Comme beaucoup d’autres l’ont fait avant moi, on peut s’interroger sur la qualité du véritable auteur du discours de Dakar, car ce texte manifeste une grande méconnaissance de l’histoire, de la culture, et de la sensibilité africaines.
Est-ce le signe, aujourd’hui, du manque de culture générale d’une partie de l’élite politique ? C’est en tout cas ma conviction.
Ce livre est incontestablement intéressant pour un lecteur averti, mais utile aussi pour un lecteur néophyte curieux de connaître un peu mieux le passé de l’Afrique. Nous verrons toutefois que certaines des analyses ou affirmations des différentes contributions, il y en a vingt et une au total, soulèvent quelques questions, réserves, ou même objections.
J’examinerai, dans l’ordre, les quatre parties de ce livre, en indiquant que mes remarques porteront bien sûr sur les quelques pans de cette histoire que je connais et notamment, sur quelques points historiques sensibles, analysés dans quelques unes des contributions :
Qui a dit que l’Afrique n’avait pas d’histoire ? (Partie 1)
La contribution (p. 71) sur l’universalité des « valeurs sous-tendues par l’idéal d’humanité » en Afrique, constatée par des témoignages des quelques explorateurs cités, est éclairante, et mes lectures nombreuses de ces récits, (Mage, Gallieni, Vallière, Péroz, Binger, Toutée, Monteil…), en apportent une ample confirmation dans l’Afrique occidentale, mais elle fait, curieusement, l’impasse pudique sur certains aspects négatifs des sociétés qu’ils découvraient, fréquentaient, et racontaient, tel l’esclavage.
Ce thème est visité par plusieurs des contributions de la deuxième partie en réponse à la question : « Qui est responsable des « difficultés actuelles » de l’Afrique ?
Ces analyses proposent une vue kaléidoscopique de l’esclavage, allant de la « traite négrière atlantique » (p.189)), à « L’esclavage et les traites en Afrique occidentale : entre mémoire et histoire. » ( p.201)
A la lecture de ces analyses, on voit bien que le sujet embarrasse certains historiens, quelquefois tentés de renvoyer toute la responsabilité de la traite sur les blancs, alors que d’autres reconnaissent bien la réalité de l’esclavage intérieur, de ce que l’un d’entre eux appelle « l’esclavage domestique ».
Le premier auteur fait état de résistances africaines à la traite et note : « Toutefois ces résistances montrent que la TN n’était pas le prolongement du système d’esclavage interne à la société africaine dont elle a en revanche décuplé l’ampleur. » (p.197)
La conclusion de l’auteur, citée ci-dessous, peut, au minimum, prêter à discussion, et assurément à contestation, tant le rapprochement historique est hardi, pour ne pas dire plus:
« La question de la responsabilité africaine dans la TN est en conséquence posée : peut-on affirmer que la France est responsable du nazisme qui s’était imposé au pays dans les années 1940 et auquel des collaborateurs français ont pris part, malgré les vives résistances au système ? » (p.199)
Le roi Béhanzin est cité comme résistant : on peut s’interroger à son sujet, compte tenu de ses pratiques sacrificielles et esclavagistes connues, et alors que ses rois voisins se félicitèrent de sa disparition.
L’autre contribution relève précisément la quasi-absence d’études sur l’esclavage domestique et les traites dans l’historiographie africaine : 6 références seulement de travaux universitaires sur 884 portent sur l’esclavage domestique. (p.207)
Le même auteur propose toutefois une citation de M.Bazémo, qui peut susciter beaucoup de questions sur l’analyse et l’interprétation du phénomène :
« Au-delà de la documentation, c’est l’historicité même de l’objet qui est : « Dans son essence, l’organisation de la famille africaine exclut l’isolement et l’individualisme… Dans ces conditions un homme isolé n’avait aucune chance de survie. L’esclavage des populations dispersées à la suite de calamités accidentelles ou naturelles constituait un moyen à la fois commode et humain de leur donner un nouveau cadre de vie accordé à leurs espérances temporelles. » (Séminaire du Burkina Fasso-1999). (p.208)
Le lecteur aura noté l’expression « espérances temporelles ».
Ces analyses montrent bien la complexité du concept et du fait « esclavage », mais je serais tenté d’inviter, si besoin était, les historiens africains à relever le défi intellectuel de son histoire, car, comme ces contributions le montrent, l’historiographie actuelle est insuffisante, et cette carence ne permet pas de se faire une opinion fondée, en ce qui concerne une responsabilité partagée ou non, de l’Afrique, dans une chronologie prolongée, une fois que la traite atlantique a été supprimée au dix neuvième siècle.
En ce qui concerne la contribution sur les sociétés précoloniales du Sahel (p.83), n’est-il pas difficile de traiter ce sujet, sans évoquer les incursions fréquentes des Maures au-delà du fleuve Sénégal, et des tribus Touaregs au nord du Soudan ? Ces interventions prédatrices sur les villages africains ont sans doute beaucoup compté dans la problématique de la gestion des crises de subsistance. Ceci dit, une analyse intéressante.
