pages 103 à 223)

« Les anciens colonisés sous l’empire de leurs élites » (p,103)

« Des violences de la décolonisation à un tiers-mondisme sans scrupule. »

            Une partie très riche en contenu, peut-être trop riche.

        L’auteur a déjà abordé le sujet, mais est-ce que les mots utilisés, les appréciations,  pour décrire les situations coloniales des années 1960, les mots « élites », le titre du chapitre VI « Désintégration des espérances du « décolonisé (p,11), les « illusions perdues » (p,113) la tonalité générale de ce chapitre, traduisent bien les situations concrètes de ces territoires, compte tenu de tout un ensemble religieux, culturel, et politique qui structurait alors ces territoires, avec des élites plutôt maigres et des « citoyens » qui dans leur immense majorité ne savaient pas ce qu’était un Etat national ou une démocratie.

        Après cinquante ans d’indépendance, une première conclusion est proposée par l’auteur :

        « Un demi-siècle d’indépendance ne suffit pas à réaliser quatre objectifs concomitants : une scolarisation généralisée ; le maintien d’un niveau d’enseignement suffisant ; la formation efficace et en nombre d’une élite de cadres ; la formation professionnelle de techniciens et d’ouvriers spécialisés. La crise de l’enseignement et le chômage des diplômés, devenu depuis les années 1980 un véritable drame social au Maghreb, occulte le fait que les secteurs intermédiaires de la formation sont encore plus mal lotis que les filières supérieures. » (p,119)

       L’auteur en tire la conclusion concrète :

     « Du nationalisme à l’émigration ou comment « voter avec ses pieds » (p,119)

       Il serait intéressant de connaître les nouveaux Etats qui se fixèrent ces quatre objectifs.

        Le chapitre VII montre la complexité de toute analyse avec un « Etat bien patrimonial », la corruption, que Jean-François Bayart analyse en termes d’allégeance et de soumission, lequel « va jusqu’à affirmer qu’il n’y a pas de « corruption », puisqu’elle fait partie du système d’allégeance et de rétribution privative. Cette analyse est tout aussi pertinente au nord de l’Afrique. » (p123)

      L’auteur intitule son chapitre VIII : « Permanence et domination des sujétions personnelles » (p,137)

      Ce chapitre donne un bon exemple de l’immense écart, sauf sur la côte et dans leurs nouvelles cités, entre ces nouvelles élites et leurs peuples, celles que l’auteur appelle « les nouveaux colons ».

       Le chapitre est introduit par l’évocation du rôle de Fanon, mais il serait intéressant de pouvoir mesurer quelle fut alors son audience, aussi bien en France qu’en Afrique, laquelle fut, à mon avis, plutôt limitée.

      Combien a-t-il vendu de livres avant les indépendances ? Quelle place a-t-il occupé dans la presse française ?

     La description qui est faite du monde africain après les indépendances en relève à la fois les particularités et les difficultés rencontrées pour entrer dans ce que nous appelons le monde moderne : « confusion latente entre les figures de l’autorité religieuse, paternelle, étatique et policière », les « figures anciennes de la soumission », « le patriarcat », « la suspicion de clanisme, voire d’ethnicisme en politique est forte » (p, 148), etc…

        Dans le chapitre IX « Des indépendances aux « nouveaux colons », les pièges de l’acculturation » (p,153), l’auteur donne quelques exemples de la griserie qui saisit ces élites une fois au pouvoir, pris dans les turbulences, les lumières, et les ombres d’une nouvelle société internationale qu’ils découvraient, entre autres, la jetset.

        « Chausser les habits et investir le palais du colonisateur » (p,158), « Frayer avec les fonctionnaires et les élites gouvernementales internationales » (p,161), « La tentation de la jetset de Paris à Marbella »

         J’ai retenu évidemment la citation qui est faite de la relation Bouteflika- Jean Seberg… (p,163), l’attraction du monde de Marrakech avec le tandem Bergé-Saint Laurent…mais plus intéressante me semble être l’évocation du rôle du Ministère de la Coopération dans cette évolution :

       « Pour les Africains, les capitales et les modes de vie occidentaux représentent un saut qualitatif et culturel encore plus grand que pour les Méditerranéens. Mais en période de guerre froide, les représentants du tiers monde sont choyés par leurs alliés. La rue Monsieur, siège du ministère de la Coopération, installe un  système de clientélisme avéré. De mauvaises habitudes se prennent, à tel point que sous Giscard ou Mitterrand, nombre d’ambassadeurs de pays africains pauvres se font payer des extras, voire leur salaire et leur train de vie par la coopération ou le gouvernement français. » (p,162)

       L’auteur conclut ce chapitre en posant la question : « Une seconde indépendance, le tournant arabiste des années 1970 ? » et vingt années plus tard en écrivant :

      « La guerre civile algérienne des années 1990, djihadistes contre « nouveaux colons » (p168)

      La « décennie noire »… une guerre à huis clos. Les images de cette guerre de 200.000 morts publiées dans les médias internationaux sont rares…. Les journalistes étrangers étaient interdits d’accès au pays. (p,168)

       Un seul commentaire sur le black-out complet de cette deuxième guerre civile, sans comparaison avec celle des années 1954-1962, que certains auteurs ont appelé la guerre sans nom.

       Il ne semble pas que le chiffre des algériens qui se réfugièrent en France ait jamais été publié, alors qu’il fut important.

      Jean Pierre Renaud

Indigènes de France et Indigènes des colonies: en dedans et en dehors de la France, était-ce bien différent? Eugen Weber – Suite et fin

Indigènes de France et Indigènes des colonies françaises : en dedans et en dehors de la France, était-ce bien différent ?

Les biais de l’histoire postcoloniale

Source : « La fin des terroirs 1870-1914 »

Eugen Weber

Synthèse rapide et évocation du chapitre XXIX

« Cultures et civilisation » (pages 575 à 587)

&

Suite et fin de la lecture critique

          Les lignes qui suivent méritent d’être lues avec la plus grande attention par tous ceux qui ont tendance à interpréter notre histoire nationale et coloniale avec des lunettes idéologiques, des lunettes  fausses ou mal ajustées, aux fins supposées d’apprécier le contenu et les effets des discours officiels sur la civilisation à apporter aux peuples d’outre-mer :

        « Abordons ce problème de l’acculturation : la civilisation des Français par la France urbaine, la désintégration des cultures locales par le modernisme et leur absorption par la civilisation dominante de Paris et des écoles. Livrées à elles-mêmes jusqu’à leur accession à la qualité de citoyen, les masses rurales non assimilées furent intégrées au sein de la culture dominante de la même manière qu’elles avaient été intégrées dans une entité administrative. Ce qui s’est passé correspond à une sorte de colonisation, et on le comprendra d’autant mieux si on garde cette idée présente à l’esprit.

        « La conquête est une étape nécessaire sur la voie du nationalisme » écrivait Georges Valérie en 1901. Une nation ne peut pas, ou ne devrait pas, conquérir des « peuples majeurs » mais amener une plus grande cohésion des groupes sans identité culturelle évidente, les gagner à soi ; enrichir, éclairer l’esprit  tribal privé d’instruction, voilà ce à quoi la mission civilisatrice ne peut renoncer. On trouve nombre des thèmes de l’intégration nationale dans cette brève affirmation : les peuples conquis ne sont pas des peuples, ils n’ont pas de culture propre ; ils peuvent seulement bénéficier de l’enrichissement et de l’instruction que le civilisateur leur apporte. Nous pouvons maintenant nous demander si cette image coloniale vaut pour la France.

        La réponse la plus simple provient des sources françaises. Au XXème siècle, en Franche Comté, on se souvenait encore que,  pendant de nombreuses années, les gens se firent enterrer face contre terre en signe de protestation contre l’annexion de la province par la France… dans le Sud-Ouest, écrivait M.F.Pariset en 1867, l’union avec la France « a été subie et non acceptée avec sympathie. La fusion s’est faite lentement et à contrecœur ». Quarante ans plus tard, lorsque Ernest Ferroul, le maire socialiste de Narbonne, accusait les barons du Nord d’envahir le Midi comme au bon vieux temps des Albigeois, le Figaro avertissait ses lecteurs : « ne nous y trompons pas, c’est une région qu’il faut reconquérir, comme au temps de Simon de Montfort ». (p,577)

       Et pour les lecteurs ou chercheurs les plus incrédules, lisez les lignes qui suivent :

      « Durant tout le siècle, les colonies d’outre- mer servirent de modèles de comparaison pour certaines régions de France. En 1848, Alphonse Blanqui comparait les habitants des Alpes françaises à ceux de Kabylie ou des Îles Marquises, comparaison qui fut reprise plusieurs fois dans des rapports officiels et des textes en 1853, 1857, 1865. Les populations et les coutumes de la France rurale, ses superstitions et ses singularités furent étudiées et décrites bien trop souvent avec condescendance peu compréhensive. Les façons de vivre des ruraux semblaient superficielles et dénuées de sens, leurs façons de penser étaient ignorées. Les communautés indigènes furent dépouillées de leurs droits (code forestier, pacage, prés communaux, droits de chasse et de pêche) au nom du progrès, de la liberté, de la productivité et d’un bien commun qui ne signifiait rien pour ceux au nom desquels ils étaient proclamés. Parce que les représentants de l’ordre ignoraient et méprisaient la logique des sociétés qu’ils administraient, « parce que cette ignorance et ce mépris étaient les conditions-mêmes de leur action, les hommes responsables de cette politique ne pouvaient en mesurer les conséquences désastreuses ». Ces mots de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, écrivant sur l’administration coloniale, s’appliquent assez bien  à la France rurale du XIXème siècle. » (p,578)

      « En 1910 ou 1911, Jean Ricard pouvait décrire les installations des collecteurs de résine établies par les fabricants de térébenthine au nord d’Arcachon comme ressemblant à quelque terre africaine, un rassemblement de huttes groupées à l’ombre du drapeau de la République » Et pourtant, « nous sommes en France ».

       Etre en France signifiait être gouverné par des administrateurs français. En Savoie, où les frictions entre les membres de l’administration française et les autochtones étaient assez fortes, on disait des administrateurs français qu’ils « arrivaient ici comme pour une tournée d’inspection des colonies ».. En 1864, dans la Revue des deux mondes, un écrivain comparait la Savoie à l’Irlande. Dans les autres régions, on faisait des comparaisons encore plus explicites. « Ils envoient des colons vers des terres lointaines pour cultiver le désert, regrettait un Breton, et le désert est ici ! « Ils construisent des chemins de fer en Afrique, écrivait la Revue du Limousin en 1862 : « si au moins ils nous traitaient comme des Arabes ! « Une revue agricole reprit le cri : « il y a au cœur de la France une région  à coloniser qui demande seulement qu’on lui accorde les mêmes conditions  d’exploitation qu’aux colonies. » (p,579)

       « Des allusions aussi explicites furent faites lors de la mise en valeur de ma Sologne : « Il est vraiment question de colonisation ici « écrivait Ardouin-Dumazet en 1890.Les promoteurs étaient aussi enthousiastes au travail en Sologne qu’ils l’étaient en Algérie. Et un peu plus tard, à Salbris (Loir et Cher) : « Il y a un parallèle intéressant entre la colonisation actuelle de la Tunisie et le travail de développement qui se poursuit en Sologne. En Tunisie, comme en Sologne, les capitalistes ont joué un rôle important. « Cependant « tout bien considéré… la colonisation de la Sologne est la plus merveilleuse. » (p,380)

        « Les plus grandes possibilités coloniales, naturellement étaient offertes par la Bretagne. Après l’union forcée avec la France, les villes bretonnes furent envahies par des Français qui écrasèrent ou même remplacèrent les commerçants locaux, francisèrent les gens qu’ils employaient ou touchaient d’une autre façon. Les ports du roi comme Lorient et Brest, étaient des villes de garnison en territoire étranger et le terme de colonie était fréquemment employé pour les décrire.

     Comme nous l’avons déjà vu, les choses ne commencèrent à changer un peu en Bretagne que dans les années 1880… (p,380)

….

    « Essayons maintenant une autre piste et voyons comment Les Damnés de la terre de Franz Fanon, une des plus virulentes dénonciations du colonialisme, s’applique aux conditions que nous avons décrites. Les passages suivants (certains sont des montages et non des citations ininterrompues) sont particulièrement caractéristiques :

    « régions sous-développées, absence d’infrastructure, un monde sans médecins, sans ingénieurs, sans administrateurs.

   « L’aliénation culturelle, comme le colonialisme, essaie d’obliger les indigènes à abandonner leurs façons ignorantes (pour faire croire que) c’est le colonialisme qui vient éclairer leur obscurité.

    « La domination coloniale disloque de façon spectaculaire l’existence culturelle des peuples soumis (mort de la société autochtone, léthargie culturelle).

    Les nouveaux rapports juridiques (sont) introduits par la puissance occupante. L’intellectuel se jette frénétiquement dans l’acquisition forcée de la culture de l’occupant.

    « Les coutumes des colonisés, ses traditions, ses mythes, surtout ses mythes, sont la marque même de cette indigence, de cette dépravation constitutionnelles.

    « Le colonialisme s’oriente vers le passé du peuple opprimé, le distord, le défigure, l’anéantit, dévalorise l’histoire d’avant les colonisateurs : « Cette terre, c’est nous qui l’avons faite »

    Les formes brutales de présence de l’occupant peuvent parfaitement disparaître, (elles sont troquées contre) un esclavage moins évident mais plus efficace.