La contribution intitulée « Le paradigme de l’opposition tradition / modernité comme modèle d’analyse des réalités africaines » (p.95) ouvre un vrai débat sur les causalités de la situation moderne de l’Afrique, vaste chantier de recherche, d’une recherche d’autant plus difficile que le concept de modernité a inévitablement, en histoire, des contenus à la fois divers et chronologiquement relatifs, et qu’aujourd’hui aussi, il serait possible de disserter à loisir sur le contenu du concept.
La contribution relative au « Rôle de la colonisation dans l’immobilisme des sociétés africaines » (p.215) ouvre un certain nombre de pistes fructueuses à ce sujet.
D’après l’auteur, la colonisation aurait désorganisé les sociétés africaines, créé des ruptures qui seraient donc « les causes profondes de ce que l’on présente comme l’ « immobilisme » africain » (p.225)
En ce qui concerne le bouleversement des organisations politiques de l’hinterland, notamment celles du bassin du Niger, n’était-il pas inévitable, compte tenu du choc de la modernité portée par les technologies nouvelles, véritables technologies de rupture, et d’une façon générale, du « choc de civilisation » qu’a été l’irruption de la colonisation occidentale ?
Enfin, est-il possible de démontrer que la colonisation a plus désorganisé les sociétés traditionnelles que « l’état de guerre endémique », antérieur, qu’évoque la contribution de Mme Ba Konaré (p.313)?
Le concept de « modernité » ouvre de vastes horizons d’analyse et de discussion. Et pour faire une comparaison, d’un autre temps, et à une autre échelle, la France a toujours éprouvé une certaine difficulté à s’accommoder d’une modernité venue bien souvent du monde anglo-saxon ? Avec une réussite mitigée, et avec des jugements souvent opposés sur les résultats. Et encore plus le monde rural immobile de nos villages avec l’irruption des révolutions politiques et industrielles successives des dix neuvième et vingtième siècles.
Un discours d’un autre âge (Partie 2-p.113)
Sur l’ensemble des cinq contributions, la dernière sur le « retour du catéchisme impérial » m’a un peu étonné, même en tenant compte de sa signature politologique, et la première suscite des réserves de ma part.
L’auteur observe tout d’abord : « Le discours de Dakar n’est-il pas tout bonnement inscrit dans une vision française de l’Afrique largement partagée par nos concitoyens ? « (p.113)
Et d’ajouter « cette vision d’un continent peuplé d’une humanité infériorisée » (p.115), « Cette façon de voir les Africains est bien présente dans la mentalité française » (p.116), « une collection de stéréotypes » (p.117), « combien le discours de Dakar « colle » à une opinion majoritaire en France » (p.122).
Et l’auteur de proposer une mission tout à fait honorable à l’histoire, la mettre « au service de l’anéantissement de ces clichés et stéréotypes si profondément ancrés dans une certaine vision de l’Afrique. » (p.123)
Le problème est qu’en dépit de ma curiosité naturelle et de toutes mes recherches actuelles, sans doute imparfaites, je n’ai pas encore mis la main sur une enquête d’opinion et de mémoire collective sérieuse sur le sujet. Il serait peut être temps pour la puissance publique et pour les historiens de procéder à la vérification scientifique, statistique, et publique, de ce type d’assertion.
Le retour à la source de la définition de la mémoire collective, c’est-à-dire Halbwachs, et aux travaux des sociologues qui ont permis de définir des outils de mesure, lèverait, j’en suis sûr, la plupart de ces ambiguïtés.
Qui est responsable des « difficultés actuelles » de l’Afrique ? (Partie 3-p.177)
Nous avons déjà proposé un certain nombre de réflexions sur certaines des contributions de cette partie, en tant que leur contenu pouvait se rattacher à celles de la première partie. Ont déjà été évoquées les analyses relatives aux traites négrières et à la colonisation, en tant que responsables de l’immobilisme supposé de l’Afrique
Il convient de remarquer que le terme de responsabilité, renvoie plus à une notion de procès que de détermination d’un processus historique conduisant à tel ou tel résultat.
Indiquons enfin qu’une des causes de l’ « immobilisme » supposé de l’Afrique est sans doute à rechercher dans la désagrégation qu’a causée la colonisation dans des sociétés de culture collective, légitimement réticents, et donc inaptes à passer du collectif à l’individuel des occidentaux.
Qui a parlé de Renaissance africaine ? (Partie 4-p.255)
Sont intéressantes les contributions sur la « philosophie négro-africaine » (p.255)), sur « la Renaissance africaine : un défi à relever » (p.293)), mais c’est surtout celle intitulée « Gouvernance et expérience démocratique en Afrique : l’éclairage de la culture et de l’histoire » (p.305) qui me parait ouvrir les voies de recherche les plus fécondes, inscrites effectivement dans l’histoire précoloniale, coloniale, et post coloniale, qu’elle rappelle.