     « La bourgeoisie locale, qui a adopté de bon cœur les façons de penser caractéristiques du pays occupant, devient le porte-parole de la culture coloniale comme les intellectuels qui l’avalent goulûment »

    La violence, si frappante dans les pages de Fanon était rare dans la France du XIXème siècle, peut-être parce que les révoltes capables de menacer sérieusement l’Etat étaient un fait du passé. Etant donné l’époque et la couleur des peaux, l’assimilation faisait son chemin. Cependant, le portrait que fait Fanon de l’expérience coloniale est une description assez juste de ce qui se passait dans les Landes et en Corrèze. En France, comme en Algérie, la destruction de la culture locale ou régionale était systématiquement poursuivie. Tant qu’elle persista, elle fut handicapée par l’inertie et l’isolement. « Il y a crispation sur un noyau de plus en plus étique, de plus en plus inerte, de plus en plus vide. » Après un laps de temps, dit Fanon, la créativité locale reflua et ce qui resta fut « rigidifié à l’extrême, sédimenté, minéralisé. » La réalité locale et la culture locale disparut ensemble. Ainsi fit le XIX° siècle en France. » (p,582) (Fanon, note 23,page 656, pp.72, 158,177 (et 69), 33, 158 (et 40), 106, 116 (et 164),p,656)

      Et pourtant… Pris comme règles générales, les propos de Fanon me semblent sous-estimer le choix et l’autonomie des colonisés. Ni Bourdieu et Sayad, ni Fanon, ni mes propres observations ne suggèrent que les sociétés traditionnelles étaient inertes au commencement. Il semble que par la suite, elles se sont effacées devant la force, qu’elles furent vaincues par des puissances supérieures et « colonisées » contre leur volonté. Est-ce que ceci s’est réellement passé ? Pas en France en tout cas. » (p,582)

     « Ceci devrait peut-être nous faire voir d’un autre œil le « colonialisme » dans les pays sous- développés, qui renvoie aussi à des inégalités régionales dans le développement ; et sans doute cela permet-il de qualifier les sens de la colonisation comme un  processus interne…

         Il est possible aussi que les vues maintenant démodées de la fin de siècle sur le « progrès » mérite un autre regard. Ou alors devons- nous dire que la colonisation des régions sous-développées serait acceptable à l’échelle interne mais inacceptable au-delà de la patrie du colonisateur ? Qu’est-ce qu’une patrie ? Quelque chose à qui le temps, le hasard et les circonstances opportunes ont permis d’être mise en forme et d’être acceptée comme entité politique : Chine, Inde, Mexique ; Etats-Unis, Union soviétique, Royaume Uni, par exemple.

      Retournons maintenant à la France. Les conquêtes et les colonisations l’ont créée, comme elles l’ont fait pour d’autres royaumes, et cette formation, pour l’essentiel, s’est achevée au XIXème siècle. Y a-t-il eu une période critique ? J’ai soutenu que celle-ci s’est située surtout vers la fin du siècle. On a avancé d’autres réponses, portant sur d’autres périodes. Le point de vue plus ou moins accepté de la Révolution française comme ligne de partage ne peut être négligé. Laurence Wylie et d’autres sociologues se sont attardés sur les années 1950, où les tracteurs, les voitures et les téléviseurs hâtèrent l’homogénéisation des villages qui évoluaient lentement jusqu’alors. On peut plaider un dossier semblable pour le XIXème siècle, autour de 1848 et de l’arrivée du chemin de fer. Tout argument de ce type, y compris le mien, est plausible ; aucun ne l’emporte vraiment. » (583,584)

       L’analyse approfondie du processus de francisation à laquelle a procédé l’auteur plaide, à mes yeux, en faveur de l’appréciation chronologique et historique qu’il propose :

      « Je pense avoir clairement montré ce processus. Entre 1880 et 1910, des changements fondamentaux  se sont produits au moins dans trois domaines. Les routes et les chemins de fer ont permis à des régions jusque-là éloignées et inaccessibles d’entrer en contact avec les marchés et les modes de vie du monde moderne. L’école a enseigné à des millions d’individus, jusqu’alors indifférents, le langage de la culture dominante et de ses valeurs, parmi lesquelles il faut compter le patriotisme. Le service militaire, quant à lui, a implanté cet enseignement dans les foyers… Les régions de France étaient beaucoup plus semblables entre elles en 1910 qu’elles ne l’avaient été avant Jules Ferry, Charles de Freycinet et Jules Rieffel. » (p, 584,585)

      « Mais quelque chose de plus important s’est produit, quelque chose  qui ne s’est produit, ni en en 1789, ni en 1848, ni en 1950, un changement qui représente rétrospectivement le grand événement culturel de l’époque ; la fin d’une profonde division de l’esprit. « (p,586)

     « Dans le meilleur des cas, les gens acceptaient le changement avec hésitation et constataient ses effets avec une grande ambivalence. Mais une fois qu’ils avaient bu à la fontaine du « progrès », il n’y avait plus de retour en arrière possible. Le modèle du XIXème siècle continuait certes à être, comme dit Jacob Burckhardt, le « rationalisme pour la minorité et la magie pour la majorité ». Et pourtant, à la fin du siècle, la nature de la magie avait changé. Les gens allaient toujours chercher leurs normes et valeurs culturelles chez les autres ; mais la culture populaire et la culture des élites étaient de nouveau réunies. » (p,587)

    Une suggestion de thèse ou de mémoire pour les étudiants : « L’audience de l’anticolonialisme de Franz Fanon dans la presse de l’époque, avant, pendant, après les indépendances »

      En ce qui me concerne, je serais tenté de penser, mais sous réserve de ce type de recherche historique que la thèse Fanon a eu beaucoup plus de succès après les indépendances, qu’avant, ou même pendant la période de décolonisation.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« La fin des terroirs » Eugen Weber Lecture critique

« La fin des terroirs »

1870-1914

Eugen Weber

(Fayard 2010)

Lecture critique

Préambule

            Pour avoir lu et étudié le ou les discours historiques d’un courant de pensée animé entre autres par le collectif que j’ai baptisé du nom de Blanchard and Co, dont l’animateur principal a, semble-t-il de multiples casquettes, publiques ou privées, puisqu’il est aujourd’hui chef d’entreprise dans la communication, patron de la petite agence de com’ « BDM », j’ai éprouvé le plus grand scepticisme à l’égard des thèses que ce collectif défendait sur la culture coloniale ou impériale, au choix, laquelle aurait été celle de la France, à l’époque des colonies.

        Pourquoi cette thèse historique manquait de pertinence scientifique ?

       Pour deux raisons majeures, la première son insuffisance d’évaluation scientifique et quantitative des vecteurs supposés de la dite culture et de ses effets sur l’opinion publique aux différentes périodes de notre histoire coloniale, la deuxième, sa méconnaissance de la culture populaire française des mêmes périodes, notamment au cours de la période historique allant en gros de 1870 à la fin de la première guerre mondiale.

        Dans mon livre « Supercherie coloniale », je faisais référence au livre roboratif de MM Keslassy et Rosenbaum, dans la collection Mémoires vives« Pourquoi les communautés instrumentalisent l’Histoire ? », en citant une de leurs appréciations :

      « Nos nouveaux entrepreneurs de mémoire, à l’affût, guettent ces désirs et ces tourments. Ils savent les instrumentaliser. » (MV,p,59)

     Et j’indiquais :

   « Pourquoi ne pas rappeler que dans une controverse récente sur la repentance entre deux historiens chevronnés, Mme Coquery-Vidrovitch et M. Lefeuvre, la première a défendu l’historien Blanchard en le qualifiant précisément d’historien entrepreneur ? » (p,264,265)

         Je ne sais pas si à l’époque l’historien ainsi désigné était déjà historien entrepreneur ou chef d’entreprise lui-même, comme c’est aujourd’hui le cas.

      Le travail d’Eugen Weber a le mérite de nous éclairer sur la situation qui était celle de la métropole au cours des mêmes années, c’est-à-dire une France rurale, arriérée, face à celle des villes, encore minoritaires, face aussi au rayonnement, sinon au pouvoir exorbitant de Paris, sa capitale.

       Le livre montre bien l’existence de deux mondes, un monde rural qui avait beaucoup de points communs avec certains des mondes ruraux rencontrés au cours des conquêtes et de la mise en place des superstructures coloniales, très loin du monde urbain, déjà sophistiqué, mais très minoritaire jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle et du début du siècle suivant.

      Les observations d’Eugen Weber sur la lecture anticolonialiste de Franz Fanon valent le détour.

     C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je publierai à la fin de ma lecture critique une petite synthèse intitulée « Indigènes de métropole et Indigènes des colonies ».

« La fin des terroirs »

1870-1914

Eugen Weber

« Préface inédite de Mona Ozouf »

Pluriel

Lecture critique

Il s’agit d’un gros bouquin de 713 pages avec toutes ses cotes, un gros pavé historique, que l’auteur a consacré à l’état de la France à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, une analyse qui a l’immense mérite à mes yeux de rebattre beaucoup de fausses cartes historiques sur lesquelles trop d’historiens ont construit leur discours, le dernier exemple étant celui du collectif de chercheurs Blanchard, Lemaire, Bancel, et Vergès, en ce qui concerne la culture coloniale qu’ils supposaient être celle de la France de 1870 à 1914, et qu’ils ont affirmé être celle-là.

            En finale de ma lecture critique, je me propose de rédiger un petit sommaire des traits qui, d’après la source historique en question, relevaient d’une France métropolitaine arriérée, sauvage, composée, pour plus de 90% de ses habitants, laquelle à la fin du dix-neuvième siècle, n’avait rien à envier à beaucoup des territoires coloniaux que la France se mit en tête de conquérir.

            L’intitulé de la première partie du livre « Culture coloniale », 1. « Imprégnation d’une culture » (1871-1914), sonne étrangement, alors que dans le contexte historique de l’époque, le vrai sujet portait sur l’imprégnation d’une culture française, outre le fait de l’indigence des évaluations qui sont faites à la fois des vecteurs supposés de cette culture et de ses effets.

            Ce livre comprend trois parties, qu’ouvre une préface tout à fait intéressante de Mona Ozouf (p,1 à 9) :

I  – « Les choses telles qu’elles étaient »  (pages 17 à 239)

II – « Les agents du changement » (pages 239 à 449)

III – Changement et assimilation (pages 449 à 589)

       La seule énumération du titre des 29 chapitres de ce livre suffirait déjà à en donner la couleur historique.

     Après publication de cette analyse, nous nous proposons donc de publier quelques pages de comparaison entre ce qu’était la France « coloniale » de la fin du dix-neuvième siècle, et la nouvelle « France d’Outre-Mer », que  les explorateurs, les officiers,  les administrateurs, les missionnaires, ou les colons, découvraient.

     Il n’y avait pas beaucoup de différence dans un certain  nombre de cas.

      Le contenu du vingt-neuvième chapitre, intitulé « Cultures et civilisation »,  le dernier est tout à fait intéressant à ce sujet.

            La préface, dans sa préface, Mona Ozouf, écrit :

        « On entre dans le livre d’Eugen Weber comme dans un conte, sous la douce injonction d’un « il était une fois » : dans le pays où il nous entraîne, les nuits sont très noires, les forêts très profondes, et les chemins des fondrières. Chaque village vit remparé, replié sur lui-même et ses très proches entours, et rien ne semble y bouger : ce que les hommes font, ils l’ont toujours fait, l’origine des usages se perd dans la brume des temps. » (p,I)

       « … comment les paysans se sont mués en citoyens français… comment donc le sentiment d’appartenance à la patrie est-il venu aux gens des campagnes ? Le livre d’Eugen Weber explore les chemins par lesquels s’est faite cette rencontre et développe une idée centrale : que cette rencontre a été très tardive, si bien que le sentiment patriotique des Français entre 1870 et 1914, est encore à  créer. » (p,III)

          « … il se rend compte qu’il ne sait rien de ces campagnes traitées par tant d’historiens comme de simples annexes de la ville ; que lui-même a longtemps identifié la France à Paris ; qu’il lui faut désormais privilégier les périphéries au détriment du centre que célèbre une historiographie française obstinément  jacobine. » (p,IV)

       L’auteure cite l’exemple du livre d’Antoine Prost sur l’enseignement :

      « …comment par exemple a-t-il pu faire l’impasse sur les obstacles que les langues minoritaires opposaient, sous la III° République encore, à l’alphabétisation des Français ? » (p,V)

       « En osant ces question, La fin des terroirs comportait donc sa pointe polémique. Il prenait à la traverse quelques- unes des certitudes les mieux ancrées que nourrit l’historiographie française sur la date et la teneur du sentiment national… (p,V)

       « …Aucune des dates invoquées ne trouve grâce à ses yeux… » (p,VI)

       « … L’objection décisive, face à Renan, à Benda, à tant de volontaristes, est que si être français suppose une mobilisation quotidienne de la volonté au service d’une conscience claire, alors ceux qui vivaient dans les campagnes françaises du XIXème siècle étaient à peine français… »(p,VI)

         Mona Ozouf émettait toutefois un doute :

      « Si bien que les lecteurs de la Fin des terroirs conservent un doute : le constat de la sauvagerie paysanne n’est-il pas étroitement dépendant du choix que fait Weber de son espace et de ses sources ? Son espace, parce qu’il a récolté ses exemples au sud-ouest de la ligne Saint Malo-Genève : ses observations auraient-elles été les mêmes s’il avait tourné ses regards vers les les plaines du Bassin parisien, du Nord, de l’Est et du Sud-Est au lieu d’élire la France pauvre, la France rebelle, celle du « fatal triangle » de Stendhal… Or ces sources, Weber les utilise parfois sans assez d’esprit critique… » «(p,VIII)

         Une bonne question, sauf à noter que la fracture nationale décrite, avait au moins un sens géographique, sud contre nord, ou montagnes contre plaines, de même que la question  suivante :

        « …Resterait enfin la grande question de savoir quelle est la valeur du raisonnement inductif qui, du peu de familiarité avec la culture savante, conclut à l’absence de sentiment national…. » (p,IX)

         Deux questions qui posent les questions rarement abordées et traitées de la représentativité des sources analysées, et de l’évaluation des effets de leurs contenus.