Rappel d’un grand passé des royaumes du bassin du Niger, mais aussi de leurs caractéristiques guerrières et esclavagistes, de leur profonde insertion dans la culture populaire d’hier et d’aujourd’hui.
L’auteur écrit :
« Il est symptomatique que les héros de référence d’aujourd’hui restent encore ceux d’hier et d’avant-hier, ces seigneurs de la guerre qui ont dompté leurs ennemis et courbé le Mali pour le redresser ensuite. » (p.310)
Ajouterais-je qu’il serait possible de substituer à l’adjectif « dompté », l’adjectif « tué », et même « exterminé » ! Et que contrairement à ce que certains chercheurs tentent de nous faire croire, avant que la France, et d’autres pays, ne conquièrent l’Afrique occidentale, la paix civile n’y régnait ni toujours, ni partout. Beaucoup de ses royaumes ne se prélassaient pas dans le climat idyllique de Paul et Virginie.
Citons un exemple tiré du témoignage de Mage qui assista à une des batailles entre Talibés d’Ahmadou et Bambaras de Sansanding, celle de Toghou, le 28 janvier 1865 : Ahmadou, vainqueur, fit exécuter les chefs et les combattants prisonniers vaincus (p,97,Tour du Monde)). Mage chiffrait le total des morts à 2 500, et le nombre de captifs, femmes et enfants à 3 500.
Car, comme l’indique aussi l’auteur, la guerre était « une guerre prédatrice » (p.313).
Pourquoi ne pas citer également le témoignage d’un grand savant africain, Hampaté Bâ, qui dans son livre « Amkoullel, l’enfant Peul » évoque aux pages 36,45,49, les exécutions massives de la période Tidjani ?
L’analyse consacrée à la corruption m’a particulièrement intéressé, relative au rôle de la famille, des proches, mais aussi, et au fur et à mesure, de celle de la colonisation.
Les récits des premiers blancs sur leurs premiers contacts avec chefs de village, rois, ou almamys, font tous état de l’importance de l’échange des cadeaux entre blancs et noirs, et entre noirs eux-mêmes. En 1864, Mage emporte des cadeaux pour El Hadj Omar ; en 1880, Gallieni emporte également des cadeaux pour son fils Ahmadou. Comment fallait-il interpréter ces cadeaux, alors que leurs hôtes leur faisaient également des cadeaux, lait, viande, ou mil ?
Il est possible que le développement des structures intermédiaires, notamment des interprètes et des gardes de cercles, véritables truchements entre blancs qui parlaient rarement la langue du pays, et qui n’en connaissaient pas bien les mœurs, et noirs, ait fourni l’occasion d’une nouvelle corruption.
Le grand historien Henri Brunschwig en a fait également une analyse dans son livre « Noirs et Blancs dans l’Afrique noire française », ceux qu’il appelle les « nègres blancs », les mêmes qu’Hampâté Bâ dénomme les « blancs noirs ».
Un vrai sujet de recherches : le fonctionnement historique du truchement, de l’interface entre deux mondes, deux cultures, avec une incompréhension fréquente entre leurs codes culturels et sociaux respectifs.
Le livre « Oui, mon commandant », nous propose un certain nombre d’exemples de corruption, mettant en cause aussi bien des commandants que des interprètes, et le magnifique roman « L’étrange destin de Wangrin » n’est-il pas à ranger au nombre des pièces à conviction ?
Il conviendrait donc d’aller dans les archives de ces personnels intermédiaires qui jouèrent un rôle essentiel dans la colonisation française, entre 1890 et 1920, « le commandant passe, l’interprète reste », afin de pouvoir mesurer l’étendue de ce type de corruption. De toutes les façons, et presque inévitablement, la position de l’interprète ne pouvait être qu’ambiguë.
Ceci dit, l’auteur rappelle que dans la culture politique du Mali, le rôle des mansas était capital, compte tenu de leur pouvoir sacré et héréditaire, et que la Charte dite du Mandé contenait toutes les valeurs civiques traditionnelles de ses communautés.
En résumé, beaucoup de ces contributions éclairent le passé et le présent de l’Afrique, nous invitent à sortir, si besoin était de notre ethnocentrisme, et ouvrent des voies intéressantes pour faire encore avancer la connaissance du passé de l’Afrique, en oubliant jamais qu’il s’agit d’un vaste continent, et que la prudence la plus grande doit être observée, quand il s’agit de généraliser une situation historique.
En évoquant la France, de quelle France parlons-nous, et en évoquant l’Afrique, de quelle Afrique parlons-nous ?
Jean Pierre Renaud le 15 décembre 2009