        Introduction (page 9)

       L’auteur nous raconte comment il avait découvert le livre de Roger Thabault « Mon village » :

      « Thabault retraçait l’évolution d’une commune – bourg, villages, hameau, fermes isolées -, dans laquelle la vie avait suivi le même cours depuis des temps bien antérieurs à la Révolution, et n’avait changé, mais alors radicalement, qu’au cours du dernier demi-siècle avant 1914… »

      Vingt ans plus tard, l’auteur découvrait un autre livre, celui d’André Varagnac, qui décrivait à sa manière la même métamorphose « Civilisation traditionnelle et genres de vie » ;

      « « Toute une mentalité se mourrait, était morte. Coïncidence ? Varagnac, lui aussi, situait ce tournant décisif dans le dernier quart du XIX°  siècle. (p, 10)

       … En cherchant les réponses aux questions que Varagnac m’avait amené à soulever, j’étais conduit à découvrir une nouvelle France dans les campagnes du XIX ° siècle, une France où beaucoup de gens ne parlaient pas français, ne connaissaient pas (et employaient encore moins) le système métrique, où les pistoles et les écus étaient mieux connus que les francs, où les routes étaient rares et les marchés éloignés, et où une économie de subsistance traduisait la plus élémentaire prudence. Ce livre traite de ces changements et de l’évolution des mentalités au cours de cette période ; en un mot, il montre comment la France sous-développée fut intégrée au monde moderne et à la la culture officielle – celle de Paris et des grandes villes. » (p,11)

         Comment ne pas souligner la justesse du propos, car il a toujours existé, et il existe encore à mes yeux, un biais méthodologique de base dans la façon dont la plupart des chercheurs confondent bien souvent la France avec sa capitale, ou le monde des grandes villes.

        Plus loin l’auteur reconnait que dans son hypothèse de travail, il s’est délibérément attaché aux régions qui servaient le mieux ses intérêts –« l’Ouest, le Centre, le Midi et le Sud-Ouest- , et aux quarante ou cinquante années qui  précèdent 1914,  un biais méthodologique qui est effectivement de nature à diminuer la portée de son analyse, contrebalancé par le constat qu’il a fait aux Archives nationales :

         « Mais même les recherches qui s’en tiennent aux lignes traditionnelles de l’histoire sociale des années 1880-1914 posent des problèmes particuliers. Il y a de sérieuses lacunes aux Archives nationales pour ce demi-siècle décisif d’avant 1914). » (p, 12)

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

« Culture et impérialisme » d’Edward Said: ou comment peut-on être un impérialiste? Chapitre 4 et conclusions

«  Culture et impérialisme »

D’Edward W. Said

ou

« Comment peut-on être un impérialiste ? »

(Chapitres 1,2, et 3 sur blog des 7et19/10/11, et 8/11/11

&

Chapitre 4

Lecture et questions

et Conclusions avec un questionnement de synthèse

&

Chapitre 4

« Avenir affranchi de la domination »

I – Lecture

L’auteur nous propose à présent de parcourir les allées d’un « avenir affranchi de la domination ».

I – La suprématie américaine : l’espace public en guerre

            « L’impérialisme n’a pas pris fin, n’est pas soudain devenu « du passé » avec la décolonisation, le grand démantèlement des empires classiques….Le triomphe des Etats-Unis, restés seuls superpuissance, suggère qu’un nouveau jeu de lignes de force va structurer le monde – celui dont la gestation était perceptible dans les années 1960 et 1970. » (p,395)

Les Etats-Unis ont déployé toutes les armes de leur nouvelle puissance, sous le drapeau des libertés, de la démocratie, et de la régénération morale, et l’auteur s’attarde sur les conditions de l’intervention américaine en Irak, en écrivant :

«  Le postulat était entièrement colonial : une petite dictature du tiers monde nourrie  et soutenue par l’Occident n’avait pas le droit de défier l’Amérique blanche et supérieure. » (p,413).

Les origines de l’’auteur le rendent naturellement plus sensible à sa démonstration :

«  Mon environnement arabe était en grande partie colonial, mais pendant mon adolescence, je pouvais me rendre par voie de terre du Liban et de la Syrie jusqu’en Egypte en traversant la Palestine, puis poursuivre vers l’Ouest. Aujourd’hui, c’est impossible. Chaque pays place à ses frontières des obstacles effroyables (et, pour les Palestiniens, les traverser est une expérience particulièrement horrible, car les Etats qui soutiennent haut et fort  la Palestine traitent souvent de la pire façon les individus palestiniens). (p,415)

Au lieu des chemins anciens, ouverts, de nouveaux chemins barrés par les frontières du nationalisme arabe, « L’identité, toujours l’identité, aux dépens et au- dessus de la connaissance des autres…la démocratie, à tous les sens réels du mot, n’existe nulle part au proche Orient encore « nationaliste » : il y a soit des oligarchies privilégiées, soit des groupes ethniques privilégiés. » (p,418)

Mais son analyse reste fondamentalement la même quant au rôle des Etats-Unis :

« « Tempête du désert » a été en fin de compte une guerre impériale contre le peuple irakien : on a brisé et tué ses citoyens dans le cadre d’un effort pour briser et tuer Saddam Hussein. » (p,420)

II – Défier l’autorité et l’orthodoxie

L’auteur fait à présent un constat : «  La démystification de tous les construits culturels, « les nôtres »  comme « les leurs » est un fait nouveau, sur lequel des chercheurs, critiques et artistes nous ont ouvert les yeux. » (p,423)

« …nous avons une vision très nette des mécanismes de réglementation et de contrainte par lesquels l’hégémonie culturelle se reproduit et fait entrer jusqu‘à la poésie et la spiritualité dans la gestion commerciale et la forme marchandise. » (p,423)

. Et l’auteur de partir en guerre contre « ces guerres de frontières » :

« Ces guerres de frontières sont l’expression d’essentialisations : on africanise l’Africain, on orientalise l’Oriental, on occidentalise l’Occidental, on américanise l’Américain, et cela pour l’éternité et sans alternative (puisque les essences africaine, orientale, et occidentale ne peuvent rester que des essences). C’est un modèle hérité de l’époque de l’impérialisme classique et de ses systèmes. » (p,432)

Edward W.Said croit alors pouvoir discerner une évolution du monde plus positive : « Peut-être pouvons-nous commencer à voir dans cette humeur oppositionnelle un peu insaisissable et dans ces stratégies naissantes une contre-articulation internationaliste. » (p,432)

L’auteur propose donc à l’intellectuel :

« La tâche de l’intellectuel qui réfléchit à la culture est donc de ne pas prendre pour naturelle la politique identitaire, mais de montrer comment toutes ces représentations sont construites, à quelles fins, par qui et à partir de quoi.

C’est loin d’être facile. » (p,435)

En route donc vers l’internationalisme, le multiculturalisme :

« Au lieu de l’analyse partielle qu’offrent les diverses écoles nationales ou les théories systématiques, j’ai proposé la logique en contrepoint d’une analyse planétaire, où l’on voit fonctionner ensemble les textes et les institutions mondiales, où Dickens et Thackeray, auteurs londoniens, sont lus aussi en écrivains dont l’expérience historique est nourrie par les entreprises coloniales en Inde et en Australie auxquelles ils étaient si attentifs, où la littérature d’une communauté politique entre en jeu dans la littérature des autres. Les entreprises séparatistes et indigénistes me paraissent clairement épuisées. «  (p,441)

« Il y a rarement eu dans l’histoire humaine transfert si massif de de forces et d’idées d’une culture à une autre qu’aujourd’hui de l’Amérique au reste du monde…. Mais il est vrai aussi que, globalement, nous avons rarement eu un sentiment aussi fragmenté, aussi réduit, aussi radicalement appauvri, de ce qu’est notre identité culturelle véritable (pas celle que nous proclamons). La fantastique explosion des savoirs spécialisés et séparatistes en est en partie responsable : l’afrocentrisme, l’eurocentrisme, l’occidentalisme, le féminisme, le marxisme, la déconstruction, etc.» (p,443)

III – Mouvements et migrations

Après avoir décortiqué les formes nouvelles de la domination, notamment celles incarnées par les Etats-Unis, l’auteur fait appel aux idées du sociologue Virilio pour proposer des alternatives :

 Il faut « désenfermer les gens » !

« Malgré sa force apparente, ce nouveau modèle global de domination, élaboré en une ère de sociétés de masse contrôlées d’en haut par une puissante centralisation culturelle et une complexe intégration économique, est instable. Comme l’a dit Paul Virilio, remarquable sociologue français, c’est un corps politique fondé sur la vitesse, la communication en temps réel, l’action à très longue distance, l’urgence permanente, l’insécurité crée l’aggravation des crises, dont certaines conduisent à la guerre. Dans un tel contexte, l’occupation rapide de l’espace réel et de l’espace public – la colonisation – devient la grande prérogative militaire de l’Etat moderne : les Etats Unis l’ont montré en envoyant une immense armée dans le Golfe et en dirigeant les médias pour qu’ils les aident à mener à bien cette opération. Virilio suggère, pour s’opposer à cette occupation, un moyen parallèle au projet moderniste de « libération de la parole » : la libération d’espaces critiques – hôpitaux, universités, théâtres, usines, églises, immeubles inoccupés. Dans les deux cas, l’acte de transgression fondamentale consiste à habiter ce qui en temps normal est inhabité. Virilio cite en exemple des populations dont le statut actuel résulte soit de la décolonisation (travailleurs immigrés, réfugiés, Gastarbeiter), soit de mutations démographiques et politiques majeures (autres migrants, Noirs, squatters des villes, étudiants, insurrections populaires, etc.) Ces forces constituent une alternative réelle à l’autorité de l’Etat. » (p,452)

« Avec l’épuisement virtuel des grands systèmes et théories totales (la guerre froide, l’entente de Bretton Woods, les économies collectivisées soviétique et chinoise, le nationalisme anti-impérialiste du tiers monde), nous entrons dans une nouvelle période d’immense incertitude. » (p,455)

Avec toutefois un accord général sur deux points :

« Il y a pratiquement partout accord général sur deux points : il faut sauvegarder les libertés individuelles, et l’environnement terrestre doit être protégé de toute nouvelle dégradation. » (p,456)

« Nous ne devons pas oublier la ferme critique du nationalisme qu’impliquent les diverses théories de la libération dont j’ai parlé : il ne faut surtout pas nous condamner nous-mêmes à répéter l’expérience impériale. » (p,458)

« Toutes ces contre-énergies hybrides, à l’œuvre en de nombreux terrains, individus et moments, instaurent une communauté ou une culture faite de nombreuses ébauches et pratiques anti-systémiques (et non de doctrines, ni de théories complètes) d’une vie sociale qui ne serait pas fondée sur la coercition et la domination. » (p,463)

Et pour ponctuer la finale :

« Nul aujourd’hui n’est seulement ceci ou cela, Indien, femme, musulman, américain, ces étiquettes ne sont que des points de départ. Accompagnons ne serait-ce qu’un instant la personne dans sa vie réelle et elles seront vite dépassées…

Mais cela implique de ne pas chercher à dominer, étiqueter, hiérarchiser ces autres, et surtout d’arrêter de répéter  que « notre » culture, « notre pays » sont (ou ne sont pas) les premiers. L’intellectuel a suffisamment de travail sérieux à faire pour oublier ça. » (p,464)

II – Questions

Nous sommes arrivés presqu’au terme de notre questionnement sur la thèse que défend Edward W.Said, quant au rôle éminent que la culture aurait eu en matière d’impérialisme.

 Le chapitre IV est celui qui a incontestablement le contenu le plus politique.

A la différence des chapitres précédents, il est beaucoup centré sur l’impérialisme américain, et sur la période moderne, mais il est possible de se poser la question suivante : prolongement des analyses précédentes ou analyse toute nouvelle dans son contenu ?

Prolongement sans doute, car l’impérialisme se caractérise d’abord par sa capacité à imposer sa loi à un autre pays, mais les Etats Unis soulèvent,  plus encore que dans le cas de la Grande Bretagne, la question de la relation qu’entretient la culture et l’impérialisme, une culture cause ou une culture effet ?

 Une culture américaine, et au-delà, mondiale comme sous-produit de l’impérialisme, c’est-à-dire de la puissance technologique, économique, et militaire, des Etats Unis ?

Une répétition donc de l’explosion technologique du XIXème siècle qui a été un des facteurs principaux, sinon le facteur principal des impérialismes anglais et français, mais avec une toute autre puissance de « frappe » ?

A lire son analyse, on retire en effet la conviction que la puissance technologique et économique explique mieux l’impérialisme que la culture proprement dite, d’un américan way of life qui a conquis la planète.

Les Etats Unis se sont érigés en peuple de Dieu, du bien contre la mal, mais le rôle capital qu’ils ont joué, grâce à leur puissance gigantesque, au cours des premières guerres mondiales et après la chute de l’Union Soviétique, l’ont placé sur ce piédestal, plus que leur culture anglo-saxonne.

Je me rallierais donc plus volontiers aux analyses pertinentes de l’historien Daniel R.Headricks dans son livre « The Tools of Empire » (1981), quant au rôle majeur qu’ont joué les technologies dans le développement de l’impérialisme anglais, quinine comprise.

Et tout autant en ce qui concerne le développement de l’impérialisme français : sans télégraphe, sans bateaux à vapeur, sans fusils à répétition, et sans quinine, l’empire français n’aurait pas existé !

L’historien Henri Brunschwig écrivait que sans télégraphe, il n’y aurait pas eu de conquête de l’Afrique noire.

Edward W.Said brosse donc une fresque qui se veut mondiale des situations impériales modernes et des tentatives qui tentent d’en briser l’étau, en connaissance de cause, et avec des outils tels que « la démystification de tous les construits culturels », ou « la vision très nette des mécanismes de réglementation et de contrainte par lesquels l’hégémonie culturelle se reproduit ».

Il propose de sortir de tous ces carcans en prônant un internationalisme volontaire, le cosmopolitisme,  mais sa vision risque d’être beaucoup trop idéaliste, le nouveau rêve rousseauiste du vingt et unième siècle, des habitants de la planète se moquant des frontières et des identités, alors qu’un minimum de règles conditionne la préservation ou la construction d’un bien commun, déjà bien difficile à réaliser au niveau « national ».

Le concept de bien commun qui constituait un des fondements de la doctrine civile de l’Eglise catholique, apostolique, et romaine, constitue encore un bon garde-fou dans beaucoup de pays.

Je serais tenté de dire qu’il est d’autant plus facile d’applaudir à la thèse généreuse d’Edward W.Said qu’elle a peu de chances de se réaliser, un rêve donc, une utopie, sauf à provoquer dans l’état actuel du monde les anarchies les  plus folles.

« Culture et impérialisme »

d’Edward W. Said

ou

« Comment peut-on être un impérialiste ? »

Le questionnement de l’œuvre d’Edward W.Said : essai de synthèse

            Parmi les multiples questions que pose la lecture d’un livre aussi riche en analyses, en réflexions, et en perspectives ouvertes, il nous faut à présent faire le tri de celles qui nous paraissent les plus importantes, sinon capitales.

Rappelons que la thèse centrale de l’auteur consiste à dire que dans les cas examinés et, au cours de la longue période visée, allant du XIX° au XX° siècle, du tout début du XIX° siècle à la guerre du Golfe,  en Grande Bretagne, en France, et aux Etats Unis,  la culture et l’impérialisme, entretenaient des liens on ne peut plus étroits, confinant à une fusion, un concept que l’auteur dénomme la « Pensée unique »

Et ce concept est intitulé « structure d’attitudes et de références », « d’affinités » qui nourrit et habite l’impérialisme, une sorte de nouveau maître de cet univers.

Le propos est ambitieux, même si l’auteur a pris soin de préciser que :

« Nous n’en sommes, sur le plan théorique, qu’à tenter d’inventorier l’interpellation de la culture par l’empire – sans dépasser jusqu’ici, le rudimentaire. » (p,110)

Une démonstration ? Une histoire des idées ou une histoire des faits ?

Première fragilité, une absence d’évaluation des phénomènes décrits, donc une absence de représentativité de cette théorie.

L’auteur a incontestablement une connaissance très approfondie de beaucoup d’œuvres qui ont fait l’objet sans doute la délectation du professeur de littérature comparée qu’il était, notamment dans les lettres anglo-saxonnes, dans les lettres françaises, et dans les lettres des périphéries impériales, ces dernières beaucoup plus récentes en dates.

Mais une première question surgit, celle de l’évaluation des supports de culture choisis, quant au chiffre de leur diffusion, à leur lectorat, et donc à leurs effets mesurés sur l’opinion publique.

En évoquant « Au cœur des ténèbres », l’auteur s’interroge sur son lectorat plutôt faible, et lorsqu’il évoque les quatre textes majeurs qu’il cite à l’appui de sa thèse dans le chapitre 3 « Résistance et opposition », il remarque :

« La question du milieu représenté soulève celle, plus générale, du lectorat. En regard du nombre de lecteurs non spécialistes qu’ont eu les Jacobins et The Arab Awakening, le public est bien moindre pour les deux livres récents, plus universitaires et complexes » (p,359).

Même type d’observation, en ce qui concerne les travaux de  Manuela Semidei sur les livres scolaires, avec les réserves méthodologiques qu’elle indique, et à nouveau, en ce qui concerne l’audience de plusieurs des auteurs, dans une période plus récente, et réputés pour leur opposition à la politique officielle américaine, alors que beaucoup de moyens d’évaluation étaient d’ores et déjà disponibles, Edward W. Said écrit :

« Quelle est l’importance du soutien populaire à ces idées défendues par l’opposition ? C’est très difficile à dire. » (p,401)

Comme je l’ai indiqué, l’auteur a accordé une grande place à Jane Austen et à son œuvre, sans donner aucune mesure de ses tirages d’édition, alors qu’au cours de la même période, on sait que la Case de l’Oncle Tom, qui n’était pas véritablement une œuvre impérialiste, connaissait un immense succès populaire, le livre le plus vendu au XIX° siècle. En 1852, et sauf erreur, première année de son édition, 300 000 exemplaires ont été vendus.

Et d’après certaines sources, les livres de Jane Austen, que l’auteur propose comme argument important de sa démonstration, avaient un tirage de quelques milliers d’exemplaires.

Ce livre souffre donc d’une première critique importante, celle de l’absence d’évaluation des vecteurs de culture choisis et de leurs effets possibles sur l’opinion publique, et donc d’une représentativité seulement supposée.

Alors des idées sûrement, mais en face de quels faits mesurables ?

J’ai fait le même type de critique, fondamentale à mes yeux, aux livres qu’une équipe de chercheurs  a commis sur le thème de la culture coloniale ou impériale en France.

L’histoire coloniale française souffre encore, de la part de beaucoup de chercheurs, d’une carence incontestable dans l’analyse quantitative des hypothèses de travail, en chiffres, en flux, en grandeurs, proportionnelles ou non, en relations quantitatives,… en un mot, d’une carence de la statistique.

Deuxième fragilité,  une articulation historique et géographique défaillante, pour ne pas dire un livre « anhistorique ».

Une fragilité d’autant plus paradoxale et surprenante, que dans un livre postérieur, en date, « Humanisme et démocratie », une sorte de testament, Edward W. Said avait démontré tout l’intérêt des disciplines linguistiques en raison notamment de la rigueur de pensée historique qu’elles imposaient.

            Il n’hésitait pas à relier toute sa réflexion à l’historicisme, et notamment, à l’œuvre de Vico.

Alors qu’ici, l’auteur n’hésite pas à faire de fréquents rapprochements d’œuvres qui n’ont été publiées, ni dans la même chronologie, ni dans la même situation historique.

L’exercice intellectuel devient sans doute plus alerte, mais il compromet la cohérence des analyses : ce défaut procède sans doute d’une trop grande ambition de l’auteur, à vouloir chevaucher allégrement siècles et continents, pour mieux suivre son fil conducteur.

A titre d’exemple, une confrontation entre Jane Austen et Franz Fanon peut surprendre, tellement sont différentes les situations historiques, les époques et les lieux.

Est-il possible de lire l’ouvrage comme représentation fidèle du passé ?

Troisième fragilité, à la fois la relativité des concepts d’analyse proposés et leur degré d’indétermination

Le concept de « structure d’attitudes et de références », est incontestablement séduisant, attractif, mais l’auteur se contente de proposer une multitude de cas de figure qui tendent à illustrer sa thèse, sans aller jusqu’à la définition du concept lui-même de structure, mais reconnaissons que l’exercice est difficile. Ne s’agit-il pas, dans le cas d’espèce, des difficultés que rencontrent les disciplines littéraires pour faire entrer leurs analyses dans des concepts de type arithmétique ou géométrique ?

Le concept de « résistance » n’est pas obligatoirement approprié aux nombreux cas de figure impériaux, aux différentes situations impériales connues, et quelles que fussent leur époque et le continent où les faits ont pu être enregistrés.

Quoi de commun entre la résistance d’un Samory, dans le bassin du Niger, à la fin du XIX° siècle, et celle du Dé-Tham au Tonkin ?

Entre les résistances anciennes et les modernes, attisées par les nouveaux impérialismes que furent ceux des Etats-Unis et de l’URSS ?

Les chercheurs modernes des anciennes périphéries impériales ont naturellement tendance à embellir leur passé, comme l’ont d’ailleurs toujours fait la plupart des historiens « impérialistes », mais je serais tenté de dire, en ce qui concerne les anciennes colonies françaises, que ce nouveau type de propagande est beaucoup plus efficace, dans leur périphérie et en France, que celle qui fut qualifiée de propagande coloniale :  il joue en effet, et en permanence, à la fois sur l’ignorance de notre passé colonial et sur l’état incommensurable de mauvaise conscience qu’éprouvent, de façon sans doute masochiste, certains milieux intellectuels que la défaite du marxisme a fait basculer dans un nouveau combat, celui de l’ « humanitarisme ».

Par ailleurs, et autres concepts, le recours que fait l’auteur à certains mots, tels que « nations captives », « peuples », ou « citoyens », ne s’inscrivait pas dans le cours historique de beaucoup de ces pays.

Même en 1950, le concept de « citoyen » ou de « peuple »  n’avait pas beaucoup de réalité dans le territoire sous mandat de l’ONU, qu’était le Togo, pas plus d’ailleurs que celui d’opinion publique.

Quatrième fragilité, l’impérialisme concret ne fonctionnait pas comme il est décrit abstraitement, ni en France, ni dans les colonies.

Pour n’évoquer en effet que les anciennes colonies françaises, culture et impérialisme ne rentraient pas dans les grilles d’analyse de l’auteur, même pas à l’époque  de son déclin.

La culture française ne s’est jamais précipitée sur l’impérialisme, et sans doute faudra-t-il attendre encore longtemps, pour que des chercheurs aient le courage de tenter d’évaluer si la France, a été un des paradigmes de la thèse Said.

La France n’a été dans les colonies qu’à reculons, et au cours de la fameuse période de la « course au clocher », le pays était beaucoup plus préoccupé par la ligne bleue des Vosges, et par l’Allemagne, que par les mirages d’un nouvel empire.

Après la Grande Guerre, le pays n’a fait qu’enterrer ses millions de morts, et la deuxième guerre est intervenue, alors que le pays sortait d’une très longue convalescence. Mais il est vrai qu’à certains moments de leur histoire, les Français ont vu dans l’empire un recours possible en face de l’Allemagne, mais le Français n’a jamais eu la fibre impériale.

Curiosités  exotiques des Français ? Certainement ! Mais un grand doute en ce qui concerne un empire français qui aurait été fondé sur une culture impériale, et donc  trouvé sa colonne vertébrale dans une supposée « structure d’attitudes et de références », « d’affinités ».

Et pour conclure :

Structure ou disposition ?

Au-delà de ces quatre critiques, n’y-t-il pas lieu de faire appel à d’autres concepts, familiers en stratégie occidentale et asiatique, ceux de position, de disposition ou de propension ? Aussi bien position et disposition de Clausewitz que de Sun Tzu !

Une disposition à l’impérialisme plus qu’une « structure d’attitudes et de références », avec l’entrée en scène d’autres facteurs que la culture ?

Est-ce que dans le cas de la Grande Bretagne le concept de disposition ne serait pas mieux adapté à expliquer l’impérialisme anglais, sur toutes les mers avec une marine et des lignes de commerce contrôlées à l’échelle mondiale, et avec au cœur, l’empire des Indes ?

Dans le cas Français, cette explication a peu de valeur, tant le pays a été long à se tourner vers le large, et souvent avec des initiatives inopinées de groupes de pression politiques ou économiques, et sous le regard indifférent de l’opinion publique.

A un moment donné de son histoire, un pays est dans une situation relative de puissance, une disposition, telle qu’il peut envahir un autre pays ou être envahi, en fonction de toutes sortes d’enjeux religieux, militaires, économiques, ou démographiques.

Au XIX° siècle, l’impérialisme occidental, tel que décrit par Edward W. Said, a bénéficié d’une supériorité technique telle que, sur les rives de toutes les mers du globe, rien ne pouvait contrarier son expansion, et ma préférence dans la recherche des explications causales va donc nettement en faveur des fameuses technologies qui ont changé le monde de ce siècle.

Ces technologies ont créé une disposition stratégique favorable à l’Occident, et la montée en puissance postérieure des Etats Unis a prolongé cette disposition stratégique favorable.

Dans le cadre d’une telle disposition, exceptionnellement favorable au peuple marin et marchand que fut alors l’Angleterre, il est très possible que la culture ait été un facteur d’exaltation de l’impérialisme britannique, mais la source elle-même de cet impérialisme, rien ne le prouve vraiment.

En ce qui concerne la France, il est difficile d’admettre qu’elle ait bénéficié d’une disposition stratégique aussi favorable à l’impérialisme que l’Angleterre, et rien ne prouve que la culture et l’impérialisme aient fait un aussi bon ménage que le laisse entendre l’auteur.

Ma thèse personnelle est que la France n’a jamais été une nation coloniale, mais que son peuple a laissé le plus souvent ses gouvernements faire ce qui leur semblait bon de faire outre- mer, sauf quand il y eut un grave conflit, du type Indochine ou Algérie.

En résumé donc, en Grande Bretagne, culture et impérialisme en chœur, mais avec la question œuf ou poule ? Alors qu’aux Etats Unis, il semble bien que la culture émane le plus souvent de son impérialisme, une culture impérialiste de sous-produit.

En ce qui concerne la France, grande suspicion quant à la validité de la thèse Said.

Ceci dit et pour reprendre un des thèmes d’une pièce de Shakespeare, « La tempête », adaptée ensuite par Césaire, que cite d’ailleurs Edward W. Said, et à lire son livre, il m’est arrivé souvent, au cours de la lecture, d’avoir l’impression d’incarner le personnage de Caliban, l’esclave,  au service d’un nouveau Prospero, le magicien, c’est-à-dire le professeur de littérature comparée..

Les caractères gras sont de ma responsabilité

Jean Pierre Renaud  – Paris, le 1er décembre 2011

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